Stolypin gouverneur de Saratov à propos d’une lecture de Solženicyn
p. 225-233
Texte intégral
1Dans la version remaniée d’Août 14, « premier nœud » de La Roue rouge, Solženicyn introduit une longue digression sur la personnalité et la politique de Stolypin. Si l’auteur paraît vouloir dissuader le lecteur pressé de lire ces quelques dizaines de pages du chapitre 65, celles-ci ne manquent pas d’intéresser l’historien1. S’inscrivant en faux contre toute l’historiographie soviétique de la « réaction stolypinienne » et l’image de bourreau qu’elle prétend attacher au nom de Stolypin, Solženicyn fait un véritable panégyrique du dernier grand ministre de la monarchie russe, ce « nouveau Pierre le Grand » qui, sans le fatal attentat de Kiev, eût pu métamorphoser et sauver l’Empire russe.
2Il n’est pas question ici d’entrer dans cette controverse et d’alimenter un débat sans issue sur un personnage et une politique, dont l’ambiguïté est tout entière résumée dans le célèbre programme : l’ordre d’abord, les réformes ensuite. On se propose seulement de jeter quelques réflexions nées à la lecture d’un court passage de ce chapitre 65, où Solženicyn évoque les débuts de l’ascension de Stolypin, au poste de gouverneur de la province de Saratov, du printemps 1903 au début de 1906.
3Solženicyn écrit :
Chaque année Stolypin ne pouvait s’empêcher d’insérer [dans ses rapports] quelques-unes de ses chères idées sur les paysans et la terre. Mais à la fin de 1904, le gouverneur de Saratov fit éclater les formes du mémoire bureaucratique : il y mit toutes les observations qui lui tenaient à cœur […] afin de convaincre son lecteur, le tsar dans son esprit, qu’il fallait ouvrir la commune et laisser s’en dégager une classe de paysans aisés indépendants.
4 Il se trouve que nous avons pu consulter, aux Archives historiques de Leningrad, ce « mémoire de la fin de 1904 », ou plus exactement, car la précision des dates a son importance, les deux rapports que rédigea Stolypin sur l’état de sa province, le premier pour l’année 1903, écrit au début de 1904, le second pour l’année 1904, écrit au plus tôt, en raison des événements, à la fin de 1905 ou au début de 19062. Il est intéressant d’en comparer le contenu aux idées que Solženicyn prête à Stolypin, en les colorant parfois, semble-t-il, de ses propres opinions.
5Un point sur lequel on peut être entièrement d’accord avec Solženicyn, c’est la forte impression produite par ces deux rapports. Quand on a lu une multitude de documents de ce genre, désespérément répétitifs d’une province à l’autre, d’une année à l’autre, statistiques aussi fastidieuses que suspectes, platitudes courtisanes et langue de bois bureaucratique, c’est un choc que de tomber soudain sur la prose de Stolypin : fermeté d’esprit, clarté de l’expression, souci de dénombrer tous les problèmes et de les classer dans un ordre d’importance ou d’urgence, puis de proposer des solutions. Bref, un discours où se révèle un administrateur hors du commun.
6Dans son rapport sur l’année 1903, le plus développé, Stolypin fait le point de ses conclusions « au bout d’un an passé à prendre connaissance des problèmes ». Il passe vite sur la question éternellement rebattue de la réforme administrative, se bornant à suggérer la création d’une police montée, recrutée hors de la province « pour une meilleure discipline », et une rémunération plus substantielle pour les chefs ruraux (zemskie načal’niki), afin de susciter des candidatures plus nombreuses et de meilleure qualité, car le gouverneur qui n’a personne sur qui s’appuyer, regarde avec envie le corps des sous-préfets français... Puis Stolypin en vient à ce qui lui paraît réellement important. Il existe, dit-il, pour l’homme qui est responsable de l’ordre et du bien-être de sa province deux problèmes majeurs et préoccupants, le problème agraire et celui des relations avec le zemstvo local, en conflit permanent avec l’administration. Que pensent, sur ces deux points, le Stolypin du roman et celui des rapports ?
7Sur la question agraire d’abord. Pour Solženicyn, Stolypin est « l’homme de la terre », qu’il connaît intimement par sa longue expérience de fonctionnaire au ministère de l’Agriculture, de maréchal de la noblesse et de propriétaire foncier. C’est l’esprit clairvoyant qui, seul contre tous, a osé mettre en doute l’institution sacrée de la commune rurale, qui a depuis longtemps compris la nocivité de la répartition égalitaire et de la redistribution périodique des terres et reconnu que le seul remède à la misère paysanne est la propriété privée de la terre. Et Solženicyn d’ajouter pour son propre compte, qu’il n’existait pas en Russie, comme tout le monde le prétend, de malozemel’e, de « manque de terre » : les lots paysans n’étaient effectivement trop petits, et ressentis comme tels, que parce qu’ils étaient mal exploités, et cela précisément à cause des contraintes communautaires.
8Il est vrai que la propriété collective exerce un effet démotivant et qu’il y a un lien entre la dimension optimale des parcelles et leur productivité. Mais il faut noter que Stolypin n’a pas été le seul, loin de là, à critiquer les aspects nocifs du système communautaire. Ceux-ci n’avaient pas échappé, dès les années 1870-1880, à des propriétaires perspicaces comme Košelev et Čicerin3. L’alternative, faut-il accroître les surfaces ou la productivité, avait été longuement débattue dans les comités provinciaux de 1902, réunis pour étudier « les besoins de l’agriculture4 ». Et une récente délibération du zemstvo de Berdjansk (Tauride) ne demande-t-elle pas dès 1904, en avance de deux ans sur le décret de Stolypin, « le retrait d’exploitants individuels […] sur des parcelles qui leur seraient attribuées en fermes séparées, indépendantes […] car l’exploitation collective paralyse l’entreprise individuelle5 ». Par ailleurs, nier le manque de terre dans la Russie d’alors, c’est aller contre une évidence attestée par d’innombrables documents et témoignages, et oublier qu’au-dessous d’un certain seuil de pauvreté, il n’y a pas de motivation possible, que l’exploitant soit propriétaire ou non de son lot de misère.
9Mais revenons à Stolypin. Rien ne nous permet d’affirmer que ses convictions sur les avantages de la propriété indépendante ne s’étaient pas formées déjà depuis longtemps. Mais une chose est sûre : on n’en trouve pas trace dans son premier rapport, rédigé, rappelons-le, dans les premiers mois de 1904. Pourtant le gouverneur de Saratov a constaté dès ce moment « une agitation paysanne », « des pillages et des incendies de propriétés foncières, dont le but est de forcer les propriétaires à abandonner leurs biens ». Comme tout le monde, il attribue la cause de ces désordres à « l’extrême appauvrissement des paysans » : « La violence brutale s’observe surtout là où le paysan ne peut se tirer lui-même de l’indigence ». Le système communautaire est-il responsable de cette misère ? Non pas. Commes les autres (et espérons que Solženicyn ne récuse pas ce témoignage-là), Stolypin incrimine « l’insuffisance des terres cultivables », cause « constante » de la misère paysanne, si les mauvaises récoltes n’en sont que « la cause passagère ». Bien plus, et ce sont des propos renversants pour un haut fonctionnaire, il n’hésite pas à voir l’origine du malozemel’e dans le statut libérateur de 1861, qui « lors de l’établissement des serfs affranchis a créé des parcelles rognées, des parcelles exiguës, des lots de mendiants », ceux-là même « où l’agitation parmi les paysans a eu le plus de succès ».
10 Stolypin parle en connaissance de cause. Dans cette province de la moyenne Volga, où le černozœm cède peu à peu la place aux steppes arides, l’étendue moyenne du lot par feu est d’environ 12 ha, face à de grands domaines privés, dont la moyenne dépasse les 500 ha. Un tiers des paysans ne possèdent pas en propre leurs moyens de production, 25 % n’ont pas de bétail de trait et 10 % aucune terre de culture en dehors de l’enclos. Quant aux défauts du système communautaire, ils n’empêchent pas les colons allemands, qui l’ont adopté comme les paysans russes, de pratiquer un assolement quadriennal avec culture de la pomme de terre6.
11Le remède proposé par Stolypin est aussi tout ce qu’il y a de plus classique : l’attribution d’un supplément de terre aux paysans mal lotis en puisant dans les réserves d’État et en facilitant les opérations de la Banque foncière paysanne. Car il faut, dit-il, et soyons bien attentifs au sens des termes, non pas développer une propriété inégalitaire, mais « rétablir l’équilibre […] dans l’usufruit des terres paysannes ».
12C’est seulement dans le rapport sur l’année 1904, rédigé sous le coup des jacqueries de l’été et de l’automne 1905 et consacré surtout aux problèmes agraires, que l’on entend un autre son de cloche et que se dessine le Stolypin qui nous est familier, partisan déclaré de la propriété paysanne individuelle. Les événements ont montré, dit-il, « le besoin que le paysan a de la terre, l’amour qu’il lui porte ». Au lieu de contrecarrer cet instinct incoercible, ne serait-il pas plus sage d’aller dans le même sens que lui, mais hors des voies inacceptables ? « Le contrepoids naturel au principe communautaire est la propriété privée. » L’argument est politique : « Elle est le gage de l’ordre ». Et il est bien vrai qu’elle brise la solidarité du mir, riches et pauvres alliés pour revendiquer les terres d’autrui.
13Les considérations économiques ne sont pas mises en avant. Mais c’est tout de même une nouvelle société rurale qui s’ébauche, coexistence entre la commune traditionnelle, qui se maintiendra « là où elle est viable » et une nouvelle classe de « cultivateurs indépendants et aisés ». Ceux que Stolypin appelle « les paysans forts » se recruteront probablement parmi les actuels koulaks, mais ils cesseront d’être koulaks, c’est-à-dire des exploiteurs, en se voyant offrir « une autre issue à leur énergie et à leur initiative » et pourront faire « une belle carrière de moujik ». Mais notons bien que ce n’est pas encore la réforme de 1906. Nulle part, il n’est question explicitement de libre retrait avec le lot attribué, « d’ouvrir la commune », comme dit Solženicyn. Pour l’instant Stolypin ne propose de donner aux nouveaux propriétaires, à titre d’expérience, que des terres d’État ou les terres nobles acquises par la Banque paysanne, c’est-à-dire des terres extérieures à la communauté rurale.
14Peut-être Stolypin n’ose-t-il pas exprimer le fond de sa pensée : représentant de l’État dans sa province, le rôle de conseiller qu’il se donne ne doit pas dépasser certaines limites. Mais nous croyons plutôt que ses idées n’ont pas fini de se préciser et que son projet définitif de réforme agraire ne prendra corps que sous l’effet pressant des émeutes paysannes qui s’aggravent et s’éternisent, et surtout de la nécessité, une fois devenu ministre, de trouver d’urgence une solution autre que l’expropriation des terres nobles, réclamée partout à cor et à cri. C’est en combattant le projet agraire des cadets à la première Douma que Stolypin affutera ses arguments sur les avantages économiques de la propriété privée et envisagera, dans un premier temps, le libre retrait des candidats à la propriété, à terme, la destruction de la commune rurale, accompagnés d’un remembrement des parcelles enchevêtrées, qui seul peut assurer à la nouvelle propriété une véritable indépendance.
15Pour résoudre le « manque de terre », il n’est plus question d’attribuer, sur place, de nouvelles terres aux paysans démunis, invités à l’exode vers la ville ou à l’émigration en Sibérie. Solženicyn se trompe complètement quand il nous dit que « le laboureur russe se verra offrir, là où l’espace lui manque, un moyen légal et honnête d’agrandir ses terres ». Ce moyen existait depuis longtemps pour les paysans solvables, et les considérables transferts de terres nobles à la paysannerie à la fin du XIXe siècle prouvent que les « éléments forts » de la campagne en avaient déjà largement profité. Le fait nouveau, c’est seulement que se trouve facilité et accéléré un processus déjà en cours, la concentration des terres au profit des exploitations viables par l’éviction des paysans pauvres, maintenant que l’accession à la propriété permet de jeter sur le marché, en plus des terres nobles, les terres communautaires jusque-là inaliénables. Mais la question demeure : la Russie pourrait-elle, comme l’Europe occidentale quelques décennies plus tôt, éponger cette population rurale excédentaire et qui continue à croître ? Constatant l’indéniable prospérité des « paysans forts » avant 1914, Solženicyn penche pour l’hypothèse optimiste : « Que n’obtiendrait-on pas en continuant vingt ans sur cette lancée ? » Laissons la question en suspens, car nous nous éloignons du gouverneur de Saratov…
16Le second problème soulevé dans le rapport pour 1903 est celui des relations avec les assemblées territoriales, interlocutrices obligées du gouverneur. Écoutons encore Solženicyn : « Homme de la terre » lui-même, Stolypin ne pouvait qu’éprouver de la sympathie pour ses semblables, les zemskie ljudi, « gens de la terre », propriétaires fonciers et paysans représentés dans les zemstvos. Pour lui, ceux-ci ne sont pas « un simple appendice du système existant », mais « la robuste assise de l’État tout entier ». « Il voyait dans l’autogestion locale […] un bien précieux pour la Russie ». C’est pourquoi, ajoute Solženicyn, il y eut après 1906, « grâce à l’attitude personnelle de Stolypin vis-à-vis de ses militants et à la législation qu’il fit adopter » un changement de comportement « rapide et spectaculaire » des zemstvos à l’égard du ministre de l’intérieur. Au heu de « fronder et politicailler », ceux-ci purent enfin faire avec lui du bon travail.
17Là aussi, une part de vérité à côté d’assertions contestables. Vérité, les bonnes dispositions de Stolypin à l’égard de l’autogestion locale, attitude d’ailleurs assez singulière dans un milieu bureaucratique où prédominait la volonté de lui mettre des bâtons dans les roues. Qui plus est, à lire les rapports du gouverneur, cette bienveillance allait déjà à ce zemstvo « frondeur et politicailleur » d’avant 1905, qui ne l’avait pas attendu pour faire du bon travail. Qu’écrit en effet Stolypin ? « Le zemstvo occupe dans la vie locale une place si importante […] que l’homme qui est à la tête de l’administration doit avoir une vision claire des hommes qui constituent le personnel des zemstvos, de ce qu’ils font et peuvent faire, des écarts qu’ils commettent et du degré de danger que présentent ces écarts […]. C’est la question que j’ai jugé indispensable d’étudier de la façon la plus attentive et sans préjugé ». L’examen est favorable : la médecine est « satisfaisante », l’école « s’améliore », les initiatives économiques deviennent « plus productives qu’auparavant ». Bref, « les tâches confiées aux zemstvos sont bien accomplies […] aucun autre organe ne pourrait s’acquiter avec succès de leurs fonctions ». C’est pourquoi Stolypin souhaite pouvoir collaborer avec eux, « leur fournir les moyens nécessaires à leurs entreprises utiles, les aider dans les périodes de difficulté ». Il ne pourrait qu’en résulter « une diminution de l’antagonisme entre zemstvo et administration ».
18Malheureusement, poursuit-il, il y a ce déplorable « esprit d’opposition, de méfiance systématique devant tout ce qu’entreprend l’administration », cause d’« un grand souci », menace d’« un certain péril ». L’analyse qu’il fait de cette opposition mérite qu’on s’y arrête, car Stolypin s’y montre beaucoup plus objectif et nuancé que son panégyriste.
19Solženicyn n’aime pas l’intelligentsia libérale et démocratique du début du XXe siècle, les cadets comme les socialistes : ils excitent la verve méchamment spirituelle de l’écrivain : « crème des universités et des meetings », « fleur de l’intelligentsia des capitales et d’une dizaine de villes spécialement babillardes », « effrontés à la langue tranchante »... Stolypin, lui, ne fait pas d’amalgame dans l’opposition. Il distingue dans le zemstvo de Saratov « d’une part, le groupe de militants avancés qui forment ce qu’on appelle le parti libéral7, d’autre part, les employés salariés du zemstvo qualifiés de troisième élément8 ». Le groupe des conseillers libéraux est le plus influent dans les assemblées, parce qu’il possède « tous les bons orateurs » et que la majorité « se rallie souvent à ses opinions ». Mais il possède peu de militants vraiment compétents et capables d’un travail assidu (le groupe conservateur encore moins, note-t-il au passage). C’est pourquoi, s’il veut réaliser son programme de progrès social, « la force des choses » lui impose une alliance de fait avec les spécialistes du troisième élément, où se recrutent les mouvements subversifs, ce qui rend les libéraux politiquement suspects. « Mais je dois à la vérité et à l’impartialité de témoigner qu’entre cette activité et celle des agitateurs qui violent la loi, il y a un énorme pas à franchir. » Les membres du zemstvo libéral sont des propriétaires fonciers et des nobles, qui ont non seulement « l’éducation et la fortune », mais aussi « des traditions monarchiques et patriotiques ». Ce sont des adversaires inoffensifs, et comme on dirait aujourd’hui récupérables, à condition de ne pas les exaspérer « par des atteintes inutiles à des droits auxquels ils sont opiniâtrement attachés ». Et il conclut : « Ce serait une erreur, vu la pauvreté culturelle du pays, de les éloigner encore plus de toute influence sur les affaires publiques ». Ce n’est qu’à l’égard de la petite intelligentsia rurale du troisième élément, qui représente une opposition irréductible, « que toute indulgence est inadmissible et qu’il faut prendre, au premier signe, les mesures les plus résolues et même les plus rudes ».
20La suite des événements montrera à quel point Stolypin voyait juste en mettant l’accent sur l’attachement du « parti libéral » et notamment des futurs cadets à la légalité9 et la compréhension qu’il manifeste à leur égard témoigne en faveur de la probable sincérité des offres de ralliement qu’il leur fera plus tard. Solženicyn leur reproche de ne pas les avoir acceptées. Mais ils ne pouvaient le faire sans renier toutes leurs convictions.
21Quant à la réconciliation entre zemstvos et administration après 1906, elle ne doit pas grand-chose « à l’attitude personnelle de Stolypin » et encore moins « à la législation qu’il fit adopter ». C’est la panique éprouvée devant la révolution agraire qui précipite les propriétaires fonciers dans une réaction éperdue, balaye presque partout, aux élections provinciales de 1906, les équipes libérales en place et donne le contrôle à peu près total des zemstvos à une majorité conservatrice. Il était peu probable que ce nouveau zemstvo pose des problèmes à. l’administration. Et il est d’ailleurs tout à fait exact que, grâce à cette entente rétablie, des choses utiles ont pu être réalisées, en particulier dans le développement de l’instruction populaire et dans l’essor rapide des exploitations paysannes indépendantes.
22Mais dire que le revirement d’opinion des zemstvos est dû à des lois favorables, dont Stolypin serait l’auteur, c’est être bien loin de la réalité. S’il est vrai que l’aire de fonctionnement des institutions territoriales a été étendue à de nouvelles provinces, il faut constater que le statut réactionnaire de 1890, qui créait un zemstvo de castes, sévèrement muselé, est resté pratiquement inchangé10. Mais le paradoxe est que ce n’est pas la faute de Stolypin : les réformes qu’il aurait souhaité apporter à l’autogestion locale, et qui allaient dans le sens des vieilles revendications libérales, ont été étouffées par le zemstvo conservateur lui-même.
23Depuis toujours en effet, les zemstvos demandaient, outre le respect de leur autonomie, l’élargissement de la représentation locale à de nouvelles couches sociales. Stolypin n’y était pas opposé. On lit dans son rapport pour 1903 quelques lignes qui frappent par leur largeur de vue. Tout en lançant ses foudres sur le « troisième élément », il sait rester objectif même à son égard, bien qu’encore avec une certaine condescendance. Il s’agit, reconnaît-il « d’un phénomène général de la vie russe », pas seulement dans les zemstvos, mais dans l’ensemble de la société, avec le développement de l’industrie, des chemins de fer, de l’instruction et autres signes du progrès social. Le troisième élément fait partie « des couches nouvelles de la société ». Ce sont des gens « qui possèdent l’instruction, à défaut de l’éducation », qui sont encore « pleins d’idées fausses à l’égard des classes dirigeantes », mais qui ont aussi de grandes qualités. Leur influence dans les zemstvos s’explique souvent « par leur talent et leur capacité de travail ». Et de conclure : peut-être serait-il bon, le moment venu « de lier leurs intérêts à ceux du zemstvo » en les rendant électeurs et éligibles, grâce à un cens électoral établi sur l’impôt et non sur la seule propriété. On abaisserait en même temps le cens pour ouvrir les portes des zemstvos « à de nouveaux et précieux collaborateurs ».
24Devenu ministre, Stolypin reprendra ces idées, mais ses propositions rencontreront un accueil glacial, et très précisément de la part de ces « représentants éclairés de la terre russe », censés soutenir le ministre réformateur. Le congrès des zemstvos réuni à Moscou en juin 1907 trouve que ceux-ci sont très bien comme ils sont, et il se déclare hostile à tout changement du mode de représentation. De même, lorsque Stolypin, désireux d’étendre le self–government local à six provinces de l’Ouest, propose, pour contrebalancer l’influence prévisible des grands propriétaires polonais, d’abaisser le cens électoral et de renforcer la représentation paysanne, c’est un tollé général contre ce dangereux précédent, et Stolypin doit imposer sa loi en mars 1911 par voie d’autorité. Solženicyn déplore cette résistance aux réformes, qu’il attribue aux « hautes sphères », au « gratin des fonctionnaires et des courtisans ». En réalité, comme l’ont montré des études récentes, l’opposition la plus résolue venait bien de ces « hommes de la terre », puissants à la douma, mais surtout au Conseil d’État11. Par leur faute, mais aussi celle de Stolypin, qui ne peut ou ne veut aller jusqu’au bout de ses intentions, les zemstvos, cette « robuste assise de l’État », comme dit Solženicyn qui les préfère de beaucoup aux doumas issues du suffrage populaire, resteront le monopole de fait de la grande propriété nobiliaire, groupe social en voie d’extinction, qui, dans certains districts, parvient tout juste à trouver autant d’élus que d’électeurs...
25Quelle image les rapports de 1903 et 1904 nous laissent-ils finalement de Stolypin gouverneur de Saratov ? Certes, on y reconnaît le personnage que chacun attend : sa volonté inflexible de maintenir l’ordre à tout prix, la priorité accordée à la question agraire et l’ébauche d’une solution. Mais un personnage un peu différent du héros de Solženicyn et même du ministre qu’il deviendra dans un très proche avenir. Tout en insistant, à très juste titre, sur l’esprit pratique et réaliste de Stolypin, Solženicyn en fait malgré lui une sorte de mystique, dont le sens aigu des réalités viendrait d’une connaissance instinctive et infaillible de « l’âme populaire » et des vrais besoins de « la Terre russe ». Il nous a plutôt semblé voir à l’œuvre, à Saratov, une intelligence lucide se livrant sans a priori à l’analyse minutieuse et impartiale de la réalité provinciale qu’il a sous les yeux – ce qui ne diminue en rien la stature de l’homme d’État.
26Par rapport au futur ministre, ce gouverneur nous paraît aussi plus ouvert, plus compréhensif, plus humain. Jusqu’à la fin de 1904, on le voit préoccupé par la misère des paysans mal lotis, pas encore complètement résolu à miser tout l’avenir des campagnes russes sur la seule paysannerie aisée. Il reste prêt à collaborer avec l’intelligentsia de bonne volonté et capable de rendre justice à ses adversaires, même à ceux que la défense de l’État l’oblige pour l’instant à réprimer durement. Mais c’est une chose de gérer des affaires provinciales, fût-ce en donnant des conseils aux gouvernants. C’en est une autre d’assumer l’exercice du pouvoir, entre l’hostilité des uns, dans la rue ou au Parlement, et les pressions intéressées des autres, avec tout ce que cela comporte de raidissements et de renoncements.
Notes de bas de page
1 Toutes les citations de Solženicyn sont extraites de la traduction française de la version définitive : Soljenitsyne, La Roue rouge, Août 14, Paris, Fayard, 1983, chap. 65, pp. 555-633.
2 Archives historiques d’État de Leningrad (CGIAL), fonds 1984, série 194, n° 67 (pour 1903) et 108 (pour 1904), d’où sont extraites toutes les citations des deux rapports.
3 Sur Košelev, cf. M. Raeff : « Russia after the Emancipation : views of a gentleman-farmer », Slavonic Review, 1955, pp. 470-485. Čičerin rend l’obïcina responsable de tous les maux et ne voit de salut que dans la propriété privée et le fermage capitaliste. Cf. Vospominanija B. N. Čičerina, Moskva, 1934, p. 61.
4 S.N. Prokopovič, Mestnye ljudi o nuždax Rossii, SPb., 1904.
5 Sbornik postanovlenij Berdjanskogo uezdnogo zemskogo sobranija s 1866 po 1908 g., Moscou, 1910, t. II, année 1904.
6 Voir l’article « Saratovskaja gubernija » du Dictionnaire encyclopédique de Brockhaus et Efron, t. 28, SPb., 1899, pp. 409-416.
7 Dans l’annexe de son ouvrage Zemskoe liberal’noe dviženie, Moskva, 1977, N.M. Pirumova recense à l’assemblée provinciale de Saratov une dizaine de personnalités libérales, dont trois membres importants du parti cadet, le professeur S.A. Kotljarevskij, A.M. Maslennikov et N.N. L’vov (à ne pas confondre avec son homonyme, le prince G.E. L’vov de Tula).
8 Rappelons que l’expression « troisième élément », couramment employée à l’époque, désigne les instituteurs, médecins, agronomes, etc., engagés au service des zemstvos. Ce personnel est le troisième compétiteur pour la prise en main de l’administration locale, après la bureaucratie officielle et les élus provinciaux.
9 Ce légalisme des cadets apparaît bien dans les congrès des zemstvos et des villes de 1905, marqués par le refus de la violence. Le projet agraire présenté à la première douma n’a rien de commun avec « la saisie et le partage des terres nobles », dont parle Solženicyn. Même le ridicule appel de Vyborg fut savamment calculé pour n’avoir aucun effet pratique…
10 Sauf en ce qui concerne la représentation paysanne. Les paysans propriétaires, jusque-là exclus, furent admis au collège électoral de la propriété non noble. Les représentants des communes rurales furent à nouveau élus et non plus désignés par l’administration. Mais ils restent très minoritaires dans les assemblées de district et quasi absents des assemblées de province.
11 Voir à ce sujet l’article d’Alexandra Shecket Korros, « The landed nobility, the State Council and P.A. Stolypin 1907-1911 », et celui de Ruth Delia Mc Naughton et Roberta Thompson Manning, « The crisis of the Third June System and political trends in the Zemstvos 1907-1914 », in : L. Haimson, The Politics of Rural Russia 1905–1914, Indiana Univ., 1979.
Auteur
-
Robert Philippot
(Institut national des langues et civilisations orientales, Paris)
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