« La tierra andaba entre los mayorazgos de doblón en doblón, desconocida,
pasta de apariciones y conventos,
hasta que toda la azul geografía
se dividió en haciendas y encomiendas. Por el espacio muerto iba la llaga
del mestizo y el látigo
del chapetón y del negrero.
El criollo era un espectro desangrado
que recogía las migajas_:
hasta que con ellas reunidas
adquiría un pequeño título
pintado con letras doradas.
Y en el carnaval tenebroso
salía vestido de conde,
orgulloso entre otros mendigos,
con un bastoncito de plata ».
P. Neruda, Canto General, XV,
« Las haciendas ».

1 Des investissements dans des propriétés rurales voire urbaines doublés d’investissements « somptuaires » comme la construction d’édifices religieux ou civils. Telle était l’attitude la plus communément admise chez les mineurs soucieux de se libérer des vicissitudes inhérentes aux activités minières, mais également d’affirmer leur statut social. Toute préoccupation économique n’est pas absente, notamment à la fin du XVIII^e siècle, en vertu de la diversification des investissements. Mais paradoxalement, les grands domaines sont présents aussi bien dans les zones fertiles (Valle de Valparaíso, Jerez) où se trouvent fort opportunément situées les propriétés des plus grands mineurs et hacendados, que dans des districts où leur « rationnalité » semble sujette à caution (Mazapil) si l’on s’en tient à la seule interprétation économique du phénomène. Des soixante-six haciendas recensées par l’Intendant de Zacatecas en 1803 – cinq avaient une superficie comprise entre 120 et 160 sitios de ganado mayor –, la plupart étaient dépourvues de points d’eau. Un paradoxe donc, où les mentalités interviennent autant sinon plus que l’économique1.

2Une autre particularité de la région de Zacatecas apparait en effet dans la configuration de la grande propriété et la présence notable de l’Eglise et plus particulièrement d’un ordre : la compagnie de Jésus. La prospérité règne dans des ensembles territoriaux qui en d’autres mains et en d’autres lieux, auraient vraisemblablement été promis à des destinées moins brillantes. D’où l’idée de « rationnalités » divergentes opérant chez les possesseurs de la terre, mineurs, hacendados, commerçants et autres, une distinction qui va dans une certaine mesure à l’encontre de l’appréciation selon laquelle l’hacienda mexicaine était « un barril sans fond qui engloutissait le capital excédentaire accumulé par le commerce extérieur » et « les fortunes constituées dans les mines et le commerce étaient investies dans la terre, ou transférées dans les coffres de l’Eglise ». De l’instabilité de cet investissement foncier dériverait l’instabilité de la formation sociale qui lui était associée, la « classe des propriétaires terriens »2. En fait, la nature même des grands domaines, parfois davantage investissements sociaux qu’économiques se prête à la contradiction. Mais par là-même ils s’intégrent dans une stratégie de préservation de patrimoines et non plus d’acquisition de ces derniers, et constituent un élément de stabilisation et de consolidation des fortunes comme le montre l’exemple des plus grands mineurs de Zacatecas – voire une garantie d’obtention de crédit – par opposition aux « élites secondaires », aux investissements insuffisamment diversifiés3.

A – MInes et propriétés rurales : de la complémentarité à l’« unité économique et sociale ».

3Le caractère autonome voire autarcique des haciendas mexicaines, leur consolidation à la faveur du repli provoqué par la récession minière – et démographique – du XVII^e siècle ont fait l’objet de maints développements. Notre intention n’était donc pas en abordant ce chapitre rural de notre étude, d’en considérer les modalités mais bien plutôt celle de leur intégration dans des complexes économiques « modernes ». Ceci permet d’entrée de distinguer deux catégories de propriétés : celles appartenant précisément aux grands mineurs ou à leurs descendants, avec des débouchés aussi bien dans les mines que sur les marchés urbains, et celles des grands propriétaires terriens absentéistes pour la plupart, sans grande productivité. Il reste que l’ensemble de ces domaines, de ces « royaumes en miniature » pour reprendre l’expression de l’oidor Echavarri, de ces « petites bourgades » d’après le voyageur G.F. Lyon – à propos de l’hacienda de Malpaso –, font l’objet de critiques non dissimulées de la part des autorités locales (Intendants) et du vice-roi (Revillagigedo), en raison de leurs dimensions pour le moins exceptionnelles. Les plus productifs n’échappent pas en effet à ce facteur d’extension : l’hacienda de San Mateo s’étendait – pour ne prendre que cet exemple – sur 70⅓ sitios de ganado mayor, soit plus de 123 400 hectares ce qui n’était pas un cas exceptionnel d’après le recensement effectué par l’Intendant Francisco Rendón : cinq ou six haciendas dépassaient facilement les 120 voire les 150 sitios de ganado mayor au début du XIX^e siècle4.

4Le premier élément de définition de ces propriétés est en effet leur superficie. Fait banal en apparence, mais qui recouvre des disparités et des modes de mise en valeur fort divers, sans compter les destinées pour le moins inattendues de certains de ces grands domaines, puisque l’on relève à Zacatecas quelques cas d’haciendas ayant accédé à l’autonomie municipale en devenant des pueblos. Le rapport de Manuel José Rubio y Salinas, archevêque de Mexico de 1749 à 1769, est sur ce point particulièrement explicite. Evoquant la « monstrueuse extension des paroisses de ce royaume « [de Nouvelle-Galice], le prélat en indique comme cause principale la superficie des grands domaines ruraux5. Dans un grand nombre d’entre eux sont recensés des édifices religieux, chapelles somptueuses, oratoires, voire cimetières. Certains formaient même des paroisses à part entière.

5Autre indicateur de l’importance de ces domaines, leur population, libre ou non (gañanes) : à Mazapil, cinq haciendas d’élevage et vingt-huit ranchos se partagent le territoire du district, et 5 642 personnes y sont recensées. Les haciendas de Encarnación et de Bonanza, du marquis de San Miguel del Aguayo, disposent chacune d’un prêtre ; de même celle de Cedros, propriété du mineur Juan Lucas de Lazaga. Dans la paroisse voisine, celle de Burgo de San Cosme, quatre haciendas d’élevage ovin et leurs dix-neufs fermiers soit 4 400 personnes sont recensées. L’hacienda de San Cosme fut d’ailleurs à l’origine de la création d’un bourg libre6. A Fresnillo, district de 11 194 habitants répartis sur quarante-sept haciendas, les haciendas du comte de San Mateo Valparaíso, Abrego et Trujillo, disposent chacune d’un prêtre. Quant à la paroisse de Valparaíso, incluse dans l’alcadía mayor de Fresnillo, elle comprenait la seule hacienda des comtes de San Mateo Valparaíso et ses ranchos d’arrendatarios (soit un total de 4 214 personnes)7. Mûes par un souci d’efficacité administrative et spirituelle, les autorité locales, civiles et ecclésiastiques, ne pouvaient qu’encourager à cet égard la constitution de nouvelles paroisses voire de municipes, d’un pueblo, au sein de ces immenses domaines. La description de l’hacienda de Muleros (Sombrerete) par Morfi est fort explicite sur ce point :

« Cette hacienda, opulente en tant qu’exploitation d’élevage, ne dispose que de peu de terres à consacrer aux cultures. Elle est située dans une plaine très étendue, à proximité de cours d’eaux et de sources qui procurent à ses habitants l’eau nécessaire. La demeure est vaste, ses pièces commodes. La chapelle qui lui fait face est spacieuse mais obscure et sans ornements. Ses habitants sont fort nombreux. Si leurs pauvres masures, éparpillées sur cette plaine, étaient regroupées, elles formeraient un bourg de bonne taille. Mais personne n’y est aussi opposé que les propriétaires. Ceux-ci craignent en effet que le fait de vivre réunis en un même lieu, avec toutes les commodités que cela suppose, incite les domestiques des haciendas à se constituer en pueblo et à les déposséder de leurs propriétés »8.

6L’une des caractéristiques du processus d’expansion des grandes propriétés de la région réside à cet égard, et dès le XVI^e siècle, non seulement dans les mercedes de tierras accordées aux vassaux méritants mais aussi dans l’accaparement de terres. Les instructions royales des 15 octobre 1754 et 27 février 1781, destinées à éviter les cessions abusives de biens appartenant à des communautés, ne font que refléter cette situation de fait, de même le fait que le viceroi et les présidents d’Audiences – en 1754, puis les Intendants en 1786 – se voient conférer la responsabilité de nommer des « juges » chargés de réaliser les composiciones de tierras correspondantes et toute confirmation de titres prévue par la législation9. Dans les années 1750, les réformes de la législation aidant (Real Orden du 10 octobre 1755), on assiste à une vague de confirmations de titres de propriétés, émanant de modestes propriétaires comme de grands hacendados : Joseph Beltrán de Barnuevo, vecino de Zacatecas et descendant des comtes de Santa Rosa, fit « confirmer » la possession de quatre-vingt-treize sitios de ganado mayor et de trente-et-un sitios de ganado menor, ainsi que de trente-cinq caballerías ; en 1753, Jacinto Beltrán de Barnuevo et ses frères s’empressent à leur tour de faire confirmer la possession de huit sitios et demi de ganado mayor, d’une caballería et demie et à nouveau en 1755 de dix sitios de ganado mayor, un demi sitio de ganado menor, et de trois caballerías et demie aux limites des juridictions de Zacatecas et de Charcas, confirmations qui contribuaient à consolider le latifundium familial. Les Elías Beltrán (hacienda de San Diego) font en effet partie des grandes familles d’éleveurs, ayant de toute évidence renoncé à poursuivre les activités minières qui avaient fait été à l’origine de la richesse de leurs ascendants, pourvoyeurs des mines de Zacatecas et des marchés urbains régionaux10.

7Peu après la promulgation de cette ordonnance royale a lieu la deuxième vague de « confirmations » des titres de propriétés. En mars 1756, c’est au tour de Francisca Xaviera de la Campa Cos, vecina de Charcas, d’obtenir les titres de propriété définitifs de deux sitios de ganado mayor et de huit caballerías, au même moment que la comtesse de San Mateo, Isabel Rosa Catarina de Zeballos, veuve du comte, qui fit de même pour deux sitios de ganado mayor qu’elle possédait à proximité de son hacienda de Dolores et remit à la trésorerie de Zacatecas 33 pesos 2 réaux 6 granos à cet effet. Les héritiers du marquis de San Miguel del Aguayo suivirent son exemple pour vingt-cinq sitios de ganado mayor dans les juridictions de Parras, Catorce, Mazapil (six sitios et six caballerías). Le 15 mars 1757, l’Audience de Guadalajara confirme de nouveau des titres de propriété relatifs à l’hacienda de Dolores del Paso de Jaral, propriété de la comtesse de San Mateo. Les terrains concernés par ces confirmations quelque peu tardives allaient de quelques hectares à plus de 43 800 dans le cas des marquis de San Miguel del Aguayo, l’un des plus grands propriétaires terriens de la vice-royauté11.

8Cette vague de confirmations de titres de propriétés fut-elle l’occasion pour certains hacendados d’accaparer de manière définitive des terrains jouxtant leurs domaines ? C’est fort probable, si l’on considère les revendications exprimées par les communautés indiennes bien après ces confirmations. En 1794, les Indiens de San Andrés del Teúl protestent contre le « dépouillement » dont ils auraient été victimes ; la communauté s’était déjà soulevée contre le comte de San Mateo au début du siècle – celui-ci réprima ses vélléités d’indépendance puis y fonda trois poblaciones dotées d’églises, qui n’étaient autres que San Ildefonso de los Corrales, San Fernando del Valle de Ameca, et Santa Teresa, distantes de dix lieues l’une de l’autre, et qui correspondaient en fait aux trois haciendas créées par Fernando de la Campa Cos essentiellement grâce à l’obtention de mercedes de tierras. Fernando de la Campa Cos avait inclus dans l’hacienda de Ameca des terres qu’il disait avoir achetées à en 1724 et situées à une quinzaine de lieues du pueblo de indios. En 1794, les Indiens envahirent l’hacienda de Ameca en y introduisant leurs troupeaux – procédé habituellement utilisé par... les hacendados afin d’occuper indûment quelques terrains – justifiant ainsi les craintes qu’avait exprimées sur ce point la comtesse de San Mateo. La communauté prétendit que ces terres lui appartenait et fit valoir par ailleurs un droit de passage sur d’autres terres appartenant à la comtesse, chassa les arrendatarios qui y étaient installés, empêcha les semailles, ceci jusqu’à l’intervention du subdelegado qui décréta leur expulsion12. Le district de San Andrés del Teúl attirait d’ailleurs bien des mineurs de Zacatecas ; dans les années 1790, Francisco et José Manuel Castañeda y dénoncent des terres. D’autres districts furent le théâtre de ce type de revendications. En 1800, l’administrateur de l’hacienda de Agostadero (Pinos), affronte un Indien, Francisco de Borja, qui se disait cacique du lieu et « descendant de l’empereur Moctezuma ». A la date des faits, l’Indien qui vivait dans cette hacienda (alors propriété du comte de Médina) depuis huit ans, se plaignit d’avoir été dépossédé, tenta de faire valoir ses droits à la propriété de quelques terres mais fut jeté en prison par l’administrateur13.

9Au nombre des propriétaires d’haciendas soucieux de faire valider leurs titres de propriété figuraient les communautés religieuses, traditionnellement grands propriétaires terriens – à l’exception des Franciscains – grâces aux dons, legs ou censos dont ils étaient bénéficiaires et malgré les réticences croissantes de la Couronne ; ainsi le monastère de Saint-Augustin, qui compte en 1770 huit religieux, était-il propriétaire d’une hacienda particulièrement importante, celle de Pastelera (Nieves). En 1755, cette propriété s’étendait sur vingt-quatre sitios de ganado mayor/menor et vingt cabeillerías14.

10La consolidation des grandes propriétés de Zacatecas, telle qu’elle se réalise au cours du XVIII^e siècle, n’allait pas sans heurs. Les successions en particulier, fournissaient aux voisins maintes occasions de contester les limites attribuées et de tenter de s’attribuer quelques sitios. Tout héritage est également prétexte à l’entrée en scène des créanciers, particulièrement tenaces lorsqu’il s’agit de mineurs. C’est ainsi qu’en 1718, l’hacienda El Ojo de Sancho Ximénez (Sombrerete), du défunt Pedro de Roxas, est adjugée au mineur-hacendado et général Antonio de la Campa Cos au détriment des héritiers, lesquels étaient désormais ses débiteurs. Certes, l’hacienda avait servi de garantie pour les prêts consentis par Antonio de la Campa mais l’influence déterminante de la famille Campa sur les décisions prises aussi bien à Sombrerete, Zacatecas, Guadalajara qu’à Mexico, les stratégies d’accaparement mises en œuvre par la famille suffiraient à elles seules à expliquer l’acquisition de nombreuses propriétés par ces mineurs-hacendados15. Les mineurs voyaient souvent leur héritage fractionné par les créanciers, particuliers et institutions religieuses, sources essentielles de crédit, mais aussi bénéficiaires de dons, de fondations pieuses et capellanías. Tel fut le cas des héritiers de Cristóbal de Brihuega, mineur et commerçant de Zacatecas dont les biens estimés à 89 160 pesos furent réclamés à la fois par les héritiers d’« outre-mer », les éxécuteurs testamentaires, les ordres religieux et le trésor royal16.

11Les terres voisines des propriétés du comte de San Mateo furent à l’origine d’un conflit particulièrement âpre. En 1687, l’alferez Bartolomé García Ramón, alcalde ordinaire de Sombrerete, avait acheté à Francisco Costilla y Espinoza, curé et juge ecclésiastique de Sombrerete, un sitio nommé La Cieneguilla, « terres et pâturages compris ». Plus de dix ans plus tard, Fernando de la Campa Cos présente des titres de propriétés plus... anciens que ceux qui avaient été transmis par l’ecclésiastique. Le futur comte de San Mateo se présentait comme l’un des héritiers de l’un de ses voisins-hacendado, Cristóbal Pérez de Rivera. La contestation ainsi introduite se termina cependant à l’amiable, Fernando de la Campa Cos acceptant de verser cinq cents pesos afin de récupérer l’intégralité des terres et pâturages, sources et chemins d’accès ou droits de passage. Les deux parties convinrent à cette occasion de renoncer à l’avenir à tout procès de ce type, initiative suffisamment rare dans l’histoire de Zacatecas pour que nous la mentionnions17.

12En 1750, son neveu José Díaz de la Campa, alors regidor alferez real de Fresnillo, demande confirmation des titres au nom de sa femme, Juliana Francisca de la Campa Cos (fille du comte de San Mateo). Joseph Mateo de Herrera, l’un des voisins de l’hacienda d’Abrego, prétendait en effet aux terres de La Cieneguilla, Torrecilla, Atotonilco et Paraje del Saúl. Les Campa évincèrent ainsi les autres héritiers des terres litigieuses, en particulier Angela de Miranda, héritière de Manuela Calderón, veuve d’un oficial real de la trésorerie de Pachuca. Le litige suivant porta sur les terres et pâturages de l’hacienda de Pastelera (Nieves), hacienda qui appartenait au monastère de Saint-Augustin. L’un des fils de Manuela Calderón avait en effet cédé ces terres au monastère, qui se mit donc sur la liste des prétendants à l’héritage, se plaignant d’avoir été « dépouillé » de ses terres. Dans un premier temps, les Campa et les religieux furent déboutés (1750). Curieusement, les héritiers de Manuela Calderón avaient utilisé un procédé familier au comte de San Mateo et à ses fidèles : l’introduction de troupeaux sur les terres convoitées, afin d’occuper les terres de Juliana de la Campa Cos. En 1753 et 1756, les oidores de Mexico, saisis d’un dossier désormais touffu et contradictoire, restaurent Campa et les religieux, qui avaient fait cause commune, dans leurs droits. Seize sitios de ganado mayor leur furent restitués. En vertu de la solidarité familiale propre aux Campa Cos, plusieurs représentants de la famille Campa étaient intervenus dans ce conflit : Manuel de Mier y Campa, vecino mercader hacendado et alcalde de primer voto de Sombrerete, Diego de la Campa Cos, ancien oficial real de Sombrerete – fondé de pouvoir de Fernando de la Campa Cos –, l’hacendado Juan Antonio de Mier, et Joseph (de) Cosio, parent « spirituel » de la famille, alferez de Sombrerete18. Mais la prudence demeure le principal obstacle aux procès : lorsqu’en 1757 Juan Miguel Dosal Madrid, hacendado de Fresnillo, parent du comte de San Mateo, acquiert l’hacienda de Torrecilla y Llanos de Buenavista, ainsi que d’une partie de celle d’Abrego, qui était revenue à Juliana de la Campa Cos en 1738, la décision définitive de l’Audience ne fut prise qu’après approbation des mesures par Joseph de Cosio, représentant des Campa, la veuve de Juan Antonio de Mier et le monastère de Saint-Augustin19.

13De même en 1768, à la mort de Juan Miguel Dosal Madrid, sa femme María Magdalena de Cáceres et le mineur-refinador Joseph Martínez de Murguía, fils de celle-ci, font procéder de nouveau à la délimitation des terrains de l’hacienda de Nuestra Soledad de Abrego, voisine de celle de San Mateo. Incluse dans la dot de sa fille Juliana, l’hacienda d’Abrego, comme d’ailleurs celle de Trujillo, changea ainsi de propriétaires, contrairement à celle de San Mateo, incorporée dans le majorat du même nom et préservée par conséquent de ces aléas. La fréquence des changements de propriétaires des haciendas rurales de la région (trois à quatre fois en moyenne au cours du XVIII^e siècle, sauf constitution d’un majorat) n’atteint cependant pas celle relevée à Oaxaca, où la transmission des propriétés grevées d’hypothèques se réalisait plus fréquemment par vente que par héritage20.

14Les terres considérées comme abandonnées ou faisant partie du domaine royal n’étaient pas pour autant à l’abri de contestations. En 1715, Andrés de Berrio obtint par une grâce royale soixante sitios de ganado mayor/menor qui devaient s’ajouter à ceux qu’il avait acquis dans les mêmes conditions dans le real de Mazapil afin d’y élever les chevaux et mules nécessaires au bon fonctionnement de ses mines et haciendas de beneficio. En tant que tuteurs et curateurs des enfants d’un mineur-hacendado, Felipe de Castro, Fernando et Antonio de la Campa Cos s’opposèrent dans un premier temps, chacun réclamant en effet les mêmes terres, à savoir les sitios de ganado mayor connus sous le nom de Pozos de San Benito. La conciliation n’intervint pas avant 1740. Plus prudent que ses père et beau-père, Miguel de Berrio, marquis de Jaral, prenait soin de faire dresser des plans des terres qu’il souhaitait dénoncer, et s’en faisait préciser les limites exactes avant de dénoncer les terres realengas, n’hésitant d’ailleurs pas à y inclure les terres des voisins, à l’instar du comte de San Mateo. Certains voisins prenaient de même la précaution de faire authentifier leurs titres de propriété, ainsi Alfonso Fernández de Breseda, soucieux en 1725 de soustraire ses domaines à la convoitise du fondé de pouvoir du futur comte de San Mateo, Manuel de Mier y Campa ; il est vrai que les terrains visés par ce dernier étaient situés entre deux de ses propriétés, l’hacienda de Buenavista et le sitio de Tlacotes21. Les dimensions de la famille Campa faisaient cependant que le temps ne jouait pas en faveur de l’oubli : les héritiers de Breseda seront confrontés à Juan de Mier (propriétaire de l’hacienda de Miraflores) et de Juliana Francisca de la Campa Cos en 1750. Le choix des terrains accaparés par le comte de San Mateo et ses successeurs ne devait rien au hasard, comme le montre l’exemple des terres de Carrizal. Le propriétaire de cette hacienda, Fermén Moreno y Ponce avait vu les limites de sa propriété progressivement déplacées par son puissant voisin, et les quelques bornes qui faisaient office de limites retirées à son insu. Or Fernando de la Campa Cos possédait l’hacienda voisine, celle de Carboneras. L’intérêt des parcelles convoitées tenait certes au fait qu’elles pouvaient servir de pâturages aux nombreux troupeaux de Carboneras mais plus encore aux circonstances suivantes : sur ces parcelles passaient non seulement des cours d’eau – élément de valorisation des terres – mais également des voies de communication essentielles, les caminos reales22. En 1770, les districts de Nieves et Sombrerete sont à nouveau le théâtre d’affrontements, cette fois entre Miguel de Berrio y Zaldívar et sa femme la comtesse de San Mateo – propriétaires des haciendas Carboneras et San Sebastián – et le capitaine Antonio Lanzagorta, chevalier de l’ordre de Calatrava, vecino de San Miguel El Grande, et propriétaire du domaine voisin, l’hacienda de Cruces Grandes23. L’accaparement de terres n’était cependant pas l’apanage du seul comte de San Mateo ; tout au plus est-il significatif des procédés utilisés pour ce faire par les hacendados locaux, et de l’efficacité que conférait à ce type d’entreprises la solidarité d’un clan familial étendu et d’une clientèle non moins respectueuse des desseins de son patriarche.

15Les documents font état de nombreuses pratiques similaires. Si les successions constituent généralement une porte ouverte à la contestation de limites, celle-ci s’effectue tout aussi bien à l’encontre de concurrents directs. D’où les oppositions manifestées lors des ventes de parcelles, même de dimensions réduites. C’est ainsi que le mineur Vicente de Larrañaga fit opposition à l’achat par Prudencia de Rio y Loza, représentante d’un grande famille de propriétaires terriens et d’oidores, de terres au lieu-dit San Nicolás de los Campos. Le mineur fit appel à son associé Rafael de las Piedras, alors alcalde de primer voto de Zacatecas, et invoqua la possession de trois cents varas de terres au même endroit, s’arrogeant la propriété des sitios convoités. Plus que dans la valeur des terres, c’est dans les possibilités offertes par la propriété terrienne que réside l’intérêt de ces acquisitions, base de crédit et compléments des investissements réalisés dans les mines. L’examen des registres de comptabilité fiscale confirme cette orientation vers l’élevage qui est le fait de la majorité des mineurs. De la complémentarité initiale des mines et des haciendas rurales, l’on s’oriente dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle vers des « unités économiques et sociales », voire des complexes économiques plus développés que les associations relevées à la fin du siècle précédent24.

16L’une des approches les plus complètes de la nature des haciendas, de leur production et de la valeur de celle-ci réside à cet égard dans l’étude des diezmos, pris cette fois dans le sens de dîmes, indicateur privilégié de la production agricole, et du secteur social concerné (les Indiens n’y étant pas soumis), dont une partie (2/9^e, ou reales novenos) revenait par ailleurs au Trésor royal. Dans le diocèse de Guadalajara, dont relève la province de Zacatecas, exception faite de Sombrerete rattachée à l’évêché de Durango, les entrées enregistrées à ce titre par la Real Hacienda progressent de 157,40 % entre 1760-1769 et 1795- 1804. L’important à cet égard n’est pas tant le volume du diezmo de la production. L’évêché de Guadalajara (Nouvelle-Galice) est en effet au deuxième rang pour ce qui est de l’indice de croissance de la production dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle, une croissance à laquelle la reprise minière de Zacatecas contribua dans une large mesure25. Contrairement à l’opinion communément admise, les propriétés des grands mineurs ne sont pas laissées en friche mais valorisées par les cultures ou l’élevage, et tirent partie de la proximité des marchés urbains (Zacatecas, Sombrerete). La plupart des registres du diezmo disponibles sur la région de Zacatecas couvrent la fin du siècle et les premières années du XIX^e siècle et concernent les paroisses les plus rentables du point de vue de l’administration ecclésiastique, comme celle de la vallée de Valparaíso (Valle de Valparaíso). En 1795, une hacienda s’y détache, celle de San Mateo : 42 % des quantités de céréales (maïs en particulier) soumises au diezmo en proviennent, alors que les haciendas recensées dans ce district particulièrement favorable à l’agriculture étaient au nombre de trente-cinq, dont La Sauceda, propriété de Julián Pemartín, et El Valle, appartenant à Marcelo de Anza. Ces grandes haciendas se partageaient ainsi la production de maïs, voire de chile, de frijol et de blé. La spécialisation céréalière (maïs, blé) de l’hacienda de San Mateo apparait clairement, l’élevage ne représentant que le sixième des revenus perçus au titre de la dîme. L’orientation des domaines ruraux de la famille confirme de nouveau la nature différente de la stratégie visant à préserver les patrimoines, par rapport à celle mise en œuvre afin de l’acquérir, ainsi que la plus grande capacité à surmonter les crises26. En 1805, c’est désormais 45 % du maïs produit par le district qui provient de l’hacienda de San Mateo, laquelle augmente par ailleurs son élevage de mules afin de satisfaire la demande des mines de Zacatecas. En 1810, la production de maïs du district est assurée à 58 % par cette propriété (1820 : 35 %). Certaines années, pour les productions essentielles (maïs, blé, frijol, chile) et l’élevage, le latifundium des comtes de San Mateo assure les deux tiers des quantités déclarées : à l’hacienda de San Mateo, fleuron de cet ensemble territorial, s’ajoutaient en effet les haciendas de Nuestra Soledad et Abrego, Juan Pérez, et San Sébastián, cette dernière étant spécialisée dans l’élevage27.

17La spécialisation et la diversification des orientations économiques de ces haciendas étaient réalisées de manière optimale lorsqu’elles étaient intégrées dans des unités, des complexes économiques comme ceux des « mineurs capitalistes », des Pemartín ou des Anza, chaque membre de la famille ayant la responsabilité de l’un des éléments de ces complexes. L’hacienda de Sauceda appartenait ainsi à Julián Pemartín, Fermín ayant pris la tête des activités plus spécifiquement minières de la famille. Le fonctionnement de cette hacienda montre que la diversification des investissements était assurée par des orientations complémentaires à celles des mines, rentables et fort utiles lors des dépressions minières ; cette hacienda fournissait en effet non seulement les mines familiales en céréales, mais était grande « exportatrice » de laine : plus de 207 arrobes en 1815, contre 65 pour l’hacienda de San Mateo, mais l’intégration de l’hacienda des Pemartín dans un complexe économique à dominante minière reste cependant sa caractéristique essentielle, si l’on considère la place accordée à l’élevage des mules et chevaux. De même dans le district de Mazapil : les grands domaines privilégient cette orientation. Pozo Blanco, Sierra Hermosa, propriétés des comtes de San Mateo, haciendas pratiquant l’élevage intensif, de même que les estancias du comte de Pérez Gálvez ; tel était également le cas dans le district de Zacatecas, avec El Maguey, La Hacienda Nueva (Anza) ou San Jacinto (comtesse de Casa Rul)28.

18Les grands domaines de Mazapil constituent un sujet d’étude privilégié d’étude de ces « unités économiques et sociales » constituées non à la faveur d’un repli mais bien d’une diversification des investissements, contrairement à la situation relevée au XVII^e siècle. Modernité et réminiscences médiévales s’y mêlent aussi bien sur le plan économique que social. Six grandes haciendas se partagent le district : Cedros, Bonanza, San Isidro, Gruñidora, Sierra Hermosa et Pozo Blanco. A eux seuls, ces grands domaines assuraient plus des deux tiers des revenus que procurait à la paroisse le diezmo. La culture des céréales était certes l’une des mises en valeur possibles (hacienda de Sierra Hermosa) mais limitée cependant par la nature des sols et un réseau hydrographique insuffisant. L’élevage représentait en revanche une orientation lucrative, aussi bien pour le marché de la viande que pour la fourniture d’animaux de trait ou l’« exportation » de laine vers San Miguel de Allende, Querétaro et leurs obrajes (cheptel estimé à 7 520 têtes de gros bétail, 470 000 ovins, 42 000 chévres, 5 429 chevaux, 3 562 mules, 535 ânes) ; plus de 1 100 personnes y étaient employées29.

19De l’hacienda de Cedros (794 personnes y résident en permanence), propriété de Juan Lucas de Lazaga, dépendaient les estancias de Caopán (87 personnes), de Carbonera del Pico, El Salvador, Guatemapil, et les ranchos de Ovejas, El Carrizal, et Caocha ; de l’hacienda de San Isidro (642 personnes), appartenant également à J.L. de Lazaga, dépendaient l’estancia de San Salvador (197 personnes) et les ranchos de pastores voisins. La terminologie confirme constamment cette orientation vers l’élevage (estancia, ranchos de pastores, ranchos de ovejas/mulada). Les rancherías constituent en revanche des regroupements de population de moindres dimensions, rattachées parfois à des haciendas. Exemple d’unité économique et sociale comme l’indique Nicolás de Lafora, Cedros était à la fois hacienda de campo et hacienda de beneficio, et formait un véritable village, avec son église, sa prison, ses différents ateliers et officines : en 1774, on y trouvait des fondeurs, affineurs et ouvriers des haciendas de beneficio, charpentiers, maréchal-ferrant, maçons, et artisans divers. Si vastes étaient ces domaines qu’ils en arrivaient à inclure des mines : tel est le cas de l’hacienda de Bonanza, propriété du marquis de San Miguel del Aguayo (584 personnes), et ses ranchos/estancias de Santiago (16 personnes), Santa Elena (49), Aguadulce (10), Chinchorro et Buenaventura (96). La population totale de cette hacienda s’élevait à 2 000 personnes, compte tenu des nombreux journaliers et travailleurs saisonniers habituellement employés sur ce type d’exploitation30.

20Propriété la plus peuplée du district avec 815 personnes, la hacienda de Gruñidora présentait la particularité d’avoir changé de mains avec une assez grande fréquence. En 1718, elle appartient à l’alferez Pedro de Arteaga, vecino de San Luis Potosí ; en 1774, à Juan Antonio de Yermo, riche commerçant et propriétaire terrien d’origine basque, vecino de Mexico ; en 1809, à son frère Gabriel Joaquín, membre du Consulado de Mexico, propriétaire d’haciendas sucrières dans la région de Cuernavaca. Les frères Yermo constituent à cet égard un exemple de grands commerçants – « banquiers » à l’occasion – qui vers la fin du XVIII^e siècle, attachent un intérêt particulier aux investissements dans les régions minières. De Gruñidora dépendaient les ranchos de Calabazar (33 personnes) et Sabana Grande (28) et San Gregorio (25) opportunément situé à proximité du real de minas du même nom, qui avait été exploité en 1705 par Andrés de Berrio, père du marquis de Jaral. Les deux autres haciendas, Sierra Hermosa (692 personnes) et son estancia de Los Pozos de San Benito, Pozo Blanco (389) appartenaient aux comtes de San Mateo Valparaíso. Sierra Hermosa était cependant un exemple de ces latifundia installés sur d’immenses étendues incultes – 262 sitios de ganado mayor depuis Mazapil et Catorce jusqu’à Zacatecas – que seul l’élevage pouvait valoriser de quelque manière (elle comptait 200 000 ovins)31.

2169 % de la population du district se trouvait regroupée dans ces six haciendas – 60 % si l’on ne tient compte que des haciendas elles-mêmes et non des estancias et ranchos qui leur étaient annexés, qui abritaient une population de « serviteurs » de ces haciendas de campo et d’ouvriers des mines. Mazapil est le royaume des grands propriétaires absentéistes ; les grands propriétaires sont sans exception vecinos de Mexico : les marquis de San Miguel del Aguayo, les Yermo, Lazaga, et les comtes de San Mateo voyagent d’un domaine et d’un palais à l’autre, confiant la gestion de leurs domaines à des administrateurs qui règnent sur une main-d’œuvre déracinée, formée de castas. Les esclaves, élément de luxe, étaient employés dans les services domestiques : on en retrouve 20 à Cedros (J.L. de Lazaga) et Sierra Hermosa, 4 à Bonanza, le reste dans le real de Mazapil ; 46 % des Espagnols du district, et 25,15 % des Indiens vivaient dans le real de Mazapil (1581 habitants sur les 6 433 que comptait le district). Ils formaient la main-d’œuvre saisonnière des haciendas (jornaleros) et une force de travail utilisée dans les mines, plus souvent que les mulâtres, que l’on retrouve majoritairement dans les haciendas.

Tableau n° 15 RÉPARTITION ETHNIQUE DE LA POPULATION DU DISTRICT DE MAZAPIL DANS LES PRINCIPALES HACIENDAS (pourcentages)

22Seule Cedros, et dans une certaine mesure San Isidro, toutes deux propriétés de J.L. de Lazaga, présentaient une structure ethnique équilibrée, toutes les composantes ethniques du district s’y trouvant représentées. Quant à la sur-représentation des Indiens dans les haciendas de San Isidro, Gruñidora et de Bonanza, elle s’explique par la localisation des mines, situées sur le territoire de l’hacienda ou à proximité immédiate (ils y sont gañanes). Les serviteurs de ces grands domaines n’étaient d’ailleurs pas isolés, quelle que soit leur origine ethnique : c’est par familles qu’ils sont regroupés ; 182 familles sont comptabilisées à Cedros, 113 à Bonanza, 146 à Gruñidora, 123 à Sierra Hermosa, 113 à San Isidro, 67 à Pozo Blanco, sur les 1 237 recensées dans le district. Relativement importantes, ces concentrations familiales dénotent la stabilité d’une bonne partie de la force de travail de ces haciendas et la régularité des tâches effectuées dans ces « unités économiques et sociales ». L’incorporation des villages indiens – et donc de la main-d’œuvre – dans ces haciendas, telle que l’évoqua le Père Morfi, explique à cet égard l’absence de pueblos de indios à Mazapil32. Mais malgré l’existence du travail salarié libre, les péons et leurs familles ne semblaient pas bénéficier de la même liberté que les travailleurs des mines. En l’absence de formes de cœrcition officialisées (encomienda, repartimiento), et les haciendas représentant les seules modalités de peuplement, les grands propriétaires de Mazapil s’assuraient la « fidélité » de leur main-d’œuvre par d’autres substituts à ces deux formes classiques mais somme toute peu représentatives du Mexique du nord au XVIII^e siècle : les Indiens y étaient considérés comme arrimados, statut peu différent de celui de « serf attaché à la glèbe » ; quant à l’ensemble des serviteurs de ces grands domaines, leur situation n’était guère plus brillante si l’on considère le substitut efficace que constituait le péonage pour dettes, symbolisé par la tienda de raya33. La rémunération des serviteurs et péons d’haciendas est rarement indiquée dans les divers décomptes figurant dans les archives municipales. En règle générale, leur salaire était de deux réaux par jour, auxquels s’ajoutaient des rations de maïs, soit une rémunération inférieure à celle que pouvait espérer un ouvrier des mines. Dans la majorité des cas, ce salaire était versé en nature ; le numéraire restait l’exception et seuls les très grands mineurs-hacendados adoptaient cette solution ainsi les Fagoaga dans leur hacienda de Calahorra34.

23Le cas de Mazapil est corroboré par l’étude d’autres districts de Zacatecas. Dans celui de Nieves, cinq ou six grands propriétaires absentéistes régnaient sur une population de 20 000 habitants à la fin du XVIII^e siècle. Ce district était sans conteste l’un des plus riches de l’intendance de Zacatecas : chaque année, 400 fanègues de maïs et 500 fanègues de blé y étaient récoltées (soit une valeur de 1 600 et 4 000 pesos respectivement). Dans ce district étaient situées les haciendas de Covadonga, propriété d’Antonio Lanzagorta, hacienda de pastores, San Juan Nepomuceno de las Norias (José Maria de Inzuga), San Agustín (marquis de Santa Fe de Guardiola) avec son estancia de Hierbabuena et les ranchos de : Cerro Prieto, Cerro Gordo, La Verônica, Casasola, El Alamillo, El Alamillo del Bosque, cédés en fermage à des bergers, petits éleveurs voire à des charbonniers. A proximité du pueblo de Santa Elena, village d’une dizaine d’habitants, en majorité muletiers, se trouvaient les plus grandes haciendas : l’ancienne propriété des Jésuites, Tetillas, riche hacienda d’élevage (laine) ; Cruces Grandes, Fuerte de Santiago et Nuestra Señora de Guadalupe (blé et maïs), appartenant toutes trois à l’hacendado Antonio de Lanzagorta, San Alejo de la Pastelera, propriété du monastère de San Agustin (24 sitios de ganado mayor, et 20 caballerías ; 305 personnes y vivent soit 80 familles), cédée à bail aux mineurs ainsi à Gregorio de Zumalde (1755). Se distinguaient également les propriétés du marquis de Guardiola (135 familles (539 personnes soit le dixième de la population du district). L’ensemble des haciendas recensées regroupait 64 % de la population du district, pourcentage équivalent à celui de Mazapil, mais fort différent de celui des districts à dominante minière, comme celui de Zacatecas35.

24La seule hacienda digne de ce nom dans le district de Zacatecas était celle du Maguey, avec ses cent sitios de ganado mayor, une hacienda spécialisée dans l’élevage sous ses trois aspects : mules et chevaux pour les mines, moutons pour le marché urbain, et la laine, dont elle « exportait » chaque année 50 000 arrobes vers les obrajes de Sayula, Querétaro, Acámbaro et Mexico. Comme son nom l’indique, la propriété produisait également du mezcal, destiné aux pulperías de Zacatecas. Avec ses ranchos de Cerritos et Mimbres, son estancia de Los Organos, l’hacienda du Maguey regroupait une population de près de 12 000 personnes, soit moins du dixième de celle du district de Zacatecas (180 780 personnes en 1772)36. Le district de Juchipila offrait un contraste frappant avec celui de Zacatecas qui constituait d’ailleurs son débouché immédiat. La plupart des 19 000 têtes de gros bétail, 6 000 moutons, 5 000 chèvres, 5 800 chevaux, 2 900 mules, etc., étaient destinés au centre minier ; de même sa production céréalière, estimée à 148 500 fanègues de maïs par an et à 4 000 cargas de blé, sans compter l’orge et le frijol, les tissages (80 ateliers ou fabriques y seraient installés), les peaux et savon. C’est dans ce district bien irrigué qu’étaient en effet situées les haciendas des « mineurs capitalistes » : la Éncarnación (le quart du maïs produit dans la juridiction), Malpaso (11 % du maïs produit, anciennement des comtes de Santa Rosa puis de J.A. Díaz de la Campa, propriété de Fermín de Apezechea à la fin du siècle), Tayagua (10/20 %, propriété de Joseph Bolado et Mariano Sánchez avant d’être acquise par les comtes de Santiago de la Laguna), La Quemada (11 %), Canalejas, Santiago (8/9 %, propriété des comtes de Santiago de la Laguna)37.

25Les deux derniers districts formant l’intendance de Zacatecas, Fresnillo (43 777 habitants en 1803) et Sombrerete, illustrent plus encore le caractère d’« unités économiques et sociales » propre aux domaines des grands mineurs. Leur développement harmonieux, la mise en valeur aussi bien de leurs ressources agricoles que minérales, des conditions naturelles favorables créèrent les conditions d’une complémentarité puis d’une intégration exceptionnelle. Les vingt-trois haciendas de Fresnillo – les plus grandes étant Abrego et Trujillo, propriétés des comtes de San Mateo Valaparaíso – « exportaient » leurs productions hors de la province, à Mexico, Querétaro, San Miguel de Allende, Guadalajara : 7 à 8 000 arrobes de laine par an, 20 à 25 000 moutons (de 20 à 26 réaux), 1 500 à 2 200 mules (15 à 18 pesos), plus de 3 000 têtes de gros bétail (de 5 à 6 pesos par tête), 1 800 à 2 000 chevaux (6 à 8 pesos par animal). C’est dans le district de Fresnillo qu’étaient situées les deux haciendas qui allaient devenir des municipes : celle de Valle de Valparaíso (au XIX^e siècle) et de Burgo de San Cosme, dont M.O. de Mendizábal explique l’originalité de la manière suivante. Alors même que le gouvernement du vice-roi faisait preuve d’une générosité excessive vice-à-vis des grands hacendados (mercedes et composiciones de tierras) se produisit ce « fait singulier » : un groupe d’Indiens, bûcherons et charbonniers, obtint du comte de Santa Rosa l’autorisation d’exploiter des collines boisées situés au sud de l’une de ses haciendas, celle de Bañón. Au début du XVIII^e siècle, le village (aidea) s’était tellement étendu que ses habitants obtinrent le statut de pueblo, sous le nom de Burgo de San Cosme, et de paroisse en 1712. L’un des comtes de Santa Rosa – vraisemblablement le second – assura la construction de l’église paroissiale. Cependant, jamais les comtes de Santa Rosa n’avaient fait donation du terrain sur lequel s’était édifié le pueblo, ni n’en avaient fait cession, tant sa valeur était jugée dérisoire. En 1806, l’hacienda de Bañón avait une superficie de 143 sitios de ganado mayor et incluait la labor d’Ojuelos. Dans les limites de cette hacienda, dite « burgo y congrégación de San Cosme », vivaient 1 250 personnes (226 dans la congregación proprement dite, soit 33 familles dont 13 d’Espagnols). C’est à San Cosme que se réfugia l’un des protagonistes de la révolution d’Indépendance, le curé José Maria Cos : en 1828, l’Etat de Zacatecas conféra au pueblo le statut de villa, ce qui explique que la localité ait été connue ultérieurement sous le nom de Villa de Cos, qu’elle conserve encore de nos jours. Le terrain sur lequel elle était située ne fut acquis qu’en 1845, grâce à un prêt de 15 000 pesos consenti par l’évêque de Guadalajara, somme qui permit de vaincre les réticences du propriétaire, Lorenzo de la Canal, alors à la tête d’un latifundium formé précisément par l’hacienda de Bañón, ses vingt-cinq ranchos et ses quatre estancias. Ces tendances à l’autonomie municipales devaient être favorisées après l’Indépendance par le gouverneur libéral Francisco García Salinas : c’est sous son mandat, en 1830, que furent créés le pueblo puis la villa de Valparaíso, à partie de l’immense hacienda du même nom38.

26La qualité des sols de ce district, bien que riche dans l’ensemble, pouvait cependant connaître de grandes variations : en 1806 les rendements n’y étaient parfois que de cinquante pour un, certaines haciendas renonçant à utiliser l’irrigation naturelle que leur procurait le passage de rivières (en particulier dans les haciendas d’Abrego et de Trujillo, Dolores, Rancho Grande et San Antonio Rio de Medina). Seulement 2 500 à 3 000 fanègues de maïs étaient obtenues chaque année sur les surfaces irriguées. Mais les mêmes haciendas, auxquelles s’ajoutaient celles de Bañôn, Mezquite, Pozo Hondo, Santa Cruz et leur ranchos pouvaient assurer une production annuelle de 23 à 25 000 fanègues de maïs (or son prix variait de 3 à 12 réaux selon les années). Les mêmes haciendas produisaient par ailleurs du blé, du frijol, du chile, se consacraient systématiquement à l’élevage et disposaient d’immenses étendues boisées : le bois de construction et de chauffage qui y était recueilli était acheminé en grandes quantités vers les mines de Zacatecas et leurs haciendas de beneficio. Principaux domaines de cet ensemble : l’hacienda d’Abrego (500/1 400 habitants), des comtes de San Mateo Valparaíso, l’une des nombreuses composantes d’un remarquable latifundium qui combine toutes les possibilités de mise en valeur (cultures de maïs, de blé, de chile ; élevage de chevaux, mules, moutons). Occupant 119 sitios de ganado mayor en 1772, cette hacienda avait l’avantage d’être située à proximité immédiate des mines de Sombrerete, en d’autres termes des marchés miniers et urbains – bien que ces propriétés « exportent » bien au delà des limites de l’intendance –, de même que celle de Trujillo – également des comtes de San Mateo – qui s’étendait sur quinze sitios de ganado mayor et sur laquelle vivaient 400 personnes. Les deux haciendas disposaient d’une chapelle, de même que celles de Dolores (113 personnes) et Rancho Grande (183/500 personnes selon les sources, 40 sitios de ganado mayor), appartenant aux Campa Cos et à leurs descendants39.

27L’hacienda de Mezquite (23 lieues carrées, 800 personnes) est un exemple de grand domaine dont les évolutions successives s’inscrivent dans la longue durée. Cette hacienda faisait partie initialement du majorat fondé en 1578 par Diego de Ibarra (gouverneur de Nouvelle-Galice), et dont hérita la fille de celui-ci, Mariana Ibarra de Velasco, marquise de Salinas (le titre est de 1609). Le majorat comprenait par ailleurs les deux haciendas mentionnées précédemment, Valparaíso et Trujillo. La marquise de Salinas demanda cependant l’autorisation d’aliéner une partie de ce majorat. Au début du XVIII^e siècle, les propriétés furent achetées par Fernando de la Campa Cos. Mezquite devait faire partie des biens attribués par le comte de San Mateo à l’une de ses filles, Maria Ildefonsa, avant la fondation de son majorat : l’hacienda comprenait alors 254 sitios de ganado mayor, 16.1/2 caballerías de tierra et 45 cordeles soit prés de 449 000 hectares. Une évaluation ultérieure l’estima à 275.3/4 sitios de ganado mayor et 4 caballerías. Lorsqu’en 1770 les héritiers de Maria Ildefonsa de la Campa Cos, Andrés Fernando et Manuel Estebán Sánchez de Tagle, se partagent la propriété, le latifundium comprenait outre cette hacienda (160 sitios sans ses ranchos), l’hacienda de Pozo Hondo (44 sitios de ganado mayor), l’estancia de San Juan de los Ahorcados (100 sitios), celle de Vergel (26 sitios) et plusieurs ranchos représentant 32 sitios de ganado mayor. En 1803, Mezquite passa à 166 sitios de ganado mayor, à la suite de l’acquisition par le comte de Pérez Gálvez de six sitios de Pozo Hondo (alors 94 sitios de ganado mayor, 1 020 personnes). A la mort du comte de Pérez Gálvez, le latifundium revint à ses enfants, Juan et Francisca Paula de Pérez Gálvez ; celle-ci transmit l’hacienda de Mezquite – ainsi que celle de La Noria, située dans le district de Sombrerete – à son neveu Miguel Rul y Azcárate, fils de Diego Rul et Maria Ignacia Obregón, l’une des filles du comte de la Valenciana40.

28Situées de la même manière à proximité des mines, les haciendas de Sombrerete trouvaient leurs débouchés non seulement dans le district lui-même mais à Fresnillo, Zacatecas, et au-delà. Comme la plupart des grands domaines intégrés dans des complexes économiques, les haciendas de Sombrerete présentent la particularité d’avoir été transmises d’une grande famille de mineurs-hacendados à une autre. Au terme de cette évolution, la domination de deux familles : les Campa Cos et les Fagoaga, chacune ayant fait du district son fief en des époques différentes. Les premiers possédaient l’une des plus grandes haciendas, Corrales, qui appartenait au XVII^e siècle au maestre de campo et mineur Vicente de Zaldívar, avant de revenir à Juan Dosal Madrid et aux comtes de San Mateo, avec l’estancia de Buenavista. En 1769, le latifundium est évalué à 70.1/2 sitios de ganado mayor, un sitio de ganado menor et une caballería. Dans les années 1790, en est propriétaire José Mariano Fagoaga ; quant à son frère le marquis de l’Apartado, il possédait la hacienda de Calahorra. Les Fagoaga possédaient également les haciendas de San Nicolás et Santa Catarina, qui leur conféraient – avec les mines de Veta Negra et Pabellón – le contrôle économique du district41.

29Ce phénomène de récupération des principales haciendas des mineurs par leurs successeurs dans l’industrie minière – plus que par leurs héritiers directs – constitue l’un des traits dominants de l’histoire des haciendas locales : l’hacienda del Valle, anciennement incluse dans le latifundium de San Mateo, appartint successivement à Marcelo de Anza, au comte de Casafiel puis à l’héritier de celui-ci, José Maria de Aristoarena y Lanz ; de la même manière, les comtes de Pérez Gálvez et de Casa Rul devinrent propriétaires des haciendas des Jésuites ; quant à l’hacienda de Malpaso, elle fut successivement propriété des comtes de Santa Rosa, de leur créancier J.A. Díaz de la Campa (pour la somme de 90 000 pesos), puis de la famille Aristoarena, de Manuel de la Borda, Ventura de Arteaga, Alejandro Pemartín, selon toute probabilité de Marcelo de Anza, pour finir dans les mains de Fermín de Apezechea au début du XIX^e siècle et, à la veille de l’Indépendance, après le départ des péninsulaires, dans la famille Gordoa, dont l’un des membres, José Miguel, représenta la province de Zacatecas aux Cortes de Cadix. Tout se passait comme si la transmission des grandes propriétés, en particulier de celles dont la situation permettait de bénéficier des marchés urbains et miniers, s’effectuait à l’intérieur d’un cercle fermé et spécialisé d’acquéreurs qui n’étaient autres que les principaux représentants de l’élite économique. La dualité des investissements – miniers et ruraux-, la diversification progressive des activités au fur et à mesure que l’on approche de la fin du siècle est indissociable comme nous l’avons vu du processus d’intégration caractéristique de cette période42.

30Nous avons eu l’occasion d’indiquer la valeur des domaines appartenant aux grands aristocrates et certains des facteurs qui en déterminent la variation. Qu’il nous soit cependant permis de rappeler les exemples les plus notables qui montrent l’extrême diversité prévalant au sein même d’un latifundium. C’est dans bien des cas l’« infrastructure sociale », bâtiments et installations diverses, qui contribue à rehausser la valeur d’une propriété. Quand le comte de Santa Rosa acquit Palomas en 1696, la propriété valait 5 362 pesos (3 000 pour la demeure des maîtres et les enclos, 2 362 pour les terres) ; Bonanza, du marquis de San Miguel del Aguayo, 61 465 pesos (en 1750) ; l’hacienda d’élevage de Cerro Gordo, du mineur Domingo de Tagle Bracho 106 285 pesos (1750) ; Asunción, hacienda de labor, propriété d’Antonio de Mier y Campa, 15 000 pesos (29 612 avec les bâtiments et installations) ; la Purisíma Concepción, du comte de Casafiel, 119 874 pesos en 1751 (65 sitios de ganado mayor) ; l’hacienda de Santiago 19 000 pesos en 1752 et 26 000 pesos en 1778 (elle s’étend alors sur dix sitios), Tayagua, propriété également des comtes de Santiago, 64 551 pesos (18 sitios). A la fin du XVIII^e siècle, les haciendas des Fagoaga à Sombrerete valaient 123 428 pesos (Santa Catarina) et 49 129 pesos (San Nicolás)43. Le latifundium de Mezquite, hérité en 1770 par Andrés Fernando et Manuel Esteban Sánchez de Tagle, avait une valeur globale de 177 920 pesos qui se répartissait de la manière suivante : hacienda de Mezquite 65 700 pesos (26 000 en 1750), Pozo Hondo 57 700 pesos, San Juan de los Ahorcados 25 960 pesos, Vergel 24 900 pesos, autres ranchos 3 660 pesos. En 1798, les 174 sitios et les 32 caballerías de Mezquite étaient estimés à 278 719 pesos. Ces valeurs confirment par ailleurs les données ou estimations que nous avions obtenues à partir d’autres documents : le prix du sitio de ganado mayor variait de quelques dizaines de pesos à quelques milliers, de 40 à 2 000 dans le cas de Mezquite. Le prix moyen par hectare allait de 0,18 à 4,5 pesos, pour les plus grandes propriétés, mais pouvait atteindre 6 pesos pour des pâturages, 5 pour des terres de culture (de labor), voire 7,9 pesos pour des terres irriguées, comme celles des Jésuites. Mais la mise en valeur de leurs propriétés par les Pères de la Compagnie constituait il est vrai un fait exceptionnel44. Derniers exemples d’estimations des grands domaines : Malpaso et Palomas, évaluées globalement à 90 000 pesos, mais sur lesquelles pesait un censo de 6 000 pesos en faveur du collège jésuite de Zacatecas. En 1790, Malpaso, alors propriété de Manuel de la Borda, est estimée à 240 000 pesos ; en 1798, Guanamé, du comte de Pérez Gálvez, à 485 068 pesos ; en 1803, Tetillas, du comte de Casa Rul, à 784 560 pesos et Ciénega Grande à 275 452 pesos, bien que supportant des hypothèques de 100 000 pesos ; quant à l’hacienda de Jaral, l’un des plus remarquables latifundia locaux, elle était évaluée au début du XIX^e siècle à 615 577 pesos45.

31Ce parcours à travers les grandes propriétés foncières de Zacatecas laisse en définitive une impression contradictoire : les propriétés modernes, intégrées dans un complexe économique centré sur l’exploitation minière, dans un ensemble d’investissements diversifiés et complémentaires, cœxistent en effet avec des domaines dont la seule raison d’être semble avoir été le désir de leurs propriétaires de se conformer au modèle culturel de l’hacendado de la Péninsule, un patrimoine grevé par les dettes et les cens ecclésiastiques. Trois catégories de propriétés – et de propriétaires – tendent ainsi à se dessiner. La première est celle de la trés grande propriété, résultante d’un processus qui remonte parfois au XVI^e siècle. Ces latifundia ont tous connu une consolidation au cours de la période qui nous intéresse, grâce essentiellement à leur inclusion dans des majorats. Ce genre de propriété se caractérise par conséquent par la stabilité comme ce fut le cas des domaines du comte de San Mateo. Deuxième catégorie, celle des propriétés d’une élite économique toujours, moins étendues certes, mais intégrées dans des complexes économiques. La simple complémentarité y est là encore dépassée au profit des trois caractéristiques de la grande entreprise de la fin du XVIII^e siècle : intégration, spécialisation et diversification. L’orientation minière demeure sans toutefois être exclusive ; tel est le cas des « entrepreneurs » qui émergent dans le dernier tiers du XVIII^e siècle (Borda, Fagoaga, Yermo, Lazaga, Apezechea, Rétegui, Anza) que leur participation politique (Consulado, Tribunal de Minería) ou simplement leur qualité de vecinos de Mexico transforme en propriétaires absentéistes46. La dernière catégorie rassemble des propriétaires terriens de moindre envergure, et de stature locale – alors que les précédents ont des intérêts hors de la province et dans la capitale de la vice-royauté. Cette « élite secondaire », bien que menant un train de vie seigneurial, n’assure pas la stabilité de son patrimoine : celui-ci est fortement hypothéqué, et l’offensive législative et politique de 1804 (consolidación de vales reales) la touche très durement.

32Les hypothèques et cens ecclésiastiques constituent en effet l’un des éléments d’instabilité des fortunes locales – avec les successions et faillites – et d’une manière plus générale des changements de propriétaires que connaissent la plupart des propriétés : l’hacienda de Mezquite appartint ainsi à sept familles, malgré la relative stabilisation amorcée au XVIII^e siècle (deux seulement). Les propriétés sont parfois hypothéqués pour les deux tiers de leur valeur, y compris celles des aristocrates (comtes de Santa Rosa) mais le phénomène n’est pas propre à la première moitié du XVIII^e siècle : la Punsima Conception, appartenant au comte de Casafiel, avait une valeur de 96 562 pesos mais supportait un minimum de 28 000 pesos de censos ; quant aux fonds de l’église paroissiale de Mazapil, dont les intérêts – impayés – s’élevaient en 1803 à 7 390 pesos, ils étaient imposés sur l’hacienda de Cedros47. La fréquence des changements de propriétaires reste inférieure à celle relevée à Oaxaca par W. Taylor et se rapproche davantage des moyennes du Bajío (certaines propriétés y changent quatre fois de propriétaires entre 1740 et 1865). Le pouvoir de l’Eglise sur les hacendados ne résidait donc pas tant dans la valeur des biens-fonds possédés par celle-ci, qui d’après Humboldt, ne dépassait pas deux à trois millions de pesos ; en revanche les hypothèques portant sur les terres, en faveur de couvents, monastères, chapitres, confréries et hôpitaux s’élevaient à la respectable somme de 44½ millions de pesos, dont un minimum de trois pour l’évêché de Guadalajara, et les dotations d’Eglises et de communautés, fort prisées des mineurs de Zacatecas, représentaient 16 millions de pesos. Investissements sociaux et économiques (recherche de crédit) étaient à cet égard difficilement différentiables48.

33En tout état de cause, le développement de ces grandes propriétés consacre la réussite – à la fois sur le plan économique et social – d’un secteur particulièrement dynamique de l’élite de Zacatecas. C’est pour cette raison que nous avons préféré évoquer la « rationnalité » nouvelle de ces haciendas plutôt que leur « rentabilité » qui aurait dérivé exclusivement du contrôle exercé sur la force de travail et l’abondance des terres, et n’aurait donc pas pris complètement en compte les stratégies et mécanismes en œuvre à Zacatecas, des mécanismes qui ne sont pas sans incidence sur le long terme49.

B – Les haciendas des jésuites

34« Un collège magnifique, de construction récente, doté d’une église à trois nefs, décorée de magnifiques retables, agrémentée de nombreux objets d’argent travaillé, de quelques-uns en or, et de très riches ornements (...) Les propriétés consistaient en deux opulentes haciendas : Tetillas (de Abejas) et Cieneguilla ; elles produisaient du maïs et du blé, élevaient du gros bétail, des mules et des chevaux ». Cette appréciation concise mais circonstanciée nous a été laissée par Matheo Joseph de Arteaga y Rincón Gallardo, chanoine éclairé apparenté aux grands propriétaires terriens de la Ciénega de Mata (Aguascalientes). Remontant à l’année 1770, elle se situe donc peu de temps après l’expulsion des Pères de la Compagnie (1767)50.

35Arrivés en Nouvelle-Espagne en 1572, les Jésuites s’installèrent à Zacatecas en 1616, y fondant le collège qui portera le nom de San Luis Gonzaga. Ce collège fut créé grâce à une riche donatrice, Ana de Viñuelas, épouse du maestre de campo et grand mineur Vicente de Zaldívar, lequel fit don à cette occasion de l’hacienda connue sous le nom de Cieneguilla. Faut-il y voir la traduction dans les faits de ce qu’un historien mexicain a caractérisé comme « l’impérialisme jésuite », dont Gálvez n’avait pas manqué de souligner les implications économiques ? Le fait est que les Pères de la Compagnie sont maîtres de grandes entreprises agricoles, et firent preuve dans leur gestion d’une intelligence économique et d’un sens des affaires qui faisait souvent défaut à leurs voisins hacendados ; au milieu du XVIII^e siècle, l’« ordre le plus prospère et le plus puissant » possède 125 propriétés rurales dans l’ensemble de la Nouvelle-Espagne51. La ferveur missionnaire allait en effet de pair avec l’acquisition de biens terrestres, en particulier de propriétés foncières ; non que les membres des différents ordres représentés en Nouvelle-Espagne aient agi à titre personnel : le but envisagé était d’assurer au collège, à l’ordre ou au monastère quelque aisance matérielle, et de lui éviter de dépendre exclusivement d’aumônes, de dons et autres subsides provenant des croyants. Seuls les Franciscains, en raison de leur vœu de pauvreté, renonçèrent aux revenus réguliers que procurait la terre.

36Dès la fin du XVI^e siècle, l’expansion des Jésuites se traduisit à la fois par l’établissement de collèges dans les grands centres urbains et économiques, et par la création de missions, ceci dans le nord de la Nouvelle-Espagne (Nouvelle-Biscaye, Sinaloa, Sonora, Basse-Californie). La discipline intérieure des Jésuites, l’efficacité de leurs méthodes d’enseignement, leur valurent de recruter leurs étudiants parmi l’élite de la vice-royauté. Ce n’est pas sans raison qu’Alamán déplorait l’expulsion des Pères de la Compagnie, expulsion qui avait été selon lui un facteur de retard culturel. Plus que tout autre ordre religieux, la Compagnie sut donc trouver des bienfaiteurs et non des moindres : aristocrates grands mineurs, propriétaires terriens, voire commerçants52.

37Le premier grand collège fondé en Nouvelle-Espagne, celui de Mexico – que suivit peu après celui de Puebla – donna l’exemple pour ce qui était de l’acquisition de terres avec l’opulente hacienda de Sainte-Lucie (1576). En fait, les Jésuites avaient une préférence marquée pour les grands axes ou centres économiques tels que Mexico, Puebla, Guanajuato et Zacatecas, ainsi que pour le centre de la Nouvelle-Espagne – les deux tiers des collèges y étaient en effet situés-, réservant pour l’établissement de leurs missions – au nombre d’une centaine – les zones « marginales » telles que les « zones-frontières ». Les vingt-sept collèges en vinrent ainsi à constituer « l’axe de tout un système économique »53.

38A Zacatecas, les Jésuites installés dans le collège de San Luis Gonzaga, possédaient trois immenses haciendas : Cieneguilla, Ciénaga Grande et Santa Rita de Tetillas. Depuis 1711, le collège possédait par ailleurs – grâce à un legs – 27 sitios de ganado mayor et 10 caballerías à Sombrerete ; les propriétés (terrains ou bâtiments, maisons) qui supportaient d’ailleurs des charges en faveur du culte ou d’œuvres pieuses étaient au nombre de 45 (les cens s’élevaient à 40 033 pesos). S’y ajoutaient dix-neuf maisons appartenant en propre au collège. Mais jusqu’en 1750, l’orientation du collège de Zacatecas demeura essentiellement pédagogique ; ce n’est en effet qu’à cette date que Francisco Pérez de Aragón, héritier de Benito Gaspar de Larrañaga (250 000 pesos), et María Gertrudis de Esparza, vecina des Asientos de Ibarra, dotèrent le collège des revenus de l’hacienda de Linares (hacienda de beneficio), des mines d’Ibarra et de quelques maisons. Les travaux engagés à la suite de ce don firent du collège un édifice élégant et fonctionnel, comprenant plusieurs patios et cloîtres, une bibliothèque, un oratoire, des enclos et écuries, etc. Mais plus important encore est l’usage qui fut fait de ce don après réfection de l’ancien collège : il servit en effet à l’édification du collège-séminaire de San Luis Gonzaga, le premier collège prenant désormais le nom de Colegio Grande, afin de le distinguer précisément du siège du séminaire, remarquable institution pédagogique et culturelle54.

39Notre propos n’est pas de considérer ici les motifs qui présidèrent à l’expulsion des Jésuites de l’ensemble de l’empire espagnol. Nous nous attacherons davantage aux évaluations extrêmement complètes qui furent réalisées à cette occasion par une administration spécifique (Temporalidades) d’implantation locale – le comte de Casafiel en fut l’un des commissaires. D’après les inventaires réalisés en 1767, il apparait que la majeure partie des biens de la Compagnie consistait en propriétés foncières. Ainsi le collège de San Luis Gonzaga administrait-il des terres d’une valeur totale de 669 817 pesos, alors que la valeur des propriétés urbaines n’était « que » de 510 403 pesos. Au nombre des sources de revenus dont disposait la Compagnie, il faut inclure d’autre part les censos, élément fondamental des comptes des collèges. Leur intérêt de 5 % permettait non seulement d’obtenir des revenus réguliers, perçus bien après l’expulsion des Jésuites (Fig. 19), mais également l’acquisition ultérieure des terres et biens des intéressés non solvables. C’est dire le rôle de banquiers, de prêteurs qu’étaient appelés à assumer les Pères de la Compagnie. En 1767, les biens hypothéqués en faveur du seul collège de San Luis Gonzaga s’élevaient à 75 020 pesos (3 771 pesos au titre des intérêts), soit la somme la plus importante relevée pour les dix grands collèges de Nouvelle-Espagne. Les censos proprement dits ne représentaient toutefois à Zacatecas, que 0,07 % de la valeur totale des biens mis sous séquestre en 1767 contre 60 % pour les haciendas55.

40Si l’on considère les estimations chiffrées recueillies par H. Tovar Pinzón, la superficie moyenne des 45 haciendas de Nouvelle-Espagne était de 24 464 hectares. Mais la Cieneguilla s’étendait sur 43 747 hectares (1 017.3/8 caballerías), Tetillas sur 170 323 (3 961 caballerías), et Linares sur 3 891 (90.1/2 caballerías). L’hacienda de Tetillas était sans conteste l’un des plus grands domaines que les Jésuites possédaient dans la vice-royauté après celle de la Gavia (179 826 hectares) qui relevait du collège de Tepozotlán. L’ensemble de ces haciendas se révélèrent être des unités de production exceptionnellement bien déterminées en fonction des régions d’installation. Les origines de ces propriétés furent très diverses : dons émanant de riches personnages, mercedes reales ou cessions de terres consenties par le cabildo, mais également composiciones concernant des terres baldías. Légalement empêchée d’acquérir des terres – comme l’ensemble de l’Eglise aux Indes – la Compagnie avait recours pour ce faire à des tierces personnes, et utilisait des subterfuges juridiques afin de se concilier les parties intéressées, dont la moindre n’était pas le vice-roi. Par ce genre de concessions, celui-ci reconnaissait d’ailleurs implicitement les services éminents rendus par les Jésuites, notamment dans le domaine de l’éducation, qui était dispensée à titre gratuit. Ajoutons qu’à la différence d’autres ordres religieux, les Jésuites n’occasionnaient en effet aucune dépense à l’administration royale. Par ailleurs, contrairement à d’autres propriétaires terriens, les Jésuites ne semblaient pas avoir réuni ces propriétés dans le seul et unique but d’affirmer un pouvoir temporel. La formation et le développement des latifundia de la Compagnie étaient en effet indissociables de la recherche de la « rentabilité », de la rationnalité économique (les Pères furent souvent des agronomes avant la lettre), allaient constamment dans le sens de l’amélioration des ressources économiques à même d’asseoir sur des bases solides la vocation spirituelle et pédagogique de la Compagnie56.

41Dès la fin du XVI^e siècle, des « instructions » déterminent d’ailleurs avec précision cette « économie de l’agriculture » pratiquée par la Compagnie. Le meilleur témoignage de ce labeur d’agronomes est sans consteste cette Instrucción que han de guardar los hermanos administradores de haziendas de campo, rédigée vers le second quart du XVIII^e siècle, véritable manuel de gouvernement économique et spirituel de ces grands domaines57. La spécialisation des haciendas de Zacatecas acquiert dès lors toute sa signification, une signification à laquelle les marchés urbains et miniers avoisinants ne sont pas étrangers. La Cieneguilla, à la fois hacienda d’élevage et céréalière, s’était ainsi spécialisée dans la fourniture d’animaux de trait indispensables dans les mines de la juridiction, mais également dans le domaine des transports puisque les recuas de mulas font partie intégrante du paysage qui s’offre au voyageur du XVIII^e siècle. Mais elle occupait également le second rang des haciendas jésuites pour les quantités de maïs stockées au moment de l’inventaire, et le cinquième pour ce qui était de l’élevage de chevaux (4 842 chevaux recensés). Tetillas présentait en revanche une dominante beaucoup plus nette en faveur de l’élevage et elle était la première hacienda de la Compagnie dans ce domaine. A noter cependant l’équilibre réalisé par les Pères de la Compagnie entre les 34 haciendas recensées dans les inventaires : bien que figurant parmi les plus importantes – en superficie et pour ce qui était de la production – ces deux haciendas ne regroupaient qu’un pourcentage modeste du cheptel : Cieneguilla ne réunissait que 7,2 % du cheptel bovin (2 887 têtes), 9,9 % des chevaux (4 842), 0,01 % des chèvres et moutons (84) ; et Tetillas 0,7 % (285), 15 % (7 321), 16,95 % (103 801) respectivement. Quant aux productions céréalières, Cieneguilla assurait 13,1 % de la production de maïs (10 180 fanègues), 11,9 % du blé (4 966) et Tetillas ne produisait que 0,9 % du maïs (746 fanègues). Quant à San Joseph de Linares, elle était avant tout une hacienda de sacar plata ; cette orientation ne manque pas de confirmer la diversification rationnelle des activités des Jésuites par hacienda et leur adaptation aux conditions locales. Deux grandes distinctions s’opéraient d’ailleurs au sein des domaines de la companie : alors que les haciendas du centre (Puebla) présentaient une dominante agricole et développaient le tissage grâce à une plus grande abondance de main-d’œuvre indigène, les haciendas de Zacatecas, Guanajuato, Guadalajara et Querétaro privilégiaient en revanche l’élevage, en particulier l’élevage des chevaux. La production de céréales répondait quant à elle à deux impératifs complémentaires : d’une part répondre à la demande émanant des centres miniers et de la ville de Zacatecas (maïs, blé, frijol, chile), d’autre part parvenir à l’autosuffisance de l’ensemble économique formé par ces trois haciendas.

42Quant à la valeur de ces propriétés, elle était fort exactement conditionnée par les pourcentages relatifs de la terre d’une part, du cheptel et des aménagements réalisés d’autre part. Si l’on considère que les aménagements divers, l’« infrastructure globale » se divisait en « infrastructure sociale » (valeur des bâtiments, des logements des majordomes, serviteurs, chapelle) et « infrastructure physique » (écuries, étables, canaux d’irrigation, citernes, enclos) auxquelles s’ajoutaient des biens d’usage durable (outils, charrettes etc.), des biens dits somptuaires (ornements des chapelles et églises), les évaluations obtenues pour les deux haciendas rurales de Zacatecas étaient les suivantes :

Tableau n° 16 VALEUR DES HACIENDAS DE CIENEGUILLA ET TETILLAS (décomposition)

43Plusieurs observations peuvent être dégagées de ce tableau : en premier lieu, le pourcentage relativement élevé de la valeur des terres par rapport à la valeur totale des propriétés considérées. D’autre part, l’importance du cheptel, en particulier à Tetillas. Le pourcentage atteint par l’« infrastructure globale/physique » reflète en fait la mise en valeur constante de ces propriétés. Ces investissements matériels se révèlent supérieurs à ceux réalisés dans le cadre de l’« infrastructure sociale » et représentent un facteur considérable de variation du prix des terres. Quant aux biens somptuaires, ils ne dépassent pas 0,1 % de la valeur de l’hacienda ; l’essentiel des investissements à caractère religieux concernaient en effet le collège de San Luis Gonzaga ; à cet égard, les sommes consacrées au culte par les Jésuites – sur leurs haciendas – restaient bien inférieures à celles dépensées dans ce domaine par les grands mineurs. Dernier détail concernant la suprématie de la terre dans les inventaires réalisés après l’expulsion : jamais la valeur de la production agricole n’y atteint 5 % de la valeur totale de la propriété : 3,6 % pour la Cieneguilla (11 678 pesos) et 0,4 % pour Tetillas (1116 pesos) ; il est vrai que les deux haciendas présentaient une orientation fort nette en faveur de l’élevage.

44Cette prédominance du facteur terre implique donc que soit prise en considération la nature de ces terrains, l’usage qui en est fait voire leur rendement. Là encore se manifeste la rationnalité des choix exercés par les Jésuites, voire leur souci de rentabiliser leurs domaines : plus de 70 % des terres de la Compagnie étaient en effet utilisées, et 90 % si l’on exclut de cette estimation les terres d’accès difficile et de faible qualité. Plus de 50 % de la superficie était consacrée à l’élevage (pâturages) et environ 20 % était réservé aux cultures parfois irriguées (de riego y temporal). Les 50 % de pâturages ne représentent en effet que 27 % de la valeur totale des sols. De même, pour les haciendas céréalières, comme La Cieneguilla, on relève la valeur supérieure des surfaces irriguées. Les pourcentages relatifs de la Cieneguilla s’établissent de la manière suivante : les terres consacrées à l’élevage (pâturages) représentaient 79,7 % de la superficie totale de cette hacienda, et 72,4 % en valeur (mais elles disposaient de cours d’eaux) ; les terres de culture 5,5 % de la superficie et 5,8 % de la valeur ; les terres d’usage divers 14,3 % de la superficie et 19,9 % de la culture ; les terres irriguées enfin, 0,5 % de la superficie et 1,9 % de la valeur. Quant à la valeur moyenne par hectare, elle s’établissait pour la Cieneguilla autour de 0,3 pesos (2,6 pesos pour des pâturages, 3 pesos pour des terres de cultures, et 7,9 si elles étaient irriguées)58.

45Les différenciations internes à l’hacienda déterminaient des régimes d’exploitation divers. Les terres les moins fertiles étaient fréquemment cédées à bail à des arrendatarios : en 1752, l’une des estancias de l’hacienda Grunidora (propriété du collège de San Pablo de Mexico, située dans la juridiction de Mazapil) est affermée à Toribio de Arriola pour 500 pesos par an, puis en 1762 à Joseph de Esparza. En revanche, les terres au rendement élevé ou disposant d’aménagements (canaux d’irrigation) étaient destinées à un autre mode de mise en valeur, par la Compagnie elle-même, au moyen du travail salarié, voire du repartimiento ou de l’esclavage. Sur l’ensemble de ces haciendas étaient employés des péons plus spécialisés, tels que charpentiers, savetiers, muletiers, et un nombre important de majordomes, contremaîtres et administrateurs. Nous ne disposons pas des chiffres détaillés des repartimientos par haciendas, en d’autres termes des conditions exactes d’affectation d’Indiens telles que les déterminait l’Audience pour une durée d’un an en général. Mais là encore, il semble que les Pères de la Compagnie aient su exploiter d’une manière efficace les possibilités qui leur étaient offertes par la législation : ils obtiennent en effet 11,8 % des repartimientos autorisés en Nouvelle-Galice pour la période 1670- 1751, ce qui représente 23,4 % des effectifs concernés par ces repartimientos, qui furent affectés dans les haciendas de campo de la Compagnie59. Le travail salarié restait cependant la forme de travail la plus fréquente dans les haciendas de la Compagnie, et non sans raison. Les salaires versés dans les haciendas du nord de la vice-royauté étaient sensiblement plus élevés que ceux versés dans le centre ou le sud du pays : 32 pesos par semaine à Querétaro (auxquels s’ajoutaient une rémunération en nature), soit 4 pesos, contre 3 à Puebla (la main-d’œuvre indigène y étant plus nombreuse). La situation comparable de Zacatecas incite donc à penser que les rémunérations versées sur les haciendas devaient être fort proches de celles relevées à Querétaro, ce qui n’excluait cependant pas le phénomène du « péonage pour dettes »60.

46La complémentarité des investissements de la Compagnie réalisées sur ses haciendas s’exerçait également dans le domaine minier : la troisième hacienda de la Compagnie, San Joseph de Linares, était en effet une hacienda de beneficio, même si l’élevage occupait quelque place dans ses activités. L’intérêt manifesté par les Jésuites pour les mines participe à cet égard de la prise en compte des réalités locales, qui se traduisaient dans d’autres régions par la vente de la laine ou du pulque. Le rythme de croissance de ces haciendas était cependant fortement déterminé par les relations d’échanges existantes entre les unes et les autres, en vertu de la complémentarité que nous évoquions plus haut. Après 1767, les haciendas de Zacatecas font encore partie des domaines dont les bénéfices restent supérieurs aux dépenses engagées, et plus encore si l’on considère les revenus et dépenses comptabilisés par haciendas et non par l’administration des Temporalidades, qui fait apparaître des variations annuelles légèrement différentes. Avant l’expulsion, les facteurs de variations résident essentiellement dans les dates de récoltes (mars-avril, juin-juillet). Au cours des années 1764- 1766, l’hacienda de Tetillas présente un bénéfice de 39 586 pesos 6.1/4 réaux, et une progression de 30 % de son cheptel. Les bénéfices enregistrés par Tetillas étaient des bénéfices nets, dans la mesure où cette propriété ne reconnaissait pas d’hypothèques, de même que les deux autres haciendas, si ce n’est des sommes négligeables. L’inclusion des diezmos (en particulier sur la récolte de blé) n’est pas réalisée chaque année : ainsi en 1770 ; ces reports d’une année sur l’autre contribuent à réduire d’autant les bénéfices enregistrés l’année suivante et peuvent donc constituer des facteurs d’explication de la courbe obtenue, indépendamment des années de mauvaises récoltes (1768-1769, 1777, 1781, 1784- 1785). En tenant compte des fermages, les bénéfices nets de Tetillas s’élèveraient alors à 108 145 pesos 5.1/2 réaux, ceux de Cieneguilla à 46 294 pesos 3.1/4 réaux et de Linares 30 288 pesos 6 réaux 6 granos, soit un total de 184 182 pesos 6.3/4 réaux de 1767 à 1770, de 132 458 pesos 2 réaux en tenant compte exclusivement de la production (et non de sa seule valeur) et des dépenses de chaque hacienda61.

Fig. 19 – L’après 1767 : la rentabilité des haciendas des Jésuites.

47La progression enregistrée par les trois haciendas de Zacatecas ne connut pas d’interruption véritable après l’expulsion : de 1762 à 1766, la production moyenne annuelle de ces haciendas avait été de 21 885 pesos 9 granos ; de 1767 à 1770, elle était passée à 53 226 pesos 10 granos. Tout semble indiquer que les cinq années qui précédèrent l’expulsion furent pour l’économie des Jésuites une période de crise, malgré les bons résultats enregistrés au niveau local, des difficultés qui s’expliquent peut-être par la solidarité manifestée envers les Pères expulsés du Portugal. L’après 1767 aurait été marqué en revanche par une progression plus régulière de la « rentabilité » de ces haciendas, exception faite des années de crise agricole. D’après les comptes des Temporalidades, les bénéfices réalisés par les trois haciendas de 1768 à 1770 sont de 65 614 pesos 6 réaux 1/8 granos supérieurs à ceux enregistrés de 1764 à 1766. Conséquence de la bonne gestion des Pères de la Compagnie : les prêts consentis furent à l’origine de nombreuses hypothèques. Dix-huit maisons de Zacatecas étaient ainsi hypothéquées en faveur des Jésuites en 1767 (pour la somme de 6 920 pesos)62.

48Un point-clef est pourtant soulevé dans les documents émanant des Temporalidades : l’unité de l’exceptionnel ensemble économique édifié par les Jésuites à Zacatecas fut-elle préservée, notamment lorsque ces domaines furent cédés à des particuliers, ceci au profit du Trésor Royal ? La Real Cedula du 27 juillet 1769, qui dispose la formation de comités municipaux (Juntas municipales) chargés d’examiner les comptes des haciendas et de veiller à leur administration, prévoyait en effet la vente des biens de la Compagnie : haciendas, cheptel, demeures et tout autre bien appartenant au collège de la ville. En d’autres termes, les estimations chiffrées recueillies après 1767 n’indiqueraient que le sursis dont auraient bénéficié ces biens, en particulier les trois haciendas, ainsi que les ventes dont leur production fut l’objet, et le résultat de l’administration rigoureuse mise en place par les Pères dans les années antérieures. Conformément aux dispositions de ce décret, la Junta municipal de Zacatecas présidée par Felipe de Neve, décida le 22 avril 1771 la mise en vente de ces domaines. La description et l’inventaire qui furent réalisés à la suite de cette décision, constituent les dernières évaluations auquelles nous avons eu accès avant leur intégration dans des latifundia de la région63.

49– A San Joseph de la Cieneguilla furent délimités 19.3/4 sitios de ganado mayor, 9.1/2 sitios de ganado menor, et 33 caballerías. De cette hacienda dépendaient également des terres irriguées destinées aux cultures (tierras de labor), en particulier à celle du blé. Cette propriété comprenait par ailleurs des pâturages soigneusement délimités (potreros cercados de piedra), d’autres terres destinées à la culture du maïs. Le cheptel comprenait 3 359 têtes de gros bétail, 1 600 juments, 900 chevaux et poulains, 1 100 mules et 197 ânes. Quant aux bâtiments, ils étaient les suivants : la demeure principale, une chapelle, plusieurs greniers à céréales, deux moulins destinés à la fabrication du pain, diverses constructions contenant le matériel utilisé sur l’hacienda.

50– L’hacienda de Santa Rita de Tetillas et ses annexes – dites de Matheo Gómez et des Altos de Sombrerete – s’étendaient sur 135 sitios de ganado mayor, 3/8 caballerias utilisées comme pâturages d’été, plusieurs bâtiments étaient destinés au logement des administrateurs et péons. Sur les terres de Tetillas se trouvait un verger de plusieurs espèces d’arbres fruitiers. Le cheptel était constitué de 117 028 moutons, 5 288 juments et pouliches, 2 057 chevaux, 1 467 mules, 237 têtes de gros bétail et 55 ânes.

51– L’hacienda de San Joseph de Linares-Ciénega Grande se composait de 2 sitios de ganado mayor et de 9 caballerías de tierra, de plusieurs corps de bâtiments, et des installations propres à l’hacienda de beneficio proprement dite : moulins, laverie, bocards. Avantage certain pour cette hacienda : elle possédait plusieurs points d’eau (ojos de agua) et un système d’alimentation en eau (réservoir, canaux) destiné à alimenter le moulin, à irriguer un potager, un jardin planté d’arbres fruitiers, et une vigne sauvage (parrones). A la date de l’inventaire s’y trouvaient 250 mules utilisées aussi bien dans l’hacienda de beneficio proprement dite que comme animaux de selle (« de tahonas y silla »), 6 juments, 16 chevaux et 7 poulains, 5 pouliches, 80 ânes de bât et 59 bœufs. La complémentarité règnant au sein même de ce domaine lui conférait ce caractère d’« unité économique et sociale » caractéristique des plus grandes propriétés de Zacatecas.

52– La Compagnie possédait également un certain nombre de propriétés urbaines, non seulement les bâtiments et édifices que nous signalions à Zacatecas, mais également à Aguascalientes et dans les Asientos de Ibarra (une maison avec jardin dans chaque localité) : c’est d’ailleurs dans les Asientos de Ibarra qu’étaient localisées les quatre mines exploitées par la Compagnie64.

53Vendus par adjudication, l’ensemble de ces biens – propriétés et cheptel – éveillèrent l’intérêt des plus grands hacendados. Le doigté des Pères ne les avaient pas préservés à cet égard des nombreux litiges dont la région de Zacatecas était traditionnellement le théâtre, ou des convoitises de ces mêmes voisins. Nous ne mentionnerons à cet égard que l’exemple le plus significatif de ces rapports de force imposés aux Jésuites avant leur expulsion : comme ce fut le cas quarante ans plus tard pour les héritiers du comte de Pérez Gálvez – acquéreur des propriétés des Jésuites-, l’administrateur de Cieneguilla, le Père Sebastián de Vergara, avait dû en 1750 faire face aux réclamations de leur voisin l’hacendado Pedro Gómez, vecino d’Aguascalientes : selon la procédure en usage chez les puissants du lieu, celui-ci s’était en effet introduit sur les terres de Cieneguilla par l’intermédiaire de ses fermiers, et réclamé alors la propriété des terres ensemencées65.

54Au nombre des grands propriétaires terriens qui se manifestèrent lors de la vente de ces domaines, les héritiers du comte de San Mateo Valparaíso et le marquis de Jaral de Berrio rachetèrent le cheptel ovin de ces haciendas. Le seul marquis de Jaral acquit à cette occasion 10 700 têtes. Au même moment, en août 1781, le comte de Regla avait acquis par adjudication l’hacienda de Tetillas. Le problème se posa donc de savoir à quelle administration devaient revenir les 10 000 pesos provenant de la vente du cheptel ovin remis au comte de Regla avec la propriété, au Trésor royal, ou aux Temporalidades. La question fut réglée en 1782 par un décret du vice-roi considérant que le cheptel devait être assimilé aux biens acquis par le comte de Regla et ne pouvait par conséquent faire l’objet d’une vente séparée66.

55Le comte de Regla avait acheté Tetillas et ses ranchos annexes le 18 août 1781. Initialement fixées à 371 782 pesos, les enchères, auxquelles participaient d’une part le comte de Regla, et d’autre part, Manuel de la Borda, atteignirent rapidement les 750 000 pesos, pour l’ensemble des trois propriétés. L’adjudication définitive se fit en faveur du comte de Regla pour 57 000 pesos. Cette cession ne fut toutefois réalisée que sous une condition : la non-aliénation des biens composant cet ensemble territorial, cheptel compris (la vente d’une partie des moutons aux descendants du comte de San Mateo avait été effectuée avant cette adjudication), afin d’en éviter le démembrement. Remarquons que comme la plupart des versements importants, qu’ils correspondent à des ventes ou à la perception d’intérêts des capitaux prêtés par les Jésuites, l’achat de Tetillas par le comte de Regla se reflète dans les comptes des Temporalidades (Fig. 19) : en 1781-1782, le fondé de pouvoir du comte effectue en effet plusieurs versements (dont un de 66 500 pesos en janvier 1782). De même en 1788, lorsque le comte de Regla remet aux Temporalidades 85 676 pesos 6 réaux 6 granos correspondant aux intérêts du principal pesant sur l’hacienda de Linares67.

56Une lettre du vice-roi Revillagigedo à l’Intendant Felipe Cleere, en date du 5 septembre 1791, apporte quelques éclaircissements sur les circonstances dans lesquelles s’était effectuée cette adjudication. La date de cette lettre correspond en effet au moment où les héritiers du comte de Regla prirent possession des propriétés. En fait, le comte de Regla avait acquis non seulement Tetillas, mais également Cieneguilla et Ciénega Grande, dont nous avons vu qu’elle était rattachée à l’hacienda de beneficio de Linares. Des problèmes classiques de délimitation des terres s’étaient alors présentés, ainsi que des rivalités entre mineurs dans les Asientos de Ibarra, au sujet des quatre mines des Jésuites (assèchement), des rivalités qui devaient se prolonger jusqu’en 1799. En 1781, le comte de Regla s’était trouvé provisoirement dépossédé d’une partie de ses nouveaux domaines. L’adjoint de l’Intendant, le teniente letrado, les avaient en effet attribués à l’un des voisins, José Joaquín Rivera, propriétaire de l’hacienda de San Pedro Orán, circonstance que le vice-roi souhaitait voir éclaircie dans les plus brefs délais. Le litige portait sur quatre sitios de ganado mayor et quelques caballerías d’une valeur variable (de 30 à 2 500 pesos), réclamées par le propriétaire de l’hacienda de San Pedro Orán. Ce n’est qu’en 1802 que l’Audience et le vice-roi restituèrent ces terrains aux héritiers du comte de Regla. D’après les documents relatifs à cette contestation, l’hacienda de Tetillas occupait alors une superficie de 64.1/2 sitios de ganado mayor et 14.3/4 caballerías (soit 28 867 pesos 1 réal). Celle de San Pedro Orán (5 sitios et 3 caballerias’) avait été cédée pour 6 000 pesos au colonel Diego Rul. L’origine – ou le prétexte – de ce conflit de limites aurait été, toujours d’après le dossier concernant ces propriétés, la similitude des noms de certaines parcelles, identiques pour les deux haciendas68.

57De même, les mines dépendant de l’hacienda de Linares firent l’objet de contestations, tout du moins de tentatives d’accaparement de la part des voisins des héritiers de Pedro Romero de Terreros. L’une des mines convoitées par les mineurs des Asientos se trouvait être en effet la Descubridora, un filon principal comme son nom l’indique, qui était voisine de la mine de Santa Francisca la Romana, laquelle appartenait à une compagnie de plusieurs « actionnaires » : Joseph Nicolás Pérez, et ses associés le comte de Medina, et Joseph Joaquín de Eguía. Les conditions d’un denuncio n’étant pas réunies, la compagnie usa de subterfuges. De 1785 à 1790 se virent ainsi sollicités les diputados de minería, le curé et le juge (encargado de justicia), puis l’Intendant de Zacatecas et l’Audience de Guadalajara. Les mineurs invoquaient l’insuffisante mise en valeur de la Descubridora depuis plus de dix ans, son quasi-abandon. La compagnie réitéra ses exigences en 1791, alléguant cette fois que l’inondation qui affectait alors la mine San Francisca provenait de la Descubridora, qu’ils « dénoncèrent » paradoxalement au même moment, avec ses mines annexes de San Joseph et El Santo Cristo. Les mines dénoncées se trouvant sur une veinemère, leur denuncio était interdit par les Ordonnances minières (article 17 du titre 6). La contestation eut donc pour justification l’assèchement de San Francisca : la Descubridora étant moins profonde que San Francisca, les plaintes des mineurs étaient fondées en principe, des infiltrations pouvant s’être produites. Les héritiers du comte de Regla furent donc tenus d’assurer l’assèchement des mines concernées, et par conséquent de prendre en charge celui de San Francisca, dont l’inondation se révéla ultérieurement provenir des excavations qui avaient été effectuées par la compagnie elle-même69.

58Jusqu’à leur adjudication l’ensemble des propriétés des Jésuites avaient fait l’objet d’une administration rigoureuse, tant pour ce qui est de la poursuite de la production dans les trois haciendas, qu’en ce qui concerne la gestion et la vente de leurs produits, ainsi que la perception des intérêts procédant des prêts consentis par la Compagnie. Telle est la signification des « pics » relevés sur la transcription graphique des données consignées par les Temporalidades de Zacatecas. Les revenus exceptionnels des années 1782-1783 et 1788 correspondent aux versements réalisés à l’occasion de la vente des propriétés, ou de la perception des intérêts provenant des cens qui leur étaient liés ; ainsi celui de 1780, dû aux versements réalisés par les exécuteurs testamentaires du marquis de Jaral, la comtesse de San Mateo et Francisco Xavier Gamboa. Pour les années précédentes, diverses transactions sont également consignées : ainsi la vente de chevaux et de mules à un hacendado de Cuautitlán, la location de terres de Cieneguilla et Tetillas (laquelle fit apparaître un revenu moyen annuel de 8 250 pesos 2 réaux 2 granos pour Cieneguilla et de 2 641 pesos 5 réaux 5 granos pour Tetillas, de 1767 à 1772) ; la location de maisons, par exemple de celles de Zacatecas dans la ruelle connue sous le nom de Callejón del Santero (à proximité immédiate du collège de la Compagnie, et qui existe encore de nos jours) ; de même les pâturages de la Ciénega Grande sont-elles affermées à des mineurs. Morfi relève ainsi lors de son passage par Zacatecas que ces terres et l’hacienda de beneficio étaient exploitées par Francisco Martínez de la Cámara pour 2 500 pesos par an70. Sont également consignées dans les registres des Temporalidades la vente de laine de Cieneguilla à des manufactures (obrajes) de Querétaro, de moutons, de mules, la production d’argent de Linares, ou les revenus provenant des censos établis en faveur de la Compagnie. Ainsi en 1780, plusieurs commerçants de Zacatecas remettent au comisionado, qui était alors le mineur-refinador Cosme Sánchez de Lodosa, 28 500 pesos : 12 500 pesos de l’hacendado Luis Beltrán, 13 000 de Manuel González, et le reste provenant d’une œuvre pieuse fondée par Juan Gutiérrez et Juana Francisca de Tagle. Même les dettes de mineurs défunts sont perçues par l’administration des Temporalidades : en mars 1781, les exécuteurs testamentaires de Francisco Bolado et Joseph Mateos, tous deux vecinos, mineurs et commerçants de Zacatecas, remettent 6 883 pesos 4 réaux à la trésorerie de Zacatecas, sous le contrôle du commissaire C. Sánchez de Lodosa. En contrepartie, les engagements contractés par l’administration elle-même envers certains commerçants sont scrupuleusement honorés : en 1780, 3 331 pesos 1 réal 2 granos sont versés à Antonio de Bassoco ; de même l’année suivante, le commerçant reçut 8 355 pesos 1 réal 1.1/2 granos pour diverses marchandises destinées aux serviteurs des haciendas de Cieneguilla, Santa Rita de Tetillas et leurs annexes. Les frais et obligations diverses font l’objet d’inscriptions tout aussi minutieuses : ainsi la rémunération des muletiers, les frais d’habilitation des haciendas, les œuvres pieuses dont les Pères étaient responsables, les impositions diverses. En 1795, on administre toujours les maisons du collège, à défaut des haciendas dont la cession définitive était intervenue en 1789 et les commissaires des Temporalidades restent les mineurs ou commerçants les plus importants : le comte de Casafiel, Fernando de Torices, Pedro Antonio de la Pasqua. Les revenus de l’administration oscillent désormais de 965 pesos 1 réal à 1 580 pesos 1 réal 6 granos, de 1794 à 1800 (loyers, cens)71.

59L’intérêt porté aux diverses réalisations économiques et pédagogiques des Jésuites ne s’était donc pas démenti avec l’expulsion : les grands hacendados se partagèrent les biens de la Compagnie ; le comte de Regla, principal acquéreur des domaines, les incorpora dans l’un de ses majorats. Quant aux autres ordres religieux présents à Zacatecas, comme les Dominicains – dont l’église était voisine de celle des Jésuites – ils se portèrent acquéreurs des édifices religieux, le collège devenant en janvier 1785 le « Real Colegio de la Purísima Concepción de Predicadores ». Quant au nouveau collège et séminaire de la Compagnie, San Luis Gonzaga, symbole de l’œuvre pédagogique des disciples de Saint-Ignace, il fut conservé par la municipalité de Zacatecas qui s’attacha à y développer divers enseignements : la valeur éducative et culturelle de cette fondation n’était pas seulement symbolique puisque Gálvez avait envisagé l’avenir pédagogique et financier de ce collège72.

60Jamais en effet, l’aisance des collèges jésuites, ou l’influence politique acquise par l’ordre ne détournèrent leurs hôtes de la vocation spirituelle que la Compagnie s’était assignée. La discipline intérieure eut dans une certaine mesure son équivalent dans les pratiques économiques de la Compagnie. D’où la différence entre la gestion des Pères et celle des autres propriétaires terriens dans le cadre de la mise en valeur des haciendas, la majorité des hacendados se préoccupant davantage de la rentabilité de leurs terres que de leur productivité. Ce jugement demanderait certes à être nuancé, certains « mineurs capitalistes », représentants de l’élite économique, faisant preuve d’une rationnalité certaine dans la mise en valeur de leurs domaines. Il reste que la démarche des Jésuites de Zacatecas se distingue des pratiques de la majorité des hacendados : la tenue de comptes extrêmement précis, les aménagements constamment réalisés sur les domaines de la Compagnie, les modes d’exploitation, de recrutement de la main-d’œuvre (fermage ou travail libre salarié) témoignent d’une pensée économique que l’on ne retrouve que rarement chez les autres propriétaires terriens, si ce n’est chez les plus grands représentants de l’élite économique de Nouvelle-Espagne. Comme le montre enfin le sort des propriétés de Zacatecas, les haciendas des Jésuites passèrent aux mains de grands propriétaires – contrairement à ce qui se passa dans d’autres régions de la Nouvelle-Espagne-, vérifiant ainsi le principe selon lequel les grandes propriétés de Zacatecas, quand elles ne se transmettent pas au sein de grandes familles, « circulent » au sein d’une élite économique73.