1Peut-on devenir plus européen par le football ? Que dit l’Euro de football du devenir de l’Europe et des relations entre ses pays membres ? Les compétitions européennes de football ont-elles un impact sur les rapports ordinaires des individus à l’Europe ?

2Pour Eric Dunning², le sport en général – et le football en particulier – est « l’une des sphères de la vie sociale la plus européanisée » (Dunning, 2001, p. 89). Les compétitions de football européen émeuvent et mobilisent un grand nombre d’individus non seulement en Europe mais également dans le monde entier via la télévision et Internet. Ce faisant, par sa temporalité et sa vision élargie de l’Europe (les cinquante-quatre pays membres de l’UEFA), le football participe à la structuration de leurs représentations de l’espace et du temps.

3Si l’on s’en tient au football professionnel vu à la télévision, l’espace de pratique de ce sport est effectivement majoritairement européen. Les grands championnats de football comme celui de l’Europe des nations de football (connu sous le nom de « l’Euro ») ou la Champions League (Ligue des champions) sont très suivies par les Européens. Rassemblant les plus grands clubs européens de football, la Ligue des champions est ainsi l’un des événements sportifs annuels qui rassemble le plus de téléspectateurs dans le monde³. Sa finale réunit devant leur téléviseur environ 150 millions de personnes – en Europe mais également hors Europe.

4Ces compétitions mettent en lumière un espace continental de pratique du football. Mais plus encore en Europe que dans les autres continents, le cadre institutionnel et mental du football reste celui de la nation mise en exergue lors des Coupes du monde et celle des nations d’Europe, « l’Euro de football ».

5Dans les compétitions européennes, les matchs de football opposant des équipes nationales donnent à voir des nations mais également un périmètre tant réel – celui de l’UEFA – que construit et imaginé (au sens de Benedict Anderson, 1983) du continent européen qui ne correspond ni à l’Europe de l’Union européenne ni à celle du Conseil de l’Europe. Dans le cadre de championnats d’Europe (des nations ou des clubs), la compétition sportive opposant des pays européens met en scène la nation avec ses symboles, ses héros (ou ses contre-héros) et sa mythologie. Selon Anne-Marie Thiesse (1999), les idées nationales ne sont pas des faits de nature mais relèvent de constructions. Le football peut-il contribuer à fabriquer cette idée à l’échelle européenne ?

La double réalité du football européen

6Les institutions – européennes, nationales et sportives – assignent au football une double fonction : d’une part forger une identité communautaire et nationale dépassant les clivages sociaux, et d’autre part, offrir l’illusion d’une Europe qui ne dissout pas les nations. Dans le contexte actuel d’une perte de souveraineté des États-nations d’Europe liée à l’application des Traités européens successifs, il peut être légitime de poser la question de l’utilisation du sport à des fins européistes dans un processus en miroir de l’instrumentalisation à des fins nationalistes observée au cours des années 1930-1940 ou pendant la guerre froide. Pourtant, dans le même temps, on assiste à un regain de passion du public pour des compétitions au cours desquelles des équipes nationales s’affrontent. L’Euro de football en est une illustration.

7Comment concilier ces deux mouvements en apparence contradictoires ? On pourrait avancer l’hypothèse de l’illusio (Bourdieu, 1992)⁴ dont la « fonction latente » contribuerait à laisser croire aux « citoyens » européens que les États et les peuples n’ont pas disparu de la scène politique et ne se sont pas dissous dans un ensemble aux contours mouvants. Alors que la Commission européenne tente de déconstruire l’idée de nation en orientant l’Europe d’une part vers un espace économique de libre-échange et, d’autre part vers un espace politique du fédéralisme et du régionalisme, la mise en exergue d’équipes de football représentant la nation dans un championnat d’Europe serait-elle l’un des moyens de détourner le regard des peuples ? Dans ce cadre, le nationalisme sportif serait-il l’un des instruments de l’affaiblissement des États-nations ?

8Alors qu’en matière de football, la science sociale hésite toujours entre science et croyance, distance à l’objet et passion pour ce jeu, le débat public européen dont le football est l’objet est fortement dominé par les visions des milieux sociaux et professionnels les plus directement intéressés à l’édification européenne. Dans le même temps, les milieux populaires plutôt opposés au libre-échange économique (qui détruit les emplois du monde ouvrier) et à l’« Europe libérale », sont paradoxalement attachés à l’« Europe du football » et associent fréquemment l’Europe à l’UEFA. Tout comme la vertu du sport en matière de dialogue interculturel ou d’intégration des immigrés en Europe (Gasparini, 2008 ; 2010), l’effet supposé du football sur la construction de l’« identité européenne » ou sur la « citoyenneté européenne » est une croyance collective véhiculée par de nombreux experts, dirigeants sportifs, journalistes et lobbyistes européens et qui produit des imaginaires collectifs partagés par un grand nombre d’Européens.

9Il est indéniable que la popularité du football à l’échelle européenne a certainement créé une « image » de l’Europe auprès de ses habitants : une Europe de nations qui se rencontrent sur les terrains lors de l’Euro de football tous les quatre ans, une Europe gérée par des institutions (ici l’UEFA), une Europe des villes industrielles dans le cadre de la Champions League et une Europe du « peuple des tribunes » et des téléspectateurs supporters d’équipes européennes.

10Ainsi, reconnu tardivement par les sciences sociales comme objet d’étude, le football se révèle aujourd’hui un thème de recherche riche en significations pour les études européennes. Il permet d’interroger non seulement les politiques publiques européennes en raison de l’intérêt accru que lui portent les institutions communautaires du fait de sa professionnalisation et de son potentiel éducatif, mais également en tant que pratique sociale et spectacle populaire transnational largement partagés sur le plan des liens affectifs et horizontaux entre Européens.

11Le défi que pose l’analyse empirique de l’européanisation du football est lié au développement de nouveaux outils et de nouvelles approches théoriques qui permettraient l’étude de ces nouveaux « interstices » politiques nés de la transnationalisation des enjeux politiques. En général, les études sur l’Union européenne portent sur des secteurs hautement européanisés tels que l’union monétaire, l’agriculture ou l’environnement. Cependant, les contours de ce nouvel espace politique européen pourraient être mieux définis en analysant un domaine récent de coopération internationale comme les politiques sportives. En effet, depuis le xix^e siècle, elles ont surtout relevé de la compétence des gouvernements nationaux. Ces politiques publiques ont été presque invariablement élaborées par des décideurs politiques nationaux qui voulaient préserver la souveraineté et l’identité nationales. S’appuyant sur l’identification des peuples aux équipes et champions nationaux, le sport de haut niveau a été largement utilisé par les États-nations pour consolider le « sentiment » national.

« L’Europe du foot » : une construction sociale et scientifique

12Au-delà d’une seule réalité objectivée par des compétitions vues à la télévision et des médias montrant des héros et des « affaires », le football européen est aussi une construction symbolique, politique et scientifique. Les ouvrages sur le football et l’Europe, mais également les nombreux rapports sur la citoyenneté ou l’intégration européenne par le football qui se multiplient depuis les années 2000, produisent des effets pratiques sur les manières de voir et de penser le football européen. Ainsi, la double croyance selon laquelle d’une part le football européen serait gagné par « l’argent » ou l’économique depuis l’arrêt Bosman en 1995 et que, d’autre part, il s’agit d’une « dérive », est largement répandue tant dans le football amateur que dans les sociétés européennes. Dès 1998 d’ailleurs, Pierre Bourdieu lui-même dénonce « l’extension au sport des règles du libéralisme économique symbolisé par le fameux arrêt Bosman » (Bourdieu, 1998, p. 15). Et de rajouter : « Cet arrêt a pour fin explicite, de la part de ses promoteurs, de généraliser la logique de marché et de mettre fin à ce que l’on pourrait appeler, par analogie, l’exception (sportive) française en supprimant les aides municipales aux clubs. Cette logique néolibérale est inégalement encouragée par la politique sportive des différents pays. » D’autres auteurs reprennent également l’idée d’une « contamination » du football par l’économique (Piraudeau, 2012). Ainsi, la description dominante de l’évolution du football considère que ce dernier est l’objet d’une pénétration récente et inéluctable des forces et logiques économiques (Schotté, 2014). Or, la présence d’argent tout comme la professionnalisation ont été consubstantielles au développement du football en Europe. Historiquement, alors que la majorité des sports s’organisent en Europe sous une forme amateur, le football se développe dès sa naissance sous une forme professionnelle autour de clubs constitués en entreprise (Dunning, Sheard, 1989). En Angleterre, les clubs de football se professionnalisent dès 1888 en devenant des sociétés par actions (c’est le cas de six clubs des Midlands et de six autres dans le Lancashire). Alors que le versement de salaires aux joueurs était toléré officieusement en France depuis la fin du xix^e siècle, dès les années 1920, les transferts de joueurs d’un club de football à un autre sont l’occasion de rémunérations ou d’octroi d’avantages sociaux ou professionnels. La Fédération française de football vote dès 1931 le principe du professionnalisme (Wahl, 1989). Dans le même temps, devant la montée en puissance des moyens financiers et l’arrivée des industriels dans ce sport, une commission fédérale se constitue pour gérer l’activité professionnelle. Le débat amateurisme/professionnalisme est alors central : d’une part, les tenants du libéralisme total souhaitent aligner les pratiques du football sur les principes de la société civile et défendent le principe de la liberté d’entreprendre des responsables de clubs ; de l’autre, les puristes sont nostalgiques d’un âge d’or du football sans argent. Ce débat est présent dans toutes les fédérations nationales tout au long du xx^e siècle et pas seulement en France.

13Par la professionnalisation de son élite dans l’entre-deux-guerres, le football se développe dans les pays européens (notamment les îles Britanniques, l’Europe centrale et la Scandinavie). Le militantisme de l’UEFA pour préserver son autonomie vis-à-vis des États et des institutions européennes, les échanges sportifs transnationaux dans le cadre des championnats européens, la circulation des footballeurs professionnels européens qui s’accélère à partir des années 1980 et le travail des médias sportifs, ont créé non seulement une communauté de pensée européenne à propos du football mais également une certaine vision du territoire de l’Europe et une carte mentale de ce continent. Ainsi, à la différence de l’Union européenne (vingt-huit pays) ou du Conseil de l’Europe (quarante-sept pays), le territoire européen de l’UEFA est constitué de plus de cinquante-quatre pays membres, incluant aussi la Turquie, Israël, la Russie, le Kazakhstan, les îles Féroé. L’Europe du football est bien le plus grand espace européen. Par la diffusion télévisuelle de ses matchs tant dans ses pays membres qu’à l’extérieur, l’UEFA donne une vision très élargie de l’Europe. Non seulement la Champion’s League dessine un espace européen à travers des matchs joués à Barcelone, Istanbul ou Moscou, mais elle produit aussi un discours européanisé sur les matchs de football, largement relayé par les médias européens. Ces expériences produisent une certaine « européanisation », dans le sens d’une familiarité avec des sportifs, des clubs, des territoires et des styles de vie européens.

14L’espace du football européen est d’abord celui de l’ensemble des acteurs concernés par les mutations de ce secteur sportif à l’échelle européenne, de l’usage qu’ils en font (Jacquot, Woll, 2004) et de leurs relations de pouvoir. Les États, les fonctionnaires, ministres et secrétaires d’État, mais aussi les dirigeants sportifs, les fédérations et leurs pratiquants, les supporters ont un rapport au football européen en fonction d’histoires nationales spécifiques. L’espace du football européen met ainsi en concurrence des structures institutionnelles, des savoirs et des habitus d’agents qui reflètent les différentes tentatives de transformer le champ sportif européen. Dans le cas du football, la formation de cet espace s’est aussi accompagnée d’investissements savants qui ont contribué à définir et à borner l’espace du pensable. Dans de nombreux domaines, les pères fondateurs des institutions européennes et des études européennes ont en partie réussi à imposer leur vision politique et scientifique de l’Europe en opérant un double transfert des catégories politiques dans le champ scientifique et des problématiques savantes dans les discours politiques. Dans le double processus a priori contradictoire de nationalisation et d’européanisation des enjeux du football, de quelle manière interviennent les institutions et les acteurs européens dans la production des catégories de pensée du football ?

15S’agissant du football européen, il est important d’interroger dans un premier temps les catégories d’analyse savantes diffusées par les acteurs politiques et sportifs investis dans cet espace européen. Cette européanisation du football « par le haut » – par ses institutions, l’UEFA et celles de l’Union européenne – affecte-t-elle les citoyens européens ? L’espace européen est également peuplé de citoyens dont les représentations sont affectées par les transformations des espaces nationaux, par les dynamiques de la globalisation, mais aussi par leurs pratiques sportives (sur le terrain mais également à travers les médias) et leurs identifications aux équipes qu’ils soutiennent.

La construction d’un football européen sans les institutions européennes

Le football : un projet sportif européen

16La construction d’un espace européen du football n’est pas le fait d’une action volontariste de l’Europe communautaire ou de tout autre grand projet politique d’après-guerre, mais le résultat d’échanges de plus en plus importants entre des clubs et leurs dirigeants puis entre les instances professionnelles sportives qui s’institutionnalisent et qui cherchent à contrôler l’espace européen du football.

17Au xix^e siècle, le sport moderne est issu de deux courants : le premier, nationaliste, est le mouvement gymnaste, né dans les pays germaniques et scandinaves ; le second, européiste puis mondialiste, est le sport d’équipe, anglo-saxon, formé dans les collèges anglais. Nés d’une perspective pédagogique dans le cadre d’une idéologie libérale, ces sports anglais sont initialement destinés à l’élite économique et transnationale qui n’a pas, comme en Allemagne, à se mobiliser pour construire l’État-nation. L’objectif est plutôt de redéfinir les rapports entre l’individuel et le collectif par l’apprentissage de la concurrence loyale, du respect des règles communes et de l’esprit d’équipe (Defrance, 1987, 2006 ; Thiesse, 1999). Dès sa naissance, le football s’européanise par ses élites migrantes (agents commerciaux, militaires, ingénieurs, entrepreneurs), contribuant non seulement à sa diffusion en Europe – puis dans le monde entier –, mais également à la circulation d’un « projet européen ». Incarnant l’idéal bourgeois et le style de vie anglais, les premiers sportsmen pratiquent d’abord le football (mais également l’aviron ou l’athlétisme) dans les capitales, ports et grandes villes d’Europe continentale. Ainsi, les premiers clubs de football ont-ils été créés par la bourgeoisie économique anglaise puis anglophile au Havre dès 1872, à Copenhague en 1878, à Hambourg en 1887, à Strasbourg et à Paris en 1892, à Gênes, Stuttgart, Karlsruhe en 1893, à Marseille en 1901. Mais très rapidement, en Angleterre comme sur le continent, le football n’est plus seulement une pratique de l’élite sociale. À la fin du xix^e siècle, l’Association de football compte des dizaines de milliers de licenciés et devient rapidement un spectacle. La finale de la Cup attire par exemple plus de 100 000 personnes dès 1890. Le football devient ainsi un puissant facteur d’intégration nationale, fournissant un support d’identification commune à des catégories sociales distinctes (Thiesse, 1999, p. 246). Ainsi, développé dans des cadres nationaux forts, le football a progressivement fabriqué des mythes et des légendes qui ont été contés dans les langues nationales et les systèmes de pensée nationaux.

18Marqué par son enracinement national, le football continental entre réellement dans une phase « européiste » dans les années 1920 (Dietschy, 2015) avec l’organisation de rencontres européennes dans les grandes villes. Les années 1930 sont marquées par la multiplication des matchs internationaux. Celle-ci est profondément liée à l’affirmation du nationalisme sportif, qui offre ainsi davantage de possibilités aux supporters de s’identifier aux joueurs de leurs équipes, mais plus encore aux idéologies nationales et dans une moindre mesure aux valeurs sportives (amateurisme, fair-play, etc.). à cette époque, les zones régionales où le football a commencé à devenir homogène étaient construites autour de compétitions internationales. Par exemple, en Europe centrale, la Coupe Mitropa pour les clubs et la Coupe internationale pour les équipes nationales structuraient les saisons internationales et facilitaient l’établissement de relations européennes footballistiques. La première moitié du xx^e siècle a ainsi vu les débuts du secteur du football européen, dont les conséquences directes ont été la création, dans les années 1950, des coupes européennes modernes (concernant tout le continent) et l’établissement d’une institution continentale : l’UEFA.

L’institutionnalisation du football européen

19Les créations de l’Union des associations européennes de football (UEFA) en 1954, de la Coupe des clubs champions en 1955 et du Championnat d’Europe des nations en 1958 sont d’abord le produit d’acteurs privés en dehors de toute intervention communautaire. C’est seulement à partir des années 1990 que l’Union européenne (UE) intervient dans le football à partir du moment où il est considéré comme une activité économique soumise aux mêmes règles que toutes les activités économiques réalisées au sein de l’espace de libre-échange que constitue l’UE. Le football professionnel prend progressivement les traits d’un espace social européen constitué d’acteurs sportifs, économiques et politiques transnationaux. Mais cet espace ne s’est véritablement structuré qu’à partir de la naissance de l’UEFA. Celle-ci est d’abord un groupe de pression par les dirigeants des fédérations du Vieux Continent au début des années 1950. Il s’agit de rétablir la prépondérance de l’Europe au sein de la FIFA au sortir de la Seconde Guerre mondiale, notamment face à l’affirmation des fédérations sud-américaines. Dans ses premières années, la raison d’être de l’UEFA est donc avant tout de défendre les intérêts d’un continent qui voit son influence dangereusement décroître au sein de la FIFA. Par ailleurs, la naissance de l’UEFA participe d’un esprit paneuropéen alors largement répandu sur le continent. À la différence des nombreuses autres organisations européennes créées à la même époque, l’UEFA englobe, dès sa fondation, des pays qui dépassent le périmètre strictement occidental ou atlantiste. Ainsi, l’Union soviétique et les pays d’Europe de l’Est participent à la fondation de l’association.

20La plus prestigieuse des compétitions de clubs – la Coupe des clubs champions européens – est créée un mois après le premier Congrès de l’UEFA à Vienne, le 2 mars 1955. Cependant, ce n’est pas à l’initiative de l’UEFA qu’elle a vu le jour. Alors que les membres fondateurs de l’UEFA étaient plutôt favorables à la création d’une compétition de sélections nationales, le quotidien sportif L’Équipe – notamment le journaliste Gabriel Hanot – défendaient l’idée d’une compétition regroupant des clubs de toute l’Europe. Ce n’est qu’en 1992 que l’UEFA Champions League naîtra, dans un contexte de professionnalisation du football européen et du développement de sa médiatisation. La popularité de la phase de groupes a vu la compétition passer de huit à trente-deux équipes engagées, avec des rencontres disputées les mardis et mercredis à travers toute l’Europe.

21Détenant le monopole de l’organisation du football européen, l’UEFA structure progressivement l’espace européen du football en organisant les compétitions européennes, en élaborant un règlement et des réglementations, et en offrant des formations pour entraîneurs et arbitres. Elle s’impose progressivement comme l’interlocuteur privilégié des États européens et des institutions européennes dès lors que le football se retrouve à l’agenda des États membres de l’UE mais également du Conseil de l’Europe ou, plus tardivement, de la commission et du Parlement européen. Depuis 2013 (et l’admission de Gibraltar), l’UEFA rassemble cinquante-quatre fédérations. Toujours basée en Suisse, son président est depuis 2007 l’ancien footballeur français Michel Platini.

22Cette brève histoire nous montre que l’espace européen du football naît quelques mois après l’Europe économique et politique (la CECA, en 1952), l’Europe des droits de l’Homme (le Conseil de l’Europe, en 1949) et l’Europe de l’audiovisuel (l’Union européenne de radiodiffusion, en 1950).

Le football à l’épreuve de l’Union européenne

23Après une européanisation encouragée par la création de fédérations sportives paneuropéennes dès le début des années 1950 et l’organisation de compétitions transnationales, le sport fait l’expérience d’un processus d’européanisation encouragé par l’Union européenne elle-même. La judiciarisation du sport, c’est-à-dire le processus à travers lequel les principes généraux de l’Union européenne sont appliqués au sport, est un élément révélateur de cette relation. Cette récente évolution a été encouragée par deux phénomènes concomitants (Husting, 2007) : d’une part, la commercialisation croissante du sport européen, à partir des années 1980, qui a fait des clubs et des sportifs de véritables entreprises dès lors soumises aux règles et principes du Marché commun, d’autre part la perception par les institutions européennes du potentiel intégrateur du sport et son instrumentalisation pour réaliser l’Europe des citoyens. Ces deux façons d’appréhender l’activité sportive ont entraîné deux formes différentes de régulation du football par les institutions européennes. Une européanisation formelle par le droit communautaire ou « régulation hard » au travers de l’activité économique et une européanisation informelle ou « régulation soft » via sa régulation socio-intégrative et les nombreuses recommandations « éthiques » des institutions européennes, qui ont toutes deux contribué à façonner un véritable corpus de règles, conduites et pratiques admises ou encouragées dans le domaine du football.

24Le football est ainsi pris en compte dans les politiques des institutions européennes d’abord par le Conseil de l’Europe dès 1967, puis par la Communauté européenne depuis la fin des années 1980. À la différence du Conseil de l’Europe, c’est essentiellement par le football que l’Union européenne intervient dans le domaine sportif. L’intérêt tardif pour le sport de la CEE puis de l’Union à partir de 1992 s’explique par le fait que les principes libéraux de l’Europe économique ne s’appliquent au sport que dans la mesure où celui-ci constitue une activité économique à part entière, ce qu’il ne devient qu’à partir des années 1980. Voulant préserver son autonomie et l’« exception sportive », le mouvement sportif est resté à l’écart de la construction européenne. Alors que le traité de Rome institue la libre circulation des personnes (et donc des travailleurs) en Europe, l’UEFA limite le nombre d’étrangers pouvant jouer dans un club européen à trois joueurs. De même a-t-elle institué une indemnité de transfert versé par le club accueillant un nouveau joueur au club « cédant » ce joueur. Ces règles sportives ont été critiquées par le Parlement européen dès les années 1970 car elles ne respectaient pas le droit communautaire de libre circulation des personnes. En effet, elles créaient une discrimination à l’embauche fondée sur la nationalité. Après plus de vingt ans de négociations entre la Commission européenne et l’UEFA, c’est l’arrêt Bosman⁵ qui a mis fin en 1995 à cette spécificité du football européen. Touchant progressivement les sports les plus médiatisés, ce processus de marchandisation et de mise en spectacle du sport est intimement lié à la privatisation des télévisions en Europe dès les années 1970 (1983 en France). Les télévisions publiques et privées entrent ainsi en concurrence pour racheter les droits de retransmission télévisée des matchs de football aux clubs et aux fédérations sportives⁶. Au cours des années 1980, l’émergence des chaînes de télévision payantes, comme Canal Plus, Sat 1 et RTL, ainsi que le lancement d’Eutelsat (par la suite rebaptisé Sky) par Rupert Murdoch ou l’acquisition du Milan AC par le magnat de la presse Silvio Berlusconi n’ont fait qu’exacerber les conflits d’intérêts. Dans le football professionnel, les circonstances combinées du lancement de la Ligue des champions, de la croissance exceptionnelle des rentes télévisuelles et de l’arrêt Bosman ont encore accru le caractère européen et l’orientation marchande d’un événement de plus en plus dénationalisé et professionnalisé (Rask Madsen, 2007).

« Pour moi, l’Europe, c’est l’UEFA ! » Le football européen, un espace vécu et représenté par les citoyens européens

25Sans pour autant produire de l’attachement à l’Union européenne et à ses politiques, le football européen est susceptible de créer une « communauté imaginée » (au sens d’Anderson, 1996) et des processus d’identification à l’Europe qui semblent plus efficaces que toute autre politique de communication de l’UE et qui dépassent les classes sociales.

26« Pour moi, l’Europe, c’est l’UEFA ! » Interviewé par un sociologue étudiant le rapport à l’Europe des citoyens « ordinaires » (Weill, 2010), ce jeune adulte issu de l’immigration et vivant dans un quartier populaire de la banlieue parisienne associe l’Europe à l’UEFA. Et de rajouter : « L’Europe, moi, ça me fait pas penser à grand-chose… à part le foot ! » à l’autre bout de l’échelle sociale, le vice-président du Parlement européen, le Finlandais Olli Rehn, déclare en 2015 : « Enfant, j’ai appréhendé l’Europe grâce aux clubs de football ! Ma vision politique de l’Europe n’est intervenue que bien plus tard⁷. »

27Au-delà de la structuration d’un champ européen du football professionnel, apparaissent aussi progressivement des lieux de mémoire liés au football comme, par exemple, les grands moments de liesse lors des finales de l’Euro entre la France et l’Espagne en 1984 ou l’Allemagne réunifiée et le Danemark en 1992 en Suède, mais également le drame du Heysel en 1985. Véritable traumatisme européen, cet événement qui a vu la mort de 39 supporters, principalement italiens, au cours du match Liverpool-Juventus de Turin a été diffusé sur toutes les chaînes. La couverture médiatique simultanée à travers l’Europe a transformé cet événement en une expérience collective européenne (Sonntag, 2014). Les matchs de football européen de la Ligue des champions ont également pris place dans l’imaginaire collectif européen, avec ses « héros » (Messi, Zidane, Beckham, Figo, Ronaldo, etc.) et ses « vilains » (Anelka par exemple) du ballon rond européen.

28Beaucoup de jeunes Français connaissent en effet l’Allemagne, la Belgique, la Pologne ou l’Espagne grâce au football pratiqué dans le cadre de tournois et de championnats (scolaire ou civil), mais également pour avoir vu des footballeurs des différents pays à la télévision, dans des publicités ou encore sur des vignettes autocollantes, à l’occasion des championnats européens. Les images autocollantes Panini illustrent parfaitement la diffusion du football auprès des citoyens européens à travers la représentation des joueurs des clubs européens ou des équipes nationales. Depuis les années 1960, des générations de jeunes européens ont ainsi collectionné des albums Panini, en achetant au bureau de tabac de leur village pour quelques francs, lire ou pesetas (ou euros pour les plus jeunes), une pochette de cinq images qu’ils échangeaient ensuite à l’école pendant la récréation.

29Pour des jeunes de milieux populaires, le football constitue souvent une référence dans les rapports ordinaires à l’Europe. Par le supportérisme à distance et par les matchs européens vus à la télévision, des « jeunes des quartiers » parlent de l’Europe en mettant en valeur les mises en récit d’un sentiment d’appartenance à l’Europe, fondées sur la mobilisation d’expériences sociales aux frontières du politique, qui passent souvent par les affects (Weill, 2010). L’UEFA apparaît ainsi comme une surprenante pierre angulaire des expériences sociales européennes d’adolescents et de jeunes adultes. Très présent sur la scène européenne, le football donne ainsi à voir des matchs, des héros, des « affaires », une éthique, des discours qui produisent des représentations de l’Europe.

30Cependant, même si les supporters de football s’intéressent de plus en plus aux clubs des championnats européens et donc « européanisent » leur passion et leurs pratiques, ils restent néanmoins à un niveau d’identification moindre que celui ressenti pour leur club du pays d’origine. Comme le souligne Andy Smith (2012), ce constat rejoint les conclusions de nombreuses études sociologiques consacrées aux appartenances en Europe de manière générale : les villes, les régions et les nations constituent toujours des lieux identitaires forts alors que, pour l’instant, l’Union européenne n’engendre que des allégeances politiques plus ou moins durables.

31La croyance en une européanisation par le football a d’autant plus de force qu’elle s’inscrit dans l’histoire même de ce sport et dans celle de ses acteurs. Progressivement, les dirigeants du football européen sont en effet gagnés à l’idée d’un sport de compétition contribuant à un dialogue interculturel entre sportifs européens. Pour Jules Rimet (1873-1956), premier président de la FFF puis de la FIFA entre 1921 et 1954, les compétitions sportives internationales sont un moyen de favoriser la solidarité interculturelle et de « rapprocher les peuples » (Rimet, 1954). Le football est ainsi considéré comme espéranto universel. Pour nombre de dirigeants du football, le sport – et le football en particulier – favoriserait ainsi « naturellement » le mélange des cultures et le dialogue entre citoyens européens. Il convient néanmoins de distinguer l’identité telle qu’elle est instrumentalisée par le politique (européen et sportif), de l’identité telle qu’elle est vécue par un membre d’un groupe social.

32Le football en Europe constitue un laboratoire stimulant pour l’observation sociologique d’un phénomène social, l’altérité (Smith, 2002). « Idée que les autres se font de la relation entre les uns et les autres » (Augé, 1994, p. 88), l’altérité se forge autour de la représentation de l’Autre – dans notre cas, des Européens – et, ce faisant, permet aux individus de former leur propre identité. En observant tant les joueurs d’une équipe nationale que les « peuples » européens des tribunes, les spectateurs et téléspectateurs se familiarisent avec des comportements de ressortissants d’autres pays et construisent un « nous » européen par les stéréotypes (Guinaudeau, Kufer, 2008). L’existence de stéréotypes entre Européens implique la reconnaissance d’une catégorie européenne, lui donne corps et peut contribuer à la rendre plus saillante en la rendant plus concrète et plus accessible. Ainsi, par les rencontres européennes et les compétitions opposant les équipes de France et d’Allemagne, le football a-t-il contribué à véhiculer l’image d’Allemands « physiques » et de Français ou des Italiens plus « artistes » ou « roublards ». L’invention de la nation prend souvent appui sur la désignation de l’étranger comme un autre formé dans une société qui historiquement a été un ennemi.

33Par un effet de réel, la mise en scène d’équipes nationales européennes peut enfin faire croire aux « citoyens » européens que les États et les peuples n’ont pas disparu de la scène politique et ne se sont pas dissous dans un ensemble supranational aux contours mouvants. L’Europe des nations de football permet ainsi aux citoyens de s’identifier à leur pays et, dans le même temps, par l’Europe des clubs, ces mêmes citoyens s’identifient à un club-ville (Real, Barça, PSG, Munich, Milan, Rome, Manchester, Istanbul) sans forcément résider ni dans la ville ni dans le pays. La présence d’une double « filière » – Championnat d’Europe des nations et Champions League des clubs (comprenant des joueurs nationaux et non nationaux) est finalement à l’image de la construction européenne : une Europe d’États membres défendant leur autonomie et une Europe du marché « libre et non faussé » promouvant la circulation des travailleurs, des capitaux, des biens et des services.