1En Nouvelle-Espagne – au Mexique – les mines d’argent ont été la plus grande source de liquidités tant pour le Roi que, directement ou indirectement, pour les habitants espagnols. L’un des deux principaux centres miniers, Zacatecas, n’y avait été étudié – par Peter Bakewell –, que de 1546 à 1700, avant que la production d’argent n’eût atteint ses plus hauts et constants sommets au 18^e siècle. C’est pourtant dans le sillage de ce « boom » des mines que se développe un grand commerce d’abord privilégié, puis mieux encore libre, doublé d’autres affaires et activités financières comme les « banques d’argent » (bancos de plata). Quand on sait enfin qu’alors les mineurs ont investi aussi dans l’agriculture de revenus plus stables mais en hausse, on concluera d’abord que le livre de Frédérique Langue, fondé sur de larges et nouvelles sources d’archives, vient très heureusement combler une lacune en traitant de ce grand essor des « Mines, terres et société à Zacatecas de la fin du XVII^e siècle à l’Indépendance ».

2Ces mêmes « entrepreneurs » qui avaient des intérêts et résidences vers les célèbres mines (d’autres vers celles de Guanajuato, ou de Pachuca) étaient aussi habitants en titre (vecinos) de México, la plus grande cité d’Amérique, siège de la vice-royauté de beaucoup la plus importante. Tels étaient d’ailleurs parmi les hommes les plus riches du monde, notait alors Humboldt. C’est dire que le sujet traité par Frédérique Langue dépasse largement son cadre régional.

3Mais ces mineurs heureux n’on pas seulement fait des investissements à buts strictement lucratifs. Outre les frais engagés dans d’énormes puits de mines, main d’œuvre, bêtes de somme, négoces et affaires diverses, les « entrepreneurs » ont investi encore dans de grands « majorats » fonciers inaliénables et dans de très coûteux titres nobiliaires. Ce nouveau statut social impliquait un grand train de vie, manoirs, fondations pieuses et largesses à l’Eglise, avances de fonds voire dons au Roi... C’est ce que nous montre l’auteur qui, après avoir traité de bases socioéconomiques essentielles, a le mérite de les dépasser en s’attachant aussi à des mentalités, au pouvoir et au politique comme fonctionnels et non moins essentiels en histoire. Ce sont là des points de vue bien moins habituels, en dehors de quelques études générales comme celles de Mac Alister et surtout de Doris Ladd, puis de monographies moins fiables commandées par des prétentions nobiliaires. Par des recherches approfondies dans les registres fiscaux et bien d’autres archives publiques ou privées de la zone choisie, F. Langue met en lumière l’affirmation et le développement d’une société aristocratique de riches mineurs, hommes d’affaires et propriétaires terriens dotés de privilèges ou fueros et de pouvoirs seigneuriaux de droit ou de fait, notammetn dans le demi-siècle qui précède l’Indépendance. Il s’agit parfois de créoles, dont les ascendants avaient donné le modèle, et plus encore de péninsulaires, Basques et gens du Nord, arrivés souvent sans argent et devenus de grands capitalistes, avec un peu de chance dans leurs mines, mais surtout un travail acharné et un certain esprit de coopération entre eux puis bientôt d’alliances matrimoniales. La grande ambition de ces entrepreneurs – tous hidalgos ! – a été d’être têtes de file et fondateurs de nouvelles et puissantes maisons seigneuriales. On comprend mieux leur propos quant on a vu dans le moindre village de la côte cantabrique d’Espagne tant de demeures paysannes ornées d’énormes blasons comme ceux des plus nobles manoirs ou châteaux1.

4Ces riches mineurs dotés bientôt de haciendas ont acquis des titres de comtes ou marquis concédés à prix d’or par le Roi toujours à court d’argent. Comme le montre l’auteur, ils cumulaient alors le fuero nobiliaire, celui de mineur (créé en 1783/84), le fuero militaire dans les zones menacées par les indiens Chichimecas, mais aussi pacifiées, où ils portaient le titre de « capitaine ». A titre personnel ils obtenaient encore des charges d’alcaldes ordinaires ou alcaldes mayores. Pour prétendre à la noblesse ils avaient dû témoigner de la propriété de vastes terres constituées en « majorats » inaliénables. Majorats et fueros créaient des liens verticaux de fidélités avec leurs administrés. Les haciendas leur donnaient, en fait sinon en droit, des pouvoirs seigneuriaux coutumiers sur leurs peones proches des anciens serfs (hors les environs peut-être de la ville de Mexico). Pour leurs affaires, ils se déplaçaient en grand équipage, avec escorte de cavaliers en armes, vers ces majorats qui légitimaient des fortunes semi-commerciales, leur statut social de noblesse et leur pouvoir. Notons l’apparente contradiction qui existait entre les vice-rois éclairés des Bourons centralisateurs et l’affirmation insolite de cette société hiérarchique et nobiliaire d’ancien régime.

5Relevons quelques cas concrets et typiques explicités par Frédérique Langue. Tel ce comte de Casafiel, dont le titre est de 1777. Mineur, grand propriétaire et homme d’affaires, il réunit les pouvoirs étendus du fuero militaire de « Lieutenant de Capitaine Général des Frontières », lié à la famille, à ceux d’alcalde mayor et alcalde ordinaire de Zacatecas – le tout avec approbation du « visiteur » Gálvez ! (chap. VI, B).

6Le Comte de Santa Rosa, lui, héritier d’un titre de 1691, rend la justice dans ses haciendas et ses mines à travers ses divers fueros, militaire ou autres, sans que puissent intervenir le corregidor et les autorités ordinaires. Cela n’évita pas les difficultés financières de la famille, trop centrée sur des mines à revenus irréguliers. Quant aux Comtes de San Mateo Valparaíso, ils jouissaient de privilèges analogues et avaient obtenu en 1723 que chez eux, l’Audience de Guadalajara et le corregidor fussent dépossédés des affaires criminelles au profit bien théorique du vice-roi, si loin de là ! Les objections d’un visitador iront jusqu’au Conseil des Indes, mais sans résultat apparent, car, avec ses parentèles et clientèles, le comte semble toujours exercer sur place les mêmes prérogatives. Il accueille d’ailleurs d’ex-Jésuites bien après l’expulsion (chap. V, A).

7Il s’agissait là surtout de zones frontières, où la lutte sporadique contre les nomades Chichimèques « de guerre » pouvait justifier le reforcement des fueros militaires. Mais F. Langue constate que d’autres nobles-mineurs jouissent de pouvoirs importants dans des zones pacifiées depuis longtemps, réunissent les prérogatives de plusieurs fueros renforcés alors par les Bourbons : tels sont les Basques ou autres péninsulaires Comtes de Santiago de La Laguna (ceux-ci endettés), del Valle de Súchil, de San Pedro del Alamo…, ou bien les créoles Marquis del Apartado, de Jaral de Berrio... Il faudrait certes mieux connaître les richissimes Comtes de Regla, qui n’étaient pas directement liés à Zacatecas, objet central de l’ouvrage. Mais F. Langue croit déceler là une politique délibérée des Bourbons en Nouvelle-Espagne, qui se déchargent sur de loyaux et riches vassaux d’une partie de leurs fonctions militaires, policières et administratives. Signalons pour notre part qu’au 18^e siècle les descendants de Corés, Marquis del Valle de Oaxaca, octroyaient dans leur « Etat » des concessions de terres (ou mercedes de tierras) strictement interdites au 17^e après un long procès. Mais en 1723 on voit créer aussi vers Puebla un « Duché d’Atlixco » dont les autorités sont nommées par les nouveaux Ducs... A la différence de Frédérique Langue, les historiens, trop exclusivement axés sur le socioéconomique, se sont peu attachés aux aspects politiques des problèmes.

8Il semble paradoxal de voir les Bourbons centralisateurs et des vice-rois éclairés s’accomoder d’une telle situation. Mais les délégations de pouvoir et privilèges plus ou moins explicitement liés à la corporation (gremio) des mineurs et aux titres de noblesse avaient aussi ou surtout des raisons financières, comme le montre bien F. Langue. Il fallait encourager les entreprises de ces capitalistes et se ménager leur active collaboration pour accroître au maximum les revenus royaux. De là le double visage de ces personnages si typiquement hispaniques.

9D’une part dans une société hiérarchique d’ancien régime des grands et loyaux vassaux qu’on voit señorear, régner en maîtres et seigneurs de nobles majorats qui légitimaient de trop récentes fortunes, avec l’accord du Roi. Ajoutons y souvent – malgré les vice-rois éclairés – des peones indiens dont la coutume étrangèe à la loi autorisait des formes de servage2

10Mais d’autre part des hommes modernes, grands entrepreneurs capitalistes, à la fois mineurs (volontiers associés entre eux), commerçants et gens d’affaires, dont certains partis de peu ou de rien avaient réalisé d’énormes fortunes : un Marquis del Apartado pouvait offirir au Roi deux puissants bateaux de guerre... Ainsi en cette fin du 18e siècle ne voit-on pas là d’incompatibilité entre une certaine société hiérarchique d’ancien régime et une première dynamique « capitaliste » acceptées ou voulues par le despotisme éclairé en Nouvelle-Espagne. Mais bientôt la rupture du lien monarchique, la république et le concept nouveau et révolutionnaire de l’homo aequalis ou égalitaire (selon Louis Dumont) allait ruiner ce modèle socio-politique.

11Voilà quelques unes des réflexions ou conclusions qu’inspire le livre original et novateur de Frédérique Langue, qui ne manquera pas d’inspirer de nouveaux et féconds courants de recherche.