Aide à la décision : fragmentation ou dissolution de l’arbitraire ?
p. 29-43
Texte intégral
Une analyse originale de l’informatisation du droit.
1Nos propos constituent plus des éléments de réflexion qu’une thèse éprouvée. Leur élaboration prend naissance dans l’association originale de compétences personnelles en matière informatique (utilisateur, enseignant, chercheur) et d’une réflexion collective et interdisciplinaire sur le droit, l’aide à la décision et l’arbitraire (travail d’un groupe d’initiative EPICURE)1.
Rapprochement Informatique / Droit
2On souhaite échapper aux difficultés inévitables que suggère le paradoxe suivant.
3Si le débat utilise une analyse d’expériences ponctuelles et diverses, qui s’effectue même souvent à l’aide de critères non juridiques, on débouche sur une discussion technique mais qui n’a pas des caractéristiques expérimentales.
4Si on risque une réflexion générale dans un domaine qui manque de définitions précises et où des conflits de transfert de pouvoir peuvent brouiller l’objectivité de l’analyse, il est difficile de doser les rapports des éléments des couples (Réalité / Projet) (Utopie / Angoisse) (Risques intrinsèques / Détournement des résultats). Ils sont cependant au centre de toute réflexion un peu plus philosophique sur les rapports de l’informatique et du droit.
5C’est un ajustement du sujet par élimination et précision qui permet d’éviter ces problèmes.
6Considérons le concept de décision comme recherche d’information, détermination de critères et application de leur méthode d’utilisation. Il est le pivot entre le concept d’aide lié à l’informatique et celui d’arbitraire lié au droit.
7Par sa définition, l’aide à la décision élimine l’informatique de gestion dans le sens des tâches d’intendance et précise le point de vue à partir duquel on considère l’activité juridique sans la restreindre. On considère donc toujours les domaines du législatif, du judiciaire et de l’administratif.
8Les précisions préliminaires concerneront aussi le concept d’informatisation dont nous donnerons une définition restrictive : la même chose, plus vite, plus tôt. On évite ainsi certains aspects dogmatiques ou polémiques.
9La présentation de la technique informatique peut conduire elle aussi à des difficultés. Soit elle est une discussion de spécialiste, on devient restreint, partisan et la suivre requiert des compétences. Soit elle est une présentation pédagogique et les risques de la longueur et de la vulgarisation apparaissent.
10Pour simplifier cette présentation on considérera que l’exécution d’une tâche par une machine nécessite sa programmation, activité fondamentale de l’informatique, quelles que soient les techniques utilisées et les surenchères de vocabulaire associées.
Programmer et Arbitraire
11La question fondamentale qui est posée pour effectuer le rapprochement est la suivante : En quoi les mécanismes de base qui fondent l’activité de programmation peuvent-ils limiter ou augmenter l’arbitraire ? Quels éléments apportent une réduction et sur quelle part d’arbitraire ? Quels éléments apportent un développement et sur quelle part d’arbitraire ? Ceci va nécessiter deux étapes, qui seront l’objet des prochains paragraphes, premièrement : préciser la notion d’arbitraire, deuxièmement : expliciter l’activité de programmation.
La nécessité de définir l’arbitraire
12Tentons de répondre à la question : qu’est-ce que l’arbitraire ? Il est préférable de débarrasser le terme de ses connotations affectives. Une première définition pourrait être : l’arbitraire c’est la violation de la loi. Cette définition a l’avantage d’une apparente objectivité, elle est confortable. Mais c’est une définition a posteriori, en effet il s’agit du même mécanisme que celui qui consiste à assimiler le processus de conviction et l’exposé logique des justifications. La violation de la loi ne peut être reconnue qu’après application de la formule suivante :
13sentiment d’arbitraire + pouvoir (savoir, relations, moyens) = = = = > infirmation de la décision, avec pour motif : arbitrage illégal.
14On préférera considérer que l’arbitraire est une variété d’arbitrage imparfaitement ou insuffisamment motivé.
15Dans un deuxième temps on est conduit à la distinction de différents types d’arbitraire.
16Première catégorie : L’arbitraire comme pouvoir humain consenti, rejeté ou souhaité. Jugé négativement il est synonyme d’abus de pouvoir. Jugé positivement, pour sa sensibilité, c’est la décision côte coeur.
17Deuxième catégorie : L’arbitraire comme distance entre l’élaboration de la décision humaine et l’élaboration de la décision avec l’aide d’une machine. Jugé négativement c’est la systématisation. Jugé positivement c’est l’objectivation. Par définition cette catégorie d’arbitraire nous place au coeur de l’activité de programmation.
Les invariants de l’activité de programmation
18Nous allons tenter de répondre ici à la question ambitieuse : qu’est-ce que programmer ? Il s’agit de rechercher les fondements de l’outil et d’analyser les mécanismes de base pour dégager les contraintes, limites et présupposés dans un cadre général et actuel.
19Pour cela nous allons développer les affirmations suivantes qui forment notre réponse.
20D’abord que fait-on ? Quelles sont les primitives de l’action ?
21Programmer c’est coder
22Programmer c’est modulariser
23Programmer c’est hiérarchiser
24Ensuite comment le fait-on ? quel est le déroulement de l’action ?
25Programmer c’est réduire la programmation
26Programmer c’est expliciter l’implicite
27Programmer c’est comprendre et agir
Le codage
28C’est l’opération qui peut se définir comme l’établissement d’une correspondance biunivoque entre une collection d’objets et une partie des mots formés avec un alphabet. Pour être efficace le décodage se doit d’être unique et instantané. Il suffit de deux états pour tout représenter.
29La distance est importante entre une convention de représentation abstraite pour scientifiques, c’est l’identificateur pour simplifier et calculer, et l’utilisation des signifiants associée à une structure complexe pour introduire une description syntaxique du sens. C’est le réseau sémantique pour représenter et raisonner
30Entre les deux, figure la copie du terme en lieu et place d’un identificateur codé.
31Le codage vu comme un iceberg aide à comprendre intuitivement son importance.
32Il permet la réduction d’une partie de réalité à des descriptions syntaxiques.
33Quand la partie immergée grossit pour mieux nous copier, on assiste à la naissance d’une véritable architecture de la complexité.
34Expliciter le sens c’est introduire une représentation non interprétable qui réduit l’interprétation. Ainsi la sophistication des modélisations informatiques est la constante introduction d’éléments de représentation supplémentaires.
35Quand le codage se fait beau pour émerger, ce que l’on nomme souvent à tort : dialoguer en langage naturel, c’est pour dialoguer dans un langage qui nous est plus naturel.
36C’est non-coder pour stocker et interpréter. Mais non-coder n’est-il pas tromper ? On va utiliser la logique des prédicats pour formaliser un cas d’école très révélateur.
37"pierre aime tous ceux qui aiment le vin" formalisation aime (X, vin) = > aime (pierre, X)
38"marie aime le vin"
39formalisation aime (marie, vin)
40déduction en Modus Ponens aime (pierre, marie)
41soit "pierre aime marie"
42"quelqu’un qui aime quelque chose
43et qui est un voleur le vole"
44formalisation aime (X, Y) et voleur (X) = > vole (X, Y)
45"pierre est un voleur"
46formalisation voleur (pierre)
47déduction en Modus Ponens vole (pierre, marie)
48soit "pierre vole marie"
49Premier niveau de danger : aimer quelqu’un et préférer quelque chose ont reçu le même codage, d’où la déduction intempestive.
50Second niveau, beaucoup plus sournois : l’interprétation du résultat du raisonnement artificiel semblera naturel à toute personne ayant un peu de bons sens "pierre vole marie puisqu’il lui prend son vin”. Voilà comment une erreur de programmation peut apparaître comme un semblant d’intelligence...
51Ces propos conduisent à quelques constatations sur les rapports du codage et de l’arbitraire.
52Le codage nécessite un domaine cerné avec un vocabulaire minimal et strictement défini, donc le codage fige. Or la définition en droit est un processus sans fin. Quel statut peut-on espérer pour la définition par casuistique jurisprudentielle ? Elle sera pourtant inévitable.
53Et si l’on prend le contre-pied de cette critique, il faut remarquer que, ne pas figer c’est obliger l’utilisateur a une suite de micro-interprétations ou de micro-qualifications.
54Vont naître pour la création de standard, coincés entre faits et droit, des abstractions et des catégorisations sans qualification juridique.
La modularité
55Programmer c’est découper, et pas seulement les programmes. Quelle que soit l’approche de programmation il s’agit d’isoler des objets et/ou leurs interactions. C’est un choix nécessaire d’invariants garant d’une certaine stabilité. Mais qu’ont-ils de naturel ou d’universel ?
56On peut résumer la modularité dans chacun des cas.
57Programmation impérative : c’est la détermination d’objets et d’une suite d’actions sur les objets.
58Programmation fonctionnelle : c’est un résultat obtenu par composition d’applications agissant sur des objets.
59Programmation orientée-objet : c’est la consécration de la recherche des invariants structurés, par la création de prototypes.
60Programmation logique : c’est la description des objets et des relations entre les objets.
61De cet aspect de la programmation ressort l’influence de la modularité sur l’arbitraire. C’est l’instabilité sémantique qui rend la norme vivante et adaptable. Comment concilier cet aspect avec une recherche de stabilité structurale dans la syntaxe qui tente sa description ? Soit on a recours à une découpe systématique, ce qui limite les objets et les scenarii, quelle évolution reste alors possible ? Soit on crée de nouveaux objets et de nouveaux scenarii, mais quel est leur statut juridique ?
La hiérarchie
62Les arbres sont utilisés en programmation pour décrire et pour agir. On peut citer :
la modularité à différents niveaux de complexité
les structures de données arborescentes et la technique d’exploration
le mécanisme d’héritage de propriétés
les arbres de décision
les objets composés
le mécanisme de démonstration
la simulation du raisonnement (moteur de système expert)
63Un autre aspect est l’architecture en couches, grand principe de génie logiciel et qui aboutit à un véritable escamotage de la complexité.
64Le principe est de faire abstraction, à un niveau donné de décomposition d’une application, des tâches qui sont requises ou à produire aux autres niveaux.
65Les rapports de la hiérarchisation et de l’arbitraire peuvent être perçus en reprenant des arguments de toujours. L’arbre fige, n’a-t-on pas opposé sur cet argument les bases de données et les répertoires ? La programmation logique est opposé aux arbres de décision, néanmoins le backtracking est une technique séquentielle essai/erreur qui utilise les arbres. Et le raisonnement logico-déductif qu’il simule ne peut modéliser à lui seul le processus de décision en droit.
66Plus nouveau serait la comparaison de l’escamotage de la complexité (par les couches de programmation) et le raisonnement en profondeur (permis par les couches normatives).
67Dans le premier cas le "dessus assume le dessous", le plus compliqué conditionne le plus simple, dans le second, le plus simple contrôle le plus compliqué, "le dessous assume le dessus".
La réduction de la programmation
68Considérons le schéma suivant de décomposition de l’activité de programmation :
1 | PROGRAMMER |
2 | REPRESENTATION + CALCUL |
3 | STRUCTURE + REGLE |
69Pour réduire la programmation au niveau 1, la méthode est efficace. On y gagne en extensibilité (facilité à l’adaptation) et en réutilisabilité (aptitude à la réutilisation). C’est ainsi que l’évolution a conduit de la modularité des programmes à la programmation par objets.
70Au niveau 2 l’équilibre algorithme/structure est agréable, tout ce qui ne figure pas dans la représentation des données doit être recalculé. D’où une sophistication graduelle sur un axe qui conduit à la programmation déclarative. On oppose la formalisation des connaissances et les recettes de calcul.
71Au niveau 3 on découvre que le prototypage est économique. Et on va des modélisations plates aux modélisations structurées en observant une richesse graduelle sur l’axe qui conduit au prototypage.
72En s’interrogeant sur l’influence qu’a cette "économie de la programmation" sur l’arbitraire on remarque que la programmation glisse vers les données. Est-ce un piège ?
73Un énoncé courant nous dit "les systèmes experts sont opposés aux systèmes classiques où la conception reste inconnue de l’utilisateur".
74Mais vaut-il mieux une table de décision (outil conceptuel) avec une programmation impérative (bien maîtrisée) ou un moteur d’inférence (bien maîtrisé) plus un ensemble de règles (ensemble de connaissances manipulées par l’utilisateur) ? De quelles garanties de cohérence, de quelle maîtrise des corrélations dispose-t-il ?
75D’autre part, représentation et calcul sont liés, peut-on séparer inférence et interprétation ? La représentation influence le calcul, la représentation influence-t-elle la démarche active qui conduit de l’information représentée à la connaissance ?
76Sur un autre plan on est amené à s’interroger sur l’opposition des parcours. L’informatique va du simple automatisme avec économie de pensée vers la richesse des structures manipulées. Le droit ferait-il le chemin inverse ?
L’explicitation de l’implicite
77Cela concerne l’impératif fastidieux, c’est à dire le détail de la suite de toutes les actions et les énumérations exhaustives. C’est une explicitation rendue laborieuse par la quantité ou la nature des choses. La prise en compte de l’incertitude par un affinage du modèle dans des limites préalablement consenties permet de traiter le flou en informatique. On réduit alors la part d’interprétation en augmentant la maîtrise du phénomène.
78Est aussi concerné le déclaratif rigoureux. La représentation a toujours porté les moyens de recalculer, la production de l’implicite à partir de sa description (règle + inférence) conduit aussi à une échelle de méta-connaissance : les connaissances qui disent comment utiliser les connaissances.
79Expliciter la production de l’implicite et maîtriser les connaissances implicitement introduites dans une modélisation c’est éviter de se transformer en apprenti sorcier.
80La distance de l’archivage à la représentation des connaissances peut s’exprimer comme la quantité d’implicite qui a été explicité pour la machine. La décision nécessite une démarche active d’interprétation. Si elle est interne, comment a-t-elle été explicitée ? Si elle est externe reste-t-elle vraiment libre ?
81Expliciter et arbitraire sont bien sûr de toute évidence très liés. Qui dit arbitraire dit présence d’une décision concernant un arbitrage, donc présence d’intérêts contradictoires qui ne peuvent être résolus qu’en fixant des priorités. Mais où et comment sont représentées ces priorités ?
82Ceci pose la question de la finalité de la programmation.
83D’autre part les raisonnements a contrario, a fortiori opposent la logique argumentative et logique classique. En informatique les conditions à remplir ne suffisent pas il faut prévoir pour quand elles ne sont pas remplies.
La compréhension et l’action
84Programmer c’est pouvoir comprendre, parce que la représentation des connaissances est le problème fondamental de l’intelligence artificielle et l’extraction de ces connaissances celui du transfert d’expertise.
85Programmer c’est savoir agir, parce que l’algorithme doit faire ce pour quoi il a été conçu, or la preuve de programme n’est pas une preuve mathématique.
86Mais comprendre et agir sont en fait indissociables car expliquer n’est pas opératoire et agir sans expliquer c’est la programmation "boite noire".
87Les solutions ad hoc relèvent de l’empirisme et l’empirisme introduit le risque du génial ou du catastrophique.
88Comprendre réduit l’arbitraire. On remarquera qu’un système de règles est toujours censuré par les juridictions supérieures. Mais en s’interrogeant sur l’automatisation le juriste est d’abord conduit à s’interroger sur sa propre pratique.
89Le test de vraisemblance est l’exemple type du paradoxe qu’introduit l’aide à la décision. S’il s’agit d’un contrôle il va réduire l’arbitraire, s’il s’agit d’uniformiser il va développer l’arbitraire.
90Pour ce qui est des démarches d’action, on peut opposer calcul probabiliste et démarche de décision humaine. De même une norme suppose une référence à un système de valeurs, que vaut un résultat statistique ?
Quand un arbitraire chasse l’autre
Description syntaxique des risques d’arbitraire
PRIMITIVE | RISQUE | TERRAIN | |
Codage | Figer | Interprétation | |
Tromper | Définition | ||
Modularité | Diviser | Formation concepts | |
Hiérarchie | Escamoter | Logique | |
Systématiser |
91Ces primitives désignent des limites sans cesse repoussées par les outils construits sur elles mais ces derniers présentent par leur complexité ou leur imperfection d’autres risques.
Réduire | Prototypage |
Expliciter | Implicite |
Comprendre et Agir | Empirisme |
92On peut avoir après toutes ces remarques une approche globale négative.
93Comparant les outils d’aide à la décision et l’arbitraire que nous avions qualifié d’"humain", on peut dire que la rigidité d’un programme informatique va aider à justifier l’aspect négatif. Parce qu’il donne au droit une couleur de science exacte. De plus la rigidité d’un programme informatique va desservir l’aspect positif. C’est le mythe de l’égalité et de la sécurité.
94Si on compare les outils d’aide à la décision et l’arbitraire de la deuxième catégorie que nous dirons "machine", il y a risque de développement par détournement caché. Ce qui peut se produire lors de la fabrication d’un système ou lors de l’interprétation du résultat. De plus la décision risque de devenir impersonnelle, à cause de sa fabrication collective et échappant en partie au juriste et à cause de la systématisation introduite par la formalisation.
95Une vue plus positive est possible si on pense à l’arbitraire au quotidien, c’est à dire plus aux disparités de décision qu’à la puissance de l’état, plus à la compétence limitée du décideur qu’aux fantaisies de l’homme.
96Dans ce cas, rationalisation, systématisation, uniformisation, exhaustivité peuvent être réducteurs d’arbitraire.
97Pour échapper au paradoxe on peut fournir une explication. La protection contre l’arbitraire revient à se réserver l’arbitraire.
98Si le rôle de l’aide à la décision est de protéger contre l’arbitraire, alors on développe l’arbitraire. Ceci parce que la programmation systématise et l’individu perd sa marge de manoeuvre. L’arbitraire "humain" diminue, sous ses deux aspects, positif et négatif. L’arbitraire "machine" augmente, sous ses deux aspects, positif et négatif.
99Si le rôle de l’aide à la décision est de réserver l’homme pour l’arbitraire et l’arbitraire à l’homme, alors l’arbitraire est certainement réduit. Parce que la programmation rend uniforme et l’individu différencie, la préparation est un garde fou. L’arbitraire "humain" diminue sous son aspect négatif et l’arbitraire "machine" augmente sous son aspect positif. Il y a d’autre part augmentation de l’arbitraire "humain" sous son aspect positif pendant que l’arbitraire "machine" augmente sous son aspect négatif. C’est dans ce dernier équilibre que se trouve le seul risque, il faut compenser une augmentation par l’autre.
100C’est de ce point de vue qu’on peut énoncer qu’un arbitraire chasse l’autre.
101Mais cette explication ne doit pas faire oublier que la principale difficulté est d’isoler ces augmentations ou diminutions d’arbitraire. Cette procédure est d’autant plus difficile que l’aide à la décision introduit une fragmentation de l’arbitraire.
102Fragmentation, d’abord parce que l’attribution de la responsabilité, légalement évidente, devient indiscernable en pratique. Il faut en effet se garder de couvrir par le souci d’objectivation les imperfections de l’objectivation. On l’a très bien entrevu, la complexité peut devenir synonyme d’escamotage. Les restes d’arbitraire sont de plus en plus difficiles à déceler.
103Fragmentation, ensuite par le déplacement de la qualification juridique en micro-qualifications. C’est interpréter par morceaux.
104Fragmentation, enfin parce que systématiser et uniformiser avec une finalité c’est permettre la fragmentation d’un arbitraire. Chacun n’en a qu’un petit passage.
105L’exécution d’une tâche par une machine demande une activité de programmation. Programmer c’est écrire par avance, c’est aussi représenter par avance. N’est-ce pas interpréter par avance et donc arbitrer par avance ? Dans une certaine mesure, et en arbitrant par avance le risque de l’arbitraire individuel est réduit au profit d’un arbitraire collectif et fragmenté.
Conclusion
106On l’articulera à partir de trois questions :
1071 – POUR QUI ? 2-COMMENT ? 3 – QUOI ?
108Pour qui ? C’est l’utilisation et les problèmes de détournement final, volontaire ou paresseux, ce point a été réglé dès le début, par élimination !
109Comment ? C’est la programmation, on a vu qu’il existait des méthodes différentes mais qu’il y avait des constantes incontournables.
110Quoi ? C’est le choix du terrain, on peut s’interroger sur l’importance de ce qui préside à ce choix.
111Pour essayer d’analyser ce terrain on peut énumérer des exemples d’applications :
112plaidoirie
113rédaction de jugement
114diagnostic (nationalité, fiscal, licenciement, aide publique, prestations familiales, nuisances)
115quantum pénal
116calcul d’indemnités ou de responsabilités
117aide à la création de contrats
118recherche en banques de données
119On remarque alors que, en pratique, là ou fonctionnent les systèmes d’aide à la décision, on observe :
120une nature réglementaire
121des règles de plus en plus précises
122des acteurs avec de moins en moins d’autonomie
123une grande simplicité des raisonnements une méta-règle d’interprétation non soumise à interprétation
124des domaines très sectorisés
125une texture "fermée" des concepts par opposition à la texture ouverte généralement présente en droit
126un ensemble d’alternatives possibles souvent fini.
127Il faut se souvenir alors que les droits romano-germaniques présentent déjà une plus ou moins grande structure et que, dans le contexte d’une culture analytico-rationnelle, l’ordinateur est un catalyseur de l’état d’esprit que nous caricaturerons comme "Leibnitz et les jurisconsultes mathématiciens". Une certaine exacerbation du positivisme juridique a toujours été présente. Or la complexification de la société entraîne une normalisation du fait avec la création de "faits juridiques" par définition.
128Mais cette complexité est auto-amplificatrice. On entre dans une boucle irréversible où la si la complexité demande le recours à la machine, la mutation que ce dernier impose aux démarches intellectuelles ne peut qu’accroître la complexité.
129La question fondamentale devient alors : l’arbitraire de l’informatique est-il de réécrire la loi ou la création d’un "nouveau droit" est-il un phénomène qui précède l’informatisation plutôt qu’il ne la suit ?
130Ou présenté d’une façon plus provocatrice, il s’agit de savoir, de l’intelligence artificielle ou de l’artificialité de l’intelligence, laquelle est à l’origine de l’autre.
Notes de bas de page
1 Espace pluridiciplinaire de communication et de recherche de l’Université de Paris 1.
Auteur
Maître de conférences d’informatique de l’université de Paris II
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