1Par la publication des documents des archives du ministère de l’intérieur de Russie, nous savons qu’au cours d’un conseil spécial (27 mai 1906) il avait été décidé d’exiler Bogdanov dans le district de Tver, pour trois ans, sous la surveillance de la police. Mais, au début d’août, le ministère de l’intérieur lui permit de partir à l’étranger et d’y rester le temps qu’aurait dû durer son exil. Dès le début du mois d’août, Bogdanov se trouve à Kookala, en Finlande, où Lénine séjourne depuis le début du mois de mars 1906.

2Très rapidement, il remplace A.I. Rykov au Comité central du POSDR ; ainsi, avec ses amis Krassine et Desnitsky, Bogdanov devenait un des trois représentants bolcheviks, contre les sept mencheviks, au Comité central élu par le IV^e Congrès. Il développe une activité littéraire étendue et participe, entre autres, à la rédaction du journal légal Vestnik žizni et se trouve également parmi les organisateurs et rédacteurs de l’organe illégal des bolcheviks – Vpered qui remplaça Volna, fermé par la censure. Vpered dut lui aussi assez rapidement cesser de paraître (27 juin) ; sa place fut prise par Exo qui, lui non plus, ne dura pas longtemps. Enfin, au début du mois de septembre, fut repris une nouvelle fois le périodique Proletarij, au début comme organe des sections de Moscou et de Pétersbourg (étant donné que le Congrès de l’union avait interdit l’existence d’organes de fractions) et ensuite, à Genève et à Paris, en tant qu’organe officiel du « centre bolchevique ».

3Jusqu’au V^e Congrès du POSDR, nous trouvons Bogdanov prenant une part active dans tous les domaines de l’action du Parti ainsi que dans la presse légale et illégale. En raison de l’impossibilité d’étudier les archives du Parti à Moscou (CPA), il est difficile d’établir quels sont les articles qui ont été écrits par Bogdanov, de même que l’on ne peut avoir accès aux nombreuses lettres qui ont été conservées. Nous devrons donc juger ses conclusions concernant les leçons de la révolution de 1905 d’après les seules publications légales, ainsi que d’après les appréciations comprises dans ses articles ultérieurs, dans lesquels il traite de nouveau de la leçon de la révolution, des facteurs de sa défaite et de son caractère.

4Quant à sa conception générale de la révolution, il est clair que selon lui les révolutions ne sont pas des époques de création de nouvelles valeurs ; car le déchaînement de la révolution étant lui-même le signe de l’incapacité de la société d’organiser et de coordonner les forces contraires qui se heurtent en son sein et qui, par leur polarisation, s’échappent avec une puissance destructrice qui est l’inverse du développement de forces sociales créatrices. Déjà, au plus haut de la marée révolutionnaire, il avait écrit dans Novaja žizn’que la destruction de la vie économique et la désorganisation générale qui se sont abattues sur la Russie avec la tempête révolutionnaire sont inévitables. La faute en revient cependant uniquement aux classes gouvernantes, les ouvriers ne faisant que lutter pour assurer leurs droits élémentaires, droits qui ont été obtenus dans toute société civilisée. Pourquoi Struve le libéral se considère-t-il blessé d’être mis sur le même plan que Witte et que la réaction ? Telle est la question rhétorique que pose Bogdanov.

5Dans la deuxième édition augmentée du recueil De la psychologie de la société (datée du 20 juin 1906), Bogdanov explique, en introduction que la Révolution a soulevé des problèmes des plus complexes et que l’on ne peut s’attendre à ce qu’un parti aussi jeune que le POSDR ne fasse pas d’erreurs. D’où l’importance de la théorie qui précise quelles sont les tâches du Parti des ouvriers face aux tentatives de la bourgeoisie pour prendre la direction de la révolution et, par là-même, pour diriger la classe ouvrière dans une voie fixée par elle. Si la bourgeoisie russe avait réussi dans ces tentatives, le spectacle honteux du rétablissement de l’esclavage du prolétariat après la Révolution se serait répété comme cela avait été le cas lors des révolutions en Occident, où le « nègre, ayant rempli son rôle, avait été prié de s’en aller ».

6Le danger paraît à Bogdanov encore plus imminent du fait que les différentes couches de la classe ouvrière n’ont pas atteint un même niveau de développement et en raison du « caractère écartelé » des dirigeants ouvriers issus de l’intelligentsia, qui ont un penchant pour l’opportunisme et pour le compromis, lequel consiste principalement à « émousser les contradictions ». Il consacre un autre article à la discussion de ces tendances, La Philosophie et la Révolution, qui traite des liens idéologiques les plus abstraits avec la praxis. Bogdanov reviendra plus d’une fois, dans l’avenir, sur les leçons qu’il y a lieu de tirer de la révolution de 1905. C’est ainsi que l’on peut lire dans l’introduction au recueil Očerki filosofii kollektivizma (1909) :

7Les peuples de l’Orient sortant d’un sommeil millénaire, s’empressent de prendre place dans les rangs de l’armée du progrès. Ils ont rompu l’équilibre du vi^eux monde. […] Le rôle de la Russie dans le drame historique de notre époque est loin d’être terminé. […] Le peuple a manqué de forces lors de sa première tentative directe pour résoudre le problème de l’heure présente ; il manqua de forces organisées et d’organisateurs ; ceux-ci n’avaient pu se former dans les conditions accablantes de la période pré-révolutionnaire. Ecrasée sous un joug pesant, la vie des masses s’est tournée vers l’intérieur, leur activité créatrice se déroba à l’œil ; il sembla même qu’elle avait pris fin. On se tromperait toutefois à le craindre et une cruelle déception attend ceux qui se prendraient à l’espérer...

8Le prolétariat aura à remplir le rôle le plus difficile et le plus responsable dans les événements qui suivront la conclusion de cette élaboration préliminaire ; il devra être non seulement une force organisée mais encore remplir une fonction organisatrice et directrice pour d’autres forces sociales moins conscientes et moins orientées dans le mouvement spontané.

9Dans cette introduction, dont il ne fait aucun doute que Bogdanov fut un des auteurs, nous estimons que l’on peut trouver tous les éléments qui le conduiront de la conception du caractère de la révolution et des facteurs de sa défaite vers la conception des rôles que le prolétariat était appelé à remplir dans la poursuite de la lutte révolutionnaire et jusqu’aux tâches découlant de cette situation, comprises dans l’idée de la « culture prolétarienne ».

10Rappelons ici encore deux appréciations postérieures de Bogdanov, qui sont susceptibles de rendre plus claires ses prises de position au cours des prochaines années. Selon lui, le prolétariat détient dans la société une position particulière : il constitue la seule classe qui a mené une lutte sans compromis pour un changement radical et décisif des relations sociales ; il est la seule classe révolutionnaire sans tâche. Chacun de ses succès représente un moyen en vue de l’intensification de sa lutte pour le socialisme ; chaque pas qu’il effectue en avant sur la voie de l’obtention des libertés civiques ou d’un niveau de vie décent, constitue une nouvelle menace pour l’ancienne société. C’est pourquoi il est seul dans son combat.

11Toutes les classes possédantes, telles que les capitalistes, les propriétaires et même les paysans et les artisans, sont naturellement hostiles au prolétariat. Si les capitalistes et les propriétaires fonciers mènent contre le prolétariat une véritable guerre, les paysans et les artisans, attachés à leur petite propriété et s’efforçant constamment de l’accroître, sont éloignés de la conception de justice, de vérité et de coopération dans l’esprit prolétarien. La fidélité de chaque classe à ses propres intérêts fait que non seulement dans sa lutte économique, mais aussi dans ses combats culturels et politiques, le prolétariat demeure isolé, même lorsque cela n’est pas apparent.

12Il ne se trouve des alliés que pour parcourir une étape limitée ; il s’agit là d’un regroupement provisoire, jusqu’à la victoire sur un ennemi commun. De l’expérience de la France (il s’agit des révolutions de 1848 et 1871) on sait d’après Bogdanov, que même le paysannat n’a pas favorisé le prolétariat dans son soulèvement ; bien au contraire, c’est lui qui a aidé à le noyer dans des flots de sang. De même, il ne peut espérer rien d’autre de la part de l’intelligentsia, qui peut paraître une alliée dans la lutte pour le socialisme. Il est interdit au prolétariat de compter sur aucune des autres couches ou de faire avec elles un compromis, en croyant à une unité d’objectif. Il ne doit compter que sur sa seule force, et examiner tous les autres de son propre point de vue de classe. Telle est la signification de l’affirmation que la libération de la classe ouvrière est l’œuvre de ses seules mains.

13La situation du prolétariat russe, aux dires de Bogdanov, est particulièrement complexe. L’expérience révolutionnaire (au cours des années 1904-1908) a démontré, à son avis, que le prolétariat ne peut suivre la bourgeoisie, même lorsqu’il s’agit de sujets tels que la lutte pour les libertés civiques ; qui plus est, la bourgeoisie se laisse entraîner par les éruptions spontanées de la classe ouvrière et du paysannat, sous l’effet d’une crainte constante du peuple en armes, crainte qui est plus forte que son aversion pour le gouvernement du tsar. Bien que ce fût la classe ouvrière russe qui poussa la bourgeoisie en avant, cela n’empêcha pas cette dernière, depuis les Octobristes jusqu’aux Kadets, de trahir à la première occasion qui leur sembla propice. Et, comme si cela ne suffisait pas, ils se démenèrent afin de persuader le paysan de compter sur la Douma et d’attendre de sa part une réforme agraire.

14Quant au paysannat, on ne peut dire qu’il a trahi le prolétariat : il était tout simplement enfoncé dans son ignorance, inorganisé, timoré. L’action du prolétariat avait suffi à réveiller le paysannat, mais n’avait pas réussi à le faire participer à la lutte armée et décisive contre le régime. L’armée, composée pour la plupart de fils de paysans, demeura, dans sa majorité, fidèle à la discipline de fer que l’autocratie avait instituée en son sein ; ces fils de paysans croyaient généralement aux promesses faites par leurs officiers, les fils de nobles qui les asservissaient. L’intelligentsia, quant à elle, était une alliée volage, dont la fidélité s’évanouit avec le reflux de la marée révolutionnaire. Il sembla, dès lors, que le prolétariat devrait tout recommencer à zéro, se retrouvant à nouveau seul dans la lutte.

15Malgré tout il ne s’agissait pas là d’un travail de Sisyphe : le prolétariat avait appris que sa force résidait dans son organisation ; il avait appris à connaître l’environnement social de classes dans lequel il agit, c’est-à-dire à savoir ce qu’il peut attendre de la part des autres classes. Telle est la leçon à tirer en prévision des prochaines étapes de la révolution. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne le paysannat : le prolétariat ne doit pas se contenter de le réveiller et de le pousser à la lutte, il lui importe de gagner une influence stable dans les campagnes en organisant le prolétariat rural, en approfondissant l’information socialiste au sein de cette couche et, par son intermédiaire, d’arriver à influencer l’ensemble des masses paysannes pauvres, dans la lutte pour la terre et la démocratie. Cette couche ne sera, même alors, qu’un allié provisoire, cependant que le paysannat riche se joindra à la réaction.

16Une décennie plus tard, entre les révolutions de février et de novembre 1917, Bogdanov reviendra une nouvelle fois sur les leçons de 1905 : l’explosion eut lieu parce que le capitalisme s’était heurté à l’État de l’autocratie seigneuriale ; mais la bourgeoisie prit peur devant la puissance des masses, tandis que le paysannat ne soutint que peu le prolétariat, qui avait pris la tête de la révolution. La bourgeoisie se dépêcha de parvenir à un compromis, et c’est sous la forme du système de Stolypine du 3 juin 1907 que les forces du progrès furent à nouveau mises au pas. La révolution a battu en retraite parce que ses forces n’étaient pas suffisamment puissantes et organisées, mais il n’est pas question d’en arrêter le cours.

17Selon Bogdanov, un nouvel éveil révolutionnaire était visible dès la veille de la Première Guerre mondiale ; la guerre retarda l’explosion qui n’eut lieu qu’en 1917. C’est donc d’une révolution démocratique que la Russie a besoin et, bien que la classe ouvrière poursuive des objectifs plus éloignés, elle doit, afin de ne pas se séparer du peuple, exiger l’instauration d’une république démocratique, d’une réforme agraire – sans que cela porte atteinte à la production –, d’une assemblée constituante et d’élections générales.

18Tout ceci a été écrit par Bogdanov au moment où Lénine rédigeait ses Thèses d’Avril (1917). Combien les deux hommes s’étaient éloignés l’un de l’autre !

19C’est ainsi que Bogdanov était passé, au cours d’une époque brève mais mouvementée, entre 1907 et 1917, de la « gauche » de Lénine à sa « droite ».

*

20Lorsque, le 19 août, fut publiée la loi concernant les élections à la Douma consultative d’État (Položenie o vyborax v Gossudarstvennuju Dumu), contrairement aux mencheviks qui avaient proposé une tactique compliquée préconisant l’exploitation de ces possibilités restreintes, les bolcheviks proposèrent la tactique du « boycottage actif » comme moyen de « fomenter » la révolution.

21Bien qu’il existât lors du III^e Congrès trois nuances différentes dans l’appréciation de la politique gouvernementale et l’élaboration d’une tactique à son égard, voici qu’après le congrès, nous sommes témoins d’un regroupement parmi les bolcheviks au sujet de la tactique. Sur l’initiative des membres du C.C. en Russie (qui étaient à cette époque Krassine, Bogdanov, Rumiantsev et Postolovsky) se réunit à Riga une conférence spéciale, du 20 au 22 septembre, afin de coordonner la tactique du boycottage et l’opposition aux élections.

22La montée révolutionnaire annula de toute manière la réunion de « la Douma Boulyguine » ; à la fin du tumultueux mois d’octobre fut publié le manifeste connu qui promettait des « libertés civiques » et une « Douma nantie de pouvoirs législatifs ». C’était là, sans aucun doute, une concession de la part de l’autocratie et de ses partisans, face à la formidable pression dont elle avait été l’objet. Dans un pamphlet publié le lendemain par le Comité central (bolchevique), il était fait appel aux ouvriers afin qu’ils ne ralentissent pas leur lutte contre les élections, étant donné que seule son intensification offrait une chance d’obtenir quelques résultats.

23 C’est ensuite que fut publiée la lettre-circulaire du C.C. de Russie, écrite par Bogdanov, et contenant les directives sur la tactique à adopter à la suite du manifeste du tsar. À l’égard de la Douma :

24Le point central de notre tactique envers la révolution bourgeoise que nous traversons actuellement est le mot d’ordre qui préconise une insurrection armée et la formation d’un gouvernement révolutionnaire provisoire en tant que méthodes pour assurer une liberté réelle au prolétariat dans sa lutte pour le socialisme. […]

25Passons maintenant au problème de la Douma d’État. Les événements ont prouvé à quel point nous avons eu raison de nous en tenir à une position inconciliable envers elle. La Douma de Boulyguine a été « activement boycottée » et le prolétariat l’a fait sauter plus tôt que nous ne nous y attendions. Quelle position faut-il prendre envers la nouvelle Douma, la Douma législative de Witte ?

26Dans le problème de l’élargissement du droit de vote, elle se limite à des promesses vagues et imprécises. Nous ne savons pas jusqu’à quel point elle se distingue de la Douma de Boulyguine et nous n’avons aucune raison de changer de tactique. Notre mot d’ordre est le suivant : non pas la Douma, mais l’Assemblée législative convoquée par le gouvernement révolutionnaire provisoire sur la base du suffrage universel égal, direct et secret, sans distinction de sexe, de nationalité et de religion. Notre attitude envers les concessions accordées par les Boulyguine et les Witte est la même qu’auparavant : non pas un compromis, mais un « boycottage actif ».

27Le 24 décembre, au plus fort des journées du soulèvement armé à Moscou, fut publiée une nouvelle loi relative aux élections à la Douma d’État et qui contenait une concession supplémentaire en faveur des ouvriers (élargissement du droit de vote dans les villes, établissement d’une curie particulière pour les ouvriers, bien que les élections dans cette curie aient été prévues à trois degrés).

28La loi fut publiée alors même que se tenait la réunion bolchevique de Tammerfors, réunion destinée à servir de phase préparatoire au Congrès d’union. Aucun exposé particulier ne fut présenté à cette réunion, au sujet de l’attitude envers les élections à la Douma. La décision de la réunion, préparée par Lénine, Krassine, Staline et d’autres, exigeait la poursuite du « boycottage actif » en tant que meilleure tactique révolutionnaire du moment.

29Lors de la réunion de Tammerfors, personne n’avait encore réalisé que la phase de reflux de la révolution avait commencé. C’est pourquoi une résolution spéciale concernant la Douma fut adoptée, qui condamnait la politique du gouvernement en tant que politique de mensonges et de tromperies à l’égard de la population. C’est une « Douma policière » et c’est le devoir de la social-démocratie de la faire éclater ; en même temps, il faut exploiter, dans la mesure du possible, les réunions électorales qui se tiendront afin d’élargir l’information et l’organisation révolutionnaires.

30À la suite de cette résolution, Lénine écrivit l’article La Douma d’État et la Tactique de la social – démocratie (janvier 1906). Son argument était que la guerre civile se déroulait encore et que, là où le calme s’était rétabli, il ne pouvait s’agir que d’un calme provisoire ; les élections ne sont qu’un jeu organisé auquel le prolétariat n’a aucun intérêt à participer. Que peuvent donner au prolétariat les élections à la Douma, élections inspirées par la police ? Dans la mesure où il existe des objectifs concrets, il est possible de les atteindre au moyen du boycottage. Et comment conjuguer le « boycottage actif » avec l’aspiration vers l’union qui est une obligation nécessaire ?

31Lénine écrit alors : « Pour l’union, il faut lutter avec les mencheviks au sujet d’une tactique appropriée […], persuader les membres du Parti au moyen d’une discussion portant sur les problèmes en question, tout en précisant les intérêts de classe du prolétariat. » Et il s’engage à ce que la lutte se poursuive jusqu’au Congrès ; après ce dernier, les décisions de la majorité engageront la minorité ; cependant, jusqu’à ce que soit prise une décision relative à une tactique commune, les deux conceptions doivent s’affronter et même servir de critère pour l’élection de délégués au Congrès.

32Le 24 mars fut publié l’oukase punissant d’emprisonnement l’abstention aux élections ou la propagande en faveur du boycottage. Lénine publie à cette époque sa brochure La Victoire des Kadets et les Tâches du Parti ouvrier dans laquelle il polémique avec les Kadets et, dans une non moindre mesure, avec Plekhanov et les autres mencheviks : la seule possibilité qui reste aujourd’hui à l’autocratie étant de leurrer les masses au moyen d’illusions constitutionnelles, quel peut être l’intérêt du Parti ouvrier d’y apporter son appui ? Quant à l’approbation de la démocratie bourgeoise par Marx et les sociaux-démocrates, Lénine répond : « Il y a d’abord lieu de prouver que la Douma est réellement un instrument de gouvernement de la bourgeoisie dans une Russie libre et non plus la feuille de vigne de l’autocratie tsarienne. »

33La conclusion de Lénine, qui a une signification pour l’avenir, est que « la Douma est destinée à servir de moyen de diversion à la Révolution » ; c’est pourquoi la victoire des Kadets est la victoire des Girondins et elle ne pourra qu’aider à dessiller les yeux du peuple.

34La lutte des bolcheviks pour une tactique de boycottage s’intensifiait au fur et à mesure qu’un nouveau changement intervenait dans les positions des mencheviks. Plekhanov avait été jusqu’à déclarer qu’il « n’aurait pas fallu prendre les armes » (au sujet du soulèvement armé de Moscou), puis s’opposa véhémentement même à une politique de boycottage restreint, après quoi il envisagea la possibilité d’un front électoral avec les Kadets. Son attitude trouva des adeptes parmi les mencheviks en Russie, et il est notoire que dès le début de mars 1906, lors de la deuxième réunion du Parti à Pétersbourg, Th. Dan exprima l’avis qu’il fallait participer à la Douma.

35La plate-forme des bolcheviks en prévision du IV^e Congrès, qui avait été préparée lors du Conseil tenu à Kookala à la fin de février (et qui fut étudiée à Moscou avec la participation de Lénine), fut publiée au début du mois d’avril dans le deuxième numéro de Partijnye izvestija, organe du Comité central unifié.

36Dans une résolution concernant spécialement la Douma, il est dit : « La Douma est un appendice inutile et impuissant de la bureaucratie autocratique. […] Le seul but d’une telle Douma est de […] tromper le peuple ;[…] c’est pourquoi la participation aux élections à la Douma, qui ne contribuera en rien au développement de la prise de conscience du prolétariat, au renforcement et à l’élargissement de son organisation de classes ni même à sa préparation au combat, pourra, par contre, semer la désorganisation et la corruption dans les rangs du prolétariat. »

37C’est dans cet esprit que fut présentée la proposition des bolcheviks au Congrès contre les propositions des mencheviks.

38Les résolutions adoptées par ce Congrès étaient, on le sait, conformes à l’esprit des mencheviks. La résolution concernant les élections à la Douma préconisait la participation afin de faire entrer à la Douma des députés sociaux-démocrates et, dans les conditions ainsi créées, discuter même de la création d’un groupe social-démocrate à la Douma. Il s’avéra en effet à la suite des élections que des députés sociaux-démocrates avaient été élus et, à la séance inaugurale de la Douma (10 mai 1906), 18 députés sociaux-démocrates étaient effectivement présents, et cela encore avant les élections au Caucase.

39Il apparut que le boycottage avait échoué ; les masses paysannes et même les ouvriers se rendirent aux urnes faisant passer des députés (une centaine de Trudoviki). Les projets de résolution qui avaient été présentés avant le Congrès furent modifiés et l’accent fut mis sur les chances révolutionnaires qui surgiraient du conflit entre cette Douma et le gouvernement (dans la proposition des mencheviks), tandis que, lors du vote de l’article relatif à la participation aux élections futures au Caucase, Lénine et, avec lui, seize autres bolcheviks s’abstinrent.

40Il serait intéressant, dans la mesure où la chose nous est possible, d’examiner l’attitude de différents bolcheviks envers la Douma. Nous ne pourrons produire ici que deux témoignages, de personnes apparentées à Bogdanov :

1. Dans le périodique Vestnik žizni, Bazarov-Roudnev publia un article sur l’attitude de la social-démocratie à l’égard de la Douma. Dans cet article, il affirme expressément que la victoire des Kadets avait été causée, entre autres, par le boycottage décrété par la S.-D. Il témoigne que la politique du boycottage était au fond celle du Parti tout entier, étant donné que les mencheviks aussi avaient proposé de ne participer qu’à la première phase des élections ; et, surtout, les accusations d’« anarchistes » portées contre les partisans du boycottage sont dénuées de tout fondement, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une opposition de principe à l’égard de toute activité parlementaire, mais envers la Douma en tant que forme dénaturée du parlementarisme.
2. Dans une lettre adressées à Gorki et Andreeva après le Congrès, Krassine se plaint de ce que les décisions privent les bolcheviks de toute possibilité d’action ; il leur écrit que les mencheviks sont prêts à s’adapter et à aller jusqu’à se contenter d’une simple lutte « légale », « alors qu’en fait les événements sont tels qu’une nouvelle vague révolutionnaire semble inévitable. Le caractère stérile de la Douma […] apparaîtra rapidement à tous. »

41 Un autre témoignage est constitué par l’apparition en public de Lénine, à l’assemblée populaire qui se tint au salon de la comtesse Panine, le 22 mai 1906, après l’ouverture de la Douma. Lénine y apparut sous un faux nom (Karpov) et le texte de son discours n’a pas été conservé. C’était là le premier discours public de Lénine, il y fit une sortie véhémente contre le compromis entre les Kadets et l’autocratie, ainsi, évidemment, que contre le front entre les sociaux-démocrates et les Kadets, front dont la défense fut présentée, au cours de cette assemblée, par personne d’autre que le menchevik Th. Dan (Beresnev).

42La première Douma d’État (surnommée « la Douma de Witte »), on le sait, ne dura pas longtemps. Elle se réunit le 10 mai 1906 avec des pouvoirs réduits par les lois du 5 mars et du 6 mai. Le boycottage n’avait pas réussi et la réunion de la Douma, qui comprenait des élus sociaux-démocrates, ainsi qu’une importante fraction de Trudoviki, posait à nouveau la question de l’attitude envers la Douma, bien qu’elle fût loin de constituer une institution parlementaire parfaite.

43Le problème central qui fut immédiatement inscrit à l’ordre du jour était la question agraire. C’est justement à ce sujet que se concrétisa une certaine coopération entre les députés du parti S.-D. et les Trudoviki contre les Kadets. Bien qu’il se fût agi là d’une coopération restreinte et qu’elle ne se soit pas étendue à d’autres questions générales, les mencheviks en tirèrent des conclusions qui les éloignèrent encore plus des positions bolcheviques.

44Comme on le sait, Lénine soutint des années plus tard, dans son célèbre écrit La Maladie infantile du communisme que le boycottage des élections avait été une faute qu’il était « facile de réparer ». Il nous semble qu’un premier signe de changement et d’évolution dans l’attitude de Lénine se trouve dans l’article de félicitations qu’il publia dans le journal Volna, à l’occasion de la victoire du parti S.-D. aux élections à Tiflis. Il y écrit qu’après le Congrès d’union, la participation aux élections engage tous les membres du Parti et que les élus seront donc des membres du Parti qui seront désignés à cette fonction par les institutions compétentes. Et il ajoute :

Nos lecteurs savent que nous étions pour le boycottage de la Douma. Nous avons voté au Congrès contre la création d’une fraction S.-D. à la Douma […], ces raisons n’étaient pas de principe mais découlaient de la nécessité d’agir avec circonspection, ainsi que des circonstances réelles qui prévalaient alors. Il est évident qu’à présent, si de véritables membres du Parti sont entrés à la Douma comme députés élus d’une façon correcte du point de vue du Parti, nous serons disposés, en tant que membres d’un Parti unifié et dans la mesure de notre pouvoir, à les aider à effectuer leur tâche difficile.

45Il nous semble qu’il faille voir là, de la part de Lénine, sinon de celle de tous ses camarades de fraction, la fin de la tactique du boycottage. Nous sommes particulièrement confirmés dans cette idée par la lecture de son article À propos du boycottage, écrit à la fin du mois d’août et publié dans le premier numéro de Proletarij qui commença à paraître à nouveau au début de septembre 1906. Lénine écrit dans cet article :

Les sociaux-démocrates de l’aile gauche doivent réexaminer le problème du boycottage de la Douma d’État. Il y a lieu de rappeler que nous avons toujours présenté ce problème d’une façon concrète et en fonction d’une situation politique donnée. […] Il est impossible d’assumer les tâches de l’époque révolutionnaire en Russie en copiant des modèles allemands. […] L’heure est venue pour les S.-D. révolutionnaires de cesser d’être des boycotteurs. Nous ne refuserons pas d’aller à la Deuxième Douma quand (ou « si ») elle se réunit. […] Nous réunirons le V^e Congrès et nous y déciderons, pour le cas où les élections auront lieu, qu’il est indispensable de conclure avec les Trudoviki un accord électoral pour une durée de plusieurs semaines (un tel accord est impossible sans que se réunisse le V^e Congrès.) […] Il s’agit là du développement consécutif de l’ancienne tactique, et non pas d’une répétition de celle-ci ; c’est la conclusion tirée du boycottage précédent, mais non plus l’ancien boycottage lui-même.

46Nous avons, de cette époque, des documents importants, signés par les trois membres bolcheviks du Comité central (Bogdanov, Desnitsky et Krassine) et contenant une critique virulente à l’égard de la majorité du C.C. au sujet d’un certain nombre de questions, parmi lesquelles celles de l’attitude à l’égard de la Douma. Ces documents, qui sont des lettres de protestation des bolcheviks du C.C., ont été réunis en une brochure qui fut distribuée aux délégués au V^e Congrès. La première lettre date du 20 juillet 1906 et la dernière du 15 avril 1907, c’est-à-dire de la veille même de la réunion du Congrès.

47Bogdanov et ses camarades se plaignent amèrement du groupe parlementaire à la Douma, qui est dirigé par les mencheviks : ils s’élèvent contre la décision de se joindre aux Kadets dans une déclaration au peuple concernant les problèmes agraires (qu’ils considèrent comme contraire à la plate-forme du Parti), décision à laquelle le Comité central apporta son appui ; ils considèrent également comme erronée l’attitude de compromis adoptée par le groupe parlementaire après la dissolution de la Douma, lors du conseil tenu par les députés à Vyborg (Bogdanov y était présent personnellement). Formulant toute une série de plaintes et de critiques, ils proposèrent de répondre à la dissolution de la Douma par l’intensification des préparatifs de soulèvement.

48Ces lettres de protestation traitent des problèmes de tactique du Parti et du groupe parlementaire à la Douma, de la discipline et de l’unité du Parti. Les membres bolcheviks du Comité central protestent contre le fait que « toute la lutte révolutionnaire a été réduite exclusivement à l’activité autour de la Douma ».

49En prévision des élections à la Deuxième Douma se tint la Conférence du parti à Tammerfors (du 10 au 16 novembre), et là aussi se déroula une lutte âpre concernant le comportement du parti S.-D. lors des élections : il y fut décidé que l’on pourrait présenter aux élections des listes communes avec des Kadets, même sans plate-forme électorale unique. Au nom de 14 d’entre les 32 délégués, Lénine exprima les réserves des bolcheviks au sujet de cette décision, mais il fut néanmoins décidé que la discipline serait maintenue afin que dans chaque section soit appliquée une tactique unique lors de ces élections, suivant la décision de la section.

50L’aggravation des divergences au sein du Parti fit cependant sentir à nouveau la nécessité d’un nouveau congrès. Dès la fin du mois de juin, la section de Pétersbourg repoussait la politique du Comité central mencheviste et, entre autres exigences, demandait qu’un nouveau congrès se réunisse au plus tôt. Comme cette exigence parvenait de différents endroits, la II^e Conférence panrusse de Tammerfors décida de tenir le Congrès le 15 mars 1907. Dans les lettres de protestation citées plus haut, nous lisons que cette décision ne fut pas plus appliquée que les autres décisions de la Conférence : Plekhanov transgressa la discipline du Parti en proposant une plate-forme commune à tous les partis d’opposition ; le Comité central malmena la section de Pétersbourg uniquement parce que la majorité de cette section était bolcheviste, et cette malveillance encouragea en fait la scission à la veille même des élections, ce qui est sans aucun doute la cause, selon les auteurs de la protestation, de l’échec essuyé par le parti S.-D. aux élections à Pétersbourg.

51Le 5 mars 1907 se réunit la Deuxième Douma et il apparut immédiatement qu’elle était plus à gauche que la première : auprès des 65 députés sociaux-démocrates se trouvaient 104 Trudoviki, 37 socialistes-révolutionnaires, 16 socialistes et autres. Dans le groupe parlementaire S.– D., les mencheviks avaient la majorité décisive, mais c’était là une situation paradoxale étant donné qu’elle ne reflétait pas la composition des forces au sein du Parti lui-même, ainsi qu’il apparaîtra également lors du prochain Congrès.

52Au centre des débats de la Douma, se posa à nouveau le problème agraire ; les nouvelles conditions qui s’étaient instaurées en Russie donnaient à la Douma un soutien public suffisamment large pour lui accorder tout pouvoir de décision. P.A. Stolypine ne tarda point à exploiter cette nouvelle situation et, au moyen d’une provocation dirigée contre le groupe parlementaire S.-D., la Douma fut dissoute le 16 juin. Une nouvelle loi électorale fut immédiatement promulguée, destinée à faire de la prochaine Douma un fidèle soutien de l’autocratie.

53Dans son autobiographie, Bogdanov rapporte qu’il prenait à cette époque une part active à toutes les affaires concernant l’information et l’activité de groupe parlementaire S.-D. à la Douma.

54Les bolcheviks estimaient généralement que la crise traversée par la Russie n’était pas uniquement une crise constitutionnelle mais la suite de la crise révolutionnaire, la Révolution vaincue n’ayant pas accompli ses tâches. La vague révolutionnaire se trouvait en retrait, mais le pays n’avait pas retrouvé son calme. Face à cette situation, le conflit s’intensifia entre les deux fractions du parti S.-D. russe qui n’était uni que d’une manière formelle.

55 La tactique des bolcheviks subit une modification ; ils préconisent, on l’a vu, la participation aux élections afin d’exploiter la tribune de la Douma en vue d’une information révolutionnaire. En même temps, on lance également le mot d’ordre du « bloc de gauche ». Dans un article écrit pour le journal Die Neue Zeit en vue d’expliquer les résultats des élections, Lénine analyse le nouvel alignement des partis qui s’est créé. Il définit les Trudoviki comme le parti de la démocratie paysanne, c’est-à-dire comme un parti révolutionnaire dont l’aile gauche est constituée par les socialistes-révolutionnaires. La révolution a mis en relief le caractère de classe des partis et le prolétariat, qui aspire à l’hégémonie dans cette révolution, peut discerner avec qui une alliance lui permettrait de promouvoir la révolution sans pour autant céder le pas aux libéraux. Lénine développe l’idée que la tactique de « bloc de gauche » a remporté des succès dans de nombreuses villes et il mentionne Pétersbourg, où les partis « de gauche » ont obtenu 25 % du total des suffrages.

56Au début d’avril fut élu un nouveau comité de la section de Pétersbourg, composé aux trois quarts de bolcheviks et dont l’exigence la plus véhémente était de réunir au plus tôt le Congrès du Parti.

57En prévision de la réunion du congrès, les bolcheviks publièrent un recueil spécial intitulé Problèmes de tactique, dans lequel s’exprimaient leurs propres différentes nuances, mais qui unissait les participants de tendance ferme, préconisant la réunion d’un Congrès dont personne, en vérité, ne savait quelle forme il revêtirait, à la suite des changements intervenus depuis le Congrès d’union à Stockholm.

58On sait qu’à cette même époque se tint une réunion de militants à la villa Waza où habitaient Lénine, Bogdanov, G.D. Lejtejzen (propriétaire de la villa) et leurs familles. L’exposé de Lénine n’a pas été conservé ; il devait servir de directives aux orateurs représentant les bolcheviks aux réunions des sections en prévision du Congrès. Le thème principal en était les élections à la Douma, les accords électoraux et la critique des projets de résolutions publiés par les mencheviks en prévision du Congrès.

59Dans les projets de résolutions rédigés environ deux mois avant le Congrès, Lénine résume l’échec du boycottage et conclut que le rôle du prolétariat révolutionnaire est de mener la lutte également de la tribune de la Douma ; cette lutte doit être entreprise conjointement à la Douma et en dehors d’elle. La social-démocratie doit former son propre groupe parlementaire à la Douma ; la première place doit être accordée au rôle de propagande et d’organisation du groupe parlementaire, l’hypothèse étant que le conflit entre la Douma et le Gouvernement est de toute manière inévitable.

60La conception de base est que l’activité dans le cadre de la Douma est subordonnée à la politique générale du Parti. Le rôle de cette politique générale est de lutter contre l’hégémonie des Kadets au sein du mouvement de libération. La tactique bolcheviste considérait maintenant que le rôle primordial du groupe parlementaire était de servir « d’avant-garde de la démocratie tout entière », c’est-à-dire de se mettre à la tête du paysannat démocratique et révolutionnaire en vue de former à la Douma un « bloc de gauche ».

61Le 13 mai 1907 s’ouvrit le V^e Congrès à Londres, qui fut l’un des congrès les plus importants et les plus houleux ; il prit fin le 1^er juin avec la victoire totale des bolcheviks, l’adoption de résolutions dans l’esprit de leurs propositions et l’élection d’un nouveau Comité central (5 bolcheviks, 4 mencheviks, 2 représentants du parti S.-D. polonais et un représentant du parti S.-D. letton).

62Les deux fractions arrivèrent au Congrès, chacune avec sa propre plate-forme. Les délégués bolcheviks étaient étroitement unis et ils tenaient des réunions de leur fraction, comme le faisaient les mencheviks, de leur côté (lors de la réunion tenue par la fraction bolcheviste, le 12 mai, furent élus à la Commission de la fraction Lénine, Bogdanov, Rajakov, Pokrovsky, Noguine, Nakoriakov et Smirnov ; à la dernière réunion de la fraction fut élu ce qui fut dès lors l’institution centrale, le « Centre bolcheviste ».

63Le Congrès se réunit donc après l’ouverture de la Deuxième Douma. Lénine et Bogdanov, qui prirent de nombreuses fois la parole, exprimèrent les plus vives critiques à l’encontre de l’action du Comité central et des activités du groupe parlementaire S.-D. à la Douma. Bogdanov était co-rapporteur sur la question des activités du Comité central, tandis qu’Alexinsky était co-rapporteur pour le compte rendu sur les activités du groupe parlementaire à la Douma. Lénine lui-même présida huit des séances du Congrès, fit un exposé sur le sujet central (l’attitude envers les partis bourgeois) et participa aux débats sur presque tous les sujets traités par le Congrès. La plupart des résolutions présentées avaient été rédigées par lui.

64Trotsky, qui avait occupé une position intermédiaire dans la polémique entre les fractions, argua, avec raison, que les propositions des bolcheviks était en fait des propositions de défiance envers le groupe parlementaire à la Douma et que cela amènerait une scission au sein du Parti en raison d’une intransigeance fractionnaire.

65Il n’y avait pas au Congrès de majorité suffisante pour décider de directives pour l’action du groupe parlementaire à la Douma. Les lignes fondamentales de la tactique préconisée pour le groupe parlementaire furent cependant indirectement incluses, d’une manière conforme à l’esprit des exigences bolchevistes, dans une série d’autres résolutions adoptées par le Congrès. Il fut également décidé expressément que l’idée relative à un « Congrès ouvrier » (rabočij s’ezd) était une idée nuisible à la social-démocratie, étant en fait une idée anarcho-syndicaliste étrangère à l’esprit du Parti.

66Avant de publier le texte de son exposé au Congrès sous forme d’une brochure séparée, Alexinsky y ajouta une introduction dans laquelle il écrit expressément que deux ailes s’étaient affrontées au Congrès : une aile révolutionnaire et une aile opportuniste, et c’est grâce à la majorité bolcheviste au Congrès que fut finalement décidé qu’il incombait au groupe parlementaire à la Douma de subordonner son action à la lutte générale de classes menée par le prolétariat en Russie. Cette décision commande également à son avis, la tactique du groupe parlementaire : elle ne peut être celle d’une « opposition générale » collaborant avec toutes les autres forces de l’opposition. C’est pourquoi il intitula sa brochure Les Deux Courants dans la tactique à la Douma.

67Alexinsky était déjà lui-même à ce moment, après le coup d’État de Stolypine, un ex-député de la Deuxième Douma. Le dirigeant menchevik Martov estima par la suite, dans une formule acerbe et caractéristique de son talent, que « la nečaevščina de Lénine a engendré la démoralisation qui nourrit le régime de Stolypine, de même que, le contraire étant vrai lui aussi, le régime de Stolypine est un sol fertile pour toutes les sortes de tactiques nétchaïéviennes ».

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68Le verdict de Martov était absolument injustifié en ce qui concerne Lénine à l’époque qui suivit le V^e Congrès. C’est justement Lénine qui sut tirer les conclusions qui s’imposaient du changement de la situation survenue en Russie, dans un esprit qui n’était ni dogmatique ni aventurier-nétchaïévien.

69Dans un article écrit par Lénine à la fin du mois d’octobre, après le Congrès, nous lisons :

70La Russie a connu le point culminant de la marée révolutionnaire en octobre 1905. […] En octobre 1907 nous vivons probablement le point le plus bas du reflux dans la lutte ouverte des masses. La période de reflux, commencée après la défaite de décembre 1905, a amené avec elle non seulement la floraison des illusions constitutionnelles mais aussi leur ébranlement total […]. Le tournant dans l’évolution correspond à la défaite du soulèvement de décembre.

71Lénine intitula cet article Révolution et Contre – Révolution.