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Russes, slaves et soviétiques

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Céline Gervais-Francelle

IV. La Russie, l’U.R.S.S. et le Monde

Le dossier « Bulgarie » dans les archives du Bureau socialiste international

Živka Damjanova et Paul Dumont

Texte intégral

1Les archives du Bureau socialiste international conservent un nombre important de documents relatifs à la social-démocratie bulgare. Malheureusement ces matériaux, dont la plupart se trouvent au musée de la Culture flamande (Anvers) avec toutes les archives de Camille Huysmans, n’étant pas encore catalogués, sont difficilement accessibles aux chercheurs. Le dossier « Bulgarie », constitué par Victor Serwy, secrétaire du B.S.I. depuis sa fondation en 1900 jusqu’à la fin de 1904, et par Camille Huysmans, qui lui succéda à ce poste en 1905, représente un fonds documentaire considérable. Les matériaux, se rapportent à la période de 1900 à 1920 et constituent une source importante pour l’étude du développement du socialisme en Bulgarie.

2Une partie de la correspondance entre le B.S.I. et les socialistes bulgares a été préparée en vue d’une publication, il y a plusieurs années, par le regretté Georges Haupt et Paul Dumont. Elle était composée de 124 lettres, rapports, télégrammes, manifestes, etc. À la suite des recherches que nous avons entreprises au cours de ces dernières années, nous avons découvert dans les archives d’Anvers une série de lettres qui avaient échappé à l’attention de G. Haupt, ainsi que des documents ultérieurement publiés dans le Bulletin du B.S.I., dans les comptes rendus des congrès de la Deuxième Internationale et des réunions du B.S.I. et dans la presse socialiste de l’époque. Nous avons également fait appel à l’inventaire tenu avec un soin exemplaire par Camille Huysmans à partir de 1905 et qui nous a offert la possibilité de combler plusieurs lacunes dans la correspondance (lettres perdues, copies et brouillons manquants). Cet inventaire enregistre les dates d’envoi et d’arrivée de chaque lettre, le nom de l’expéditeur et fournit un résumé du document. Certains « résumés » transcrivent parfois mot à mot le texte qu’ils sont censés abréger.

3Aujourd’hui nous disposons de 293 documents relatifs à la période des années 1900 à 1914, soit près de trois fois plus que le noyau initial rassemblé par G. Haupt, et nous sommes en train d’en préparer la publication. La plupart d’entre eux émanent des socialistes bulgares ; 80 portent la signature du secrétaire du B.S.I. ou sont rédigés au nom du comité exécutif. La correspondance a été tenue surtout en français. Les lettres venues de Bulgarie témoignent généralement d’une connaissance assez approximative du français et leurs auteurs s’en excusent presque toujours. Ce trait particulier, qui reflète bien le manque de formation linguistique et le sentiment d’infériorité propres aux représentants des « petits partis », fait partie intégrante des réalités du socialisme international de l’époque.

4Les lettres envoyées par les militants bulgares portent sur des questions relatives aux finances et à l’organisation ; elles donnent aussi des informations sur la situation en Bulgarie et l’évolution du mouvement socialiste dans le pays, ou renferment des manifestes et des appels adressés au B.S.I. et à l’Internationale. Les documents en provenance de Bruxelles sont des lettres du secrétaire du B.S.I., des circulaires et des matériaux du Bureau – résolutions, etc. – qui concernent les problèmes du mouvement socialiste bulgare et balkanique. Une troisième catégorie de documents est formée de lettres adressées au B.S.I. par des partis socialistes d’Europe occidentale. Ces derniers matériaux, qui témoignent de l’attention portée aux questions bulgares par le socialisme international, revêtent un intérêt tout particulier.

5Le présent article a pour objet d’offrir une information concise sur le contenu de toute cette correspondance qui comprend aussi quelques lettres couvrant la période de 1915 à 1920.

6Le tableau ci-dessous donne la répartition annuelle des documents disponibles. Dans la troisième colonne figurent les noms des divers expéditeurs et, entre parenthèses, le nombre de textes portant leur signature ou qui peuvent leur être attribués avec certitude.

Année Nombre de Signataires Provenance
documents
1900 1 K. Bozveliev AH (Archives de Huysmans)
1901 8 K. Bozveliev (4), G. Kirkov (4) AH
1902 3 G. Georgiev (2), G. Kirkov (1) AH (2)
L’Avenir social, Bruxelles,
1902 (1)
1903 9 E. Dabev (1), N. Harlakov (6), AH (8)
K. Bozveliev (1), Résolution Compte rendu
du meeting socialiste à Sofia de la IVe réunion du B.S.I.
(B.S.I., vol. I :
1900-1907, Paris, 1969) (1)
1904 22 D. Blagoev (3), N. Harlakov (6), AH (21)
Hr. Rakovski (2), E. Dabev (2), Compte rendu
Gr. Vasilev (1), Ja. Sakăzov (7), de la IVe réunion du B.S.I.
Résolution du B.S.I. (1) (B.S.I., vol. I :
1900-1907, Paris, 1969) (1)
Année Nombre de documents Signataires Provenance
1905 15 N. Harlakov (3), Ja. Sakăzov (4), AH
Gr. Vasilev (1), Rakovski (1),
G. Kirkov (1),
B.S.I.-C. Huysmans (5)
1906 12 B. Stomanjakov (4), Ja. Sakăzov (1), G. Kirkov (1), AH
B.S.I.-C. Huysmans (6)
1907 25 G. Kirkov (6), Ja. Sakăzov (1) AH
P. Deliradev (1), N. Harlakov (1),
St. Avramov (3), B.S.I. (6),
Groupe des étudiants socialistes (2),
B. Stomanjakov (1),
K. Bozveliev (3), T. Krulev (1)
1908 12 G. Kirkov (4), St. Avramov (1), AH (11)
B.S.I. (5), Ja. Sakăzov (2) Compte rendu officiel de la
Xe réunion du. B.S.I.
(Gand, 1909) (1)
1909 32 G. Kirkov (8), S. Avramov (4), AH (30)
Ja. Sakăzov (2), Kutinčev (1), BP (Bulletin périodique
D. Blagoev (1), B.S.I. (15), du B.S.I.) (2)
Groupe des étudiants socialistes (1)
1910 31 , G. Kirkov (9), Hr. Rakovski (3) AH (30)
H. Hristov (6), D. Blagoev (1), BP(1)
BSI (11), Résolution de la Première
conférence S.-D. des Balkans
1911 23 G. Kirkov (4), H. Hristov (4), AH (21)
BSI (9), G. Dimitrov (1), BP (2)
Parti étroit (1), Parti large (1),
Ja. Sakăsov (2), Conférence pré
liminaire des S.-D. des Balkans (1)
1912 24 D. Blagoev (2), I. Klinčarov (2) AH (22)
Parti étroit (2), Ja. Sakăzov (5) BP (2)
B.S.I.-C.H. (6), N. Sakarov (1)
G. Kirkov (2), Parti large (2),
Groupe socialiste de Chicago (1),
Manifeste des socialistes des
Balkans et de la Turquie (1)
1913 33 D. Blagoev (4), G. Dimitrov (1), AH (31)
I. Klinčarov (1), G. Kirkov (2), BP (2)
Ja. Sakâzov (8),
B.S.I. – C.H. (12), Parti étroit (3),
Parti large (1), Šindarova (1)
Année Nombre de documents Signataires Provenance
1914 43 D. Blagoev (1), G. Kirkov (2), AH (41)
Ja. Sakăzov (6), Parti large (2) L’Humanité,
B.S.I.-C.H. (10), Parti étroit (3) le 12 février 1914 (1)
Šindarova (1), Parti ouvrier belge Correspondance entre
(1), Parti socialiste italien (2), Camille Huysmans et
H. Müller (2), S. Nahum (1), Éd. Vaillant (1)
A. Balabanov (1), K. Petrov (1),
É. Vaillant (1), Stauning (1),
R. MacDonald (1), Bugšek (1),
Pablo Iglesias (1), Dias da Silva (1),
British Socialist Party (1), Herm.
Graulich (1), Parti socialiste du
Portugal (1), Fédération révo
lutionnaire arménienne (1),
Louis Dubreuille (?),
Parti socialiste français (1)

7 Il suffit de parcourir ce bref inventaire pour constater d’emblée que le B.S.I. entretenait des rapports suivis avec chacune des grandes tendances de la social-démocratie bulgare. Chez les « Étroits » (socialistes de gauche), le secrétariat de la Deuxième Internationale eut pour interlocuteurs privilégiés Dimităr Blagoev et, à partir de 1906, Georgi Kirkov, secrétaire-trésorier. Ce dernier fut un correspondant particulièrement prolifique. Les archives du B.S.I. conservent 41 de ses lettres, presque toutes fort longues. Du côté des « Larges » (socialistes de droite), c’est la signature de Janko Sakăzov qui très largement prédomine (38 documents). Entre 1903 et 1907, le B.S.I. eut aussi des relations avec Nikolaj Harlakov, chef de file de l’Union ouvrière, une organisation qui ne devait pas tarder à rejoindre le camp des socialistes « unifiés ».

8Parmi les divers correspondants du B.S.I., nous trouvons encore plusieurs autres figures éminentes du mouvement socialiste bulgare : Konstantin Bozveliev (9 documents), Evtim Dabev (3 documents), Hristo Rakovski (6 documents), Georgi Dimitrov (2 documents), Gavril Georgiev (2 documents). Les noms de St. Avramov, B. Stomanžakov et I. Klinčarov, qui apparaissent également dans le tableau ci-dessus, sont relativement moins connus. Les deux premiers se trouvaient au début du XXe siècle en Belgique. St. Avramov, étudiant à Bruxelles, animait un groupe rattaché à la tendance « étroite » de la social-démocratie bulgare. Boris Stomanžakov, étudiant à Liège, devait s’associer en 1917 aux bolcheviks et rester en Union soviétique, partageant ainsi le destin de plusieurs Bulgares réprimés par le régime stalinien. Sa correspondance avec Camille Huysmans porte surtout sur des fournitures d’armes aux révolutionnaires russes. I. Klinčarov, pour sa part, vivait à Genève où il gravitait, comme bien d’autres socialistes originaires des Balkans, dans l’orbite de Plexanov. Un certain nombre de télégrammes expédiés à C. Huysmans à l’occasion du 1er Mai, etc. témoignent par ailleurs de la présence de groupes socialistes bulgares à Lausanne et même à Chicago, groupes dont nous ne savons pas grand-chose.

9Bien que fort copieux, le dossier qui nous occupe n’est malheureusement pas toujours complet. Il comporte des lacunes dont certaines sautent aux yeux. Manquent en particulier les divers rapports adressés par les organisations de Bulgarie à la Deuxième Internationale au moment des guerres balkaniques. Il faut aller les chercher – cela ne présente aucune difficulté – dans des publications socialistes telles que le Bulletin périodique du B.S.I. ou les comptes rendus des congrès de l’Internationale. Manque surtout une bonne partie des réponses du B.S.I. aux lettres des militants bulgares. Par chance, nous disposons des résumés consignés dans les inventaires de C. Huysmans. Pour l’ensemble de la période allant de 1900 à 1918, nous avons ainsi recensé plusieurs dizaines de documents divers émanant du B.S.I. Quoiqu’assez disparates, ces matériaux suffisent à nous donner une bonne idée de l’attitude adoptée par le secrétariat de l’Internationale face aux nombreux problèmes du socialisme bulgare.

10Dans le cadre extrêmement restreint de cet article, il ne peut être question d’analyser en détail les 293 documents qui composent notre dossier « Bulgarie ». Nous devons nous contenter ici d’un simple survol de la masse des matériaux disponibles.

11Le premier document inscrit à notre inventaire est une lettre de K. Bozveliev datée du 1er décembre 1900. Il s’agit d’une brève missive fournissant au B.S.I. des indications sur la localisation du Parti ouvier social-démocrate bulgare et sur les divers périodiques socialistes publiés en Bulgarie. À cette époque, cela faisait déjà près de dix ans que s’était déroulée la célèbre conférence de Buzludža au cours de laquelle avaient été jetées les bases du parti. Au cours de ces dix années, les militants bulgares avaient eu maintes fois l’occasion d’entrer en contact avec la Deuxième Internationale. La question qui se pose, dans ces conditions, est de savoir pourquoi les dossiers du B.S.I. ne conservent pas de papiers antérieurs au 1er décembre 1900. La réponse est simple. Il faut en effet se souvenir que c’est au congrès de Paris, en juillet 1900, que fut décidée la création du B.S.I. Animé dans ses débuts par trois grandes figures du socialisme belge – Édouard Anseele, Émile Vandervelde et Victor Serwy – cet organisme de coordination n’est entré en activité que vers la fin de la même année et ce n’est, bien naturellement, qu’à partir de ce moment qu’il a commencé à engranger des archives.

12Les onze lettres expédiées au B.S.I. par les sociaux-démocrates bulgares en 1901 et 1902 sont pour la plupart du même type que la première missive de Bozveliev dont il vient d’être question. Elles se rapportent principalement à des matières administratives : avis d’expédition de cotisations, nomination de délégués auprès du B.S.I., etc. Les mésententes internes qui constituaient déjà à cette époque une menace pour l’unité du socialisme bulgare y sont soigneusement passées sous silence. Seul un assez long rapport de Bozveliev en date du 11/24 juillet 1901 retraçant l’histoire du parti depuis sa création en 1891 laisse confusément entrevoir la gravité de la situation.

13Les querelles de clan ne commenceront à occuper une place prépondérante dans la correspondance des militants bulgares avec le B.S.I. qu’à partir de 1903, dans la foulée de la rupture définitive entre les « Larges » et les « Étroits ». Une lettre de N. Harlakov (à l’époque, ce dernier appartenait encore à la fraction de gauche de la social-démocratie bulgare et en était même le secrétaire-trésorier) donne le ton dès le 8 mai 1903. Ja. Sakăzov et ses partisans y sont accusés d’opportunisme petit-bourgeois et leurs « manœuvres démagogiques » y font l’objet d’une charge en règle.

14La même année, une autre question majeure sera également portée à l’attention du B.S.I. : la question macédonienne. Le 17 mai 1903 – soit quelques semaines après qu’un des principaux leaders de l’O.R.I.M., Goce Delčev, eut trouvé la mort dans une échauffourée avec un détachement militaire ottoman –, N. Harlakov allait écrire au B.S.I. pour lui demander de protester solennellement, au nom du prolétariat international, contre le « vandalisme des Turcs » et l’indifférence des gouvernements européens à l’égard du drame vécu par les populations de Macédoine. Dans les mêmes jours, un des dirigeants de la social-démocratie bulgare rallié à Ja. Sakăzov, E. Dabev, interpelle à son tour le secrétariat bruxellois de l’Internationale. Dans un bref rapport consacré à la question macédonienne, il définit nettement la position qui est celle des Larges à cette époque : « L’unique remède pour mettre fin au chaos en Macédoine est la séparation de cette province de l’Empire ottoman et son érection en État autonome. Sur ce point, nous sommes pleinement d’accord avec nos camarades de Serbie... » Le B.S.I., pour sa part, s’intéresse de près à la question macédonienne et porte, d’une façon générale, une réelle attention aux problèmes balkaniques. C’est ainsi que, lors d’une réunion tenue en février 1904, nous le voyons adopter une résolution spéciale qui allait être suivie d’une seconde circulaire en avril 1907. Le B.S.I. examinera à nouveau la situation dans les Balkans un peu plus tard (octobre 1908), au cours d’une réunion où l’on note la participation d’un représentant bulgare, Stefan Avramov.

15Très vite, Larges et Étroits ne devaient pas manquer une occasion de s’entre-déchirer. La correspondance de l’année 1904, par exemple, tourne presque entièrement autour du problème de la scission intervenue l’année précédente au sein du mouvement socialiste bulgare. Quelle est la fraction qui représentera la Bulgarie dans l’Internationale ? Telle est la question qui préoccupe essentiellement, à cette époque, les militants bulgares. N. Harlakov au nom des socialistes de gauche, E. Dabev et Ja. Sakăzov au nom de ceux de droite harcèlent le B.S.I. de plaidoyers pro domo et le pres sent de se prononcer. La correspondance échangée entre Sofia et Bruxelles au début de 1905 permet de suivre le processus d’adhésion des Larges d’abord au B.S.I., puis à l’Internationale. Les 25 et 27 février 1905, C. Huysmans annonce que le parti des Larges est admis « temporairement ». En fait, l’Internationale reconnaît les deux tendances. Mais, bien entendu, ce verdict est loin de satisfaire les éléments en présence, surtout les Étroits qui y voient un coup porté aux véritables intérêts des masses laborieuses bulgares.

16Il ressort clairement de matériaux conservés dans les archives du B.S.I. que la fraction de gauche était, dans l’ensemble, nettement plus intransigeante que la tendance dirigée par Ja. Sakăzov. Jusqu’en 1918, chaque fois que l’occasion s’en présentera, les socialistes étroits réclameront l’exclusion des « opportunistes » du B.S.I. et de l’Internationale. Dans le camp adverse, c’est au contraire l’esprit de conciliation qui prédomine. Certes, Ja. Sakăzov ne ménage pas dans sa correspondance avec le B.S.I. les critiques à ses adversaires, accusés de « diverger inconsciemment vers l’anarchisme ». Mais cela ne l’empêchera pas de plaider avec obstination, surtout à partir de 1909, en faveur de la réunification du socialisme bulgare.

17Cette réunification est-elle possible ? Le secrétariat de l’Internationale semble le croire. C. Huysmans ne cessera de prêcher à ses interlocuteurs la fraternité et la concorde. Il le fera notamment lors d’une réunion du B.S.I. tenue en novembre 1909, où la question de « l’Entente en Bulgarie » figurera à l’ordre du jour, sans toutefois, comme l’indique le Bulletin, qu’une solution y soit apportée, faute d’information suffisante. En 1910, à la demande des socialistes de droite, Huysmans chargera même Hr. Rakovski de s’interposer en vue de réconcilier les deux fractions rivales. De nombreuses lettres seront échangées à ce propos entre Sofia et Bruxelles. En vain. Larges et Étroits s’opposent sur trop de points pour qu’un raccommodement soit envisageable.

18Une des principales sources de friction : la question macédonienne. Les correspondants du B.S.I. la remettent constamment sur le tapis. Un des documents les plus significatifs dont nous disposons à ce propos est une lettre de G. Kirkov en date du 3 mai 1907. Il s’agit d’une réplique à une circulaire de l’organisation de Ja. Sakăzov demandant aux partis frères de « faire entendre leur voix en faveur de la liberté de la Macédoine ». Kirkov y résume avec netteté les positions de son parti : non à une indépendance macédonienne qui ne ferait que conforter les « aspirations chauvines » de la bourgeoisie bulgare ; oui à la recherche d’une solution globale susceptible d’assurer la paix dans les Balkans.

19Cette solution globale, c’est, on s’en doute, la confédération balkanique. Dans sa lettre du 3 mai 1907, Kirkov ne développe pas ce thème. Ce n’est qu’après la révolution jeune-turque, et plus encore à partir de la conférence inter-balkanique organisée à Belgrade dans les premiers jours de 1910 par le Parti social-démocrate serbe, que l’idée de confédération occupera une place importante dans la correspondance des Étroits avec le B.S.I. Naturellement, les Larges ne tarderont pas à donner leur avis sur la question. Un long rapport de Ja. Sakăzov envoyé à C. Huysmans au début du mois de septembre 1912 définit clairement la position des socialistes de droite : « La république fédérale, voilà l’idéal que nous cherchons à inculquer aux masses ouvrières. » Mais, précise dans la même foulée le leader des Larges, il ne peut être question d’admettre la Turquie – qui a fait la preuve de son incapacité de s’avancer dans la voie des réformes – au sein de cette future fédération ; les socialistes doivent revendiquer l’autonomie des provinces chrétiennes de l’Empire ottoman et faire tout ce qui est en leur pouvoir pour parvenir à ce but.

20Quelques semaines après l’expédition de ce rapport, les Monténégrins allaient donner le coup d’envoi à la première guerre balkanique. Dès le début des hostilités, la correspondance des militants bulgares avec le B.S.I. connaît une augmentation de volume spectaculaire. À droite comme à gauche, les déclarations, les manifestes, les professions de foi se succèdent à un rythme accéléré.

21La correspondance datée des mois de septembre-octobre 1912 témoigne des efforts considérables déployés par le B.S.I. pour convoquer une conférence balkanique social-démocrate contre la guerre. L’intransigeance des socialistes étroits et leur refus de collaborer avec les Larges empêchent la tenue de la conférence, mais favorisent la signature par les socialistes des pays balkaniques et de la Turquie d’un Manifeste condamnant la guerre. Ce texte, rédigé par Hr. Rakovski, est publié dans le Bulletin du 14 octobre 1912. Toutefois, en dépit d’un geste aussi marquant, les Étroits et les Larges vont continuer de s’opposer. De part et d’autre, on condamne la guerre, on villipende le chauvinisme et le bellicisme de la bourgeoisie. Mais chacune des deux tendances propose sa propre analyse des événements et développe ses propres conclusions. C’est chez Ja. Sakăzov que l’on trouve les points de vue les plus réalistes sur le conflit en cours. Dans une lettre griffonnée à la va-vite, le 23 octobre 1912, moins d’une semaine après le début des opérations militaires, il note non sans quelque amertume : « Les socialistes ne peuvent rien contre une guerre approuvée par le peuple... Ils n’ont ni le courage, ni les arguments, ni les moyens pour lutter contre une telle guerre. » Un avertissement dont la Deuxième Internationale ne saura pas tenir compte.

22Le problème de l’attitude à adopter face à la guerre constituera le centre de gravité de la correspondance des sociaux-démocrates bulgares avec le B.S.I. pendant de nombreux mois. C’est ici aussi qu’il faut placer un volumineux dossier – totalisant une vingtaine de lettres – qui nous apporte de précieuses informations sur le « fonds balkanique », une collecte effectuée par le mouvement socialiste international au profit des partis-frères des Balkans.

23Ce n’est qu’avec la campagne électorale de novembre-décembre 1913 que de nouveaux-thèmes apparaîtront. Le 8 décembre, Ja. Sakăzov adresse à C. Huysmans une lettre entièrement consacrée à la question des élections. Quelques jours plus tard, le même Sakăzov fait connaître au B.S.I. le verdict des urnes – très favorable aux socialistes – et analyse en détail les conséquences politiques du scrutin. La guerre et son cortège d’atrocités semblent désormais oubliés.

24En cette fin de l’année 1913, le fossé entre socialistes de gauche et socialistes de droite apparaît plus profond que jamais. Les deux tendances antagonistes donnent l’impression de mettre plus d’ardeur à se combattre l’une l’autre qu’à lutter contre les partis bourgeois. La situation est si grave, si dommageable à la cause du socialisme que le B.S.I. décidera une nouvelle fois de jouer la carte de la médiation. Pour se renseigner sur la situation en Bulgarie, Huysmans fera appel à de nouveaux informateurs, dont il attend sans doute une certaine impartialité. Signalons parmi ceux-ci une militante nommée Šindarova dont nous ne savons rien si ce n’est qu’elle était suffisamment bien introduite dans les cercles socialistes pour être en mesure d’adresser, à la fin de l’année 1913 et au début de 1914, deux longues lettres au secrétariat du B.S.I.

25À partir du début de 1914, les lettres échangées entre le secrétariat de l’Internationale et Sofia concernent, pour une grande part, le problème de la réunification. Les circonstances exigent que les sociaux-démocrates mettent fin à leurs anciennes querelles. Le tsar Ferdinand vient en effet de dissoudre le Sobranie et d’ordonner l’organisation de nouvelles élections. L’heure est grave. Les socialistes ne doivent plus offrir à l’opinion le spectacle de leurs déchirements. Le 10 janvier 1914, Ja. Sakăzov adresse au B.S.I. et à tous les partis associés une lettre dans laquelle il sollicite l’intervention de l’internationale pour la réconciliation des deux partis à la veille de la campagne électorale. Vers la même époque, le B.S.I. reçoit aussi, sur le même sujet, des lettres de Belgique (le 30 janvier), d’Italie (le 30 janvier), de France et d’Allemagne (les 5 et 6 février). La missive du secrétaire français, Louis Dubreuille, est particulièrement digne d’intérêt : elle signale que la question bulgare a été discutée au sein de la commission administrative du Parti et demande au B.S.I. d’inviter les deux fractions socialistes de Bulgarie à proposer des candidatures communes aux élections parlementaires ; par ailleurs, elle annonce l’envoi d’une aide d’un montant de deux cents francs destinée au financement de la campagne électorale des socialistes bulgares. Le B.S.I. de son côté multipliera les démarches auprès de ses correspondants et, dans les premiers jours de février, ira même jusqu’à adresser un manifeste aux socialistes bulgares les appelant à marcher au combat dans l’unité (l’Humanité, 12 févr. 1914). Comme il n’a cessé de le faire depuis 1907, Ja. Sakăzov se montre pour sa part favorable à la réconciliation. « Il y a plus de dix ans, écrit-il, que les socialistes bulgares sont divisés en deux fractions ennemies... Or, ce qui nous divise, ce ne sont pas tant nos divergences en matière de théorie que les commentaires haineux dont nous accueillons, les uns et les autres, les paroles et les actes de nos adversaires. »

26Mais les Étroits ne se laisseront fléchir ni par les avances de Sakăzov, ni par les objurgations du B.S.I. Au nom de son parti, G. Kirkov repoussera catégoriquement toute idée de réunification.

27En juin-juillet 1914, le B.S.I. mène une nouvelle campagne en faveur de l’unification du mouvement bulgare. Sur ce thème, plusieurs lettres parviennent à Bruxelles, expédiées respectivement par É. Vaillant (le 5 juillet), Saul Nahum (le 5 juillet), la direction du Parti socialiste italien et l’Organisation révolutionnaire social-démocrate d’Arménie (le 7 juillet), A. Balabanov (le 10 juillet), les Partis socialistes du Portugal (le 10 juillet), de la Suisse (le 10 juillet), du Danemark (le 11 juillet), de la Grande-Bretagne (les 17 et 20 juillet), le Secrétariat des syndicats de Zagreb (le 24 juillet). Toutes ces lettres condamnent la scission au sein du mouvement bulgare et demandent au B.S.I. d’assumer le rôle d’arbitre de l’unification. Le plus réaliste des correspondants du B.S.I. s’avère être Ramsay MacDonald qui, entre autres, exprime des doutes sérieux sur l’efficacité d’une intervention extérieure dans les affaires internes des partis balkaniques. Il est possible que C. Huysmans ait préparé l’organisation d’une réunion du B.S.I. afin de relancer la discussion de la question bulgare, mais les événements internationaux de la deuxième moitié de juillet absorbent pleinement l’attention du secrétariat. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et le déplacement du siège du B.S.I. d’abord à La Haye, ensuite à Stockholm mettront fin à la correspondance sur les problèmes du socialisme bulgare. Dans ce même temps, on verra s’interrompre l’échange plus ou moins régulier de lettres entre Sofia et Bruxelles.

28C’est dans la division et la discorde que la social-démocratie bulgare aborde la Première Guerre mondiale. Les archives du B.S.I. ne conservent malheureusement pas les réactions à chaud des deux fractions rivales face au conflit. Il faudra attendre le printemps 1915 pour voir les dirigeants socialistes bulgares reprendre contact – de manière très fugitive – avec le B.S.I., installé depuis quelques mois à La Haye.

29L’organisation de Ja. Sakăzov fut la première à se manifester. Le 27 mars, K. Bozveliev envoie à C. Huysmans un copieux rapport sur la stratégie suivie par les Larges depuis le début de la guerre. Quelques jours après, le 31 mars, c’est au tour de G. Kirkov, porte-parole des socialistes de gauche, de tenter de renouer. Naturellement, Larges et Étroits sont unanimes dans leur condamnation de la guerre. Mais le cataclysme qui est en train de bouleverser l’Europe n’a pas suffi à leur faire oublier leurs anciennes mésententes. Le rapport de Kirkov vise en grande partie à présenter les Larges comme des bellicistes impénitents. Bozveliev, de son côté, accuse les Étroits de faire le jeu du militarisme germanique. Datée du 4 mai 1915, la réponse de C. Huysmans à ces deux missives se présente avant tout comme un plaidoyer en faveur de la politique de l’autruche adoptée par le comité exécutif de l’Internationale depuis août 1914. Le secrétaire du B.S.I. note d’autre part à la fin de son message : « Je ne puis que regretter encore une fois que même la guerre n’ait pas calmé les dissensions intestines entre partis socialistes bulgares. »

30Cette lettre de C. Huysmans resta, selon toute apparence, sans réplique. Du début de mai 1915 au milieu de l’année 1918, le dossier que nous avons dépouillé ne conserve aucune trace de correspondance entre Sofia et La Haye. L’entrée en guerre de la Bulgarie à l’automne 1915 fut assurément pour beaucoup dans ce gel des relations entre le secrétariat de l’Internationale et les socialistes bulgares. Il convient de reconnaître par ailleurs que l’immobilisme de C. Huysmans, l’entêtement qu’il mettait à refuser d’agir ne pouvait que décourager le zèle des correspondants du B.S.I.

31Les deux derniers documents dont nous disposons datent de l’après-guerre. Ils émanent l’un et l’autre de l’organisation de Ja. Sakăzov. Le premier est la traduction en langue française de deux articles parus dans Narod, organe des Larges, les 6 et 7 mai 1918 ; il y est principalement question du problème macédonien. Le second est un bref rapport de T. Hristov, rédigé vers le début de décembre 1920. Cet ultime document fait état des discussions provoquées au sein du parti par les vingt et une conditions d’admission au sein de la Troisième Internationale et proclame la fidélité des Larges au « grand bloc du prolétariat occidental », c’est-à-dire à ceux qui, à Amsterdam ou à Londres, tentent de ressusciter l’ancienne Internationale socialiste. Ce compte rendu de Hristov s’achève sur une note extrêmement optimiste : « La crise est résolue et toutes les forces du parti, toutes ses organisations sont actuellement mises en action. Notre organe, Narod, publie chaque jour des communications relatives aux congrès locaux et aux réunions publiques qui ont lieu dans tout le pays et cela prouve que le parti a repris sa vie normale. »

32La suite des événements ? Les archives amassées par C. Huysmans ne nous en disent rien. Et pour cause. À l’époque où Hristov expédie son rapport, cela fait déjà belle lurette que le B.S.I. a amorcé son agonie.

  • 1 Dans cet article, il n’a été question que de matériaux relatifs aux deux principales tendances de l (...)

33Le dossier présenté dans les pages qui précèdent ne fournit que très peu de renseignements sur l’histoire du socialisme bulgare après le début de la Première Guerre mondiale. Mais force nous est de reconnaître que les documents concernant les années antérieures à la guerre forment, eux, un ensemble passablement cohérent et qu’ils donnent un aperçu très complet des multiples questions auxquelles fut confronté le socialisme bulgare jusqu’en 19141.

34Certes, les archives du B.S.I. n’apportent aucune information véritablement inédite. Leur principale utilité réside dans le fait qu’elles permettent de cerner le déroulement des choses avec une grande précision et qu’elles complètent et corroborent les données fournies par d’autres sources (journaux, mémoires, œuvres de D. Blagoev, etc.). Elles présentent également l’intérêt de nous éclairer sur les relations que les organisations bulgares entretenaient avec le mouvement socialiste international. Il est à noter enfin qu’elles proposent un bon nombre d’indications inédites sur diverses figures du socialisme bulgare.

Notes

1 Dans cet article, il n’a été question que de matériaux relatifs aux deux principales tendances de la social-démocratie bulgare. Il convient cependant de souligner que le dossier « Bulgarie » du B.S.I. contient également quelques documents concernant l’éphémère fraction « libérale » de N. Harlakov. Cette fraction, qui allait se fondre dans les premiers jours de 1909 avec l’organisation de Ja. Sakăzov, ne semble pas avoir entretenu de correspondance véritablement suivie avec C. Huysmans.

Auteurs

(École des hautes études en sciences sociales, Paris)

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