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    Plan détaillé Texte intégral La destruction des armées traditionnelles La soviétisation des armées Notes de bas de page Auteur

    Russes, slaves et soviétiques

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    L’organisation des armées et le modèle soviétique en Europe centrale et orientale de 1943 à 1956

    Bernard Michel

    p. 441-451

    Texte intégral La destruction des armées traditionnelles La soviétisation des armées Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1La soviétisation des armées est née d’une situation de fait : l’installation des armées soviétiques en Europe centrale et orientale à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est d’abord sous l’aspect de soldats que les populations découvrent les Soviétiques, alliés ou conquérants. Le sort des armées nationales est totalement entre les mains des Soviétiques qui imposent un régime d’occupation différencié aux anciens satellites de l’Allemagne : brutal en Hongrie qui n’a pas rejoint le camp des ennemis de l’Axe et qui a été purement et simplement conquise ; plus nuancé en Roumanie et en Bulgarie où en août et septembre 1944, le haut commandement militaire a réalisé des coups d’État pour changer de camp et combattre l’Allemagne. La Pologne, pays allié, a été traitée en pays conquis par les Soviétiques et sa résistance, la plus importante de tout le continent européen a été désarmée et internée. La résistance non communiste, celle de l’AK (Armia Krajowa) a été éliminée politiquement, écartée des nouvelles institutions polonaises, tout autant que matériellement. Seule la Tchécoslovaquie a bénéficié de son statut d’allié : après l’évacuation simultanée des armées alliées, américaine et soviétique à la fin de 1945, l’Union soviétique ne dispose plus que d’un pouvoir de contrôle indirect sur l’armée tchécoslovaque jusqu’au coup d’État de février 19481.

    2Peut-on parler de soviétisation des armées dès 1945 ? Dans une première phase, de 1945 à 1949, l’Union soviétique cherche avant tout à désorganiser les armées, par l’application rigoureuse des limitations d’effectifs imposées par les traités de paix de Paris en 1947 aux pays satellites de l’Allemagne. Elle veut briser le corps des officiers, afin d’écarter un obstacle possible à sa conquête du pouvoir. Le rôle intérieur des armées retient d’abord son attention et sa conception est surtout négative : elle décide ce que les armées ne doivent pas être, sans préciser encore ce que sera leur avenir. C’est seulement dans une deuxième phase, de 1949 à 1956 qu’il y a soviétisation au sens propre du terme : les armées retrouvent leur rôle de défense extérieure, dans le cadre d’un réarmement accéléré. Elles doivent être la copie exacte de l’armée soviétique, modèle obligé. Aussi, c’est cette deuxième période que nous allons surtout étudier, la première phase n’étant qu’une étape préparatoire.

    La destruction des armées traditionnelles

    3Les armées d’Europe centrale et orientale avaient presque toutes adopté dans l’entre-deux-guerres le modèle français : école militaire centrale unique inspirée de Saint-Cyr, avec des écoles d’application séparées pour chacune des armes, infanterie, artillerie, aviation, avec une École de guerre pour la formation des cadres de l’état-major et des officiers généraux (Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie). La Hongrie avec l’Académie militaire Ludovica prolongeait la tradition austro-hongroise. Dans tous les pays, l’armée se réfugiait dans un total apolitisme. Elle n’avait de devoir de loyalisme qu’à l’égard du souverain (Roumanie) ou de l’État. Seule l’armée polonaise constituait un cas à part, avec l’entrée de Pilsudski et des Légions dans la vie politique.

    4Le corps des officiers constituait un des soutiens principaux des sociétés de l’entre-deux-guerres. Le projet de Staline était la création d’armées nouvelles, nées sur le territoire soviétique, comme un contre-pouvoir pour l’après-guerre. En 1943, après la rupture avec le gouvernement polonais de Londres, il organisa une armée, encadrée directement par les Soviétiques. L’école d’officiers de Riazan forma des cadres nouveaux, comme les futurs généraux Jaruzelski et Siwicki. Le but évident était de substituer à l’armée polonaise, jugée réactionnaire et anti-soviétique, une armée plus loyaliste, par raison plus que par sentiment2. L’armée tchécoslovaque qui se constituait en Ukraine à Buzuluk n’avait pas le même caractère : elle restait nominalement soumise au gouvernement Beneš à Londres, le poids des communistes y était faible. Mais à travers la personnalité ambitieuse et influençable de son commandant, le général Ludvik Svoboda, les Soviétiques pouvaient jouer du sentiment pro-russe des soldats tchécoslovaques3. Au printemps 1945, les Soviétiques constituèrent en U.R.S.S., avec des prisonniers, une division roumaine, Horia cloşca crişan, dont ils contrôlèrent les cadres.

    5Après la conquête soviétique, en 1944 et 1945, le corps des officiers fut partout désorganisé. Dans les pays favorables à l’Allemagne, les commissions d’épuration écartèrent dans un premier temps les officiers qui s’étaient compromis avec les régimes fascistes déchus, puis, plus généralement, ceux qui étaient hostiles au régime communiste. En 1947, en Hongrie, furent épurés 14 généraux, 374 officiers supérieurs, 2 292 officiers subalternes4. Mais, en Pologne, toute la résistance non communiste, à l’Ouest, se trouva exclue du pays et resta en exil en Occident. Les cadres de l’AK furent mis en état d’arrestation ; entre 1945 et 1948, la milice et l’Armée populaire traquèrent « les bandes armées » de l’AK qui furent contraintes à la reddition ou exterminées. En Tchécoslovaquie, Staline avait imposé en 1945 à Beneš que les cadres venus de Londres ou de la résistance non communiste fussent écartés des postes dirigeants de l’armée, confiés à des officiers venus d’U.R.S.S. Ainsi, Svoboda, officiellement sans parti, remplaça-t-il le général Ingr au poste de ministre de la Défense. Malgré la stricte neutralité de l’armée, lors du coup d’État de février 1948, l’épuration fut sévère : 22,2 % des officiers furent chassés de l’armée, 2,3 % s’enfuirent à l’Ouest5. Des généraux et officiers supérieurs furent condamnés à mort ou à de lourdes peines de prison, comme le chef de la mission militaire à Moscou, le général Pika ou le chef de l’aviation à Londres, le légendaire général Janoušek.

    6L’ancien apolitisme était condamné. Des cellules du parti communiste furent fondées directement dans l’armée. Malgré les résistances des officiers, cette étape fut franchie en 1948 : ainsi, en Roumanie, en juillet 1948. Partout, sous couvert d’éducation et de culture s’était installé un réseau d’officiers, souvent en majorité communistes, qui prirent après 1948 ouvertement le nom d’officiers politiques.

    7La conquête du ministère de la Défense par un titulaire communiste ne put se faire que par étapes, souvent sous la pression des généraux d’occupation soviétiques qui, en dénonçant de faux complots réactionnaires, contraignirent à la démission ou à l’exil des généraux non communistes. Ainsi, en septembre 1948, le général Mihály Farkas fut-il imposé en Hongrie par les Soviétiques. Il en était de même en Bulgarie depuis novembre 1946, en Roumanie depuis décembre 1947. Mais en Pologne, avec le gouvernement de Lublin s’était imposé dès 1944 le général Rola-Zymierski.

    La soviétisation des armées

    8L’année 1949 marque un durcissement notable. Ce tournant était lié à une aggravation de la guerre froide, aux préparatifs d’une troisième guerre mondiale par Staline. Partout, des Soviétiques prennent directement en charge les ministères de la Défense. En Pologne, c’est le maréchal Rokossowski, officier soviétique d’ascendance polonaise (1949-1956) ; en Roumanie Emil Bodnaras, ancien déserteur en U.R.S.S., membre du NKVD depuis 1931 (1947-1956), en Bulgarie, Petar Pančevski, officier de l’armée soviétique (1950-1958) ; en Hongrie, Mihály Farkas, membre du NKVD (1948-1956). En Tchécoslovaquie, Svoboda fut écarté et remplacé par Alexej Čepička, gendre de Gottwald, un civil sans expérience militaire qui passait pour être bien vu de Staline (1950-1956).

    9Au démantèlement des armées succédait une énergique remilitarisation. De nouvelles lois sur le service militaire permettaient une hausse rapide des effectifs, sans tenir compte des limitations imposées aux anciens satellites de l’Allemagne par les traités de paix. Ainsi l’armée hongroise, limitée à 120 000 hommes, en avait 230 000 en 1955. La Tchécoslovaquie, considérée comme la plus solide et la plus loyaliste dans les années 1950, n’avait que 130 000 hommes en 1948 mais plus de 250 000 après 1951. Les priorités budgétaires étaient changées : en 1949-1950, le budget de la défense tchécoslovaque était inférieur à celui du ministère de l’intérieur. Le budget doubla en 1952, puis à nouveau en 19536. Le budget polonais triplait de 1949 à 19527. Il fallait moderniser rapidement le matériel. L’Union soviétique procéda dès 1949 à des livraisons de matériel. La Tchécoslovaquie et la Pologne reçurent des armes modernes, mais un pays comme la Hongrie dut se contenter d’un matériel soviétique déjà dépassé et de médiocre efficacité. L’industrie d’armement tchécoslovaque, récupérée presqu’intacte à la fin de la guerre, produisait des armements sous licence soviétique. L’indice de production, sur la base 100 en 1950, atteignit 955 en 19538. Les normes de production du matériel s’imposaient à tout le bloc, élément important d’intégration.

    10L’armée soviétique avait annoncé son intention de venir en aide aux pays frères. Mais cette aide signifiait un alignement total sur le modèle soviétique. Il restait aux pays frères à l’accueillir avec enthousiasme. En août 1949, Svoboda annonça que la Tchécoslovaquie avait décidé « de modeler l’entraînement de l’armée sur celui de l’armée soviétique, aux côtés de laquelle nous avons eu l’honneur de combattre durant la Seconde Guerre mondiale et aux côtés de laquelle nous combattrons à nouveau en cas de besoin9 ». Et le IXe congrès du Parti communiste tchécoslovaque, en mai 1949, déclarait : « Pour l’avenir, nous nous fixons la tâche la plus élevée : atteindre le niveau du modèle éclatant, l’illustre et héroïque armée soviétique, notre libératrice. »

    11L’imitation était totale. Les uniformes soviétiques remplacèrent partout les uniformes nationaux, sans tenir compte de conditions climatiques différentes ; sans tenir compte surtout des traditions nationales auxquelles les populations étaient fortement attachées. L’armée polonaise créée en U.R.S.S. en 1943 avait conservé, malgré l’adoption d’un matériel soviétique, les anciens uniformes, notamment les grandes casquettes plates. Le port d’uniformes soviétiques fut accueilli avec désapprobation par les opinions publiques.

    12Les règlements furent traduits mot à mot, ainsi que le texte des serments que devaient prêter officiers et soldats. Les conseillers soviétiques contrôlèrent avec rigueur les traductions. Ainsi, en Hongrie : « Nos textes furent vérifiés – quand ils n’étaient pas la traduction mot à mot des textes soviétiques correspondants, ils étaient mis à la corbeille et devaient être remplacés par des traductions fidèles. Chaque mot était vérifié et toute déviation par rapport au modèle soviétique était durement punie. Des commandants d’unité étaient chassés de l’armée pour des détails10. » En juillet 1950, l’armée tchécoslovaque adopta le nouveau règlement A I A. Les anciens règlements étaient condamnés car inspirés de l’esprit bourgeois et des traditions des Habsbourg11.

    13Les grades soviétiques étaient introduits dans toutes les armées, à l’exception des grades de maréchaux. Ils sont encore aujourd’hui en vigueur. Pour les généraux, les dénominations inspirées de la France, général de brigade, de division, de corps d’armée et d’armée, disparaissaient au profit de lieutenant général, major général, colonel général. Le grade de général d’armée fut supprimé en Pologne ; Jaruzelski le fit rétablir en 1973 à son profit par le Sejm polonais.

    14L’imitation de l’Union soviétique ne connaissait pas de limites. En Hongrie, les chambrées rassemblèrent vingt soldats au lieu de dix. La similitude devait être totale, dans le moindre détail.

    15Bien entendu, dans l’étude de la tactique et de la stratégie, seule l’expérience soviétique de la Deuxième Guerre mondiale devait être enseignée. L’apport original des histoires nationales des armées en Pologne, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, devint lettre morte. Il était impensable que les armées frères puissent développer un effort de réflexion indépendant sur les problèmes stratégiques, comme la Tchécoslovaquie tenta de le faire en 1968. La « science militaire soviétique » était devenue la norme unique.

    16Mais l’introduction des principes et des normes soviétiques ne suffit pas. Pour les mettre en application, il fallut faire appel à des conseillers soviétiques. La logique du système stalinien voulait que les pays frères eux-mêmes demandent au grand frère soviétique l’envoi de ces conseillers, comme une haute faveur. En avril 1950, les Soviétiques les refusèrent à la Tchécoslovaquie, par mesure de défiance envers le général Svoboda et son entourage, composé d’anciens légionnaires de la Première Guerre mondiale. Dès novembre 1948, arrivait en Hongrie un premier groupe de conseillers, commandés par le général Prokofiev, modérés et conciliants, puis en 1949, un nouveau groupe dirigé par le général Bojko, intransigeants et brutaux. Leur nombre diminua après 1953, lorsque Imre Nagy devint premier ministre. Le décalage entre le monde des Soviétiques et celui de l’Europe centrale et orientale était immense. Le général Király cite en exemple la déclaration du général soviétique S.S. Sergej devant trente officiers supérieurs hongrois : « Les impérialistes occidentaux attaquent dans leur rage impuissante le système soviétique des officiers politiques. Ils accusent l’officier politique de placer les soldats devant des objectifs irréalisables et de les assassiner dans certains cas. C’est un mensonge. J’ai servi moi-même toute la guerre comme officier politique. A Stalingrad, j’étais officier politique et membre du conseil militaire d’une armée. Je n’ai pendant toute la guerre abattu que cinq soldats soviétiques et ils l’avaient bien mérité.12 »

    17Le maréchal Rokossowski avait amené avec lui en Pologne une armée de conseillers soviétiques. Le nombre des officiers soviétiques qui avait fortement baissé après 1947 remontait pour atteindre 17 000. Parmi eux, il y avait des officiers purement russes mais aussi des citoyens soviétiques d’origine polonaise. Ainsi les chefs d’état-major furent les généraux Korzyc (1949- 1954) puis Bordzilowski, après 1954. Le cas de Bordzilowski est caractéristique : polonais, fils d’un médecin militaire, il entra en 1918 dans l’Armée rouge où il choisit l’arme du génie. Général de l’armée soviétique, il fut détaché en 1943 dans l’armée polonaise pour y diriger les troupes du génie. Il devint en 1954 vice-ministre de la Défense polonaise et, en raison de ses origines polonaises, garda ses fonctions après 1956 jusqu’en 196813. Les postes dirigeants de l’armée polonaise étaient occupés par des Soviétiques. La Pologne, « comme un district militaire soviétique, était soumise directement au haut commandement soviétique14 ».

    18Dans les armées de type nouveau, l’attachement à l’Union soviétique et l’enthousiasme pour le Parti comptent plus que le savoir technique. L’apolitisme des armées bourgeoises a été balayé, pour laisser place à la conscience de classe et à l’esprit de parti.

    19Les cadres doivent être d’origine populaire, fils d’ouvriers ou de paysans pauvres. En 1949, en Roumanie, 45 % des officiers étaient d’origine populaire ; ils sont 90 % en 1955. En Hongrie, en 1947, 65 % des officiers n’étaient pas d’origine prolétarienne. En 1954, 52 % sont fils d’ouvriers, 25 % de paysans pauvres. En Bulgarie, en 1948, 82 % des officiers sont d’origine populaire15.

    20Pour obtenir ce résultat, il a fallu ouvrir largement le recrutement, sans tenir compte du niveau des études qui s’effondre dramatiquement. La plupart des nouveaux officiers n’ont pas atteint le niveau du baccalauréat, beaucoup n’ont fréquenté que l’école primaire. Des sous-officiers politiquement sûrs deviennent officiers. Mais cela ne suffît pas. Les organisations régionales du parti reçoivent l’ordre d’envoyer dans l’armée des fonctionnaires du parti. Ainsi en Roumanie, 385 en 1948, 509 en 1949, 1 053 en 1950. Ils reçoivent une formation rapide dans des écoles de « la nouvelle génération », en Tchécoslovaquie ; les premiers diplômés quittent l’école en juin 194916.

    21Ces activistes du parti sont nommés en priorité officiers politiques. Un des signes de la soviétisation est l’introduction dans les armées socialistes des politruks, les officiers politiques. Ils encadrent à tous les niveaux les commandants d’unités, comme adjoints politiques, dirigent et contrôlent l’activité des cellules du parti dans l’armée, tout le secteur de la presse et de l’information. En 1948-1949, les anciens officiers d’éducation et de culture prirent le nom d’officiers politiques. À leur tête, sur le modèle de l’Union soviétique, se créa l’Administration politique principale. En Roumanie, la Direction supérieure politique de l’Armée fut dirigée en 1948 par Petre Borila, membre du Comité central. En mars 1950, le membre suppléant du Comité central Nicolae Ceauçescu fut détaché à ce poste par la direction du parti. Civil sans expérience militaire, il obtenait le titre de major général et de vice-ministre de la Défense. En Tchécoslovaquie, Procházka, qui avait depuis 1945 été placé à la tête des officiers d’éducation, fut le premier chef de l’Administration politique principale avant d’être remplacé après juillet 1950 par Bohuslav Laštovička, lui aussi un politique sans aucune compétence militaire. En Pologne, les officiers de formation politique du colonel Grosz furent rebaptisés en 1949 officiers politiques. En Hongrie, Sándor Nográdi, ancien métallo et commissaire politique dans les brigades internationales, fut nommé à ce poste par son ami, le ministre de la Défense Farkas.

    22L’administration politique principale collaborait étroitement avec la commission chargée de l’armée et de la police auprès du Comité central qui portait des dénominations diverses selon les pays : commission administrative en Pologne, huitième département en Tchécoslovaquie. Des fonctionnaires du parti, presque tous civils, assuraient un contrôle supplémentaire de la fidélité des armées aux directives de l’Union soviétique. La police militaire et, bien sûr, les services secrets étaient confiés à des communistes soigneusement choisis par Moscou, comme à Prague Bedřich Reicin, imposé par Gottwald dès 1945. Il avait fait de ces services un organisme d’espionnage du corps des officiers au profit du parti communiste.

    23Dans ce système, l’adhésion des officiers au parti devient un facteur essentiel de la soviétisation. En Roumanie, à la fin de 1947, 5,5 % des officiers seulement étaient communistes. En 1949, ce pourcentage était déjà de 26 %. Les chiffres étaient plus favorables dans l’armée tchécoslovaque : 37,9 % en 1948, après les adhésions opportunistes qui suivirent le coup d’État de février ; 64,9 % en 1952. En Pologne, 40 % des officiers adhéraient au parti en 1949.

    24Tout le système des écoles militaires fut réorganisé sur le modèle soviétique. La langue russe, obligatoire dans toutes les écoles, tenait une place importante dans l’enseignement. Au heu d’une Académie militaire unique, comme à Hranice en Tchécoslovaquie, furent créées de multiples académies militaires par armes sur le modèle soviétique. Ainsi, en Pologne, vingt-huit écoles supérieures et académies fonctionnaient en 195417. En Roumanie, l’ancienne École de guerre éclata en trois académies en 1949 : l’Académie militaire d’état-major, l’Académie politique militaire, l’Académie des services et de la technique militaire18. En Hongrie, l’Académie Ludovica disparaissait. L’Académie d’état-major Zrinyi forma après 1950 les cadres supérieurs de l’armée ; l’Académie politique Staline (plus tard Petöfi) forma les officiers politiques.

    25Les Académies politiques prirent toutes pour modèle l’Académie Lénine à Moscou. En 1952, fut créée à Prague l’Académie Klement Gottwald, sur l’initiative du Comité central du parti. L’enseignement était calqué sur les programmes soviétiques. Mais, comme le souligne une publication de 1968, « cet exemple ne pouvait agir que dans les grands traits et comme cadre principalement parce que, surtout au début, manquait une connaissance approfondie et précise de cette école supérieure19 ». A Varsovie, l’Académie politique militaire prit le nom de Dzerjinsky, le fondateur de la Tchéka.

    26L’armée polonaise avait obtenu de reconstituer en 1947 son Académie d’état-major général à Varsovie : elle la considérait comme l’héritière de la tradition polonaise, bien que l’Académie se réclamât seulement du patronage de l’Académie d’état-major Vorochilov à Moscou.

    27Donc, officiers et soldats furent partout saisis dans un système qui les rejettait de leurs traditions nationales et les faisait entrer dans l’imitation aveugle du modèle soviétique.

    28Il faudrait étudier les résistances à la soviétisation des armées. Constatons à quel point l’histoire de ces résistances serait difficile à écrire. Tous les officiers non communistes qui auraient pu s’y opposer avaient déjà disparu dans les purges des années 1945-1950. Nulle opposition ouverte n’était alors concevable.

    29Les procès contre des officiers communistes, inculpés de titisme et d’espionnage après 1949, n’étaient pas dirigés contre des opposants à la soviétisation. Mieux : ces procès, organisés avec le concours de conseillers soviétiques, constituaient une phase nouvelle de la soviétisation de la société et de l’armée.

    30En Hongrie, en octobre 1949, 39 officiers supérieurs furent arrêtés, dans le cadre du procès Rajk. Le général Palffy-österreicher, inspecteur général de l’armée, vice-ministre de la Défense fut exécuté. Il avait été un exécutant brutal et fanatique de l’épuration des cadres non communistes de l’armée. Le général Bêla Kirâly fut condamné à mort, puis à la prison à vie, avant d’être gracié en 1956. En Tchécoslovaquie, Procházka et Reicin furent exécutés, dans le cadre du procès contre Slánsky et ses complices en 1952. Reicin, fanatique et sanguinaire, faisait régner la terreur dans l’armée. Gottwald vit dans le procès une occasion de se débarrasser de lui. Puis, la lutte contre « le nationalisme bourgeois slovaque » entraîna la condamnation des généraux Kopold et Hromádko et l’expulsion de nombreux officiers slovaques. Enfin, en Pologne, l’arrestation de Gomulka entraîna celle d’officiers présentés comme ses complices, comme le général Spychalski. Dix-neuf officiers supérieurs, exécutés en 1952, furent réhabilités après 195620.

    31Ce qui limitait l’efficacité de la soviétisation, c’est d’abord, comme le rappelait en 1968 l’Académie Gottwald, que la connaissance de l’Union soviétique n’était encore qu’imparfaite et imprécise. Même si les règlements soviétiques étaient partout introduits, leur application dans des sociétés aux traditions différentes, ne pouvait être totalement efficace. Ensuite, de 1949 à 1956, la période de soviétisation était trop courte pour oblitérer totalement les souvenirs du monde extérieur. Des officiers de vingt-cinq ans en 1956 avaient vécu dans des sociétés et des traditions scolaires bien différentes de l’Union soviétique. À plus forte raison, les officiers plus âgés qui avaient vécu dans la Tchécoslovaquie de Masaryk ou la Pologne de Pilsudski. Dans l’armée tchécoslovaque, la plus favorable aux Soviétiques, de nombreux officiers venus de l’armée Svoboda étaient russophiles plus que communistes.

    32Ce qui est manifeste, c’est que les cadres dirigeants des armées, les corps des officiers, accueillirent avec soulagement après 1956 l’abandon des formes extrêmes de soviétisation et le retour à certaines traditions nationales.

    33La signature du pacte de Varsovie en mai 1955 n’eut guère de retentissement dans les opinions publiques. Ce texte, formel et abstrait, resta lettre morte jusqu’au début des années 1960. C’est seulement l’organisation des exercices communs du Pacte qui lui donna une existence réelle. Le traité d’État de 1955 qui libérait l’Autriche de l’occupation soviétique marqua les imaginations, surtout en Hongrie. Le stationnement des troupes soviétiques qui était justifié en apparence par la nécessité de faire transiter des troupes vers l’Autriche, cessait d’être intangible. Partout, la crise de l’année 1956 eut pour conséquence la remise en cause de la présence des troupes soviétiques. L’Union soviétique dut signer avec les différents pays des accords de stationnement, en 1956 et 195721. Peu après, en juillet 1958, les troupes soviétiques se retirèrent de Roumanie, second pays à être libre d’occupation directe après la Bulgarie (1947).

    34Les révolutions nationales d’octobre 1956 contraignirent Khrouchtchev et les dirigeants soviétiques à renoncer à la présence massive des conseillers soviétiques. En Pologne, le VIIIe plenum du Comité central (19-21 octobre 1956) donna à Gomulka le poste de premier secrétaire. Le 14 novembre, le général Marian Spychalski remplaça au ministère de la Défense le maréchal Rokossowski. Ce dernier regagna l’Union soviétique et, avec lui, plusieurs milliers d’officiers soviétiques.

    35En Hongrie, le 11 octobre 1956, les cercueils de sept généraux et colonels exécutés comme traîtres avec Rajk puis réhabilités furent enterrés au cimetière de Farkasreti, à Budapest, au cours d’une cérémonie grandiose en présence d’une foule considérable de soldats, d’officiers, de civils. Parmi les officiers, certains venaient juste de sortir de prison, comme le général Béla Király22. Lors de la révolution hongroise d’octobre, la plus grande partie du corps des officiers, autour du général Pál Maléter, nouveau ministre de la Défense, se rangèrent aux côtés du gouvernement d’Imre Nagy, avec leurs soldats. Aux échelons supérieurs, quelques rares officiers firent passer leur loyalisme à l’égard des Soviétiques avant toute autre considération. Mais, malgré l’écrasement de la révolution, la soviétisation de l’armée était condamnée et ne pouvait renaître après 1956.

    36Dans les autres pays qui n’avaient pas participé aux révolutions, on assista à une « renationalisation » des armées. Les ministres trop voyants durent céder la place. En Bulgarie, le général Pantchevski dut quitter le ministère de la Défense pour être nommé ambassadeur à Pékin. À sa place fut nommé le général Slavtcho Trounski, venu des mouvements et de la résistance intérieure. L’Union soviétique avait décidé de réduire les troupes qui stationnaient dans les pays frères, près d’un demi-million d’hommes. Plus lentement, c’était le retour aux uniformes, aux emblèmes nationaux, la rédaction de nouveaux règlements démarqués du modèle soviétique.

    37Cette « renationalisation » ne pouvait être que limitée, sauf en Roumanie où la direction du parti en profita pour prendre ses distances au sein du pacte de Varsovie. L’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 montrait les limites étroites des réformes possibles. De 1949 à 1956, l’Union soviétique a voulu procéder au contrôle et à la gestion directe des armées des pays frères. Depuis 1956, elle ménage leur susceptibilité mais a développé un système de contrôle indirect, déjà présent dans les armées du Pacte avant 1949. Les armées restent vassales, mais, depuis 1956, leur identité comme représentantes des nations de l’Europe centrale et orientale ne peut être ouvertement niée. Faute d’avoir la réalité d’une indépendance nationale, elles essaient d’en préserver au moins certaines apparences et survivances.

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    Notes de bas de page

    1 « L’Europe centrale et orientale en 1944-1945 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 149, 1988 ; Peter Gosztony, Zur Geschichte der europaïschen Volksarmeen, Bonn, 1976 ; Jörg Hoensch, Sowjetische Osteuropapolitik, 1945 – 1975, Königstein, 1977 ; Christopher Jones, Soviet Influence in Eastern Europe : Political Autonomy and the Warsaw Pact, New York, 1981.

    2 20 lat Ludowego Wojska Polskiego, Polska Akademia Nauk, Wojskowy Instytut Historyczny, 1967, pp. 215-251.

    3 Ludvik Svoboda, Z Buzuluku do Prahy, Praha, 1974.

    4 A.V. Antosiak, Zaroždenie narodnyx armij stran učastnic Varšavskogo dogovora, 1941 – 1949 gg., Moskva, 1975, pp. 324-329.

    5 Milan Špičak, V armade po unoru, Praha, 1968 ; Milan Špičak, Jan Liptak, « Vojenska politika KSČ v obdobi urychlené vystavby Armady socialistického typu, 1948-1954 », Československy časopis historicky, 1975, 5.

    6 Condoleeza Rice, The Soviet Union and the Czechoslovak Army, 1948 – 1983, Princeton, 1985, pp. 78-79.

    7 Hoensch, op. cit., p. 87.

    8 A. Ross-Johnson, Robert Dean, Alexander Alexiev, Die Streitkrâfte des Warschauer Pakts in Mitteleuropa : DDR, Polen und CSSR, Stuttgart, 1982, p. 159.

    9 Rice, op. cit., p. 71.

    10 Béla Király, « Honveds unter Sowjetbefehl : Personliche Erlebnisse eines hohen ungarischen Offiziers », Hinter dem Eisemen Vorhang, mai 1958, p. 10.

    11 Gosztony, op. cit, pp. 95-96.

    12 Király, op. cit., pp. 9-11.

    13 « Generał Bordziłowski (1900-1983) », Zołnierz Wolności, 15-16oct. 1983.

    14 Ross, Dean, Alexiev, op. cit., p. 43.

    15 Antosiak, op. cit., pp. 229-281, 329-335 ; Colonel Mihai Inoan, Armata romana in primi ania ai revolutiei si constructiei socialiste, Bucureşti, 1975, pp. 99-106 ; Alex Alexiev, « The Romanian Army », in : Jonathan Adelman, Communist amies in politics, Boulder (Colo.), 1982, p. 153.

    16 Ludowe Wojsko Polskie, 1943 – 1973, Warszawa, 1974, pp. 417-419.

    17 Ibid.

    18 Vladislav Rybecký, Bratrstvi a tradice armád Varšavske smlouvy, Praha, 1983, p. 265.

    19 Vojenská politicka Akademie Klementa Gottwalda, 1953 – 1968, Praha, 1968, p. 9.

    20 Andrzej Korbonski, « The Polish Army », in : Adelman, op. cit., pp. 114-125.

    21 Malcolm Mackintosh, The Evolution of the Warsaw Pact, London, Institute for Strategie Studies, 1969 (Adelphi Papers, 58).

    22 General Béla Király, « Hungary’s Army : Its Part in the Revolt », East Europe, juin 1958, pp. 3-4.

    Auteur

    • Bernard Michel

      (Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne)

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    1 « L’Europe centrale et orientale en 1944-1945 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 149, 1988 ; Peter Gosztony, Zur Geschichte der europaïschen Volksarmeen, Bonn, 1976 ; Jörg Hoensch, Sowjetische Osteuropapolitik, 1945 – 1975, Königstein, 1977 ; Christopher Jones, Soviet Influence in Eastern Europe : Political Autonomy and the Warsaw Pact, New York, 1981.

    2 20 lat Ludowego Wojska Polskiego, Polska Akademia Nauk, Wojskowy Instytut Historyczny, 1967, pp. 215-251.

    3 Ludvik Svoboda, Z Buzuluku do Prahy, Praha, 1974.

    4 A.V. Antosiak, Zaroždenie narodnyx armij stran učastnic Varšavskogo dogovora, 1941 – 1949 gg., Moskva, 1975, pp. 324-329.

    5 Milan Špičak, V armade po unoru, Praha, 1968 ; Milan Špičak, Jan Liptak, « Vojenska politika KSČ v obdobi urychlené vystavby Armady socialistického typu, 1948-1954 », Československy časopis historicky, 1975, 5.

    6 Condoleeza Rice, The Soviet Union and the Czechoslovak Army, 1948 – 1983, Princeton, 1985, pp. 78-79.

    7 Hoensch, op. cit., p. 87.

    8 A. Ross-Johnson, Robert Dean, Alexander Alexiev, Die Streitkrâfte des Warschauer Pakts in Mitteleuropa : DDR, Polen und CSSR, Stuttgart, 1982, p. 159.

    9 Rice, op. cit., p. 71.

    10 Béla Király, « Honveds unter Sowjetbefehl : Personliche Erlebnisse eines hohen ungarischen Offiziers », Hinter dem Eisemen Vorhang, mai 1958, p. 10.

    11 Gosztony, op. cit, pp. 95-96.

    12 Király, op. cit., pp. 9-11.

    13 « Generał Bordziłowski (1900-1983) », Zołnierz Wolności, 15-16oct. 1983.

    14 Ross, Dean, Alexiev, op. cit., p. 43.

    15 Antosiak, op. cit., pp. 229-281, 329-335 ; Colonel Mihai Inoan, Armata romana in primi ania ai revolutiei si constructiei socialiste, Bucureşti, 1975, pp. 99-106 ; Alex Alexiev, « The Romanian Army », in : Jonathan Adelman, Communist amies in politics, Boulder (Colo.), 1982, p. 153.

    16 Ludowe Wojsko Polskie, 1943 – 1973, Warszawa, 1974, pp. 417-419.

    17 Ibid.

    18 Vladislav Rybecký, Bratrstvi a tradice armád Varšavske smlouvy, Praha, 1983, p. 265.

    19 Vojenská politicka Akademie Klementa Gottwalda, 1953 – 1968, Praha, 1968, p. 9.

    20 Andrzej Korbonski, « The Polish Army », in : Adelman, op. cit., pp. 114-125.

    21 Malcolm Mackintosh, The Evolution of the Warsaw Pact, London, Institute for Strategie Studies, 1969 (Adelphi Papers, 58).

    22 General Béla Király, « Hungary’s Army : Its Part in the Revolt », East Europe, juin 1958, pp. 3-4.

    Russes, slaves et soviétiques

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    Michel, B. (1994). L’organisation des armées et le modèle soviétique en Europe centrale et orientale de 1943 à 1956. In C. Gervais-Francelle (éd.), Russes, slaves et soviétiques (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79679
    Michel, Bernard. « L’organisation des armées et le modèle soviétique en Europe centrale et orientale de 1943 à 1956 ». In Russes, slaves et soviétiques, édité par Céline Gervais-Francelle. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1994. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79679.
    Michel, Bernard. « L’organisation des armées et le modèle soviétique en Europe centrale et orientale de 1943 à 1956 ». Russes, slaves et soviétiques, édité par Céline Gervais-Francelle, Éditions de la Sorbonne, 1994, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79679.

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    Gervais-Francelle, C. (éd.). (1994). Russes, slaves et soviétiques (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79389
    Gervais-Francelle, Céline, éd. Russes, slaves et soviétiques. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1994. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79389.
    Gervais-Francelle, Céline, éditeur. Russes, slaves et soviétiques. Éditions de la Sorbonne, 1994, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.79389.
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