Deux moments privilégiés des rapports franco-tchécoslovaques, de l’indépendance à la répudiation des accords de Munich
p. 71-81
Texte intégral
I
1Dans la mémoire historique française, Prague, la Bohême, les Tchèques sont liés à une tradition d’insoumission qui date des âges les plus anciens. Jusqu’au XVIIIe siècle, où le terme de révolution n’avait pas encore acquis le sens qu’il a aujourd’hui, toute révolte qui mettait en cause l’ordre établi était appelée « praguerie », en souvenir du soulèvement des Hussites en 1419 ; par exemple, la révolte contre Charles VII en 1440 reçut cette appellation. En quelque sorte, une certaine tradition politique française – pour schématiser, disons hostile à Rome – s’en voulut quelque peu d’avoir abandonné les Tchèques lors du soulèvement de la Bohême, en 1618 ; les protestants émigrèrent – un avant-goût de ce qu’allaient connaître les protestants français lors de la révocation de l’édit de Nantes.
2Au début du XXe siècle, le grand ami des Tchèques, Ernest Denis, voulut que la France répare la faute commise pendant la guerre de Trente Ans. Certes, il était historien et n’avait pas la mémoire courte, mais ce qui donna de l’écho à ses propos fut que le 8 décembre 1870, les Tchèques, tout soumis qu’ils fussent, furent la première nation à protester contre l’annexion par la Prusse de l’Alsace-Lorraine, dans la feuille patriotique Národny listy.
3L’hostilité commune des Français et des Tchèques aux Allemands allait souder à jamais l’amitié des deux peuples. Vu les antécédents de l’histoire tchèque – ou, du moins, la représentation que l’on s’en faisait en France –, il ne faut pas s’étonner que ce soit la gauche républicaine, davantage que la droite monarchiste, qui se fît l’avocat des Tchèques, même si, notamment à la veille de la Grande Guerre, la droite se joignit au courant – petit mais déterminé – qui avait pris la cause des Tchèques et de leur droit à l’autonomie.
4Je parle de la gauche républicaine à la Gambetta, et non des socialistes, car ceux-ci, à cette date, considèrent que le droit des nations divise et affaiblit le front de classes. Pour Otto Bauer, dans Die Nationalitätfrage und die Sozialdemokratie, 1907, la diversité des nations menace l’unité de la classe ouvrière. Autre maître à penser, allemand également, Karl Kautsky est contre la différenciation spirituelle des nations, et pour une culture socialiste qui comprendrait les grands penseurs de la liberté humaine, de Jean-Jacques Rousseau à John Locke, Marx, Balzac, etc. Grande est l’influence de ces marxistes qui veulent défendre plus la liberté des personnes, le Personprinzip, que le droit des nations, notamment en Europe centrale. Celui qui l’explique le mieux est Karl Renner dans Das Selbststimmungsrecht der Nationen, 1916, qui, au nom du socialisme, est contre la dissolution de l’Autriche-Hongrie parce qu’il y aura toujours des minorités : des Allemands sudètes en Bohême, des Hongrois en Transylvanie, etc.
5En pays tchèque, c’est bien l’opinion du social-démocrate Šmeral qui pense en outre que l’indépendance tchèque serait un danger au milieu de trop puissants voisins. Il l’écrit en 1909. Parmi les chantres de la liberté des Tchèques, ils ne sont pas nombreux – avant 1914 – ceux qui préconisent l’indépendance de la Bohême, voire de la Tchéco-Slovaquie, comme on dit depuis l’appel du Slovaque Hurban, en 1876, et la création de l’Union tchéco-slovaque en 1900. Beneš lui-même, on l’a peut-être oublié, juge en 1908, comme Šmeral, que l’indépendance complète serait pour les Tchèques, à l’heure des grands empires, un grand malheur. Les patriotes tchèques préconisent plutôt l’autonomie dans l’Empire et surtout que cesse la double domination des Autrichiens sur les Tchèques et des Hongrois sur les Slovaques depuis le damné compromis austro-hongrois de 1867, jour de deuil et de naissance de l’identité tchécoslovaque.
6Dans ce contexte, les amis des Tchèques ne voient pas très clair, car les Tchèques sont très divisés et, comme on va le voir, les Français sont peu familiers avec le problème des minorités. En outre, les Français, qui associent, à tort ou à raison, la liberté à la république, comprennent mal que le chantre de la Tchécoslovaquie, Thomas Masaryk, qui est laïque et très anticatholique, puisse préconiser une monarchie parlementaire. Ils ne comprennent pas non plus que le patriotisme tchèque puisse s’exprimer de plusieurs manières, par l’indépendance certes, mais aussi par la colonisation intérieure de l’empire des Habsbourg, et cela grâce au travail et à l’épargne des Tchèques, industrieux et cultivés – on pense aux Grecs de l’Empire ottoman qui espèrent le dominer de dedans. Le seul dénominateur commun des Tchèques est la haine des Autrichiens, voire des Allemands.
7 En France, on a une vision plus territoriale du droit des nationalités, et la défense à l’extérieur, au nom des principes de la révolution de 1789, doit faire bon ménage avec l’intérêt bien compris du pays. Depuis 1871, la France cherche les voies de sa revanche contre la Prusse, et, si des idées sur la dislocation de l’Autriche-Hongrie apparaissent bien à la fin du siècle, on craint tout autant que cette dislocation ne profite à l’Allemagne ou à l’Empire russe, allié certes, mais « le jeu n’en vaut pas la chandelle ». On souhaite donc, dans les cercles favorables aux Tchèques, aux Slovènes, etc., que Vienne fasse preuve de compréhension, et qu’ainsi, dans le cadre éventuel d’une alliance avec François-Joseph, celle-ci ne soit pas déshonorante pour la République, l’entente avec le tsarisme autocrate l’étant déjà suffisamment. Le point minimal de cette politique est atteint lorsqu’en 1904, la France ferme son consulat à Prague. Au même moment, ipso facto, l’alliance russe consolidée a fait abandonner la Pologne...
8Mais lorsqu’après 1908, avec l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, il devient clair que l’antagonisme austro-russe scelle le jeu des alliances et qu’en cas de guerre, l’Autriche sera aux côtés des Allemands – et que la double Monarchie est donc irrécupérable pour la France –, s’esquisse alors avec Clemenceau, et d’autres, une active politique des nationalités que soutiennent les chantres de la Bohême – Gauvain, Eisenmann, Cheradame, Bérard, Denis, Mistral, Herriot – au nom du Droit.
9La droite rejoint la gauche dans cette faveur, car les Sokols et autres manifestations sportives l’impressionnent. Comme pour exorciser cet appui à des insoumis, elle fait valoir à François-Joseph que, si l’autonomie n’est pas concédée, les Tchèques conquerront l’indépendance par une révolution.
10Comme on’le voit, il existe bien des ambiguïtés dans l’appui offert aux Tchèques. Mais la guerre va changer tout cela...
11Les premiers jours de la guerre, les Tchèques de Paris manifestent leur ferveur envers les Alliés et veulent s’engager dans l’armée française ; dès le 24 août, ils ont pu constituer une unité de volontaires de plus de cinq cents citoyens. Ils brûlent le drapeau de l’Autriche-Hongrie, et la police – qui n’a pas suivi de formation historique, ni reçu d’instructions – arrête ces perturbateurs et les met en prison. Ils ne sont libérés que sur intervention d’Ernest Denis, professeur à la Sorbonne, auprès du ministre de l’Intérieur… Vingt-cinq ans plus tard, toujours aussi aveugle, la police parisienne arrête les réfugiés politiques allemands, qui avaient fui le nazisme, et les interne comme espions.
12Ainsi, en 1914, l’initiative ne vient pas des autorités politiques, mais bien des associations nationales.
13Sur le plan politique, les organisations les plus actives sont le Comité sud-slave, dirigé par le Dalmate Trombić, qui lance un appel à Wilson en faveur de l’indépendance yougoslave, et les organisations tchèques, qui disposent d’un organe l’indépendance tchèque et de nombreux réseaux à Paris, et surtout à Londres, que contrôle Masaryk. En pays tchèque ou slovaque, les citoyens ont répondu, certes, à l’appel du drapeau – ce qui les rehausse vis-à-vis de l’Autriche –, mais certains régiments se soulèvent bientôt, tel le 28e Régiment, inopportunément envoyé sur le front russe, « le grand frère slave ». Enfin, les Tchèques sabotent l’Emprunt de guerre grâce au slogan « Ne combattez pas contre vous-mêmes ! ». Malgré l’activisme des « Amis des Tchèques » : les Anglais Seton-Watson et W. Steed, les Français E. Denis, E. Herriot, etc., les gouvernements de Londres et de Paris leur fournissent seulement de bonnes paroles – publiques – mais, secrètement, ils ménagent l’Autriche-Hongrie, espérant toujours, une fois la guerre déclarée, la détacher de l’Allemagne. Surtout, pour acquérir l’alliance de l’Italie, ils lui concèdent la Dalmatie au premier pacte de Londres, faisant bon marché des promesses faites naguère au Comité sud-slave. Ce ne sera pas la dernière fois que les nécessités de la guerre passeront ainsi avant les principes au nom desquels on était censé la faire.
14Les Nationalités furent ainsi amenées à raidir leurs exigences et, le 6 juillet 1915, anniversaire de la mort de Jan Hus, Masaryk se radicalisait en préconisant désormais la désintégration de l’Autriche-Hongrie, la constitution d’un État national tchécoslovaque indépendant.
15La contradiction se creusa plus encore lorsque, tout en recevant Beneš, A. Briand commença à mener des négociations secrètes avec l’Autriche-Hongrie, au tournant 1916-1917. Les Nationalités devenaient un obstacle à la victoire ou à la paix. En outre, elles pouvaient apparaître comme un danger pour la cause alliée depuis qu’à la conférence des Nationalités, réunie à Lausanne, les Polonais, les Ukrainiens, les Finnois, les Tatars avaient haussé le ton dans leur procès de la Russie tsariste, et leurs voix avaient couvert celles des Nationalités d’Autriche-Hongrie qui n’avaient pas pu arriver en nombre à Lausanne. En outre, la présence d’Égyptiens et d’Arabes fit craindre à la droite française que mouvement national et mouvement anticolonialiste ne fussent les deux aspects d’un même problème. Il est significatif qu’au lendemain de Lausanne, à la Chambre, l’amendement Loisy proposait que soient reconsidérés et accrus les droits des Arabes d’Algérie.
16L’échec des négociations secrètes, la révolution russe de février 1917 modifièrent la situation et, à nouveau, les Alliés tablèrent sur l’éclatement de la Double Monarchie. Mais surtout, ce fut l’aventure des ex-prisonniers tchécoslovaques de Russie qui conduisit Clemenceau – qui avait succédé à Briand, Ribot, Painlevé – à se faire le chantre de l’indépendance tchécoslovaque et d’une grande Tchécoslovaquie – à la paix.
17L’éclatement de la révolution russe a exercé un choc électrique sur les prisonniers de l’armée austro-hongroise. Ils veulent combattre l’Autriche, conquérir leur indépendance. Mais l’armistice de Brest-Litovsk – avant la paix – rend leurs initiatives vaines. Et lorsque commence la guerre civile russe, ils disent leurs sympathies aux démocrates, pas aux Blancs. À une date où le premier gouvernement bolchevique entretient encore des rapports avec les Alliés – un contrepoids à l’ingérence allemande –, des négociations ont lieu entre Trotski, les Tchèques et les Alliés. L’accord de Penza, en mars 1918, stipule que les Tchèques et les Slovaques pourront rejoindre le front occidental via Vladivostok : « Ils voyageront non comme une unité combattante, mais comme un groupe de citoyens qui disposent d’armes pour se défendre contre les contre-révolutionnaires. »
18Les bolcheviks ne leur ont pas fait de concession supplémentaire parce qu’ils leur reprochent, en ayant abandonné leurs camps, de n’avoir pas, sur place, organisé une résistance à l’avancée des Allemands... Circonspects devant l’attitude des Soviets, tantôt hostiles, tantôt méfiants à leur endroit, et surtout exaspérés par les lenteurs des autorités et la désorganisation qui régnait en Russie, les Tchèques entrent en conflit armé avec les Gardes Rouges de Tcheliabinsk, à qui ils avaient pourtant cédé leur artillerie, comme convenu. Après avoir désarmé les bolcheviks, ils occupent la ville en accord avec les cheminots demeurés fidèles aux mencheviks et aux SR, c’est-à-dire loyaux envers l’assemblée constituante..., Trotski ordonne alors de fusiller tout Tchécoslovaque armé...
19C’est au cours de ces combats, qu’associés au général Pepeliaev, les contingents tchèques du général Gaida occupèrent Ekaterinburg, où le tsar venait d’être fusillé (juillet 1918). Ensuite, occupant toutes les stations du Transsibérien, ils atteignirent, à l’Est, Vladivostok le 31 août 1918, pour y fusiller cent-cinquante communistes tchèques qui s’étaient ralliés aux bolcheviks...
20Les Alliés ne pouvaient que se féliciter de cette action, les Tchèques reouvrant, en quelque sorte, un deuxième front derrière les Allemands, puisque, pour les Alliés, Bolcheviks et Allemands étaient associés ; et plus encore qu’on le croyait, du reste, puisqu’ils avaient secrètement renouvelé les modalités de la paix de Brest-Litovsk en août 1918.
21Certes, fin octobre 1918, à la suite de mutineries, les forces tchèques de Sibérie se décomposèrent, mais l’heure de l’armistice général avait sonné, et les forces tchèques avaient joué le rôle que souhaitaient Clemenceau et Lloyd George.
22Des représentants tchèques et slovaques siégèrent dans la grande salle du Trianon – Palace, à Versailles, à côté des Roumains, pour la remise des conditions de paix aux plénipotentiaires allemands, comme les Polonais. Au traité de Saint-Germain, les frontières concédées aux Tchécoslovaques furent le salaire de leur intervention dans la guerre.
II
Que chacun garde ce qui est à soi : aux égorgeurs, le meurtre et l’infamie. […] Aux vrais enfants de ce pays une gloire pure et immortelle. […] Ainsi, peuple généreux, frère de foi et frère d’armes, lorsque tu combattais pour ta vie nous ne t’avons pas aidé... et à présent que tu gis dans l’arène, nous ne pouvons te donner que des pleurs. […] La liberté a passé sur toi comme une ombre fugitive, tu l’as pris pour une lumière et tu t’es trompé, ce n’était pas encore le temps de vivre... Que ceux qui sont morts dans cette illusion reposent en paix dans la tombe que le crime des uns et la lâcheté des autres t’ont creusée, mais sache que cette tombe n’est pas vide d’espérance. […] Sur elle il y a une croix qui dit « tu revivras... ».
23Ce beau texte date de 1830, il est de Lamennais, et s’adresse aux Polonais que le roi de France avait lâchement abandonné, comme la République française abandonna lâchement la Tchécoslovaquie quelque cent ans plus tard, en 1938.
24Convenons qu’un peuple comme le nôtre est bien heureux d’avoir des poètes ; s’il n’avait que des hommes d’État, la postérité prendrait souvent une bien étrange idée de nous...
25Il est clair qu’avant comme après Munich, l’histoire qui va suivre en témoigne.
26Mais convenons aussi qu’il est aisé et facile de jeter l’opprobre sur les hommes politiques, de leur laisser les responsabilités, de leur laisser le choix des décisions en leur préférant nos chanteurs ou nos poètes, nos loisirs ou notre jardin.
27Munich les a hantés... Et en 1956, à Suez, c’est Munich et le souvenir de cette lâcheté qui commande l’action de Eden et de Guy Mollet. « Nasser est le nouvel Hitler, Israël sa Tchécoslovaquie. » Juste ou non, l’analogie a fonctionné... Et les alliés ont voulu exorciser Munich...
28Ils avaient oublié que deux hommes s’étaient efforcés, déjà, de laver l’opprobre, de Gaulle et René Cassin ; mais qui savait encore que la France libre avait aboli les accords de Munich ?
29Rappelons brièvement le contexte, de Munich et de l’après Munich.
30« Ce sont des fous qui veulent nous mener à l’abattoir », répétait Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, à ceux qui en 1938 voulaient combattre Hitler...
311933-1939. De fait, chez la majorité des dirigeants, le sentiment qui domine depuis l’avènement de Hitler, c’est bien la peur.
32Une peur qui, depuis sept ans, change de signification, mais qui s’amplifie, paralyse le pouvoir.
33Au début du règne du Führer, devant les premières violations de Locarno ou de Versailles, on a peur de lui faire la guerre parce qu’un nouveau carnage serait une monstruosité ; et puis on a des raisons d’être confiant : à droite, avec Tardieu, comme à gauche, avec Blum, on juge que le dictateur ne durera pas.
34Ensuite avec le rétablissement du service militaire obligatoire et la remilitarisation de la Rhénanie, la peur est désormais de courir à l’irréparable, alors que tout n’a pas été tenté pour neutraliser l’Allemagne ou l’isoler : Flandin pense un peu ce que disent les Anglais, « qu’on a peur de faire une guerre qui aurait eu seulement pour but d’empêcher la suivante ».
35Avec le succès du Front populaire et les débuts de l’insurrection franquiste, la tension monte brusquement dans les deux camps de la guerre civile française. Pour les uns, l’ennemi principal, c’est l’Allemagne nazie et son allié, le fascisme italien ; pour les autres, c’est l’Union soviétique et son allié du dedans, le parti communiste. À cette date, la peur, chez Blum, c’est qu’en intervenant aux côtés des Républicains espagnols on ne déclenche en France une guerre civile dont l’assaut du 6 février 1934 a donné un avant-goût : il décide la non-intervention.
36Or, selon Blum, le danger principal est bien Hitler : pour le combattre et financer le réarmement de la France il apaise le Capital. Mais ses successeurs font le choix inverse : Chautemps et Georges Bonnet apaisent Hitler pour gagner la confiance du Capital ; pour certains, en effet, « mieux vaut Hitler que Blum ».
37Chez Daladier, qui prend leur suite et choisit Bonnet aux Affaires étrangères, la peur est double. Celle du carnage d’abord, pour cet ancien combattant des tranchées ; celle de la révolution également qui pourrait sourdre de la guerre, comme en 1917 en Russie, ou en 1919 en Allemagne et en Hongrie. Cette peur, il la partage avec la droite qui juge en outre que combattre Hitler c’est affaiblir la seule barrière qui s’oppose efficacement à l’expansion du bolchevisme. Son rêve à elle ? Tourner Hitler contre Staline.
38Avec les succès de Hitler, l’Anschluss de l’Autriche, et ensuite Munich, l’accroissement de sa puissance et, corrélativement, le sentiment d’impréparation deviennent en France le motif essentiel de la peur. En vérité, contrairement à ce que croyait Pétain, Blum avait fait tellement pour réarmer le pays que le Front populaire succomba sous le fardeau. Pour poursuivre néanmoins le réarmement une impossibilité apparut soudain : il ne suffisait pas de voter des crédits, l’industrie ne pouvait pas suivre étant donné la vétusté de l’appareil productif, la mauvaise volonté des patrons à le convertir : en 1939, le gouvernement doit passer commande d’avions aux États-Unis.
39Désormais la peur fait place alors à la panique, car les dirigeants politiques et militaires, loin d’alerter l’opinion – qui obscurément prend peur elle aussi –, n’ont cessé de l’apaiser, sinon de se mentir à eux-mêmes. Lorsque, par exemple, en 1938, dans le but de contrecarrer Hitler, des militaires allemands ont fait savoir à François-Poncet, ambassadeur de France à Berlin, que le Führer bluffait, François-Poncet ne transmet pas l’information à Paris : il a peur de stimuler ainsi les « bellicistes » ; à l’inverse, plus tard, quand l’Allemagne est vraiment puissante, Weygand et Daladier ne manquent pas de proclamer l’armée française « prête », ils affirment qu’elle est « invincible ».
40Mais ils n’en pensent pas moins...
41 « Nous ne pouvons rien entreprendre pour aider militairement la Tchécoslovaquie », dit Pétain à Léon Noël, ambassadeur à Prague. « En quinze jours, notre armée de l’Air sera anéantie », déclare le général Vuillemin, qui la commande, à son ministre, le 27 septembre 1938. On multiplierait les jugements pessimistes tels ceux-là.
42Prêt à n’importe quelle concession pour parvenir à un apaisement, pour amadouer Hitler, puis Mussolini, Chamberlain pense sincèrement qu’à force de concessions et de bonnes manières on contraindra Hitler à entrer dans le « club » fermé des gentlemen ; Daladier n’y croit guère, mais pour éviter la guerre il est prêt à bien des concessions et à violenter ses alliés, si nécessaire ; les Tchèques l’apprennent à leurs dépens. On les contraint à signer d’inacceptables conditions ! Tout l’art de Georges Bonnet et de Daladier consiste à savoir laisser les Anglais mener le jeu, de sorte qu’aux yeux des petites nations d’Europe centrale il soit moins visible que la France les a carrément lâchées.
43En outre, Daladier sait bien qu’étant désormais allié à la droite, sa majorité ne lui pardonnerait pas une politique d’intransigeance. Pour résister néanmoins, en accord avec les Anglais, il tente un rapprochement avec l’U.R.S.S., non sans réticences ; Gringoire, le suis Partout, la presse d’extrême droite hurlent que l’« alliance avec l’U.R.S.S., c’est la guerre ». De fait, d’atermoiement en report, il n’en faut pas plus pour que Staline doute de la volonté de ses partenaires d’aboutir. En août 1939, il retourne sa politique et s’allie à Hitler, c’est le Pacte, Waterloo de la diplomatie anglo-française.
44Mais ce coup de tonnerre transforme du tout au tout la carte politique française. Tous d’accord pour mettre les communistes au ghetto, ils se retrouvent paradoxalement unis puisqu’ils ont à combattre à la fois le nazisme et le bolchevisme.
45Tous d’accord, pour une fois, certes.
46Mais la France n’était pas plus forte pour autant, ce qui paralyse encore plus des dirigeants saisis par la peur.
47Lorsque, les Allemands ayant envahi la Pologne, fidèlement à leur parole les Anglais déclarent la guerre, la France doit suivre, car l’esprit de Munich avait survécu à Munich. Lorsqu’en octobre 1938, Beneš quitte Prague et passe à Paris, Daladier refuse de le recevoir. Certes, les grandes puissances n’avaient pas reconnu en mars 1939 le pacte entre Hitler et Hacha qui mettait fin à l’indépendance de la Tchécoslovaquie, mais la déchéance de la politique franco-britannique atteignait son seuil le plus bas. Comme pour fêter cette dégradation, une grande réception fut donnée à Paris entre-temps, en l’honneur de l’accord économique que Bonnet et Ribbentrop venaient de conclure : le tout-Paris y figurait : Bergery, de Brinon, le maréchal Pétain, le duc de Broglie, le comte de Castellane… Les Anglais n’étaient pas de reste : le lendemain de Munich ils avaient conclu un pacte de non-agression avec les Allemands, et, le jour même de l’occupation de Prague, en mars 1939, ils signaient, au champagne, un pacte entre la Federation of the British Industries et l’Union industrielle du Reich...
48En France, seuls Paul Reynaud, Georges Mandel assuraient les Tchèques qu’ils résisteraient à Hitler. À côté d’eux, un inconnu alors, le colonel de Gaulle, qui écrivait : « Nous boirons le calice jusqu’à la lie... Nous prenons l’habitude du recul, de l’humiliation, à ce point qu’il nous devient une seconde nature. » De l’autre côté du Channel, Churchill qui n’était pas encore au pouvoir, jugeait de même que les Alliés avaient choisi le déshonneur pour éviter la guerre, qu’ils avaient eu ainsi le déshonneur et qu’ils auraient la guerre.
49L’U.R.S.S. n’était pas de reste non plus qui, au lendemain de la proclamation de l’indépendance slovaque, en mars 1939, reconnaissait le gouvernement de Mgr Tiso, comme un signe avant coureur du pacte d’août 1939. Faut-il rappeler, enfin, le geste inouï de la Pologne qui, après Munich, se saisissait de Teschen et, en novembre, la restitution de l’Ukraine subcarpatique, ou Ruthénie, à la Hongrie qui avait adhéré au pacte anti-Komintern…
50D’autres reculs devaient suivre, s’il est possible. Ainsi, en septembre 1939, pour que la France n’ait pas à honorer ses engagements envers la Pologne, Pierre Laval fait valoir qu’après tout, on est quitte de tout devoir envers la Pologne depuis que celle-ci s’est saisi traîtreusement de Teschen. Argument plus subtil et moins connu que « Ne pas mourir pour Dantzig » de Marcel Deat, mais qui s’y ajoute. En tous les cas, les Munichois français, même après la déclaration de guerre, refusent d’entendre parler d’un gouvernement provisoire tchèque, tout juste d’un Comité national. C’est que le gouvernement est entré en guerre à reculons, que Georges Bonnet répète partout que la guerre déclarée peut encore être évitée, que nous courons au massacre. Daladier dit, dès décembre 1939, qu’il veut tout arrêter, tout de suite, plutôt qu’un nouveau Munich..., que les Italiens le savent par de Monzie, ministre, qui le répète. Reconnaître le gouvernement tchécoslovaque en exil serait une « provocation » qui empêcherait cette négociation et déclencherait non pas la guerre – elle est déjà déclarée – mais de vrais hostilités. En allant jusqu’à refuser de poser des mines sur le Rhin en mars 1940, de peur de représailles allemandes, les Français trahissent une peur de la guerre qu’ils nourrissent eux-mêmes en préméditant leur propre défaite. « J’espère que si les Allemands envahissent la Belgique vous ne vous y précipiterez pas et ne tomberez pas dans ce piège », dit Pétain à Gamelin. « Bien sûr que non », répond Gamelin, qui glisse à l’oreille de Léon Noël : « Mais il faudra bien que je le fasse. » Il sait, en effet, qu’après avoir abandonné les Tchèques, après ne pas avoir aidé les Polonais – c’est la drôle de guerre –, après avoir poussé les Anglais à intervenir en Norvège, il ne peut plus ne rien faire et attendre, car cette fois le moral serait mortellement atteint, le déshonneur atteindrait jusqu’à l’armée.
51Et ce fut le désastre.
52Mais ce n’est pas tout...
53 Il est sûr qu’à Vichy, on nourrit quelque ressentiment contre l’intransigeance de Beneš, la duplicité des Polonais, les appels à la vigilance de Reynaud, Mandel et autres « bellicistes ». Et dès que s’esquisse le retournement des alliances avec la collaboration, l’avenir de la Nouvelle Europe, à l’allemande, prennent le pas sur le droit des Tchèques ou des Polonais à la liberté. Le Pétain de 1940 reniait le Pétain de 1918.
54Lorsque les Allemands demandent que ni les réfugiés tchèques, ni les Polonais, ne puissent résider à Vichy, son ministre Baudoin obtempère...
55L’honneur fut sauvé par de Gaulle, qui, dès le mois de juillet 1940, en même temps que Churchill, reconnaissait le gouvernement tchécoslovaque en exil. À Londres, Tchèques et Français fraternisent. Mieux, l’exemple tchèque sert de modèle aux Français libres. L’intransigeance de Beneš, justement, de Gaulle la fait sienne. Ce sont les Français de Londres qui le disent et René Cassin notamment, qui négocie avec Stéphane Osuski les modalités de cette reconnaissance.
56Dans cette nuit glacée de l’Europe presque entièrement sous la botte, deux hommes ont encore de la rigueur, Beneš et de Gaulle : le second imitant le premier. Beneš exige qu’à la victoire, on restitue à la Tchécoslovaquie ses frontières. De la même façon, de Gaulle exige des Anglais, dans son infinie solitude, qu’à la victoire, la France retrouve tout son Empire.
57Ces deux hommes se rapprochent car l’honneur les unit. Il les éloigne de cet autre exilé, le Polonais Sikorski : est-ce parce que des forces polonaises s’entraînent déjà en Angleterre ? À la paix il revendique déjà pour une Pologne forte, qui contrôlerait une fédération de l’Europe centrale que son pays se substitue à la France, désormais considérée comme une puissance de second ordre...
58À Londres se noue ainsi comme une idylle entre les Tchèques et les Français libres, tous anti-munichois, une idylle plus personnelle entre de Gaulle et Beneš. Elle devait aboutir au but premier de la diplomatie tchèque, la répudiation des accords de Munich, négociée par Dejean, et de Gaulle à la suite des conversations menées depuis le printemps 1941. La répudiation fut commise d’abord par les Anglais, le 5 août 1942, puis par les Français, le 23 septembre, pour le 4e anniversaire des accords de 1938. De Gaulle indiquait à Dejean qu’on « devait s’engager dans un sens favorable à l’intégrité de la Tchécoslovaquie, avant Munich mais en des termes qui nous laissent plus tard un peu de latitude quant au destin de la minorité sudète à l’intérieur de la Tchécoslovaquie, au destin des Slovaques et de Teschen […]. Notre déclaration doit être plus accentuée que celle de la Grande-Bretagne dans le sens des intérêts tchécoslovaques. » Ce qui fut fait par une attention plus vive, donnée dans le texte aux problèmes de la sécurité de la Tchécoslovaquie.
59 Désormais les Tchèques allaient militer pour que la France combattante fût reconnue par les Alliés comme un partenaire à part entière. Les Polonais réagissaient très défavorablement à ces échanges. Ils avaient une seconde raison : le rapprochement qui s’était opéré, depuis son entrée en guerre, entre l’U.R.S.S. d’une part, la France libre et la Tchécoslovaquie d’autre part1.
Notes de bas de page
1 On trouvera dans un très bel article d’Antoine Marès (Revue des études slaves, LIV, 1982, fasc. 3, p. 305-336) le détail des relations entre Français, Tchèques, Polonais, Anglo-Saxons et Soviétiques à partir du moment où, après Stalingrad, s’élabore la politique soviétique du « cordon sanitaire », renversée, aux dépens des nations d’Europe centrale, cette fois...
Auteur
-
Marc Ferro
(École des hautes études en sciences sociales, Paris)
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