Le système politique bulgare (1879-1918)

1La libération de la Bulgarie en 1878 et sa constitution en État indépendant est un chaînon du grand processus historique que fut en Europe, durant la période allant de la Révolution française à la fin de la Première Guerre mondiale, la création d’États nationaux. Dans la spécificité de sa réalisation concrète, le cas bulgare est marqué de toute une série de caractéristiques découlant des conditions historiques propres à la région des Balkans au cours du XIX^e siècle – partie intégrante de la fameuse question d’Orient. Il s’agissait essentiellement de l’existence même de l’Empire ottoman qui, depuis la fin du XVIII^e siècle, subissait une crise profonde, incurable.

2Il y eut deux facteurs fondamentaux dans l’évolution de la question d’Orient : en premier lieu l’attitude des grandes puissances et ensuite la lutte des nationalités balkaniques et autres, non turques, au cœur de l’Empire ottoman, pour leur libération nationale et la création de leurs propres États.

3Au cours du processus historique concret, ces deux facteurs se sont étroitement imbriqués, s’influençant mutuellement et prenant parfois des formes et des proportions curieuses, voire paradoxales. Une particularité spécifique des nationalités balkaniques chrétiennes consistait dans leur double appartenance. Après la conquête ottomane, elles avaient été englobées de force dans un système arriéré politiquement, économiquement et sur le plan culturel, ce qui n’a pas manqué de retarder pour des siècles leur développement naturel. Mais l’esclavage fut impuissant à briser la conscience nationale des peuples balkaniques, qui ressentaient leur appartenance spirituelle à la civilisation européenne. Les idées de la Renaissance, des Lumières et surtout de la Révolution française, bien que difficilement, pénétraient parmi les ethnies asservies des Balkans et exerçaient, selon les conditions locales, une influence puissante lors de l’élaboration des programmes des mouvements de libération nationale.

4Du simple fait de sa situation géopolitique, le peuple bulgare obtint relativement tard sa libération nationale. Le démembrement de l’Empire ottoman était devenu au XIX^e siècle un processus irréversible. Dans les Balkans ce furent d’abord les parties périphériques qui se détachèrent, pour former successivement des États nationaux : la Serbie, la Grèce, la Roumanie, le Monténégro et enfin la Bulgarie. Dans chaque cas particulier, la formation d’un État nouveau était le résultat d’efforts nationaux ou nationaux-révolutionnaires propres – souvent après une victoire russe dans une guerre contre la Turquie – se conjuguant avec divers types d’intervention des grandes puissances.

5La libération de la Bulgarie s’effectua selon une des variantes historiques les plus défavorables. À cause de la proximité des terres bulgares du cœur de l’Empire ottoman, Constantinople, le régime d’oppression y était particulièrement féroce et le contrôle politique et militaire constant et sévère. Aussi le point culminant des efforts révolutionnaires bulgares, l’insurrection d’Avril (1876), ne put-il se sublimer en une révolution réussie, victorieuse. Par ailleurs les conditions géographiques n’étaient pas favorables à une guerilla de longue durée, comme dans les autres parties de la Péninsule (en Serbie, Grèce, Monténégro, Albanie), capables d’attendre un nouveau conflit russo-turc. L’insurrection fut étouffée avec une férocité inouïe et, dans la guerre russo-turque qui s’ensuivit, la nation bulgare, bien que déjà représentée par des compagnies de volontaires et aidant par tous les moyens les efforts militaires de la Russie, ne bénéficia pas d’un statut lui permettant de réaliser sa propre libération. Ce qui assurait automatiquement à la Russie officielle des avantages politiques et psychologiques sans contrepartie dans la Bulgarie nouvellement libérée. Mal compris et malhabilement utilisés, ils auraient pu provoquer des dissonances dans les rapports entre libérateurs et libérés. Mais au début de l’existence de la Bulgarie libre, un pareil phénomène ne fut guère observé. Bien au contraire, les Bulgares commencèrent, dans une grande mesure grâce aux actions conscientes des personnalités influentes russes, leur existence étatique indépendante à un niveau nullement inférieur et à beaucoup d’égards même supérieur à celui des autres nationalités balkaniques.

6L’édification, durant le XIX^e siècle, des structures étatiques dans les Balkans dépendait directement du processus d’acquisition de l’indépendance nationale, du statut international des États nouvellement constitués et d’un certain nombre de mécanismes spéciaux, permettant aux grandes puissances ou à l’Empire ottoman d’avoir une voix plus ou moins décisive lors de l’établissement des principes de gouvernement1. C’est ainsi, par exemple, que la Grèce accéda à sa pleine indépendance face à l’Empire ottoman, mais tomba sous le protectorat des grandes puissances qui sanctionnaient tous les changements importants de son système de gouvernement au cours de sa longue et laborieuse évolution constitutionnelle.

7L’État serbe s’édifia au cours d’un processus d’accès à l’indépendance octroyée avec parcimonie par l’Empire ottoman du début du XIX^e siècle jusqu’à la Guerre russo-turque de 1877-1878. Dans le même temps se faisait le difficile mûrissement des rapports sociaux, passant du stade de démocratie patriarcale paysanne à l’étape initiale d’une société bourgeoise moderne. Les changements intervenus dans le statut de l’État étaient proclamés par des documents officiels turcs – des khati-chérifs – établissant également la réglementation intérieure de la Serbie. La première constitution officielle de la Serbie fut promulguée par le gouvernement ottoman de Constantinople et s’appela Constitution turque. L’édification de l’État roumain débuta par la suppression du régime phanariote dans les deux principautés de Valachie et de Moldavie, en 1821. Le premier pas décisif vers l’organisation de la vie politique et sociale consista dans l’introduction du Règlement organique, élaboré sous la direction de législateurs russes ayant à leur tête P. D. Kiselev.

8Par rapport aux autres pays balkaniques, le peuple bulgare bénéficia de la chance unique, même à l’échelle européenne, de choisir et d’élaborer lui-même les principes de sa réglementation étatique. Le traité de Berlin, de 1878, ne faisait que préciser, dans les grandes lignes, que la forme de gouvernement de la Bulgarie devait être celle d’une monarchie et que le pays devait être une principauté vassale de l’Empire ottoman.

9Le 10 février 1879 fut inaugurée à Veliko Tărnovo la Grande Assemblée constituante destinée à élaborer la loi fondamentale de la Bulgarie. Un projet russe fut soumis à l’attention des membres de l’Assemblée. Dans les conditions de relations tendues avec les États occidentaux, qui cherchaient des moyens d’écarter l’immense influence russe de Bulgarie, la politique tsariste fit preuve de tact et d’une approche attentive à l’égard des besoins, de l’état d’esprit et des aspirations des Bulgares. Aussi le projet russe était-il fondé sur les principes de la monarchie constitutionnelle, pareillement aux autres États des Balkans. La politique russe ne chercha par ailleurs pas à imposer l’adoption de son projet, assurant, au contraire, des conditions propices à une discussion absolument libre de la question constitutionnelle. Dans une instruction adressée au commissaire impérial russe, le prince A. Dondukov-Korsakov, il était dit littéralement qu’en examinant le projet, les députés devaient exprimer leurs opinions « librement et sans tenir compte des influences extérieures, quelles qu’elles soient2 ».

10Au cours des discussions sur le caractère de la future loi fondamentale naquirent également les premiers partis politiques : libéral et conservateur. Les conservateurs exprimaient les intérêts des éléments peu nombreux de la bourgeoisie riche des villes et des campagnes. Par rapport au conservatisme européen, celui de Bulgarie reposait sur une base sociale très étroite ; il n’était pas rattaché à des structures socio-politiques du passé et était nettement moins réactionnaire. Le Parti conservateur justifiait son nom notamment par les opinions affichées dans le domaine de l’organisation et du gouvernement de l’État.

11Les libéraux représentaient l’immense masse de petits propriétaires dont était constitué le peuple bulgare. Ils essayaient et réussissaient dans une grande mesure à mettre en pratique les opinions démocratiques des idéologues de la Révolution française, réfractées par le prisme des principes parlementaristes de la pensée politique libérale britannique, adaptée au maximum aux conditions bulgares.

12La victoire des libéraux au sein de l’Assemblée constituante fut décisive, quoique laborieuse. La constitution votée fut assez différente du projet russe et devint l’une des plus démocratiques d’Europe. Elle adoptait clairement le principe de la séparation des pouvoirs. La souveraineté nationale s’exprimait dans les vastes pouvoirs octroyés au parlement. Le droit de vote était pratiquement accordé à toute la population civile masculine. C’était au parlement qu’appartenait l’initiative législative et c’était devant lui qu’était responsable le gouvernement. Le prince était le représentant suprême et le chef de l’État. Il détenait le pouvoir exécutif, mais aucune de ses dispositions officielles n’acquérait force légale avant d’être signée par un ministre. La constitution proclamait la liberté de presse, de parole, d’association, de réunion, etc.3 En se conformant aux dispositions du traité de Berlin, l’Assemblée constituante procéda également à l’élection du premier chef d’État bulgare en la personne du prince Alexandre Battenberg.

13La société bulgare disposait dès lors des ressources de base pour procéder à l’organisation de son État. La domination ottomane avait interrompu, cinq siècles durant, l’existence indépendante de la nation bulgare. Mais, sous une forme ou une autre, des traces et des traits caractéristiques de la tradition étatique avaient été soigneusement conservés et développés par la société bulgare au cours de son asservissement. Le peuple acquérait une expérience d’autogouvernement au sein des communes. Le mouvement de libération nationale, les luttes pour une Église autocéphale et éclairée lui firent acquérir des capacités politiques et des connaissances élémentaires en diplomatie. Un grand nombre de Bulgares fréquentaient les écoles chrétiennes de Constantinople, les universités de Russie et des pays occidentaux. C’est parmi eux qu’allait être recruté le minimum nécessaire d’hommes capables de faire fonctionner la machine de l’État. Les bases de son organisation furent jetées au cours même de la guerre et du gouvernement provisoire russe qui lui succéda. Les autorités russes encourageaient la coopération et, par ailleurs, formèrent un vaste éventail de Bulgares cultivés et capables dans le domaine du pouvoir administratif et politique, de la justice, des finances, de l’éducation, de l’organisation de l’armée, de l’ordre public, etc.4

14Après l’Assemblée constituante, les luttes continuèrent sur la scène politique intérieure autour du problème constitutionnel. Le prince Battenberg arriva en Bulgarie fortement monté contre la constitution de Tămovo. Il n’avait ni l’envie ni l’expérience étatique nécessaire pour jouir des droits importants que lui accordait cette constitution et entrer dans le rôle d’arbitre dans un système parlementaire bourgeois. Il se rangea en fait aux côtés des conservateurs dans leur lutte contre la constitution et se laissa souvent manipuler par eux.

15En avril 1881 le prince, aidé des officiers russes de la Principauté, opéra un coup d’État, renversant le gouvernement libéral légal, suspendant la constitution et établissant ce qu’on appelle le régime des pleins pouvoirs5.

16À la même’ époque, la politique russe à l’égard de la Bulgarie subissait des changements. Après 1878, la Russie des tsars jouissait en Bulgarie d’une situation favorable comme elle n’en avait jamais eue et n’en aurait jamais dans aucun pays. Les hommes politiques bulgares les plus importants, libéraux et conservateurs, ainsi que le prince lui faisaient confiance et manifestaient le désir d’être en accord avec la politique russe, recherchant son appui dans tous les problèmes importants du développement du pays. Le peuple était entièrement animé de sentiments d’affection et de reconnaissance envers la Russie. La diplomatie russe semble s’être trouvée dans l’embarras du choix devant un si grand nombre d’avantages. Des controverses surgirent entre les institutions et les dirigeants russes, concernant le maintien et l’exercice de l’énorme influence russe en Bulgarie. Les uns étaient pour un renforcement du pouvoir du prince et contre les libéraux et la constitution ; d’autres auraient préféré s’appuyer sur les libéraux ; les uns étaient contre une immixtion dans les luttes politiques intérieures bulgares, d’autres, au contraire, se déclaraient pour l’établissement d’un contrôle sévère, voire d’une tutelle sur le pays6. En fin de compte, la politique russe en Bulgarie manquait d’unité et de détermination, ce qui inspira à Alexandre Battenberg, après son accession au trône, la foi dans ses initiatives anticonstitutionnelles et, pour commencer au moins, celui-ci réussit à mettre de son côté l’autorité de la Russie officielle.

17L’expérience de Battenberg de gouverner pendant deux ans sans constitution, par décrets, fut un fiasco total7. Contre le prince se dressa le peuple. La constitution de Tărnovo fut remise en vigueur à l’automne de 1883. Cependant, les actes remarquablement malhabiles de Battenberg dans le problème constitutionnel ne demeurèrent pas sans suites. Le prince entraîna le tsarisme russe profondément dans la lutte politique intérieure en Bulgarie et c’est justement à cette époque-là que s’accélérèrent les tendances négatives dans les relations bulgaro-russes qui, plus tard, furent à l’origine de la rupture bulgaro-russe de 1886 et de l’échec politique de Battenberg.

18Dans les années 1883-1885, la situation à l’intérieur du pays s’était normalisée. La démocratie bourgeoise était en plein essor. Les immenses problèmes que posait l’édification du nouvel État furent résolus avec fermeté et tact par le gouvernement libéral. L’effort pour introduire des innovations dans tous les domaines de la vie, sans provoquer de troubles sociaux, fut incontestablement utile.

19En septembre 1885 eut lieu l’Union entre la principauté de Bulgarie et la Roumélie Orientale – première étape de l’union nationale des Bulgares dans un seul État. L’œuvre de l’Union fut par la suite brillamment défendue au cours de la Gùerre serbo-bulgare8.

20La Russie officielle adopta une position désapprobatrice à l’égard de l’Union. L’attitude russe fut surprenante par son manque de logique. La politique russe avait contribué au plus haut point à la création de conditions favorables à l’Union qui était, après le congrès de Berlin, un but commun de la Bulgarie et de la Russie. Le fait que l’Union ait été créée sans l’accord préalable de la Russie suscita l’animosité de l’empereur Alexandre III de Russie dont les relations politiques et personnelles avec le prince bulgare s’étaient fortement détériorées dès la fin du régime des pleins pouvoirs. Alexandre III soupçonnait Battenberg d’être un ennemi de la Russie au service de puissances s’efforçant de contrer l’influence russe en Bulgarie9.

21 Le tsar mésestima l’expression de la volonté de tout un peuple de l’Union et les conséquences objectivement favorables à la politique russe de cet acte du 6 septembre où il ne vit que la réalisation des ambitions personnelles de Battenberg. En 1886, la diplomatie tsariste laissait clairement entendre qu’une amélioration des relations russo-bulgares ne pouvait être obtenue tant qu’Alexandre Battenberg occupait le trône bulgare. Elle exigeait non seulement l’expulsion du prince, formulant en outre le désir de voir apporter à la constitution de la Bulgarie des amendements réactionnaires afin que le futur prince bulgare, fidèle à l’empereur de Russie, pût jouir d’une position dominante dans la vie politique bulgare10. Ainsi les forces politiques bulgares étaient obligées d’exprimer leur opinion non seulement sur les relations bulgaro-russes et sur le sort du prince Alexandre Battenberg, mais également sur l’avenir du système étatique bulgare11.

22Le 9 août 1886, un groupe d’officiers russophiles opérèrent un coup d’État et détrônèrent le prince Alexandre Battenberg. Ce fut le début de la « crise bulgare » de 1886. Mais en province fut immédiatement organisé un contre-coup d’État dont la direction politique fut assumée par S. Stambolov. En dépit du succès du contre-coup d’État, Alexandre Battenberg dut abdiquer une seconde fois à cause de l’attitude exceptionnellement hostile de la Russie. Le 26 août il nomma une régence avec, à sa tête, S. Stambolov, et quitta pour toujours le pays12.

23Le bannissement de Battenberg n’eut pas pour résultat la réalisation des objectifs de la diplomatie russe. Les relations entre le gouvernement russe et la régence russophobe continuèrent à se détériorer, processus où les manœuvres habiles de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie jouèrent un rôle non négligeable. Au cours de l’automne 1886 les relations russo-bulgares furent rompues pour une période de dix ans.

24Le régime de Stambolov adopta une orientation anglo-austrophile dans sa politique extérieure et un cours nettement anti-russe. Après de longs pourparlers et maintes hésitations, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, appuyé par Stambolov, qui voyait dans ce choix un moyen de sortir (ne fût-ce que partiellement) de la crise, accéda au trône bulgare. Mais, en raison principalement du désaccord de la Russie, le statut international de Ferdinand demeura non reconnu.

25Après le 9 août 1886, les luttes politiques de la principauté entrèrent dans le cercle vicieux de l’intransigeance, la violence devenant de ce fait la norme du comportement politique. Une fois imposé le régime de Stambolov, les partis politiques russophiles furent mis hors la loi, leurs adeptes étant persécutés, illégalement condamnés et soumis à la terreur. Des éléments de l’opposition, tant du pays que de l’étranger, organisèrent de leur côté des actes de violence contre le régime : mutineries militaires et conjurations, attentats contre des leaders et des représentants en vue du régime, etc. – actes qui à leur tour entraînèrent un renforcement de la terreur dans le but d’imposer la politique adoptée13.

26Le régime Stambolov était un défi lancé à la démocratie parlementaire. Les élections étaient entachées de violence et la participation au vote était faible. Ainsi furent votées des lois antidémocratiques importantes et des amendements à la constitution de nature à faciliter la manipulation du parlement par le gouvernement, comme par exemple : diminution du nombre des députés et modification de la procédure de vote des lois par le parlement. Néanmoins, la constitution demeura sauve.

27Le régime Stambolov limita aussi considérablement le rôle du monarque en tant que souverain parlementaire. Mais l’ambitieux Ferdinand n’entendait pas être confiné dans des fonctions purement honorifiques, si bien que la période du régime Stambolov fut marquée d’une rivalité ininterrompue entre le prince et le premier ministre, tous les deux désireux de suprématie dans l’exercice du pouvoir politique.

28Stambolov gouverna pendant huit ans – une année comme premier régent et sept en qualité de président du conseil des ministres. Son régime fit preuve de vitalité, parce qu’il poursuivit activement et résolument la modernisation générale du pays, sur le modèle des pays européens développés. Toutefois, dans ses dernières années, le régime Stambolov devint de moins en moins acceptable à cause de ses pratiques dictatoriales à l’intérieur du pays et de sa politique extérieure qui ne tenait pas compte de l’évolution de la politique européenne. Les questions ayant trait aux rapports avec la Russie et avec Ferdinand commencèrent à perdre leur place centrale sur la scène politique bulgare qu’occupa dès lors le problème du rétablissement du caractère démocratique du gouvernement. C’est sur ce terrain que furent créées des conditions favorables à une union des forces russophiles et russophobes de l’opposition et que naquit l’« Opposition unie »14.

29Dans ces conditions, le rôle de l’institution monarchique ne fit que s’accroître, les leaders de l’opposition appuyant le monarque, pour en tirer bénéfice. Mais, pratiquement, c’est exactement le contraire qui arriva. Les partis bourgeois d’opposition fournissaient à l’institution monarchique la base sociale de la bourgeoisie. Le prince estima qu’après la chute de Stambolov l’unité de l’« opposition unie » allait se désagréger et qu’elle ne serait pas capable de lui dicter sa volonté, d’autant plus que le peuple soutenait moins l’opposition qu’il ne s’opposait à Stambolov. En 1893-1894 le mécontentement se généralisa dans le pays. Le 16 mai 1894, Stambolov fut renversé15.

30Vers la fin du XIX^e et le début du XX^e siècle, l’économie bulgare prit un aspect capitaliste toujours plus moderne, pour entrer, en 1904, dans une phase de véritable essor, se développant rapidement jusqu’aux guerres des Balkans de 1912-191316. Les changements intervenus sur le plan socio-économique ne manquèrent pas de se répercuter sur la complication de la structure politique du pays, qui, toutefois, continuait à demeurer plus sensible à l’action des facteurs politiques.

31La chute du régime Stambolov fut suivie d’un processus de stabilisation de la situation politique intérieure et extérieure du pays. Et la reprise des relations diplomatiques de la Bulgarie avec la Russie, en 1896, permit la reconnaissance internationale du prince Ferdinand. Ainsi furent supprimées également les causes d’affrontement et de conflit entre les diverses forces politiques du pays. Les formes de gouvernement parlementaires et démocratiques furent rétablies. D’anciens partis renaissaient et il en surgissait de nouveaux17. Depuis le début du siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, la palette politique bulgare fut particulièrement bariolée, mais il y manquait la division classique en gauche, droite et centre. Il y avait en Bulgarie quatre partis de gauche : deux partis sociaux-démocrates – les socialistes dits « étroits » et « larges », – un Parti agrarien et un Parti radical. Il y avait en outre six partis bourgeois où n’existait cependant pas de répartition nette entre la droite et le centre, la division se faisant selon les orientations en politique extérieure, entre russophiles et russophobes.

32Les programmes de politique intérieure des partis bourgeois ne différaient guère par le principe. Le progrès important du pays pendant la première décennie du XX^e siècle était également le fruit de l’activité de tous les gouvernements qui faisaient preuve de continuité dans le traitement des problèmes importants de politique intérieure. Les partis bourgeois étaient nombreux en Bulgarie, mais il n’y en avait pas de puissants. Les noyaux des divers partis s’unissaient le plus souvent non pas au nom de principes, mais autour de leaders, qui d’ailleurs donnaient pratiquement leurs noms aux partis qu’ils dirigeaient. La bourgeoisie bulgare était incapable d’assurer à son intelligentsia politique une indépendance économique. Souvent la carrière politique était considérée comme un moyen de s’enrichir personnellement. Les luttes partisanes et la corruption empoisonnaient l’atmosphère de la vie politique bulgare.

33 La division des forces politiques bourgeoises avait aussi des facteurs extérieurs. Le problème national, demeuré sans solution, engloutissait la majeure partie des ressources matérielles et de l’énergie politique de la nation bulgare. Ainsi les diverses attitudes à l’égard des grandes puissances, de l’Empire ottoman, des États balkaniques, de l’Exarchat, du mouvement de libération nationale de Macédoine et de la région d’Andrinople, pouvaient-elles être combinées pour former un grand nombre de plate-formes de politique extérieure, différant dans les nuances ou s’opposant conflictuellement les unes aux autres. Des différences existaient aussi dans l’approche tactique à l’égard d’une situation de politique extérieure continuellement changeante18.

34C’est dans cette atmosphère que s’établit peu à peu, après la chute de Stambolov, ce qu’on appela alors le « régime personnel de Ferdinand » – une nouvelle tentative d’établir en Bulgarie, dans la sphère du pouvoir, la prépondérance d’une personnalité. Ferdinand ne s’attaquait pas directement aux fondements de la démocratie parlementaire. Le régime personnel ne supprima ni le parlement, ni la constitution, tablant beaucoup moins sur des dispositions constitutionnelles limitant formellement la démocratie parlementaire, comme cela arrivait dans d’autres pays des Balkans. Le régime personnel était en Bulgarie non pas le pouvoir entre les mains d’une seule personne, mais le contrôle d’une seule personne sur des ressorts clé du pouvoir.

35Ferdinand réussit à donner pour base sociale à son régime toute la bourgeoisie bulgare qui, dans le même temps, demeurait politiquement démembrée. Le principe d’action du régime personnel était simple. D’habitude le monarque provoquait la démission des gouvernements qui l’incommodaient et chargeait de la formation du nouveau cabinet le parti convenant le mieux à l’orientation politique qu’il avait choisie. Le parlement était dissous et le nouveau gouvernement procédait à des élections qu’il gagnait grâce à des machinations et à des violences. Ainsi les partis bourgeois obtenaient en fait le pouvoir de la main du monarque. De cette manière les gouvernements n’étaient pas issus d’une majorité parlementaire représentant la volonté du peuple. Le parlement continua à jouer un rôle important dans le système politique bulgare, mais était en fait subordonné au pouvoir exécutif, en premier lieu au monarque et ensuite aux gouvernements.

36Les domaines sur lesquels Ferdinand exerçait un contrôle permanent étaient le choix des gouvernements, les affaires militaires et le ministère des Affaires extérieures19.

37La société bulgare se rendait compte des vices du système politique en fonction. Des efforts furent tentés pour son assainissement, tant par les partis bourgeois que par les forces démocratiques de gauche. Ceux que firent les partis bourgeois, furent peu nombreux, timides et sans résultat. Quant aux partis de gauche, ils n’avaient pas assez d’influence, n’agissaient pas de concert et ne surent exercer une action réelle sur le développement démocratique de la Bulgarie20. L’effet négatif global du système politique bulgare se fit pleinement sentir durant les années des guerres de 1912-1913 et 1915- 1918. C’est alors que le roi Ferdinand fut en position de prendre des décisions personnelles sur des problèmes cruciaux pour la Bulgarie.