Chapitre IX. Les fonctions sociales du colloque moderne dans la société techno-bureaucratique

Le colloque support de la croissance

p. 303-351


Texte intégral

1L’image la plus frappante que peut donner la société technobureaucratique est celle d’une organisation très poussée de l’ensemble des activités productives et des conduites sociales pertinentes par rapport à ses principales finalités. Cette organisation repose sur l’interdépendance de trois ou quatre éléments de la structure, comme le poids déterminant du pouvoir exécutif, la prédominance du facteur technique qui impose son déterminisme à tous les autres aspects de la vie sociale « et même aux institutions qu’il déborde »1, le gigantisme et la complexité des organisations industrielles qui réalisent, et de loin, une part écrasante des investissements et des profits dans l’économie nationale, les capacités de planification, de programmation d’un appareil politico-économique qui trouve son assise sociale, dans l’unification des groupements technocratiques. Ces différents éléments définissent aussi les conditions de la croissance économique, notion qui sert aussi à désigner notre type de société. On se propose d’expliquer dans ce chapitre et le suivant, la manière dont l’institution colloque sert à la fois de support aux facteurs déterminants de la croissance et aussi de remède aux problèmes et difficultés créés par celle-ci. C’est en ce sens que l’on pourrait dire que le colloque aide l’organisation sociale globale à s’adapter, à son environnement, mais aussi au rythme d’évolution rapide de certains de ses éléments constituants.

Le colloque, support de la croissance

2La première question consiste à se demander en quoi le colloque favorise les tendances actuelles de la société de croissance et facilite le fonctionnement de ses mécanismes principaux. La démarche la plus simple paraît être de considérer les différents facteurs de la croissance économique et de voir en quoi le colloque contribue éventuellement à leur renforcement.

3L’un des premiers facteurs de la croissance est sans conteste le développement du progrès technique qui conditionne la progression de la production industrielle, l’accroissement de la productivité, la poussée des investissements productifs, le développement des échanges extérieurs, etc… Or le progrès technique, au niveau élevé auquel il se situe déjà, dépend à son tour de deux facteurs : la fréquence et la multiplicité des points de contact ou de jonction de la connaissance scientifique et les capacités de stockage, de traitement et de transfert ou de diffusion des informations2.

4L’innovation technique se nourrit des découvertes de la science fondamentale ou appliquée, tout en orientant son évolution, par le jeu des investissements dans la recherche, ceux-ci commandés par les objectifs fixés par les instances centrales de décision et de planification de la société. Le rôle influent qu’y jouent les responsables des grandes firmes de production industrielle – publique ou privée – suffit à expliquer la priorité qui est donnée à la recherche dont les résultats sont aisés à rentabiliser dans l’industrie.

5Ainsi, le maintien ou l’accélération du progrès technique sollicite un développement soutenu de la recherche scientifique. Or, ce développement n’est possible, étant donné le niveau déjà atteint, qu’à la condition que se développe la science de la science ou la recherche sur la recherche, de telle sorte que se dévoilent les principes selon lesquels s’organisent et se coordonnent les activités scientifiques.

Le colloque permet le croisement de disciplines scientifiques

6Mais la recherche sur la recherche ne peut s’établir que sur la base d’une coopération des chercheurs scientifiques d’origines ou d’horizons différents, une coopération essentiellement souple et informelle fondée sur des échanges d’informations ou d’innovations ; elle ne peut reposer que sur un décloisonnement des communautés scientifiques et une certaine mobilité des chercheurs3. Quelle institution mieux que le colloque moderne de type scientifique4 peut permettre ces échanges, ces communications informelles ? Et quelles organisations mieux que celles créées par l’administration ou conjointement par l’administration et l’université ou l’industrie pour stimuler l’innovation et la recherche, peuvent prendre l’initiative de ces réunions, véritables plate-formes de croisement des disciplines scientifiques et des systèmes d’informations les plus divers ?5.

7Mais la croissance ne dépend pas seulement du développement scientifique et technique, ni de la diffusion des savoirs et connaissances scientifiques ou techniques – ni même seulement de leur interconnexion en des lieux informels de rencontres et de débats. Elle exige aussi un environnement humain et social, « informé », irrigué par un réseau de communications dense, au sein duquel le réseau de communications technico-scientifiques occuperait une place prépondérante et des capacités d’organisation ou de traitement de l’information technique, scientifique, en vue d’une utilisation sociale optimale.

8La seule alternative qui nous sera ouverte à échéance de dix ou quinze ans, écrit G. Anderla6, sera, ou bien étouffer sous les excès d’une information parcellaire, anarchique, polluante, ou bien transformer cette ressource potentielle en une source de richesses matérielles et immatérielles sans précédent.

9Le colloque intervient-il dans le processus de transformation, de traitement, d’organisation de l’information ? Concourt-il de ce fait à l’optimisation de certains choix économiques ou sociaux ?

Transformation de l’information

10L’observation de nombreuses rencontres nationales ou internationales permet déjà de répondre positivement à la première question ; la participation aux colloques fournit à un grand nombre d’individus7 – à quelque profession qu’ils appartiennent – la possibilité non seulement d’acquérir des connaissances ou des informations nouvelles, mais encore, dans les cas favorables où la structure et la procédure pédagogique du colloque le permettent8, de les disséquer, de les désarticuler, de les réorganiser en fonction de leur expérience ou de leur capacité d’assimilation ou de transfert (d’un univers de connaissances ou d’action à un autre) enfin de les intégrer à des pratiques. On a vu au chapitre précédent à travers l’analyse du travail d’une commission interne à un colloque, la tendance à la structuration des échanges et donc des informations relatives à un problème donné qui s’affirmait à mesure que se consolidaient des normes de groupe, et les attitudes et les conduites de coopération des participants.

11Il faut bien sûr préciser que ces opérations de traitement et d’organisation des informations dont un groupe de travail donne une image sommaire, élémentaire, se réalisent à très grande échelle dans une société comme la nôtre qui compte des centaines de colloques (de type divers), de comités ou de commissions chaque année, et qui dispose en outre d’équipements techniques reproduisant avec une extrême rapidité les mêmes opérations que les colloques.

12La deuxième question réclame une réponse plus détaillée et approfondie. Elle nous conduit tout droit à l’examen d’un autre facteur important de la croissance : l’existence d’un ensemble de compétences, de moyens, de mécanismes, de relations… articulés en un système qu’on pourrait appeler le système central de coordination et de planification des activités économiques et sociales les plus significatives et les plus déterminantes de l’évolution de notre société.

13Précisons davantage ce que nous mettons sous cette appellation de système central de coordination et de programmation de la vie économique et sociale. Il faut tout d’abord distinguer, comme le font les spécialistes de Sciences politiques ou de Sociologie politique au sein de l’appareil de l’Etat, les lieux de décision et les lieux de préparation rationnelle des décisions – notamment des décisions touchant à la croissance économique. Si les « décideurs » constituent l’exécutif – dont on a évoqué ci-dessus le renforcement dans notre type de société –, les experts en préparation de décisions forment ce que l’on appelle la technocratie d’Etat, autrement dit, le groupe des hauts fonctionnaires qui animent « l’Administration Nouvelle » et dont la fonction essentielle serait de prendre en charge les activités de conception, de coordination, de synthèse et de négociation politique, laissant à l’administration traditionnelle, toutes les tâches de réglementation et de gestion. Rôle de conception, en effet, assumé par cette « administration parallèle », c’est-à-dire, rôle de prévision et d’élaboration d’objectifs ou de scénarios correspondant à des transformations souhaitées par la société ou ses élites ou rôle de réflexion prospective selon l’expression de L. Sfez9 qui la définit comme une « université nouvelle disposant de l’information, s’exerçant à la conceptualisation et aspirant à la systématisation ». Rôle de coordination et de synthèse puisque constituée en dehors des ministères et administrations de gestion, elle s’efforce de jeter des ponts par le biais des commissions de travail (commissions du Plan, groupes de travail de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale, etc…) entre administrations différentes ou entre administrations et représentants d’intérêts économiques et sociaux. Rôle de négociation politique, dans la mesure où l’affaiblissement des assemblées ou parlements (intermédiaires entre le pouvoir et les administrés dans les sociétés démocratico-libérales) entraîne un émiettement de la société en une multitude de groupements avec lesquels une concertation est nécessaire avant toute prise de décision. Jean-Claude THOENIG10 montre comment la planification urbaine ne résulte pas d’un code mais d’accords plus ou moins explicites entre les dirigeants de l’Etat, des intérêts économiques et financiers et des notables locaux. Le Ministère de l’Equipement, la Délégation à l’Aménagement du territoire et surtout le Commissariat général au Plan – auxquels s’ajoutent des membres de cabinets ministériels, quelques institutions régionales et les commissions de travail mixtes – incarnent assez bien cette nouvelle conception de l’action administrative, fondée sur une nouvelle représentation de la rationalité des décisions et sur le culte des tableaux de bord statistiques et des matrices de lecture synthétique des objectifs et stratégies des principaux acteurs sociaux.

14Disons en résumé que l’Administration Nouvelle se distingue de l’Administration Traditionnelle, par le rôle influent qu’elle joue dans la vie économique et sociale (grâce à la compétence et à la technicité de ses agents), par ses méthodes d’approche des problèmes (associant efficacité, scientificité et concertation), par son idéologie (à la fois participationniste et dirigiste). Elle se présente comme partenaire sérieux et prestigieux de l’administration gestionnaire, des cadres économiques et professionnels, de l’Université, des représentants des principales forces économiques et sociales et comme ayant vocation à définir les finalités ultimes de notre société et à intervenir dans la préparation de toutes les grandes décisions de l’Etat.

Le colloque comme élément du dispositif d’influence de l’administration nouvelle

15On comprend dès lors la place que peut tenir le colloque dans le dispositif de communication et d’information créé par l’Administration Nouvelle pour asseoir son influence et accomplir sa mission de préparation des décisions. A côté des comités d’experts, des commissions spécialisées créées par l’Administration Nouvelle pour l’étude de tel ou tel problème économique ou social, le colloque – notamment le colloque du type étude de problèmes ou du type sondage ou consultation des groupes et public – apparaît comme un outil plus souple et plus ouvert que le comité d’experts ou la commission formée de représentants mandatés de groupes ou d’organisations11, et plus à même de réussir dans la tâche de réunir des informations pertinentes sur le problème étudié et sur l’attitude des groupes sociaux, des « leaders » du monde économique, politique, intellectuel, etc…, voire de les influencer12. Il est plus ouvert parce qu’il réunit un plus grand nombre de participants – en une ou en plusieurs manifestations – et parce qu’il diffuse plus largement dans l’opinion les résultats des travaux ou des discussions. Il est plus souple parce que les débats qu’il permet ont un caractère plus informel que ceux des comités et parce que les solutions qu’il diffuse ont un caractère moins technique, moins impératif, et plus accessible au public. On peut d’ailleurs considérer que les deux instances d’examen des problèmes économiques et sociaux correspondent à deux moments du processus de décision : celui où les problèmes sont examinés froidement et rationnellement, à la lumière des informations scientifiques et techniques disponibles et par référence aux finalités et moyens de l’administration, et celui où les solutions, les idées, les changements projetés sont débattus, négociés au sein d’assemblées plus larges composées de représentants de groupes, d’organisations ou de courants de l’opinion. C’est souvent d’ailleurs dans ces assemblées et dans ces débats que des préoccupations sociales nouvelles émergent, ainsi que les tensions qu’ils font naître, avant de devenir des problèmes techniques pour les comités et commissions spécialisées créés par l’administration (voir schéma ci-après). C’est ainsi, par exemple, que les Etats Généraux de la Femme, organisés par l’hebdomadaire « ELLE » en 1970, en révélant un certain nombre de difficultés et de problèmes vécus par cette catégorie sociale, ont sensibilisé l’opinion à certains aspects de la condition féminine et stimulé la création ou le développement d’associations diverses de défense ou de soutien des femmes13. Ces associations, par la publicité donnée à leurs réunions et à leurs débats, ont préparé l’opinion et les pouvoirs publics (ou certains secteurs du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif) à la création d’un Secrétariat à la Condition Féminine, lequel secrétariat a créé assez vite des comités d’études pour trouver des réponses à certains problèmes posés à cette catégorie sociale dans notre société14 et dont les travaux ont été diffusés dans l’opinion par le canal de la presse et des mass-media, mais aussi par l’organisation de séminaires, journées d’études et colloques (mettant en présence des groupes, des associations, des milieux). Ces réunions jouent non seulement le rôle de courroie de transmission entre les sphères dirigeantes de la société et les groupes ou publics, mais encore le rôle de révélateur sur les réactions des groupes organisés et sur l’état du consensus social par rapport à ces problèmes d’intérêt général.

16Ainsi c’est parce que le colloque renseigne sur l’état des relations et communications ou sur l’état de tension dans le champ de vie sociale et politique, parce qu’il réalise des « feed-back » ou « retours d’informations », à l’émetteur des inductions principales du système économique et social (c’est-à-dire aux « preneurs de décisions centrales ») qu’il semble remplir une fonction « facilitatrice » ou régulatrice dont notre système social a besoin15.

Tableau I COLLOQUES EN TANT QUE MAILLONS DE LA CHAINE DES OPERATIONS CONDUISANT A DES DECISIONS (Administratives)

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Colloque et processus de préparation des décisions

17La théorie cybernétique appliquée à l’analyse du fonctionnement des organisations montre que l’action du « système de commande » (centre des inductions, contraintes, décisions ou projets) sur le système opéré (siège des opérations ou activités visant à la réalisation des objectifs du système de commande) ou plus exactement que l’efficacité de la « commande » (qui se mesure à sa capacité de réduire la variété potentielle – c’est-à-dire le nombre de formes ou d’états qu’il est susceptible de prendre – du système opéré pour satisfaire au projet du système de commande) dépend du système de régulation dont elle dispose, c’est-à-dire du nombre et de la qualité des « feedback » qui s’effectueront dans le système global. Disons d’une autre façon, que l’amélioration de la commande dépend des capacités d’anticipation du système de commande sur les effets possibles d’éléments ou de facteurs, perturbant les conduites attendues du système opéré, par la multiplication des « feed-back » ou prélèvements d’informations dans le système opéré, avant la fin des opérations dont ce dernier est le siège. On peut ainsi faire l’hypothèse que le colloque (du type étude de problème ou du type réunion d’expert, ou du type sondage-consultations) permet une certaine amélioration de la « commande » de l’économie et des activités contribuant à la croissance, base importante de notre structure sociale. Par ailleurs, en facilitant les prélèvement successifs et variés d’informations dans l’organisation sociale globale ou dans ses noyaux durs que sont les grandes organisations et les grands appareils de gestion ou de production (de biens, de services ou de symboles, valeurs et idéologies), et en renseignant l’appareil central de décision ou de coordination de l’économie sur les attitudes et sentiments collectifs à l’égard des objectifs, règles, procédures, changements qu’il propose, le colloque renforce la technocratie d’Etat.

18Jacques DELORS16 développe dans un ouvrage assez récent une théorie des indicateurs sociaux, selon laquelle la solution des problèmes posés par le développement global de la société passe par une amélioration des processus de choix et de décisions, lesquels reposent sur une grille générale d’indicateurs de moyens et d’indicateurs de résultats. Selon J. DELORS, les indicateurs sociaux ne sont pas des indices statistiques relevés dans le champ d’activité économique ou même des séries d’indices statistiques ayant trait à la situation de l’homme dans la société. « Les indicateurs sociaux seraient des moyens par lesquels une société peut affirmer où elle se trouve actuellement et simultanément où elle a été et fournit une base d’anticipation plutôt que de prévision en ce qui concerne l’évolution dans un certain nombre de domaines sensibles du bien-être national ».

19Bien que les indicateurs sociaux s’appuient en principe sur des données statistiques, il semble à la lecture des résultats de travaux américains que J. DELORS rapporte en annexe, qu’ils aient tout de même un caractère synthétique et dynamique – puisqu’ils permettent l’estimation du potentiel d’une société et une anticipation sur ses capacités futures – que n’ont pas les tableaux de bord économiques traditionnels. Partant de là, ne peut-on faire l’hypothèse que les colloques, s’il est vrai qu’ils renseignent sur l’état des relations intergroupes ou inter-organisations, sur l’efficacité des communications entre la base et le sommet de la hiérarchie sociale ou administrative, sur les tensions sociales, les attitudes et sentiments collectifs, se présentent parfois comme des systèmes d’indicateurs sociaux, de type qualitatif, à la disposition des initiateurs, des organisateurs ou des participants dont certains émanent des sphères dirigeantes de l’économie ? Mieux que les tableaux de bord ou que les détecteurs que sont les indicateurs sociaux synthétiques, les colloques permettent parfois une lecture horizontale de faits ou de données-clés appartenant à des ensembles ou à des registres différents, qui autorise un diagnostic sur la situation globale de l’économie ou de la société.

20La théorie cybernétique enseigne que la condition ultime de la « commande optimale » réside dans l’existence au sein du système – en plus des divers « feed-back » – d’un dispositif de traitement rapide et massif des informations susceptibles « d’informer » en permanence le système de commande sur l’efficacité de sa commande. Ce dispositif ne peut être que l’outil informatique dont on n’a aucune peine à montrer la généreuse contribution qu’il apporte à la science de la décision administrative. Dans la plupart des travaux ou des réflexions de sciences politiques publiés ces dernières années, on trouve, soit une justification, soit une dénonciation de l’utilisation de l’informatique dans les prises de décision de l’Etat ou de ses organismes principaux. L. SFEZ17, par exemple – à l’opposé de Georges ELGOSY18 qui dénonce rigoureusement le « péril informatique » – fait résider l’espoir d’une transformation des pratiques bureaucratiques et de l’administration, dans l’introduction massive de l’informatique et de sa logique implacable. « Les vraies réformes, écrit-il, ne s’opèrent que par des mécanismes objectifs et aveugles qui viennent broyer les routines et scléroses. De ce point de vue, l’implantation de l’informatique et de la R.C.B.19 sont des explosifs entre les mains de l’administration. Les machines et les techniques qui leurs sont liées déclenchent un processus irréversible d’innovation… ». Mais quelles nécessités commandent cette pénétration de l’informatique ? L. SFEZ répond que les données utiles et même indispensables à la prise de décision, surtout lorsqu’elles comportent des variables humaines, sont trop complexes pour être laissées à l’intuition des hommes politiques. Ce serait donc contraints et forcés et pour avoir une chance de survie que les dirigeants de l’administration publique ou privée ont introduit cette innovation technologique qui leur garantit efficacité et rationalité. C’est pourquoi l’accroissement de la population des informaticiens a été extrêmement rapide (de l’ordre de 10 % par an), plus rapide encore que celui de la population scientifique qui a été estimée à un chiffre compris entre 4,7 et 7,2 % par an20.

21Mais l’utilisation massive de l’informatique par l’administration nouvelle et les grandes organisations publiques ou privées inquiète, le public d’abord, mais aussi les spécialistes eux-mêmes, souvent débordés par la masse des informations qui leur parviennent et incapables d’interpréter correctement et rationnellement le « produit rationnel de l’ordinateur ». Peut-être, L. SFEZ21, a-t-il raison, quand il écrit que les équipes pluridisciplinaires qui se créent au sein de l’administration nouvelle « ne se constituent pas par souci sympathique de travailler ensemble et de s’enrichir, mais parce qu’elles sont postulées par une utilisation fonctionnelle des ordinateurs et une exploitation rationnelle de l’information ». Ainsi la pluridisciplinarité ou l’interdisciplinarité n’est pas seulement un idéal recherché au nom d’une philosophie humaniste et rassurante, anti-technicienne, antidote du poison distillé par l’automation (selon G. ELGOSY, des médecins suédois auraient établi une corrélation étroite entre le nombre de maladies psychosomatiques et l’automation des entreprises, la perte des « réserves de temps » due à l’ordinateur ayant créé chez les employés un état d’anxiété, de surmenage, d’hypernervosité)22 ; elle n’est pas seulement une aspiration à la réunification des sciences humaines, après l’éclatement de la philosophie au cours de ce siècle, ou une défense contre le morcellement des sciences face à une technique toute-puissante, alors que l’action politique et administrative exige un cadre de référence unifié garant de la rationalité ; elle est surtout postulée par le développement de l’informatique et son introduction massive dans les appareils de décision de l’Etat ou des grandes organisations. L. SFEZ23 montre aussi que c’est encore la nouvelle technologie administrative qui postule le dialogue entre les experts et les groupes sociaux. « Dans la mesure – écrit-il – où les faits sociaux sont surdéterminés par une multiplicité et un enchevêtrement des causes, la voie du commandement et de la décision exécutoire s’avère inadéquate. Comment donner des ordres à un fleuve charriant des forces diverses ? Le seul moyen d’en contrôler le cours est d’en faire l’analyse, de dénombrer ces forces, leurs relations réciproques, de développer la concertation qui devient un moyen de parfaire l’analyse, par la connaissance du comportement des groupes, en même temps que de diffuser celle-ci le plus largement possible et de le faire accepter peu à peu par la majorité ». Nous voyons ainsi se tresser le lien qui unit les exigences de la croissance économique, les nécessités de fonctionnement de l’appareil central de coordination, de planification des activités et de préparation des grandes décisions économiques et politiques : l’utilisation de l’outil informatique, la constitution d’équipes pluridisciplinaires – pour la conception des programmes et objectifs, l’interprétation des données résultant du traitement des informations, la formalisation des solutions en modèles d’action ou d’intervention – la concertation et le dialogue à tous les niveaux de cristallisation des opinions et des pressions de la base sur le sommet de la hiérarchie sociale. Ces divers aspects inter-dépendants du fonctionnement de l’administration dite « de synthèse » éclairent sur ses capacités de régulation du système économique et social par rapport aux finalités, déterminées par le foyer central de décision de l’Etat.

22Mais comment s’élaborent ces finalités ? Dans la mesure où le système central de direction et de planification de l’économie, et donc de la société, veut placer ses initiatives, ses décisions, ses projets sous le signe de la rationalité et de la science – et non sous la dépendance de l’intuition, ou de l’empirisme – il est contraint de se soumettre totalement à la logique de la technologie. C’est ce que soutient L. SFEZ au début de son ouvrage en suggérant que l’innovation sociale et l’innovation administrative sont à la remorque de l’innovation technique, et que ce sont les machines et les techniques de conceptualisation qui leur sont liées, qui déclenchent les vrais processus d’innovation24. Mais L. SFEZ se contredit quelque peu à la fin de son livre et semble admettre en fin de compte que l’administration peut développer une stratégie de changement qui n’est pas soumise à la technologie ou à la force technique. C’est aussi notre avis que ce centre d’impulsion de la vie économique et sociale (que sont l’Administration Nouvelle et plus largement le système de planification et de préparation des décisions) ne peut se subordonner totalement et subordonner totalement ses finalités à l’outillage technique qu’il s’est donné pour traiter les informations multiples qui lui parviennent et contrôler l’influence des variables qui interviennent dans ses décisions, sans renoncer à sa vocation de foyer d’impulsion créatrice du système social et à sa mission d’orientation de l’économie, de la croissance. La détermination des finalités, exclusivement à partir des données actuelles ou à partir du réel déjà connu, implique la renonciation au contrôle du changement social et donc du devenir de la société et de ses membres. D’ailleurs les schémas bien connus de la théorie cybernétique mettent en relief la supériorité de la régulation anticipée sur les autres types de régulation (régulation par écart ou régulation par alertes ou clignotants). Cela signifie que l’administration ou le foyer de planification et de préparation des décisions ne peut légitimement, et cela est aussi inscrit dans son code de valeurs et dans son idéologie implicite, se passer des moyens d’échapper au déterminisme de la technique et de l’analyse rationnelle et exhaustive des données existantes, c’est-à-dire des moyens d’affirmer sa propre liberté face aux structures existantes et à ses propres décisions passées.

23Ces moyens sont la pratique de la créativité collective et de la prospective. C’est pourquoi l’administration nouvelle est aussi baptisée « administration prospective ».

24Qu’est-ce que la prospective ? et qu’est-ce que l’attitude prospective ? On peut définir brièvement l’attitude prospective comme une disposition intellectuelle ou générale à chercher les voies et moyens d’une intervention destinée à favoriser, dans le registre des évolutions possibles du système social, une évolution particulière en harmonie avec des objectifs, des choix stratégiques et avec les informations disponibles sur la situation actuelle. Cette première définition, sur laquelle la plupart des experts en prospective pourraient se déclarer d’accord, met l’accent sur l’élément volontariste inhérent à toute démarche planificatrice. C’est cet élément qui permet de distinguer entre la prévision et la prospective. La prévision s’appuie sur les disciplines scientifiques rigoureuses, sur des analyses quantitatives précises et procède par extrapolation statistique ou par projection dans le futur de tendances évolutives. Au mieux, elle procède, par projection dans le futur, de relations entre facteurs d’évolution, constatés dans le passé ou le présent25 ; ainsi elle suppose le maintien d’une relation étroite entre le futur et le passé et s’appuie plus ou moins explicitement sur une série d’hypothèses de continuité entre le présent et le futur. C’est pourquoi certains experts en prospective soupçonnent la prévision de charrier des forces ou attitudes conservatrices qui pèsent sur la construction du modèle de la réalité future.

25Pour ces experts26, adopter une perspective prospective consiste à rompre avec le carcan des tendances passées ou actuelles, avec le schéma ou les hypothèses qui font apparaître comme fatales ou inévitables des évolutions non-souhaitables, mais sans rompre avec les faits eux-mêmes. Mais comment explorer l’avenir en s’affranchissant du poids du passé ou du présent ? Leur réponse est qu’il faut libérer totalement l’imagination créatrice, chez les agents les plus novateurs du système social – sous entendu situés à la périphérie ou même au centre du pouvoir exécutif – et leur permettre d’aborder, avec un esprit de sérieux, toutes les utopies accessibles, toutes les traectoires d’évolution possibles, le maximum de programmes alternatifs, à condition qu’ils soient en rapport avec les finalités choisies par les hommes en tout liberté, c’est-à-dire selon les mêmes méthodes, mais avec l’aval des groupes influents du système social, sinon avec la participation de tous les citoyens.

26On voit, avec ce dernier point se préciser l’image du fonctionnement de cet appareil de contrôle de l’économie et comme on l’a dit plus haut, d’orientation du changement social afin que ne fléchisse pas le moteur principal de notre société, la croissance économique. L’informatique, la pluri ou interdisciplinarité, la concertation et les négociations multiples à tous les étages du processus de décision, la prospective et la stimulation de la créativité collective – notamment celle des agents contribuant à l’élaboration des grandes décisions économiques ou politiques (au plus haut niveau les décisions économiques sont des décisions politiques) – s’impliquent mutuellement et deviennent pour l’administration, moyens ou mécanismes de changement social.

27Le colloque, dont nous avons déjà souligné ci-dessus le rôle dans le processus de décision de l’administration nouvelle27 et sa contribution à l’optimation ou à l’amélioration de « la commande » du système social adopte les traits principaux du système de commande – pluridisciplinarité, consultation et concertation, souplesse de fonctionnement, efficacité de l’animation ou de la stimulation de la créativité – et joue un rôle dans la stratégie de changement social de l’appareil de planification de l’Etat. A la fois courroie de transmission entre cet appareil et les groupes sociaux ou les publics et révélateur de l’état des relations, des communications, des tensions sociales…, il se définit ainsi comme support du système de contrôle du développement économique et social.

28Support du système de contrôle du développement économique et social, il l’est aussi en lui donnant la possibilité d’une radioscopie interne, permettant d’ajuster ses conduites. En effet, il ne se passe pas d’année, sans qu’un organisme lié de près ou de loin à l’administration ne tienne un ou plusieurs colloques sur l’administration elle-même, son fonctionnement, ses structures, son efficacité, son rôle dans la transformation de la société, ou sur la science administrative28. Ainsi, par exemple, en 1975 s’est tenu à Aix-en-Provence un colloque de deux jours, organisé par l’Université de Droit, d’Economie et des Sciences d’Aix-Marseille sur le thème « la décentralisation pour la rénovation de l’Etat » et auquel ont participé des hommes politiques et des hauts fonctionnaires de l’administration centrale ou régionale (préfets de région, chargés de mission, membres de cabinets ministériels, etc…)29. Autre exemple, le colloque international de Mexico réunit en septembre 1974 cinq cents spécialistes, hauts fonctionnaires et chercheurs pour faire le bilan triennal des développements de la science administrative dans le monde, c’est-à-dire essentiellement dans l’aire des pays à taux de croissance élevé. Le problème mis à l’ordre du jour s’intitulait exhaustivement « analyse des méthodes et institutions administratives utilisées pour prévoir les effets du changement économique et social »30.

29On peut dire en conclusion que le colloque ne permet pas seulement la communication entre les groupes, les publics, les organisations d’une part et l’Administration, notamment l’Administration Nouvelle d’autre part, il permet aussi à celle-ci de communiquer avec elle-même, c’est-à-dire de s’interroger sur ses finalités, sur ses moyens d’actions, sur les fondements de sa rationalité. C’est en cela qu’on peut considérer qu’il intervient dans les processus d’adaptation interne du système qui contrôle les changements dans la société.

Colloque et technocratie

30Plus que tous les autres aspects du fonctionnement ou des activités de l’Administration Nouvelle, la fonction prospective se trouve liée au dynamisme des colloques où peut mieux s’exercer l’imagination créatrice collective dont a besoin le système de planification et de décision, sinon dans les comités et colloques hétérogènes et pluridisciplinaires où, relativement libérés des structures d’appartenance et des normes ou routines sclérosantes, échappant à l’emprise du passé, du présent et des déterminismes divers, les novateurs de tous horizons peuvent se rencontrer, échanger leurs idées avec une certaine spontanéité et permettre à quelques-uns d’entre eux (ou aux organisateurs) de faire la synthèse des idées les plus originales ? J. de Bourbon-Busset (membre du Centre d’Etudes Prospectives Gaston Berger et auteur de nombreux articles sur la prospective) n’a-t-il pas attribué aux hommes ayant de multiples appartenances mais marginaux par rapport aux grandes organisations (haute administration, partis, syndicats, etc.) la capacité de formuler, dans des milieux actuellement indéterminés, mieux que d’autres, l’avenir politique parce qu’ils échappent aux catégories habituelles ? Ne faut-il pas compter les commissions et les colloques parmi ces lieux indéterminés et ouverts à tous vents ?

31La plupart des colloques du type étude de problèmes font place à un moment ou à un autre de leur déroulement à une approche prospective du problème qu’ils étudient quand ils ne se consacrent pas totalement à la réflexion prospective sur le thème choisi. D’ailleurs il est de plus en plus fréquent que des congrès ou assemblées traditionnelles se livrent de même au jeu de la projection ou du scénario31.

32Nos propres statistiques établissent qu’une très forte proportion de colloques modernes et un pourcentage plus faible mais non négli geable de rencontres profesionnelles traditionnelles (soit 30 % de l’échantillon de réunions soumis à l’analyse statistique) comportent des débats ou des exposés prospectifs. D’ailleurs, même quand rien ne l’annonce dans le thème ou les consignes des organisateurs, les résultats des travaux présentés à la séance de clôture dans les colloques modernes du type étude de problème contiennent des considérations sur l’avenir.

33L’analyse de contenu des différents rapports de synthèse des commissions de travail du colloque, étudié comme cas typique (déjà cité), révèle que sans aucune consigne des animateurs et organisateurs du colloque et sans concertation entre eux, les rapporteurs ont inclus dans leurs conclusions à la demande de leurs groupes, dans une proportion variant entre 2 % et 32 % (pourcentage calculé sur le nombre de lignes du rapport) des réflexions prospectives portant sur le thème lui-même (l’éducation des adultes), le contenu de futures réunions estimées nécessaires, les modalités d’organisation de ces futures réunions, le rôle à tenir par l’instance organisatrice du colloque, etc…

34A notre avis, on ne peut mettre uniquement sur le compte d’une mode ou d’un engouement ce qui renvoie à une exigence profonde du type de société dans lequel nous sommes et dont l’un des traits essentiels consiste, nous l’avons écrit un peu plus haut, dans l’unification des groupements technocratiques. En quoi cette unification – en cours selon certains sociologues comme Georges GURVITCH, déjà cité32 – repose-t-elle sur l’extension de la prospective ?

35Disons tout d’abord, avant de répondre à cette question, que le débat sur l’existence réelle ou fictive d’une classe technobureaucratique n’est pas clos. Emboîtant le pas aux sociologues américains comme Wright MILLS, et J.-K. GALBRAITH, qui rejettent les schémas marxistes d’analyse du dynamisme social – par exemple, celui représentant la société comme un espace d’opposition de deux classes fondamentales aux intérêts contradictoires, engagés dans un jeu à somme nulle autour du pouvoir et de la richesse, ou celui de la paupérisation continue de la classe ouvrière, etc… – et dénoncent l’accaparement du pouvoir par une « technostructure » (englobant les technostructures partielles ou d’organisations publiques et privées) pour l’un ou par une « Elite du pouvoir » (regroupant politiciens parvenus et inexpérimentés, chefs militaires et dirigeants économiques) pour l’autre des sociologues français, notamment Alain TOURAINE, développent une analyse de la stratification de la société française dans laquelle la technocratie est présentée comme une nouvelle classe montante assumant un rôle d’innovation économique et de défense de la consommation, surtout collective, et s’appuyant sur une idéologie (explicitée par les auteurs du Quatrième Plan) prônant l’union du progrès économique et du progrès social33. Georges GURVITCH, tout en dénonçant les dangers de la technocratie, reste plus circonspect quant à sa définition : il ne parle que d’une « classe virtuelle des technobureaucrates possédant un pouvoir de décision non contrôlé qui rend leurs compétences techniques exceptionnelles, indépendantes des buts qu’elles devraient servir et dont la force réside dans leur omniprésence qui s’étend des grandes entreprises industrielles à la haute-administration de l’Etat, aux organismes de planification public et privé ainsi qu’aux états-majors des armées modernes »34.

36Cette approche est radicalement rejetée par les analyses marxistes ou néo-marxistes, par exemple, celle de Roger GARAUDY35. Elles reprochent en gros à ces thèses sur le rôle dirigeant de la bureaucratie ou de la technocratie d’être des idéologies ayant pour fonction soit de masquer le nouveau visage du capitalisme, soit de faire diversion à la lutte des classes. Selon les philosophes marxistes, les technocrates-managers, alliés ou non aux bureaucrates, ne constituent pas une nouvelle classe dominante, mais restent les serviteurs les plus dynamiques, les plus habiles et les plus intelligents de l’ancienne classe dominante rajeunie et revigorée, mais inchangée en tant que classe. A quoi, Alain TOURAINE répond qu’il n’est pas nécessaire de postuler la disparition de la bourgeoisie et du capitalisme pour envisager l’émergence d’une nouvelle classe sociale développant une idéologie sensiblement différente de celle ayant pour éléments principaux le profit, le libéralisme économique, l’initiative privée, l’individualisme ou les droits naturels. En réalité, ce débat contradictoire sur la technocratie n’affecte en rien notre démarche : ou bien la technocratie est un mythe ou une idéologie « obscurantiste ou mystificatrice » et alors cette idéologie qui tend à se diffuser largement dans le corps social est un phénomène de première importance qu’il faut analyser dans ses différentes composantes pour en comprendre la signification et la fonction, ou bien, comme c’est le plus probable à notre avis, elle est une réalité, classe, couche sociale ou regroupement de forces convergentes et solidaires aspirant à la direction incontrôlée de la société et alors il est du plus grand intérêt d’en repérer et d’analyser l’idéologie car aucune classe ne peut maintenir son pouvoir ou développer ses ambitions sans une idéologie qui est un peu, comme l’écrit J. BURNHAM36, analogue à ce qu’on appelle rationalisation dans la sphère de la psychologie individuelle. Mieux que cela, plus l’idéologie est vigoureuse et vécue comme un système de valeurs universelles par les masses, publics ou groupes périphériques, plus les groupes sociaux qui la secrètent et l’entretiennent peuvent se dispenser d’utiliser la contrainte. L’existence d’un relatif consensus au sein du système social sur la finalité ou les objectifs énoncés par les groupes dirigeants détourne, en effet, ceux-ci de l’utilisation de moyens coercitifs ou d’une manipulation culturelle trop ostensible. Il est sans doute vrai que nos sociétés pourraient se permettre, comme l’affirment différents économistes non-conformistes37, d’aller vers une décentralisation beaucoup plus grande si l’idéologie dominante ambiante renforce ses positions.

37On pourrait, à présent, essayer d’examiner les éléments principaux de l’idéologie technocratique, la place qu’y occupe la prospective et au-delà le rôle que joue le colloque par rapport au processus de diffusion et de consolidation de cette idéologie.

38Dire que l’idéologie est une rationalisation qui – comme on l’a écrit un peu plus haut – sert l’intérêt d’un groupe ou d’une classe ou d’un ensemble de groupements, ne définit pas sa structure. Celle-ci peut être définie comme un agencement de valeurs, de représentations, de mythes ou d’idées-forces cimentés, unifiés par un langage ou un discours en principe cohérent et un ensemble de conduites rituelles.

39Pour ce qui est des valeurs centrales de l’idéologie technocratique on se contentera de rappeler et de compléter ce que nous avons déjà écrit à propos du fonctionnement de l’appareil central de coordination et de planification de l’économie38. Le culte du progrès technique et de son corollaire supposé le progrès social, la participation de tous à la création de la croissance par la consultation, le dialogue et les débats démocratiques, la réduction des inadaptations sociales sans violence, sans brutalité, par des réformes bien étudiées et acceptées par l’opinion ou la majorité, la planification souple des activités économiques et sociales en vue d’un développement social harmonieux – qui ne peut être que le produit de l’efficacité technique mais aussi organisationnelle – définissent à peu près la philosophie de l’action de la technocratie (notamment des hauts fonctionnaires appartenant à l’Administration Nouvelle), de la fraction moderniste du patronat industriel et des intellectuels ou experts en organisation qui se sont chargés de la mise en forme, de l’agrémentation et de la propagation de cette philosophie39. Les mots-clés en sont l’efficacité, la rationalité, la compétence, l’organisation, la transparence (du système), l’adaptation, l’intégration, le respect de l’ordre social d’une part, la négociation, la concertation, l’innovation, le consensus social, la démocratie, la liberté d’autre part. On voit donc que cette philosophie est la résultante de deux courants en apparence antagonistes : celui d’un technicisme et productivisme rigoureux (tout à fait dans la tradition de TAYLOR et de ses disciples de l’Ecole Classique de l’organisation du travail) et celui d’un humanisme réformiste tout à fait dans la tradition des psychologues et psychosociologues qui, de Elton MAYO à MAC-GREGOR, ARGYRIS ou MASLOW40 (théoriciens des organisations) et de K. LEWIN à C. ROGERS (théoriciens des relations humaines et des petits groupes), ont combattu les thèses mécanistes et technicistes des tenants de la bureaucratie autoritaire et de l’organisation scientifique du travail.

40Il faut ajouter à ce noyau de valeurs et d’idées, deux représentations et trois mythes caractéristiques de l’idéologie technocratique. Les deux représentations sont, d’abord celle selon laquelle la société est une réplique de l’entreprise dont la conséquence est que l’organisation de celle-ci se prolonge naturellement par l’organisation de celle-là41 et ensuite celle selon laquelle une bonne démocratie peut ou doit associer l’efficacité et l’organisation ou la science et la politique42 .

41Les mythes sont corrélatifs des valeurs et représentations ci-dessus citées. En effet, puisque les choix fondamentaux réalisés pour la société tout entière par ses dirigeants tendent dans cette vision idéologique, à reposer sur des critères scientifiques et sur une vision positive et technicienne des choses, il en découle :

  • d’abord que les idéologies, toutes les idéologies sont périmées et devraient être remplacées par une « représentation neutre » du devenir social et c’est là le premier mythe (mythe de la neutralité et de l’objectivité des choix)43 ;

  • ensuite – corollaire de la « fin des idéologies » – que le pouvoir politique peut à la rigueur disparaître et être remplacé par une savante organisation de l’économie, celle-ci devant constituer la tâche principale de l’Etat, un Etat à qui incomberaient toutes les responsabilités de gestion de la Société selon les principes de la raison qui sont universels (mythe de l’Etat comme incarnation de l’universel raisonnable) ;

  • enfin que tous les citoyens peuvent participer à la gestion de la société en faisant passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers pour peu que l’éducation et la formation leur soient dispensées largement et leur permettent de parler le même langage que les dirigeants, c’est-à-dire un langage à la fois scientifique, technique et politique (mythe de la communication généralisée et de la transparence des conduites et des choix).

42L’énoncé de ce dernier mythe nous conduit à faire quelques observations sur le second élément important de l’idéologie technocratique : le langage de base qui sert à l’unification des groupements technocratiques. Dire qu’il est à la fois scientifique, technique et politique c’est évoquer les genres de connaissance auxquels il se réfère, ce n’est pas désigner concrètement son contenu. Celui-ci serait plus clairement identifié si nous précisons que, pour masquer la subordination des experts, dirigeants et organisateurs au développement technique et technologique, il doit donner l’apparence d’un discours scientifique, lequel serait emprunté concurremment et complémentairement à la fois aux Sciences Humaines (économie politique et sociologie, psychologie industrielle, psychologie), aux Sciences Administratives (théorie de la décision rationnelle, sciences politiques) aux mathématiques, à la cybernétique et à l’informatique. Nous retrouvons ici la fonction idéologique de la pluridisciplinarité et de la prospective après avoir montré ci-dessus, leur fonction instrumentale dans le système de pouvoir ou d’influence de notre société. Est-il nécessaire de souligner la compatibilité des deux fonctions – idéologique et instrumentale – de la pluridisciplinarité et de la prospective auxquelles s’ajoute la psychosociologie, notamment la psychosociologie d’inspiration rogérienne ?44.

43On n’a aucune peine à montrer la manifestation, dans l’attitude prospective ou dans les discours qui l’expriment, des valeurs et représentation principales de l’idéologie technocratique, essentiellement celles liées au courant humaniste que nous avons présenté comme l’une des deux composantes de cette idéologie. L’analyse de quelques conférences d’experts en prospective45 fait ressortir les éléments principaux qui définissent le néo-humanisme technocratique. Ces aspects tiennent dans les propositions suivantes :

  • dans une société donnée, les hommes, les meilleurs dans leur discipline ou leur domaine d’activité, ont de l’imagination et doivent s’en servir dans l’intérêt général (une pointe d’élitisme) ;

  • il ne suffit pas d’anticiper sur l’avenir, il faut dans le même temps aspirer à le transformer, à le rendre meilleur pour tous les citoyens, sans cesser d’être réaliste. Il faut aussi contrôler, maîtriser la finalité autonome de la technique (une touche de volontarisme) ;

  • le débat ou la concertation entre les hommes compétents de formation différente est toujours créateur d’idées nouvelles et permet les synthèses fécondes rassemblant ce qu’il y a de mieux dans les perspectives de chaque participant (une nuance d’idéalisme créativiste) ;

  • le changement social est une chose positive pour toute la société ; il se produit naturellement car la société, comme les organismes biologiques, dispose de mécanismes auto-régulateurs, mais il faut intervenir par la stimulation de la créativité collective pour aider les forces d’adaptation (un soupçon de progressisme naturaliste) ;

  • l’âge d’or, le véritable socialisme et même la réalisation de l’idéal de vie chrétien – auquel aspirent beaucoup de sociétés et donc une multitude d’individus – sont au bout du développement de la société libérale démocratique actuelle, la nôtre, à condition que la tension créatrice de nos scientifiques, de nos chercheurs, de nos créateurs, ne se relâche pas (une pointe de libéralisme universaliste).

44Il est aussi facile de dégager le lien de parenté existant entre la prospective et la philosophie ou psychologie rogérienne46 ou entre l’attitude prospective et l’attitude non-directive, lien déjà révélé par la concomitance d’apparition des deux phénomènes dans les années 1958-60 en France, époque des grandes transformations ou mutations politiques, économiques, institutionnelles. Ce qui suggère immédiatement qu’ils ont une part dans la superstructure idéologique accompagnant la caractérisation et la spécification de la structure sociale de type technocratique. Ce lien de parenté réside, en outre, dans un certain nombre de similitudes qui font apparaître la prospective et la non-directivité comme les deux visages de la même philosophie. Quelles sont ces similitudes ? Nous en avons retenu cinq mais elles sont en réalité bien plus nombreuses :

  • les deux mouvements de pensée manifestent une égale foi en l’avenir de la société libérale démocratique malgré les tendances reconnues autoritaires ou fascisantes qui la traversent actuellement. Ils misent sur sa plasticité, sur sa richesse d’invention, sur ses capacités d’organisation et ses aptitudes à résister aux forces centrifuges… C’est pourquoi elle a pour finalité d’intégrer tous ses membres et ceux-ci ont pour devoir de s’y adapter ;

  • s’adapter, dans les deux systèmes de pensée, c’est participer à la diffusion de l’information, à la préparation des décisions économiques ou sociales, à la gestion des affaires publiques dans un cas, à la vie des petits groupes (de tâche ou d’affinité) dans lesquels nous sommes insérés dans l’autre. Dans l’un et l’autre systèmes la participation est la pierre angulaire de la démocratie. Ajoutons que les deux philosophies se définissent fondamentalement comme une « attitude » à l’égard de la société ou à l’égard de l’homme ;

  • dans les deux courants de réflexion se révèle une croyance inébranlable dans les forces potentielles ou manifestes de l’humain, croyance dans le pouvoir des hommes d’imaginer le futur, l’avenir social et même de le transformer selon leurs propres finalités, par une réflexion et une gestion adéquates pour la prospective, croyance dans la capacité de l’homme de restructurer sa personnalité en cas de perturbation, enfin de retrouver un fonctionnement satisfaisant et de développer pleinement ses capacités créatrices pour la philosophie non-directive ;

  • prospective et non-directivité, par certains côtés, se présentent comme des philosophies du changement, du développement et de la croissance, chacune de ces notions appliquée, selon le cas, à la société ou aux « individus » et toutes deux adoptent une attitude très positive à l’égard de la science et de la technique, principales forces de changement (science de la décision et de l’organisation dans un cas, science à la fois clinique et expérimentale de la relation humaine dans l’autre cas).

  • enfin, les deux philosophies se veulent à la fois attitudes, connaissances et praxis dans des champs différents mais complémentaires que sont la société et l’entreprise d’une part, la relation humaine et l’individu d’autre part.

45Aoutons, pour conclure cette réflexion nécessairement sommaire sur le rôle complémentaire de la prospective et de la non-directivité dans la superstructure idéologique d’accompagnement de notre structure sociale, qu’elles se sont aussi partagé équitablement les zones ou terrains d’influence : les économistes, sociologues, historiens, juristes, experts en organisation et en gestion, etc… à la prospective, les thérapeutes, éducateurs, animateurs, pédagogues, médecins, travailleurs sociaux psychosociologues, etc… à la philosophie rogérienne de la non-directivité.

46Il s’agit de revenir à présent à la question qui a constitué le point de départ de notre exposé : si la dynamique sociale est basée sur la croissance, si celle-ci exige comme on l’a vu la levée de certains obstacles au développement et à la diffusion de la science, de la technique et de l’information, l’existence d’un pouvoir exécutif puissant, la création d’un appareil administratif moderne, souple et techniquement compétent, disposant de nombreux réseaux de communication efficaces et influents et soutenus par d’autres groupements technocratiques acquis aux mêmes finalités que l’Administration Nouvelle, et si ceux-ci ne peuvent se passer pour réaliser les objectifs de développement et de la croissance – dont dépend le maintien de leur pouvoir – d’une idéologie fortement structurée et cohérente, quel rôle oue le colloque (dont on a vu l’impact sur chaque élément de la structure sociale) dans la diffusion ou le renforcement de cette idéologie ?

Le colloque, support de l’idéologie technocratique

47La première réponse qu’on pourrait donner à cette question est d’abord que le colloque, s’il soutient l’efficacité du système central de coordination et de planification des activités économiques – en jouant un rôle dans le processus de préparation des décisions et en l’informant sur les effets des informations qu’il livre lui-même au public et sur son propre fonctionnement quand il se prend pour objet d’analyse et de décision47 –, devrait servir aussi de support au lancement de l’idéologie qui assure cette efficacité. Le maintien du système du pouvoir en dépend, au moins partiellement. Mais on peut voir de manière plus précise de quelle façon le colloque remplit cette fonction, par exemple, en reprenant quelques-uns des éléments principaux de l’idéologie technocratique. On a vu, par exemple, que l’un des éléments principaux de cette idéologie était la représentation, que l’association de l’efficacité technique et scientifique avec la démocratie était, ou devrait être, la base du gouvernement de nos sociétés et même de toutes les sociétés se réclamant du principe de raison. On peut aisément montrer que le colloque se présente presque constamment comme une synthèse de la procédure parlementaire démocratique et de la procédure décisionnelle efficace. On ne pourrait mieux comprendre la position de P. IRRIBARNE48 « qu’il faut utiliser la science pour une meilleure politique » qu’en observant le déroulement d’un colloque (du type étude de problèmes ou du type sondage ou consultation de groupes) où le décor et le rite parlementaire (rite de la prise de parole, rite de la plaisanterie qui détend l’atmosphère, rite des congratulations réciproques entre leaders de groupements différents, voire antagonistes) masquent à peine le travail en sous-main réalisé par le noyau des organisateurs, assistés de spécialistes de la conduite des réunions, des concertations de couloirs et de la synthèse des idées, synthèse parfois légèrement biaisée et orientée pour satisfaire aux objectifs du « staff »49. Dans ce type de colloque la science c’est l’appareil de préparation, d’organisation, de gestion et de décision, et la politique c’est le décor, les négociations et compromis, enfin l’unanimité retrouvée sur le texte de synthèse ou tout simplement sur la conclusion officielle. Mais le colloque n’actualise pas seulement ce modèle, il le diffuse largement comme une norme de notre système social et sensibilise ainsi de vastes populations – populations qui comptent dans la création de l’opinion publique – à des représentations pouvant servir de base à la manipulation technocratique. C’est que le modèle charrie avec lui d’autres représentations et valeurs comme celles de la maîtrise du développement par l’action concertée des groupes et celles de la participation sociale ou celles de la chaîne ininterrompue de négociations et de compromis qui va de la base au sommet et qui sert de canevas à toutes les décisions administratives ou politiques.

48Parmi les mythes essentiels de l’idéologie technocratique véhiculés par le colloque, retenons celui de l’inefficacité des palabres pour résoudre les problèmes, tous les problèmes sociaux – qui la plupart du temps résulteraient de dysfonctionnements des institutions et organisations sociales et dont les solutions ne pourraient être que techniques (ou scientifiques) – ou celui de la vanité de toutes hiérarchies (sociales ou organisationnelles) dès lors qu’il s’agit de débattre de problèmes concernant l’intérêt général. En effet, il n’est par rare d’assister dans les colloques étudiant des problèmes sociaux ou économiques, à cette expulsion officielle, sinon de la politique, du moins « du politique »50 et à la mise entre parenthèses des hiérarchies familières aux participants ou à leurs propres organisations d’appartenances, afin que la créativité et le consensus soient maximum, et au bout du compte la satisfaction assez générale à la fin des débats… Cette expulsion « du politique » et cette mise entre parenthèses de Cette expulsion « du politique » et cette mise entre parenthèses de évidemment illusoires et ne masquent, si amais elles masquent quelque chose, qu’un temps la réalité politique sous-jacente et le poids inégal des participants dans la discussion ou dans la préparation des décisions ou des textes de synthèse (nous parlons, bien entendu, ici des colloques de type moderne et non des congrès professionnels ou politiques où au contraire la hiérarchie des responsabilités et la dimension politique des choix sont tout le temps patentes).

49Cette fonction idéologique du colloque, qui tend ainsi d’une part à unifier les groupements technocratiques et d’autre part à assurer leur pouvoir ou leur influence sur les groupements et publics qui leur sont subordonnés, est encore plus efficace si l’on considère un autre élément de l’idéologie qu’est le langage qui sert à la fois à l’élucidation et à l’occultation des faits sociaux ou politiques. En effet, diverses observations que nous avons conduites au sein de quelques colloques dévoilent la nature ou la constitution des « langues parlées » dans les colloques qui renvoient à la fonction idéologique de ces derniers. Tantôt le colloque enseigne une langue liée au langage technocratique ci-dessus décrit et constituant une sorte « d’espéranto » assez cohérent puisant ses racines dans les sciences humaines ou sociales (économie, psychologie, sociologie, psychosociologie, organisation du travail, gestion) et truffé de néologismes nécessaires au colmatage des « vides » entre systèmes de concepts empruntés à telle ou telle discipline – cette langue semble se présenter comme le montre parfaitement J.-K. GALBRAITH51 comme une langue de défense de la « tribu », une langue absolue, celle de l’efficacité garantie –, tantôt il transmet une langue assez figée et stéréotypée faite de clichés, d’images creuses, de formules-amalgames qui trouve aussi son origine dans les sciences humaines, mais essentiellement dans la psychologie et psychosociologie52 et qui semble avoir pour fonction de créer chez les catégories moyennes, intermédiaires entre l’élite technocratique et les petits techniciens, l’illusion qu’ils maîtrisent leur domaine d’activité, dominent les problèmes qu’ils étudient et se rapprochent des catégories sociales supérieures et donc du pouvoir.

50Disposant d’un enregistrement complet des débats d’une commission de travail interne à un colloque de trois jours53, nous avons tenté d’en faire l’analyse sous l’angle syntaxique, stylistique et lexicologique. Les principaux résultats, qui confirment des observations faites un peu plus haut sur le langage ou les langages dans le colloque, peuvent se résumer dans les points suivants :

511. Le langage du groupe de travail, représentatif de l’ensemble du colloque (rassemblant éducateurs, psychologues, psychosociologues, sociologues, économistes, enseignants, inspecteurs de l’Education Nationale, formateurs d’entreprises, animateurs socio-culturels, responsables d’organismes agricoles spécialisés dans les problèmes de formation d’adultes, etc…) est constitué essentiellement de cinquante neuf mots de base, de fréquence inégale parmi lesquels se détachent – si l’on laisse de côté le vocabulaire spécifique aux milieux de l’éducation et de la formation – des termes comme : problème, structure, groupe, développement, coordination, orientation, conception, organisation, technique…, mots passe-partout d’origines diverses au nombre d’une quinzaine ou d’une vingtaine. Ces chiffres témoignent de la pauvreté et de la stéréotypie de la langue de base des colloques.

522. La stéréotypie de cette langue est surtout démontrée par la très haute fréquence de locutions prépositives (fréquence qui dépasse la centaine pour chacune) comme : « au niveau de », « au plan de », « dans le cadre de », « en fonction de »…, qui truffent la plupart des interventions faites dans le groupe de travail.

533. L’usage de néologismes est, avons-nous montré plus haut, indispensable au colmatage des brèches entre séries de concepts empruntées au vocabulaire de base de diverses disciplines ou entre « langages techniques » différents. Les participants du groupe étudié y sacrifient allègrement : des termes comme « intervenant » (au sens de quelqu’un qui intervient dans la discussion), « faire du ponctuel », « facilitation », « institutionalisation », « novalité », etc…, qui reviennent très souvent dans la discussion (entre trente et cinquante fois chacun) ;

544. Le langage des colloques est un langage parlé et comme tel est marqué par un certain relâchement, une certaine familiarité dans l’expression. Des termes et expressions comme : « je ne sais pas si cela va coller », « louper le truc », « parachuter » (telle ou telle personne), « défriser » (au sens de gêner), etc… au nombre d’une dizaine environ, qui n’apparaissent pour la plupart qu’à partir de la troisième ou quatrième séance surtout, donnent une idée du relâchement et de la familiarité qui semblent inhérents à la situation de discussion collective, qui ont pour fonction de créer une certaine intimité ou cohésion dans le groupe.

55Pour parler plus particulièrement de la syntaxe et du style, les remarques suivantes peuvent être faites qui confirment la constatation qui précède :

  • le schéma logique des phrases – procédant essentiellement par subordonnées complétives de « je pense », « je crois », « j’ai l’impression », « j’estime », « je considère », « je trouve », « je sens », etc… verbes d’opinion apparaissant entre cinquante et cent fois – d’une grande simplicité, permet une assez bonne clarté de l’exposé ;

  • mais cette clarté est malheureusement obscurcie par une mauvaise articulation des éléments du discours, due à la spontanéité des interventions qui fait que l’architecture des phrases donne souvent l’impression d’un style à rallonge où se multiplient les subordonnées qui deviennent elles-mêmes principales par rapport à d’autres subordonnées qui deviennent à leur tour principales, etc…

  • ces phrases, quoique longues, ne sont pas nécessairement incorrectes, mais le deviennent parfois quand les auteurs du discours perdent ou sous-entendent le lien de dépendance qui existe entre elles ;

  • cette texture logique est caractéristique d’un style monotone, lourd (du fait surtout de la répétition maladroite de subordonnants dans la disposition syntaxique) sauf quand l’usage du gallicisme « c’est que » permet la mise en relief de mots ou groupes de mots (« ce qui se passe c’est que ») et quand le rapport dans un style direct, de propos tenus par une personnalité absente ou présente (« et avec cela on nous dit : faites une politique ») crée une vivacité assez heureuse en général.

56Disons en conclusion à ce quatrième point que le colloque (ici colloque de catégories sociales et professionnelles moyennes ou moyennes-supérieures, intermédiaires entre l’élite technocratique et les cadres et techniciens moyens) favorise l’usage d’une langue pauvre, stéréotypée, familière, truffée de néologismes et parfois d’incorrections, sans aucun style, qui cependant présente l’avantage d’être un outil de communication relativement efficace pour la tâche et unificateur pour le groupe.

575. C’est dans l’emploi très fréquent de certaines tournures que se révèle ce besoin d’efficacité et de cohésion qui reflète les normes et valeurs du système social qui a donné naissance au colloque (sous sa forme moderne technocratique). Qu’on prenne la parole, qu’on la demande, que l’on réponde ou que l’on propose son opinion, toutes ces démarches sont ponctuées par des tournures qui traduisent :

  • soit un souci de brièveté ou d’efficacité : « je serait bref » ou « je vais être bref », « je vais rappeler rapidement », « en deux mots je dirai », « un simple mot d’explication pour dire », « un petit détail supplémentaire », etc…

  • soit un souci de clarté, de rationalité, de logique : « je voudrais revenir sur », « je vais rappeler », « il faudrait peut-être rajou ter pour être plus clair », « je répète ma position », « j’expliciterai ainsi ce que j’ai dit », « j’ai peut-être oublié de dire que », « je vais apporter une confirmation », « pour donner un exemple », « je fais référence au livre de », « je voudrais éclairer certains aspects de la discussion », « je rapprocherai de ce qui vient d’être dit », etc…

  • soit un effort de neutralité, de nuance, de courtoisie : « je suis sensible à ce que vous dites », « je reprendrai votre formule », « je vous rejoins totalement », « j’allais intervenir dans le même sens que vous », « votre intervention me fait penser à quelque chose d’important », … de nuance, surtout dans l’expression d’un désaccord : « j’émettrai certaines restrictions si vous le permettez », « ma réaction à vos paroles sera une crainte que », « je suis un peu perplexe après votre intervention », « il y a une chose qui m’inquiète dans votre discours », etc… de neutralité, surtout dans l’expression d’une opinion personnelle qu’on veut pourtant catégorique : « je ne vous cache pas que », « je crois que », « il semblerait que », « j’ai l’impression », « je me permets de faire remarquer », etc…

  • soit un désir d’ouverture et de problématisation de la réflexion : « je me demande si », « je me poserais bien la question », « je mettrai un point d’interrogation à ce qu’on vient d’affirmer », « j’évoquerai encore ce problème », etc…

58En conclusion, soulignons simplement la présence à travers le langage du colloque, à la fois des valeurs et des normes de l’appareil de gestion technocratique de la société et les illusions qu’ont les participants de maîtriser, grâce à la communication et à la cohésion créées dans le groupe-colloques les problèmes qu’ils étudient ou le domaine d’activité dans lequel ils sont impliqués.

59Il reste, avant de mettre le point final à cet exposé sur le rôle d’accompagnement idéologique joué par le colloque dans notre société, à émettre quelques réflexions sur les rites qui ont pour fonction soit d’actualiser et de consolider les normes, modèles ou valeurs centrales de l’idéologie dominante et donc de favoriser une certaine intégration sociale sur les bases qu’elle définit, soit de masquer des manifestations d’influence et de pouvoir réelles. Il est banal d’évoquer l’importance des rituels dans les sociétés dites archaïques. Dans les sociétés modernes on sait que la disparition des rites traditionnels est compensée par l’invention de nouveaux rites qui rétablissent le contact avec « les forces invisibles ou spirituelles » et c’est ce qui explique le succès des culbs, sociétés maçonniques, des groupes mystico-extatiques, au sein desquels les rites sont très prisés. Le sociologue américain Erwin Goffmann54 s’est diverti à recenser les milliers de rites sociaux – dont l’inobservance met en péril les pactes sociaux les plus essentiels ; il les définit comme les garants du maintien de l’ordre social et des hiérarchies essentielles.

60Plus particulièrement quand ils sont rattachés à une idéologie ou à un système d’influence ou de pouvoir, les rites comme les symboles nous paraissent à la fois révéler et masquer l’emprise de cette idéologie. GALBRAITH décrivant le fonctionnement de la société anonyme, forme juridique adaptée aux besoins de la technostructure et aux exigences de son appareil de décision, montre avec beaucoup d’humour que le cérémonial et les rites de ces assemblées, de ces réunions n’ont jamais été aussi solennels que depuis que les actionnaires on cessé d’avoir vraiment de l’influence. « Pour dissimuler leur insignifiance, écrit-il, on multiplie les allusions au pouvoir du conseil d’administration, on lui soumet les registres pleins de chiffres sur les affaires réalisées, on lui présente des rapports imprimés, on écoute toutes les suggestions des actionnaires et enfin on lui fait voter des motions de remerciements (à l’adresse des dirigeants) « par des femmes en toilette, propriétaires de quelques actions ». L’assemblée générale annuelle des grandes sociétés anonymes américaines, conclut GALBRAITH, pourrait bien être le plus savant exercice d’illusionnisme populaire »55.

61L’idée que le colloque ou le congrès se déroule suivant un scénario bien réglé, un rituel rigoureux revient assez souvent sous la plume des journalistes rendant compte de telles réunions :

62« Scénario bien réglé, spectacle d’escrimeurs tirant à fleurets mouchetés » écrit R. HUPPERT à propos du congrès annuel de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (Cf. « Le Monde », 14 avril 1973).

63« Le ministre a su utiliser les régles d’une cérémonie aussi peu spontanée que la répétition d’une pièce de théâtre, les questions étant connues d’avance et les réponses écrites » lit-on dans le compte rendu du déjeuner-débat organisé, en présence de M. Olivier GUICHARD, le 28 octobre 1970, par le groupe de presse « Réalité, Entreprise, Connaissance des arts » (Cf. « Le Monde », 31 octobre 1970).

64« Un congrès historique à l’usage des militants venus pour s’admirer, s’applaudir et pour s’enorgueillir de la force de leur parti… un congrès communiste (et cela est vrai de n’importe quel parti politique) relève touours de cette grande messe si souvent décrite. Il s’apparente à une célébration » écrit Thierry Pfister résumant la fin des travaux du XXIIe congrès du parti communiste français (Cf. « Le Monde », 10 février 1976).

65Pour décrire un peu plus complètement les rites inhérents aux réunions, surtout aux réunions de type traditionnel – on voit par là la complémentarité des fonctions remplies par les colloques modernes d’une part, les congrès et assemblées traditionnels d’autre part, et la fonctionnalité toujours effective de ces derniers au sein de notre structure sociale – on observera surtout les séances officielles d’ouverture des rencontres et les séances plénières de clôture. Dans les premières ont relèvera surtout le caractère quasi religieux de l’annonce officielle de l’ouverture de la réunion et les premières interventions dont le contenu englobe invariablement :

  • quelques pointes d’humour accompagnant le récit d’anecdotes piquantes évocatrices d’événements connus d’une partie de l’assistance…,

  • quelques éloges ou compliments à l’endroit des personnalités tutélaires présentes, des organisateurs dévoués, de certains groupes de participants sur lesquels s’appuiera l’équipe d’animation de la rencontre…,

  • quelques souvenirs émouvants liés le plus souvent à la naissance de l’organisation initiatrice de la rencontre et au travail assuré par ses pionniers…,

  • quelques allusions emphatiques aux grands thèmes mobilisateurs qui de tout temps font vibrer les foules, par exemple, la fraternité et la coopération, l’amitié entre les peuples, le rôle de la jeunesse…,

  • quelques souhaits quant aux résultats des travaux de l’assemblée. Dans les secondes on retiendra, parmi les rites les mieux établis :

  • l’insistance mise, par les « responsables politiques » de la rencontre, à souligner les convergences des analyses ou des conclusions des groupes de travail ou commissions…,

  • les congratulations réciproques des personnalités ou des participants les plus actifs dans l’élaboration des conclusions et compromis successifs qui y ont conduit…,

  • les allusions répétées à l’immensité de la tâche restant à accomplir en regard des résultats obtenus et à la nécessité de tenir des réunions nouvelles dans le même esprit de coopération…

66Enfin, dans toutes les séances plénières, les aupplaudissements saluant comme au théâtre les bonnes répliques, les allusions fines à l’action ou à l’attitude des personnages principaux du colloque, etc., font partie des rites les plus anciens et les plus constants56.

67Ces rites sont, il est vrai, davantage attachés aux réunions de forme traditionnelle (congrès, assemblées, assises, etc…) qu’à celles de forme moderne (colloques, journées d’études, séminaires).

Une fonction psychologique du colloque : la réduction de l’anxiété

68Cependant outre que le colloque moderne actualise quelquefois certains de ces rites, il donne lui-même naissance à d’autres rites parfois dérivés des premiers – par exemple, la contestation rituelle des organisateurs de la rencontre ou de certaines procédures, la pratique du contre-exposé plus bref et plus ou moins improvisé succédant à une communication formelle inscrite au programme, l’évaluation empirique du travail réalisé s’exprimant soit en termes (psychologiques) de satisfaction ou d’insatisfaction, soit en termes techniques ou pragmatiques (procédure qui rappelle le séminaire de formation psychosociologique), appréciation anticipée de l’impact des résultats, sur l’opinion ou les centres de décision ou les grandes organisations politiques, syndicales… Notons que le rite (conduite sociale dont la signification est à rechercher hors de l’univers de la tâche) se distingue de la procédure (ensemble de comportements techniques ou ensemble de signaux et de structures appelant des comportements opératoires liés à la réalisation d’un tâche) bien que dans certains cas (si l’on considère par exemple l’un des points énoncés quelques lignes plus haut, l’évaluation en fin de colloque du travail réalisé ou des sentiments éprouvés par le groupe réuni), rite et procédure se confondent. La référence à des travaux d’éthologie concluant à l’apparition d’une sorte d’angoisse chez les animaux privés, du fait de l’irruption de conditions nouvelles dans leur milieu d’existence, de schèmes de comportements connus, bref de rites familiers, n’est pas sans intérêt. En effet, ne peut-on faire l’hypothèse que le colloque, appréhendé ici comme nœud inextricable de procédures et de rites (et bien entendu de normes, modèles, valeurs également intriqués), est recherché par les individus de notre société, parce qu’ils sont en constante situation de stress du fait du retard des réponses disponibles face à l’invasion permanente des stimuli de l’environnement (stimuli techniques essentiellement) ? Il remplirait dans cette hypothèse la fonction psychologique de sécurisation ou de réduction de l’angoisse, par l’apprentissage qu’il permet de réponses, solutions, normes, schèmes de comportement, indispensables à l’adaptation aux structures sociales actuelles et à l’environnement général technique et humain. Nous touchons là certes à un aspect qui sera analysé de manière plus approfondie dans le chapitre suivant, celui relatif aux perturbations et difficultés psychologiques ou sociales causées par le rythme rapide de la croissance économique industrielle et aux remèdes que le colloque apporte à ce problème. Mais ce point mis à part, il reste que la ritualisation de certains comportements dans les situations sociales de discussion, de débat de travail ou de conflit, facilite l’intégration sociale et la participation à la sub-culture technico-scientifique dominante et représente un aspect de la fonction d’accompagnement idéologique du colloque. Celui-ci apparaît ainsi de plus en plus comme un instrument pédagogique, culturel, de socialisation, peut-être de conditionnement (au sens sociologique le plus large) à des représentations à des images de la société – comme espace économique, technique et social organisé et structuré par des centres de décision mettant aux prises des partenaires économiques, des agents collectifs développant des stratégies antagonistes et disposant de moyens techniques puissants de saisi, de traitement et d’opérationalisation des informations et connaissances – qui permettent la communication entre l’élite dirigeante (organisatrice de la croissance) et les groupes, masses ou publics et par conséquent l’influence de la première sur les autres.

Les colloques et les grandes organisations industrielles

69Il reste à envisager l’effet des colloques rapporté au fonctionnement des grandes organisations dont nous avons dit qu’elles constituaient un élément fondamental de la structure des sociétés de capitalisme organisé et dirigiste. Par organisations on désigne généralement les grandes unités sociales, structurées, hiérarchisées et planifiées en vue de la réalisation d’objectifs spécifiques. Dans ce sens, tout groupement d’envergure, présentant les caractéristiques du « groupe secondaire », comme une armée, une université, une église, une prison, un parti politique, un syndicat, etc… est une organisation. Ici, nous voulons plus particulièrement parler des organisations industrielles ou administratives qui jouent un rôle décisif dans la production ou la commercialisation des biens et services : privées ou publiques, nationales ou multinationales, les organisations tendent, dans notre type de société, à prendre des dimensions de plus en plus gigantesques en raison des exigences de la production (circuits plus intégrés), de la technique (utilisation d’inventions nouvelles coûteuses), de la gestion financière (investissements dans l’achat de machines) et administrative, ou en raison de choix politiques (lutte contre la concurrence étrangère, soutien d’une évolution technico-financière cohérente avec la structure sociale). La même évolution vers la concentration de l’industrie – par fusion de firmes existantes ou création de conglomérats polymorphes – est constatée dans les grands pays industriels bien que la taille des grandes utités reste variable d’un pays à l’autre. En France cette concentration s’est accélérée durant ces dix ou quinze dernières années57 et a conduit à un contrôle de la vie économique par un groupe d’entreprises très importantes avec, comme on l’a montré, l’appui de l’appareil coordinateur et centralisateur de l’Etat58. Cette évolution n’est pas étrangère à l’avènement d’une forme nouvelle d’entreprise, la firme multinationale, dont les actionnaires, les installations, appartiennent à divers pays bien que la direction soit en général localisée en un seul. Ce type de firme, qui ne se confond pas, comme le montre M. DUVERGER59, avec l’entreprise nationale disposant de filiales coloniales ou la société Holding International (dont les filiales approvisionnent le marché du pays où elles fonctionnent) dont la taille est déjà considérable, connaît un taux de croissance assez élevé et aspire à une puissance qui risque de menacer celle des Etats nationaux. Et pourtant, ceux-ci courtisent les firmes multinationales car elles créent des emplois nouveaux, entretiennent l’innovation industrielle, inventent des modèles efficaces de gestion dont s’inspirent les grandes entreprises nationales.

70Ces quelques réflexions n’ont pour but que de rappeler le rôle de structuration et de planification de ces grandes unités (nationales ou multinationales) dans l’économie, et, plus largement, dans la vie sociale, et de justifier ainsi notre intérêt pour leur fonctionnement qui dans notre hypothèse en appelle au colloque. Nous essaierons de le montrer en dégageant les aspects principaux du fonctionnement de ces organisations qui découlent, notamment, de leur taille et de leur morphologie.

71Le premier de ces aspects tient à la forme que prend dans ces grandes firmes la prise de décision. J.-K. GALBRAITH, dans un chapitre essentiel de son ouvrage, Le Nouvel état industriel 60, montre parfaitement l’incapacité des entreprises géantes et de leurs « managers » de prévoir ou de décider quoique ce soit, sans recourir aux informations détenues par de nombreuses personnes se tenant à des positions clefs de l’entreprise (c’est cet ensemble de personnes que GALBRAITH désigne du nom de techno-structure). Celle-ci – pour répondre aux exigences techniques de l’industrie moderne, pour planifier ses activités et contrôler son environnement, enfin pour coordonner les compétences et talents existant en son sein, sur les objectifs communs – se verrait contrainte de réunir, en une commission de travail, voire en une pluralité de commissions, les individus des échelons supérieurs capables de disposer des informations pertinentes, de les échanger, de les condenser, de les évaluer, bref de les opérationaliser en vue de l’action. C’est ainsi, explique GALBRAITH61, que la décision au sein des grandes entreprises est le produit non des individus mais des groupes, groupes occasionnels, officieux ou, au contraire, groupes officiels, mais soumis à de constants changements dans leur composition. Cet échange permanent d’informations et les dispositifs de synthèse rendent possibles, ajoute-t-il, le fonctionnement d’une entreprise moderne et, dans un contexte plus large, le gouvernement de notre société.

72Le rapprochement s’impose entre la multitude de « petits comités, commissions ou séminaires », internes à la grande entreprise et constitutifs de ses circuits de préparation de décision, et les colloques économiques ou politico-économiques, inter-organisationnels, inter-professionnels ou inter-disciplinaires, dont nous avons fait l’hypothèse qu’il constituait un élément ou un chaînon du processus de prise de décision dans la société techno-bureaucratique (c’est-à-dire au sein de l’appareil central de planification et de coordination économique). Ce qui incite d’avantage encore à ce rapprochement, est la distinction qu’établit GALBRAITH62, entre les commissions de mise en commun et de traitement des informations, en vue de solutions à proposer aux problèmes que rencontre l’entreprise, et les commissions de « conciliation » ou de « création de consensus », c’est-à-dire les commissions représentatives de divers intérêts en cause dans la discussion d’un problème ou dans la préparation d’une décision. Cette distinction ne renvoie-t-elle pas à notre distinction examinée plus haut entre le colloque du type étude de problème (destiné à réunir des informations, des compétences, des approches, des techniques diverses, pour envisager les solutions à des problèmes que se pose la société à travers ses instances dirigeantes) et le colloque de type consultation ou sondage (destiné à vérifier l’impact de certaines solutions sur des publics ou des représentants de groupement sociaux, connaître les réactions de groupes concernés par un problème, à des schémas ou programmes alternatifs ou déceler leurs capacités de négociation ou de compromis) ?

73Cette correspondance entre le fonctionnement de l’organisation sociale globale et celui de la grande entreprise ou entre les mécanismes de préparation de décision de l’une ou de l’autre, conduit à considérer le colloque (ou certains types de colloques) comme le prolongement, au plan macro-sociologique, des commissions de travail intra-entreprises qu’ils s’efforcent, dans certains cas, de mettre en communication, selon des normes ou des modèles qui relèvent du système culturel central propre à la société capitaliste organisée et dirigiste.

74Cela signifie que les colloques regroupant les « technostructures d’entreprises »63, brassant les membres des commissions internes aux entreprises, et développant, ce faisant, tout un réseau de canaux informationnels inter-entreprises, dont ils restent naturellement des nœuds importants, aident à la formation des agents des grandes organisations, et élèvent leur capacité de coopération, d’échange, d’analyse et surtout de synthèse des informations. Ce qui, du même coup, accroît les moyens et capacités de prévision ou d’anticipation des organisations leur permettant ainsi de s’adapter à un environnement de plus en plus « turbulent », malgré la coopération au plan national et international des groupements technocratiques pour maîtriser le développement et la planification économique selon un système d’objectifs et de valeurs reconnu par tous les groupes sociaux64.

75Comme l’écrit G. DELORS, la coopération n’a jamais été aussi nécessaire entre tous les partenaires du jeu économique et social pour échanger des informations, pour mieux connaître les positions, attitudes et comportements, pour mieux déceler les obstacles sociologiques, psychologiques ou techniques à la réussite d’une politique de développement économique et social.

76Ajoutons que le colloque contribue quelque peu à cette réglementation et à cette harmonisation des politiques d’entreprises en dévoilant les ambitions et les stratégies des organisations partenaires, c’est-à-dire en réduisant l’opacité du « jeu » auquel elles se livrent sur le marché ou sur la scène politique et sociale.

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77Le second aspect du fonctionnement des grandes organisations industrielles qui retiendra notre attention sera la nécessité pour elles de favoriser au maximum l’intégration des agents en leur sein, pour échapper, étant donné leur taille, au risque de la bureaucratisation excessive ou à celui de l’émiettement en sous-organisations plus ou moins autonomes ou concurrentes.

78En effet, une intégration poussée des agents d’une grande entreprise dispense de l’utilisation d’un appareil de contrôle des activités et comportements, d’autant plus lourd que l’entreprise développe une activité diversifiée appelant une coordination constante ; elle permet aussi de faire l’économie d’un dispositif complexe et coûteux (en moyens et en énergie) d’arbitrage et de règlement des conflits internes à l’organisation65. Plus l’organisation apparaît aux individus y travaillant comme le tout de la société et comme le lieu de leur réalisation personnelle66, plus elle peut investir ses ressources, son énergie, ses capacités dans l’accroissement de sa puissance sur la scène économique ou sociale. C’est pourquoi les experts et praticiens de l’organisation du travail et même des groupes de réflexion sur le travail dans l’industrie – auxquels les associations patronales se font représenter67 – préconisent en France, et surtout aux Etats-Unis, des aménagements dans l’organisation du travail industriel (par exemple, horaires à la carte ou horaires flexibles, autogestion du temps de travail et constitution d’équipes autonomes, élargissement des tâches et allongement des cycles opératoires, etc…) ou des changements dans les fondements juridiques et institutionnels de l’entreprise, de manière à élargir les pouvoirs et responsabilités des salariés à tous les niveaux de l’entreprise.

79Nous pouvons, sans pour autant proposer un aperçu historique qui nous entraînerait trop loin, évoquer quelques repères précis qui donnent un idée de la progression de ce courant réformiste dont l’ambition affirmée est de favoriser l’intégration des cadres et salariés à l’entreprise. Dès 1963, F. BLOCH LAINE68 propose, entre autres réformes, la création de comités de surveillance composés de représentants de tous les personnels (et aussi des pouvoirs publics et de l’assemblée du capital) et appelés à donner leur avis, plusieurs fois dans l’année, sur les décisions de la direction, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise et de dispositifs institutionalisés de contestation ou de réclamation, etc… Une dizaine d’années plus tard, nous relevons parmi les propositions du Centre des Jeunes Dirigeants69 sur l’amélioration des conditions de travail, celle appelant à un renforcement du contrôle par l’Inspection du Travail de la bonne exécution des dispositions légales et réglementaires en faveur des salariés, cadres ou exécutants, et celle de l’élaboration sérieuse d’indicateurs sociaux établis paritairement par le patronat et les salariés pour contrôler la gestion de l’entreprise. L’année suivante, l’association « Entreprise et Progrès »70 se prononce sans équivoque pour une transformation du statut juridique de l’entreprise (« il est devenu nécessaire de consacrer l’appartenance de l’entreprise privée contemporaine non plus seulement au capital qui l’a créée et qui soutient son développement, mais aussi au « manager » qui la dirige comme aux membres du personnel qui en constituent les forces vives »), une déconcentration du pouvoir en son sein (« le pouvoir doit être pluraliste et revenir aux représentants du capital, à ceux des cadres et à ceux des autres salariés »), une réorientation de ses finalités (« notre système industriel ne pourra pas se finaliser seulement par rapport à des critères d’efficacité économique, il va lui falloir se définir par rapport à un nouveau système de valeurs »… « il doit se donner un nouveau projet et inventer de nouveaux modèles de production, de consommation et d’éducation qui offrent aux hommes l’espérance d’une existence moins unidimensionnelle »)71. La même association revient à la charge un an plus tard72 pour recommander aux chefs d’entreprises d’élargir les responsabilités des salariés à tous les niveaux de l’entreprise, « notamment, en faisant accéder tous les agents aux transformations qui concernent leurs propres activités et les cadres, plus largement, aux informations qui dépassent leurs propres activités ». La même année, le Rapport SUDREAU73 devait systématiser toutes les critiques déjà adressées au système industriel et à l’organisation du travail actuelle et faire la synthèse de toutes les propositions et suggestions émises ici et là par les comités, associations, syndicats, augmentées de propositions nouvelles émanant des commissions mixtes d’étude, créées à cette fin. La nouveauté essentielle du Rapport tient à l’affirmation très nette de « l’insertion des finalités de l’entreprise dans celle de la société ». Ainsi se trouve rappelée sans équivoque la liaison indissoluble de la finalité des grandes organisations industrielles et de celle de l’organisation sociale globale dont l’Etat (technocratique et dirigiste) est la meilleure expression. L’intégration sociale dans la société de consommation et de production de masse ne peut mieux se réaliser, outre par la diffusion de l’idéologie dominante, que par le biais de l’action intégratrice des grandes organisations industrielles, commerciales, administratives, etc…

80On trouve, concernant ce pouvoir intégrateur de la grande firme sur les individus qu’elle rassemble, une mordante et ironique satire dans l’ouvrage de PILHES74, l’Imprécateur, couronné par un jury littéraire, en 1974, pour l’ardente profession de foi humaniste, sous-jacente à la dénonciation des grands empires industriels :

« Un jeune cadre quittant sa famille et son pays pour entrer et réussir dans une filiale de ROSSERY et MICHELL quittait vraiment, en effet, et sa famille et son pays. Il entrait dans un univers vivant en marge des familles et des nations, avec ses lois et ses règlements écrits et non-écrits. Ce jeune cadre avait désormais deux constitutions à respecter : celle de son pays et celle de la compagnie dirigeante multinationale qui l’engagerait, qui le formerait, qui le modèlerait, qui le paierait cher… La raison d’Etat avait déjà fait couler beaucoup d’encre… on s’acheminait lentement, mais sûrement vers la Raison d’entreprise ».

81C’est encore PILHES75 qui dévoile la substitution au sein de la grande entreprise, sans que la finalité principale tournée vers l’efficacité et la puissance change le moins du monde, de l’organisation par les relations humaines au « management » plus classique s’appuyant sur la simplification du travail ou sur la direction par objectifs :

« D’abord, après la guerre, il a fallu produire ; ensuite il a fallu vendre, maintenant le temps est venu de parler, de se parler, de vivre, relativement heureux et détendu sur le lieu de travail. Maintenant, la psychologie d’une entreprise, l’art de l’information, la faculté de respecter l’individu parmi des centaines, des milliers d’autres sont devenus des facteurs de production à part entière… alors que jusqu’ici ces facteurs ont été du ressort exclusif des psychosociologues de service, voire plus tard d’un chef du personnel, puis des Relations humainés, ils ne vont pas tarder à devenir les composants essentiels de la fonction de direction générale… Le verbe va ressurgir puissamment et remettre à une place subalterne les Théoriciens du Management… ».

82Mais comment cette exigence de l’intégration des individus par la grande organisation rencontre-t-elle la théorie des motivations ou la théorie de la satisfaction des besoins individuels par « la participation » dans l’organisation76, et comment retrouve-t-on dans cette réflexion la fonction du colloque ?

83Il faut tout d’abord noter que, bien qu’en voie de démocratisation, le colloque – du moins le type technocratique77 – n’est ouvert qu’aux techno-structures de grandes ou moyennes organisations pour reprendre la terminologie de GALBRAITH. Dès lors, comment celles-ci seraient-elles plus intégrées à leur organisation respective du fait de la participation au colloque ? Nous admettrons tout d’abord avec GALBRAITH78 que les spécialistes (techniciens, ingénieurs, scientifiques, chefs de vente, dessinateurs, etc…) de la techno-structure se trouvent déjà situés dans la couronne centrale (si l’on se représente, comme GALBRAITH, la structure de l’entreprise sous la forme de cercles concentriques enserrant des couronnes qui définissent des groupes de participants répondant à des systèmes de motivations différents) du pouvoir et de la participation où les obstacles à l’identification avec les buts de l’organisation disparaissent. Et on peut penser, de même, qu’au sein de la techno-structure l’identification et le désir d’intégration croissent à mesure que l’on se rapproche du centre, c’est-à-dire du « cerveau » de l’entreprise. Mais de quels facteurs dépend donc l’identification à l’organisation ou à ses buts, puisque l’intégration des agents en dépend, laquelle conditionne au moins en partie la puissance de l’entreprise ? Selon les travaux de J.-G. MARCH et H. A. SIMON79, les conditions propices à l’identification sont :

  • que le prestige du groupe ou de l’organisation qui inspire la tendance à l’identification soit grand et largement perçu ;

  • qu’il y ait des interactions fréquentes entre les individus qui font partie de l’organisation ;

  • qu’un grand nombre des aspirations individuelles soit satisfait dans le cadre de l’organisation ;

  • que la compétition entre les membres de l’organisation soit réduite au minimum…

84De ces quatre conditions favorables à l’identification, la troisième est exclusivement liée aux structures de l’organisation, aux caractéristiques de la production, aux modalités de prises de décisions, etc…, de même que la seconde qui est assez largement satisfaite par le processus déjà décrit, de préparation des décisions par des commissions de travail à tous les niveaux (notamment les niveaux supérieurs) de l’organisation. Cependant, on peut présumer que les colloques d’échange ou d’étude, réunissant diverses technostructures d’entreprises, tout en développant les communications inter-organisations, favorisent tout de même, par la même occasion, les interactions entre participants de la même organisation. Mais ce sont surtout les autres conditions favorables à l’identification, et donc à l’intégration à l’organisation, qui se trouvent les plus fréquemment actualisées par les colloques. En effet, le prestige d’une organisation ne peut être mieux perçu et mesuré qu’à travers les échanges avec des partenaires d’autres organisations et les images que ceux-ci véhiculent à son adresse, c’est-à-dire dans les réunions du type colloques, où, le plus souvent, les participants s’annoncent comme les représentants patentés d’une firme, administration ou association puissante. Ajoutons que la situa tion de colloque, en créant parfois, artificiellement d’ailleurs, une compétition entre participants d’organisations différentes pour l’utilisation du temps de parole, ou pour la présence aux instances décisives d’élaboration des textes ou des conclusions, ravive l’esprit de corps et renforce l’identification aux buts et stratégies de l’organisation d’appartenance80.

85Rappelons enfin que le colloque, en diffusant les normes, les modèles de la discussion collective et de l’analyse multi-disciplinaire, bref, en favorisant l’apprentissage d’un langage (technico-scientifique) et l’adhésion à l’idéologie dominante, accentue le mouvement d’intégration, sinon à une organisation particulière, du moins à un ensemble d’organisations partageant les mêmes valeurs, les mêmes finalités, les mêmes ambitions de domination du système social.

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86Le troisième aspect important que présentent les grandes organisations de notre société réside dans leur besoin de souplesse et d’adaptabilité pour répondre aux transformations rapides de leur environnement et résister aux forces centrifuges qui les minent, malgré leur taille et leurs structures complexes, peut-être même à cause de celles-ci, surtout si des firmes nouvelles jeunes et combatives, des associations intersyndicales dynamiques, ou un pouvoir politique peu compréhensif, leur donnent l’assaut.

87On peut aujourd’hui, sans conteste, diagnostiquer le niveau de puissance d’une organisation, d’après la souplesse de ses structures et surtout la rapidité de ses réactions aux phénomènes perturbant la trame ou l’équilibre de l’environnement. Mais à quoi tiennent la souplesse et l’adaptabilité d’une organisation ? Les managers et les experts en organisation du travail, après avoir longtemps sacrifié au culte du « Taylorisme » et du « Fayolisme »81, s’en sont finalement détournés, au profit d’une nouvelle conception de l’organisation, s’inspirant de la cybernétique ou de la théorie des systèmes et tendant à l’appréhender comme un système capable de capter, de sélectionner, de traiter, d’interpréter l’information la plus variée. Dans cette perspective, plus on dispose de « boîtes noires » (sous-systèmes capables d’improviser des réponses) dans ce système régulé qu’est devenue l’entreprise, plus on le rend souple et adaptatif. C’est, en somme, la notion de cohérence qui a évolué et qui tend à signifier, non plus rationalité des opérations, méthodes ou structures, ou encore calcul des probabilités relatives aux variations de certains facteurs du milieu environnant, mais instantanéité de la réaction de l’organisation assimilée à un être vivant82. Dès lors la question : « comment améliorer concrètement les capacités d’adaptation des organisations » ? devient « comment multiplier les « boîtes noires » dans les circuits de communications ? ».

88Certains praticiens83 préconisent, pour atteindre cet objectif, des mesures allant nettement à contre-courant des idées admises en matière d’organisation du travail comme la déspécialisation des équipes industrielles, une relative démécanisation des processus de production (pour augmenter la plurifonctionnalité des agents), l’autorégulation de la production par les équipes de production elles-mêmes (ce qui permet le dépassement des positions de MAC GREGOR84 sur la direction participative par objectif).

89D’autres85 suggèrent de « créer de l’informel » dans les organisations pour pallier l’inadéquation congénitale des structures toujours en retard sur les changements qui affectent l’organisation ou son environnement, et même d’institutionaliser en quelque sorte l’informel. Comment ? L’auteur de l’article à qui nous empruntons cette idée – sans doute banale, mais enfin expressive, d’une évolution certaine de la mentalité du patronat – propose l’image suivante : « c’est un peu comme si l’on donnait à chaque cadre de l’entreprise, voire à chaque individu selon son niveau de responsabilité, une carte assez sommaire et une bousosle, de manière à ce qu’il se dirige un peu lui-même, en prenant contact avec les autres individus, dans la voie d’un objectif général à atteindre ». Il précise pour être encore plus explicite : « il faudra demain dans les entreprises, se contenter d’un minimum de règles et de schémas et laisser à des individus, dont on peut espérer qu’ils seront pleinement autonomes… le soin de coopérer les uns avec les autres, pour le plus grand bien de la communauté à laquelle ils appartiennent ».

90Une enquête lancée auprès d’un vaste échantillon de dirigeants d’entreprises (1.600 personnes enquêtées) montre que cette polarisation sur les mécanismes d’adaptation de l’organisation, c’est-à-dire sur le caractère plus ou moins adaptatif de celle-ci et sur les processus d’apprentissage se réalisant en son sein, n’est plus seulement le fait de spécialistes mais semble concerner assez largement tous les agents des strates supérieures de l’entreprise86. Les sujets interviewés, dans leur très grande majorité, citent parmi les qualités prioritaires requises dans l’entreprise : la capacité de dialoguer, le bon sens, l’aptitude à concilier les divergences (et bien sûr d’autres qualités plus classiques) et parmi les mesures les plus urgentes à prendre pour accélérer la modernisation des entreprises : une plus grande circulation de l’information, plus de délégation de responsabilité, plus de travaux en groupe, plus de souplesse dans les structures, etc…

91Mais au-delà même de l’adaptabilité, le fonctionnement des organisations de notre société exige, selon certains chercheurs, des innovations permanentes, c’est-à-dire en quelque sorte, une adaptabilité dynamique à des situations futures. « Tout se passe – écrivent C. BALLE et J.-L. PEAUCELLE87 – comme si l’ajustement à la situation présente n’était plus une garantie suffisante de survie et devait de ce fait être remplacé par un ajustement à une situation à venir ». Une politique d’innovation et des « structures innovatrices » seraient nécessaires, selon ces auteurs, aux organisations qui souhaiteraient relever le défit du changement et de la mutation sociale. A quelles conditions une politique d’innovation serait-elle réalisable ? « De toutes les conditions, celles liées à la qualité de l’environnement intellectuelle sont primordiales. L’innovation sous toutes ces formes est l’effet d’un monde intellectuel qui dépasse la firme ». C’est pourquoi, ajoutent les mêmes chercheurs, les entreprises axées sur la recherche, s’installent à proximité des universités, c’est pourquoi aussi, la moitié des ingénieurs français ne peut quitter la région parisienne.

92Cette dernière condition du développement des capacités d’adaptation des organisations autant que les précédentes – c’est-à-dire la déspécialisation des cadres, l’assouplissement des structures, l’institutionalisation de l’informel – se trouve actualisée et favorisée par la tenue de colloques du genre technique, scientifique, économique ou technico-professionnel, présentant les caractéristiques que nous avons attachées à la forme moderne : hétérogénéité, pluridisciplinarité, informalité des échanges et stimulation des relations humaines, orientation prospective, etc… On peut penser que ces réunions permettent, en effet, en créant « un bain d’informations générales technique ou scientifique, des transferts de modèles d’action, de démarches analytiques, ou de constructions conceptuelles synthétiques… d’un domaine disciplinaire à un autre, d’un secteur technique à un autre, d’un champ d’application conret à un autre. Malgré la prudence bien connue des entreprises en matière de vulgarisation des secrets et procédés de fabrication ou de résultats de recherche88 et grâce sans doute à la présence de chercheurs d’organismes publics, d’universitaires, d’ingénieurs du secteur public, des transferts d’informations se font dans des directions diverses, qui pourraient être transformées en innovations techniques, administratives ou commerciales par les services compétents des entreprises (par exemple, service de recherche et de développement). Depuis quelques années les entreprises et plus généralement les grandes organisations tendent à exploiter plus systématiquement les apports de ces réunions interprofessionnelles et interdisciplinaires, nationales et internationales, par la création de services ou de postes spécialisés dans le dépouillement et le traitement, dans une optique propre à l’entreprise, des information recueillies de manière sélective par des agents – plutôt des généralistes – formés pour représenter utilement leur firme et nouer des relations utiles en vue d’échanges ultérieurs89. Mais s’il est vrai que souvent les grandes organisations ont besoin de « généralistes » pour les représenter dans les colloques, et que se crée ainsi, progressivement, une couche d’agents formés aux relations humaines et à diverses techniques de documentation et de classements des informations, il n’en demeure pas moins que les dirigeants d’entreprises eux-mêmes, les cadres supérieurs, les agents de diverses spécialités, participent aussi aux rencontres nationales et internationales, et tirent de leur participation ce qui paraît être une formation à l’activité intellectuelle de synthèse, et à l’utilisation pertinente d’informations hétérogènes, disparates.

93On peut faire l’hypothèse que cette formation accroît dans des proportions significatives la capacité des agents de l’organisation à improviser des réponses aux problèmes qu’ils rencontrent. Il s’opère ainsi au niveau des catégories supérieures de l’entreprise une sorte de déspécialisation dont on a décrit plus haut les effets bénéfiques attendus par les experts acquis aux conceptions les plus récentes en matière d’organisation, au plan des capacités d’adaptation de l’entreprise.

94Enfin, on ne peut douter que le colloque favorise la « création d’informel » dans les organisations : en effet, en proposant un modèle de communication, d’échange, de confrontation, hors structures et hors hiérarchie, vécu de façon générale comme satisfaisant, il crée chez les agents des organisations un conditionnement et une motivation à la communication directe et spontanée, non contrôlée par l’écran hiérarchique. Or, c’est bien l’intérêt de l’entreprise, qu’une partie au moins de leurs agents développent des comportements qui « contournent » les structures formelles et les contraignent à s’adapter. On voit ainsi que l’hypothèse, selon laquelle les colloques rempliraient, en favorisant l’amélioration des capacités d’adaptation et d’innovation des grandes organisations, une fonction de consolidation de ces organisations, est sans doute fondée.

95On peut enfin ajouter aux considérations qui précèdent, l’idée que les dirigeants d’entreprise découvrent dans les colloques – sans doute parce que psychologues, psychosociologues, sociologues, économistes, sont de plus en plus nombreux à y participer – les vertus des sciences humaines, de la créativité et de la prospective comme instruments d’assouplissement et d’aménagement permanent du système organisationnel. Peut-être parce que, comme l’écrit férocement PILHES90, l’affectivité et la poésie sont expulsées hors de la grande entreprise, que celle-ci ne peut se passer de les réintroduire sous une forme qui ne mette pas en péril sa finalité et sa puissance.

*

Régulation sociale

96Ce que l’on peut retenir des réflexions et observations rassemblées dans ce chapitre c’est qu’en tant qu’institution spécifique à notre type de société, le colloque semble avoir pour fonction de faciliter l’expression et l’épanouissement des potentialités de notre structure sociale. Il reflète les traits principaux de la société techno-bureaucratique : son système de valeurs, son idéologie, son mode de connaissances prédominant, ses stratifications, le fonctionnement de son appareil de division, etc… mais aussi, il intervient dans le fonctionnement de la structure sociale. Rappelons que le colloque crée des réseaux de communication, des connexions entre milieux, secteurs, organisations de la société, brasse des ensembles d’informations hétérogènes et favorise leur traitement ou leur opérationalisation, s’inserrant dans les processus de décision de l’appareil central de coordination et de planification de l’économie, soutient l’édifice social en consolidant ses superstructures idéologiques, développe enfin des tendances ou capacités adaptatives des grandes organisations industrielles ou administratives qui structurent l’espace économique et social.

97Chacun des points que nous venons d’évoquer renvoie à une motion qui contribue dans la théorie des systèmes à la définition de la régulation. En effet, la création de réseaux de communication entre éléments ou sous-systèmes d’un système, la diffusion de masses d’informations, tendant à combler des disparités trop grandes entre des lieux différents du système et par là même à réduire les tensions dans le système, ne conduisent-elles pas à se référer à la notion d’équilibre, notion que biologistes91 et cybernéticiens92 utilisent en priorité pour définir l’un des effets du processus régulateur opérant dans tout organisme biologique et social ?

98Par ailleurs, le colloque s’insère, nous l’avons montré, dans le processus de décision de l’appareil central de coordination et de planification de l’économie, notamment en renseignant le « système de commande » de la société – ou plus directement le pouvoir politique – sur les écarts par rapport à des objectifs ou sur l’état des tensions et relations dans le système social global, ce qui suggère l’idée de contrôle de l’activité de l’organisme social global ou d’une partie de cet organisme. Cette motion de contrôle, comme celle de coordination, occupe dans la définition que donne J. MONOD de la régulation, une place centrale. Sa représentation de l’organisme biologique ou social93 comme système dont les activités, sont réglées par un ensemble de processus ou de phénomènes jouant simultanément pour y maintenir un rapport satisfaisant entre inhibitions et stimulations, fait référence à un centre coordonnateur (le système nerveux), dont l’action peut être stimulée en vue du maintien ou de l’amélioration des performances de l’organisme.

99La notion de régulation englobe aussi, à notre avis, celle de facilitation, qui indique que certaines activités d’un système n’existent que pour permettre à d’autres plus importantes de se réaliser. Cette notion, sans être toujours explicitement définie, est à notre avis connotée par le concept de régulation, lorsque notamment sont évoqués à son propos (cf. la cybernétique) les mécanismes de rétro-action de l’information qui joueraient en faveur du maintien du vecteur d’évolution du système. Ne peut-on ranger sous cette rubrique certaines des fonctions remplies par le colloque quand il informe le système de coordination, de planification et d’administration de la société, sur ses propres dysfonctionnements – lui permettant éventuellement de se transformer – ou quand il diffuse les normes, les modèles, les valeurs, le langage permettant à la tendance principale d’évolution du système social de s’actualiser ?

100Enfin, la notion de régulation connote nécessairement l’idée de dépassement plus précisément d’aménagement de l’équilibre initial du système, c’est-à-dire, en fin de compte, l’idée d’adaptation (« l’équilibre d’un système selon ASHBY ne tient pas à l’immobilisme mais à la capacité qu’il a de s’adapter »). Selon la théorie des systèmes, il y aurait une coordination dans le changement des parties d’un tout qui ferait que ce tout, c’est-à-dire le système, reste en équilibre tout en admettant que certains de ses éléments se transforment. Il ne nous paraît pas contestable que le colloque, dans la mesure où il favorise les conduites adaptatives dans les grandes organisations, c’est-à-dire dans les principales unités collectives de la société, permette des transformations significatives dans le macrocosme de groupes et d’organisations que constitue la société globale. Il semble jouer au sein du système global le même rôle que les mécanismes et processus mis en évidence un peu plus haut dans le modèle biologique, qui tendent à régler les rapports complexes entre les activités antagonistes ou à synchroniser les tendances évolutives annexes par rapport à la tendance centrale du système. Dans notre société cette tendance se caractérise comme tendance à la croissance économique, au développement technique, à l’intégration des éléments dans le tout social. Le colloque pourrait ainsi se définir comme l’instrument, l’institution dont notre système social a besoin pour que s’épanouissent ses potentialités et que se réalisent ses finalités.

Ouvrages et articles consultés

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Notes de bas de page

1 G. GURVITCH, Les cadres sociaux de la connaissance. Paris, P.U.F., 1966.

2 Georges ANDERLA (Voir Informations en 1985, O.C.D.E., 1973, p. 97) citant lui-même divers travaux, note que l’information, notamment l’information technique et scientifique, entre dans tout processus de création et de consommation de richesses, dans tout processus d’élaboration des décisions. C’est donc bien un facteur direct de la croissance.

3 C’est ce que préconise du reste la commission de la recherche du VIIe plan (Voir Le Monde du 22 Septembre 1976). Jacques MONOD, directeur de l’Institut Pasteur, ne dit pas autre chose quand, critiquant le conformisme et la rigidité de l’Université et de la Science Françaises, il attribue la productivité considérable de la science américaine à la fluidité des structures sociales, à la capacité d’échange rapide des idées et des hommes, à la souplesse des structures et des règles (Voir Le Monde, 13 Octobre 1972).
De même P. IRIBARNE (directeur du Centre de Recherche sur le bien-être) conteste-t-il qu’on puisse innover en économie politique « sans défier les orthodoxies », la théorie néoclassique et la théorie marxiste, c’est-à-dire sans développer des travaux et réflexions en marge des groupes et communautés scientifiques établies (Voir Le Monde, 26 Février 1974). Enfin, cette conclusion extraite des travaux du Club de Gif va dans le même sens : « Le besoin se fait sentir d’une structure souple mais efficace d’échanges, d’informations, de rencontres et de discussions qui soient en mesure d’aider au développement et à la critique des travaux, en « recherche sur la recherche » ou « science de la science » (M.S.H. Information. Présentation du Club de Gif, Janvier 1975, n° 5 et 6).

4 Le congrès scientifique traditionnel n’a pas cette vocation. Il stimule surtout les échanges entre chercheurs de la même communauté scientifique ou de communautés scientifiques très proches.

5 Exemples d’organismes initiateurs de colloques, créés par l’Administration ou par la coopération de diverses organismes publics : Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), Centre de recherche sur le bien-être (CEREBE), l’Association Futurible (Association privée mais subventionnée ; présidée par B. de JOUVENEL), le Club de Gif (Groupement interdisciplinaire rattaché à la Maison des Sciences de l’Homme et ayant pour but de favoriser les concertations et la réflexion critique sur les travaux de recherche sur la recherche ou la Science de la Science).

6 Op. cit. p. 136.

7 Nous trouvons dans l’article de M. ERBS (cité plus haut) cette indication intéressante selon laquelle « l’U.S. national Science foundation » aurait commandé une étude à « l’American psychological association » pour essayer de connaître la capacité d’influence des congrès sur la communauté scientifique par imprégnation des congressistes. Selon les résultats de cette étude, le quart des personnes présentes à un congrès fait ensuite son affaire d’en parler avec des collègues ou de diffuser de façon publique ou privée, ce qui été appris au cours de cette réunion scientifique. Le résultat de cette diffusion des informations scientifiques serait la constitution d’une demande scientifique nouvelle (de la part des chercheurs ou techniciens).

8 La structure la plus efficace semble être celle permettant l’intégration de diverses activités – apports d’information, discussions de groupe, synthèse, débats critiques – en vue d’une production intellectuelle collective, et reconnue comme telle par l’ensemble du colloque (se référer aux types de structures étudiés aux chapitre VI). Nous avons essayé de vérifier ce point par une petite étude expérimentale menée dans le contexte universitaire, comparant les effets de procédures pédagogiques différentes : juxtapositions d’exposés informatifs suivis d’un débat ; exposés complémentarisés (mais composés des mêmes unités d’informations articulées différemment) suivis de travaux de groupes sur le contenu d’ensemble des exposés, puis d’un débat plénier sur les conclusions des groupes de travail ; exposés dialectisés (composés toujours des mêmes unités d’information) faisant ressortir les oppositions entre perspectives différentes, suivis de travaux de groupe ayant pour objectifs de dégager les convergences et divergences entre les thèses présentées, puis d’un débat plénier sur les travaux de groupe. Les résultats – encore approximatifs, car de nouvelles expériences sont nécessaires – font apparaître la supériorité de la deuxième procédure pour ce qui est de la mémorisation et de l’articulation des unités d’information et la supériorité de la troisième pour ce qui est de l’opérationalisation et de la stabilité des acquisitions.

9 L’Administration prospective, Paris, A. Colin, 1970, p. 12.

10 L’Ere des technocrates, Paris, Edition d’Organisation, 1973.

11 On peut se référer à cette citation extraite d’une interview d’un expert international :
« Dans les comités d’experts, en principe, on parle notamment de questions bien précises… On pose des questions aux experts et on écoute leur réponse que l’on discute collectivement et on obtient à la fin des recommandations. Le colloque, par contre, est beaucoup plus libre, plus informel… même quand on étudie un problème sérieux… ».

12 Pour ne prendre qu’un exemple, on citera le colloque de trois jours organisé au Palais des Congrès, à Paris, en Mai 1975, par les Ministères de l’Industrie et de la Recherche, de l’Economie et des Finances et du Commerce Extérieur et réunissant des chefs d’entreprises, des économistes, des fonctionnaires. Ce colloque, précédannt de quelques semaines le conseil de planification consacré au redéploiement industriel, avait pour objectifs d’étudier le problème de l’industrialisation de la France, la nouvelle distribution de la production dans le monde, la concertation entre l’Etat et les agents économiques, mais aussi de « sensibiliser », de familiariser l’opinion avec ce thème (Cf. P. DROUIN, Le Nouvel Impératif industriel, Le Monde, 27-28 Mai 1975).
On voit que ce colloque s’apparente à la fois au type étude de problème et au type sondage, consultation. Il illustre l’hypothèse que nous formulions plus haut sur la jonction qu’il réalise entre les groupements technocratiques, hauts-fonctionnaires, experts en planification économique, dirigeants d’entreprises…

13 Exemple : mouvement de libération des femmes, mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception, mouvement « Choisir », etc.

14 On peut lire dans un article récent (Cf. Le Monde du 23 Septembre 1975, Bruno FRAPPAT, Vers un plan pour les femmes) que l’équipe du Secrétariat d’Etat à la Condition Féminine allait se constituer en commission permanente de réflexion et de programmation qui entendrait des experts – médecins, éducateurs, enseignants, etc. – dans les domaines de la vie sociale où les femmes subissent une discrimination et rédigerait ensuite des propositions concrètes. Cette réflexion serait fondée, selon l’auteur de l’article, sur un vaste sondage d’opinions et sur des enquêtes auprès de divers ministères.

15 Dans l’une des dernières publications du Commissariat Général du Plan, des experts recommandent de rechercher les moyens d’établir une « rétro-action » pour « dégager des voies nouvelles pour la croissance entre l’univers des administrés et l’Administration, par les moyens qui couvriraient, par ordre croissant d’ambition, l’établissement de procédures de consultation là où elles n’existent pas, la réalisation périodique d’enquêtes d’évolution sur l’efficacité des politiques menées dans les divers secteurs d’équipements collectifs et la recherche d’une vie politique locale plus active par la création d’échelons intermédiaires de gestion au niveau du quartier ».
Voies nouvelles pour la croissance, Hachette, Paris, 1975, Commissariat du Plan.

16 Contribution à une recherche sur les indicateurs sociaux, sous la direction de Jacques DELORS, Futurible, Seides, Paris 1971.

17 Op. cit., p. 10.

18 Le désordinateur, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

19 Rationalisation des Choix Budgétaires ; procédé analytique créé aux Etats-Unis sous le nom de Planning Programing Budgeting System pour perfectionner le fonctionnement de l’administration publique et l’obliger à projeter à long terme ses objectifs et ses besoins.

20 Voir Georges ANDERLA, op. cit. p. 42.

21 Op. cit. p. 10.

22 Op. cit. p. 267.

23 Op. cit. p. 12.

24 Op. cit. p. 10. Nous avons relevé un peu plus haut déjà une citation qui illustre encore plus clairement ce point de vue : « Les vraies réformes ne s’opèrent que par des mécanismes aveugles qui viennent broyer les routines et scléroses ».

25 Certains économistes établissent une distinction entre la prévision et la projection. Ainsi F. HETMAN (« La maîtrise du futur », Paris, Le Seuil, 1971), écrit-il : « Toute prévision essaie d’esquisser une suite d’événements selon le tracé le plus probable sans spécifier la portée des hypothèses ; telle est l’extrapolation de tendances pratiquées dans des analyses de conjoncture qui consiste à prolonger le mouvement d’une grandeur selon la fonction graphique ou algébrique ajustée à un certain nombre d’observations passées et telle est l’extrapolation par analogie qui cherche à prévoir l’évolution future d’une grandeur, dans un champ donné, à partir d’une situation observée dans des champs « plus évolués ». Par contre, dans une projection, selon F. HETMAN, le cadre des hypothèses est clairement explicité et les résultats sont considérés comme conditionnels, subordonnés au comportement, supposé stable, de variables diverses (ex. : projection démographique).

26 Voir les travaux du groupe Gaston BERGER dans la revue Prospectives publiée aux P.U.F., voir aussi la revue Futurible.

27 Notamment en raccourcissant le cycle de transformation des informations en modèles d’action.

28 On a déjà montré dans les chapitres précédents la tendance très nette à l’accroissement de la participation des fonctionnaires (de différentes administrations) aux colloques, journées d’étude, séminaires, notamment du genre économique ou technico-économique ou politico-scientifique.

29 Voir Le Monde, 25-26 Mai 1975.

30 Voir Le Monde, 8-9 Septembre 1974.

31 Quelques titres ou thèmes de colloques relevés au hasard de notre documentation informent sur la généralité de ce phénomène :
Congrès ou colloques tenus par des organisations professionnelles ou scientifiques (mais hétérogènes) :
– « L’armée, l’université, l’industrie s’interrogent sur le chef de demain ». Colloque organisé par le Centre de Recherches et d’Etudes des cadres du C.N.P.F. à Jouy-en-Josas, Le Monde, 23 Octobre 1963.
– « Comment faire disparaître la condition prolétarienne ? ». Semaines sociales de Lyon, Le Monde, 11 Juillet 1964.
– « Le Commerce à l’horizon 1995 ». Les centres des villes seront-ils vides de magasins à la fin du siècle ? Colloque de l’Institut Français du Libre-Service, Le Monde, 8-9 Mai 1966.
– « Les sciences et les techniques de l’an 2000 ». Congrès de la Société des Ingénieurs Civils, Le Monde, 28 Avril 1971.
– « Pléthore ou pénurie de médecins dans l’avenir ? ». Journées d’études de la Société de Démographie Médicale, Le Monde, 27 Janvier 1971.
– « Quelle formation et quel exercice pour le médecin de demain ? ». Deux tables rondes organisées dans le cadre du congrès de la Fédération Nationale des Internes et Anciens Internes des Hôpitaux des Régions Sanitaires, 11 Septembre 1975.
– « L’enfant de demain, un produit de qualité ? ». Colloque du Centre Catholique des Médecins Français, Le Monde, 22 Janvier 1976.
Colloques politiques :
– « Les C.D.R. préparent l’an 2000 ». Congrès National des Comités de Défense de la République, Le Monde, 30 Mai 1972.
– « Une cité pour l’homme de l’an 2000 ». Colloque organisé par le Grand Orient de France, 22 Janvier 1972.
– « L’avenir de l’amitié et des relations humaines ». Table ronde organisée par l’Association Futurible avec la participation de Alvin TOFFLER, Le Monde, 29 Mai 1971.
Colloques internationaux :
– « L’homme de l’an 2000 ». Réunion plénière de la fondation européenne de la culture. Le Monde, 27 Janvier 1971.
– « Une futurologie du sacré ». Colloque de l’Alliance Mondiale des Religions, Le Monde, 31 Janvier 1973.

32 Voir aussi les travaux de sociologues français comme Alain TOURAINE, La société post-industrielle, op. cit., et Anciennes et nouvelles classes, in Perspectives de la Sociologie Contemporaine, G. BALANDIER, P. U.F., 1968, Jean MEYNAUD, La Technocratie, Payot, Paris, 1964, Albert MEISTER, Vers une sociologie des associations, Paris, Editions Ouvrières, 1972, et ceux des économistes ou sociologues américains : J. K. GALBRAITH, Le nouvel état industriel, Gallimard, Paris, 1968, C. W. MILLS, L’élite du pouvoir, Maspéro, Paris, 1969, J. BURNHAM, L’ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947.

33 Voir dans Perspectives de la sociologie contemporaine, ouvr. col. s. dir. de G. BALANDIER, P. U.F., 1968, « Anciennes et nouvelles classes sociales », pages 134-135.

34 Cadres sociaux de la connaissance, P.U.F., 1967, p. 118.

35 Nous nous référons essentiellement à ses interventions au colloque organisé par le Nouvel Observateur autour de J. K. GALBRAITH en Février 1971 (Voir N.O., 8 Février 1971). Voir aussi : Le grand tournant du socialisme, Gallimard, C. Idius, Paris, 1969.

36 L’ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 63.

37 Voir par exemple l’intervention de Jacques ATTALI au colloque organisé en Juin 1974 par le mouvement pour la vérité et la morale en politique (Le Monde, 29 Juin 1974).

38 GRAMSCI a démontré que seuls les intellectuels sont capables de donner à un groupe ou à une classe son homogénéité et la conscience de sa propre fonction (voir : GRAMSCI et le bloc historique, H. PORTELLI, P. U.F., 1972).

39 Voir les ouvrages déjà cités de L. SFEZ : L’administration prospective ; de P. d’IRRIBARNE : La science et le prince ; de C. CRUZON : Renaissance du plan ; de J. DELORS : Les indicateurs sociaux ; de G. ELGOSY : Le désordinateur, etc.

40 Voir essentiellement : C. ARGYRIS, Participation et organisation, Paris Dunod, 1970. D. MAC GREGOR, La dimesion humaine de l’entreprise, Paris, Gauthier Villard, 1968.

41 Voir notamment R. BOYER : Ecrits technocratiques. Cahiers Internationaux de sociologie, Juillet-Décembre 1969.

42 Voir P. d’IRRIBARNE : La science et le prince, Paris Denoël, 1970. Ce point de vue est assez largement partagé par l’élite politique en France. C’est le Président de la République lui-même qui, dans son discours de clôture du colloque « Biologie et devenir de l’homme » – qui s’est tenu à Paris en Septembre 1974 – a souligné que « le progrès viendra d’une concertation des hommes de sciences avec les autres hommes, et, notamment, les hommes politiques » (Le Monde, 26 Septembre 1974).

43 V. PILHES, dans « L’Imprécateur », donne une image un peu caricaturale mais très prenante de ce mythe : « Le management consiste à dépouiller le plus possible les plans, les chiffres, les organisations, les transactions, en somme toutes les décisions imaginables, de leurs facteurs émotionnels. C’est ainsi que pour un grand manager, il n’existe aucune différence entre les religions, les régimes politiques, les syndicats… Le management exige le neutralisme le plus absolu, un non-engagement radical. Le problème est de savoir si une entreprise est rentable ou pas, si elle peut s’autofinancer ou pas. Peu importe que les dirigeants se déclarent, ensuite, de droite ou de gauche. Il s’ensuit un renouvellement général des comportements et des idées. Les antagonistes politiques cèdent le pas à la circulation pacifique des capitaux et des marchandises, ce oui, forcément, ne peut conduire qu’à l’harmonie et la fraternité mondiale ». (V. PILHES, L’Imprécateur, Le Seuil, 1974, pages 28-29).

44 C’est pourquoi sans doute les sociologues ou philosophes d’obédience marxiste ou trostkyste ne ménagent pas leurs critiques à la psychosociologie et même à la sociologie « officielle ». On reproche, par exemple, à cette dernière (Voir l’intervention de A. QUERIEN au colloque de la Société Française de Sociologie, 21-23 Mars 1969) « de suturer la coupure entre les technocrates et les masses au moment où elle devient trop intolérable » ; « de soutenir l’action du technocrate » ; « le sociologue par sa question ou son enquête ouvre « aux sauvages » (entendons aux prolétaires) un champ de paroles mais ô combien limitées, circonscrites, structurées par le rapport de pouvoir qui les lie »… enfin de représenter « le monopole de la violence organisée dans l’ordre du discours, appareil de répression par la parole ».
Quant à la psychosociologie, elle est surtout accusée d’humaniser, de « soigner » la bureaucratie et par conséquent de pérenniser son pouvoir et celui de la technocratie son alliée, tout en tenant un discours idéologique de type humaniste.
Enfin, l’économie politique « traditionnelle » est aussi remise en cause par de jeunes économistes parce qu’elle consoliderait par son discours idéologique le mode de répartition actuellement inégalitaire des fruits de la croissance.

45 Comme, par exemple, P. MASSE, ancien commissaire général au Plan, J. MONOD, ancien délégué à l’Aménagement du Territoire, et quelques autres membres du Centre d’Etudes Prospectives Gaston BERGER.

46 Voir notamment C. ROGERS et Maria KINGET, « Psychothérapie et relations humaines », LOUVAIN, Publications Universitaires, et Paris, Béatrice NAUWELAERTS, 1962.

47 Cette efficacité repose aussi sur l’adhésion des autres groupements technocratiques aux finalités et aux procédures qui leur assurent la suprématie dans la société.

48 Op. cit.

49 Mot anglais désignant le petit groupe des initiateurs « politiques » de la rencontre auquel s’amalgame l’équipe des organisateurs et animateurs.

50 Au sens où l’emploie Gérard MENDEL (Voir : Sociopsychanalyse, Payot, 1972), celui d’émergence de la conscience de la solidarité de classe, de groupes ou de catégories professionnelle ou sociale.

51 Voir : Fraternité, Finances, Fantaisie, Paris, Denoël, 1971.

52 Les difficultés de communication dans les colloques sont souvent évoquées par les congressistes interviewés. Si on laisse de côté les allusions aux diificultés qui surgissent dans les rencontres internationales du fait de l’origine culturelle différente des participants, il reste que dans les rencontres nationales les sujets attribuent très explicitement aux différences de « classes sociales » ou de degré de spécialisation » des participants, les malentendus fréquents dans la discussion et parfois même l’absence de communication. Certains évoquent très clairement l’alternative que nous citons nous-même ci-dessus : « ou bien le dialogue s’établit entre initiés grâce à l’utilisation d’un jargon non accessible à la majeure partie de l’assistance qui sombre dans la passivité » (c’est le jargon que nous avons appelé technocratique ou « langue de défense de la tribu » selon l’expression de GALBRAITH) ou bien « on s’en tient à un langage qui apparaît comme le plus petit dénominateur commun, accessible à tous, mais qui empêche finalement de dépasser un niveau de réflexion assez bas »… « une certaine pauvreté d’expression engendre un manque de souplesse dans la réflexion qui rejaillit dans la discussion générale ».

53 Le colloque de Pont-à-Mousson. C’est le même matériau qui a servi à l’analyse de contenu, visant à dégager les modalités d’organisation, de fonctionnement et de production d’un groupe de travail (voir chapitre précédent).

54 Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974.

55 Le nouvel état industriel, Paris, Gallimard, 1968, pages 94-95.

56 Dans certaines rencontres (exemple, le IXe Congrès National d’Esthétique Appliquée, 11-13 Avril 1970, observé par nos étudiants) des diplômes ou distinctions honorifiques sont décernés à certains membres de l’assistance dont les compétences ou services ont été utiles à la tenue de la réunion.

57 Deux chiffres illustrent cette évolution : en 1969, en France, un millier d’entreprises, soit 0,07 % du total, ont un chiffre d’affaires qui représente 35,2 % du total ; à considérer les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 10.000 millions de Francs, on constate que la part du chiffre d’affaires de ces entreprises n’a cessé de grandir : 47 % en 1959, 61 % en 1969… (Cf. Le Monde du 22 Août 1972, G. MATHIEU, Concentration des entreprises).

58 Dans un article (Le Monde, 24 Septembre 1966), intitulé « La nouvelle stratégie industrielle », P. DROUIN analyse, au-delà du phénomène de fusion-concentration des entreprises, les convergences des efforts de l’Etat, du Patronat, de l’Administration nouvelle (Le Plan et l’Àménagement du Territoire, notamment) en vue de réaliser les objectifs de restructuration industrielle et de correction des déséquilibres régionaux. Selon l’auteur, le Plan procéderait par information et incitation (« il mise sur un phénomène de contagion… »), le patronat par des aménagements, apportés aux structures de production et par une programmation plus attentive des activités, l’Etat par des mesures fiscales, par des subventions ou des prises de participation, par des conseils ou diagnostics (par le truchement d’institutions permanentes, comme le Comité de développement industriel ou comme l’Institut de développement industriel créé beaucoup plus tard).

59 Cf. Le Monde du 19 Novembre 1971.

60 Op. cit. Voir le chapitre VI, La technostructure, pages 71 à 82.

61 Op. cit. p. 76.

62 Op. cit. p. 75

63 Rappelons que GALBRAITH désigne ainsi l’ensemble de ceux qui, dans une grande firme, participent aux prises de décisions.

64 Cf. Le Monde, 14 Janvier 1974. Voir aussi J. DELORS, Les indicateurs sociaux, op. cit.

65 Voir C. TAPIA, Les conflits dans l’entreprise. In C. LEVY-LEBOYER, La psychologie et l’entreprise, Paris, Editions Masson, 1980.

66 Différentes théories américaines (travaux de MASLOW, MAC GREGOR, HUGUES, etc.) placent au sommet de la hiérarchie des motivations et besoins des agents de l’entreprise, le besoin de réalisation personnelle ou de développement personnel.

67 Par exemple : l’Association « Entreprise et Progrès », le C.N.P.F., le comité d’étude créé à l’initiative du Premier Ministre, etc.

68 Pour une réforme de l’entreprise, Le Seuil, Paris, 1963.

69 Voir Le Monde du 12 Juillet 1973.

70 Voir Le Monde du 26 Juin 1974. « Nouveaux pouvoirs dans l’entreprise », F. DALLE.

71 On ne pouvait, ainsi, mieux rappeler la nouvelle exigence d’intégration des individus dans l’entreprise, laquelle serait garante de son efficacité.

72 Cf. Le Monde du 8 Janvier 1975.

73 Cf. Le Monde du 13 Février 1975.

74 L’imprécateur, Le Seuil, 1974, pages 245-246.

75 L’imprécateur, op. cit. p. 275.

76 Théorie déjà citée plus haut, voir ARGYRIS, Participation et Organisation, Dunod, 1972, Paris.
Voir aussi, MAC GREGOR, La dimension humaine de l’entreprise, Paris, Gauthier Villars, 1968.

77 Colloque économique, colloque d’experts, colloque de techniciens et de scientifiques visant à l’invention ou à l’analyse de solutions à des problèmes.

78 Op. cit. p. 161.

79 Voir Les Organisations, traduction, Paris, Dunod, 2e édition 1974, pages 65-66 et suivantes.

80 Dans les commissions préparatoires du colloque de Pont-à-Mousson (sur lequel ont porté beaucoup de nos observations et recherches et auquel nous nous sommes référé à plusieurs reprises), ce qui avait frappé les observateurs c’était la référence permanente de certains participants à leur organisme d’appartenance toutes les fois qu’ils intervenaient. L’un des participants interviewé dans le cadre de notre enquête psychosociologique sur les colloques a longuement évoqué ce problème : « Il y a un sentiment de gêne très fort, je l’ai remarqué dans une des réunions préparatoires au colloque… où deux personnes se trouvaient être des représentants d’organismes très marqués… l’une représentait un ministère et l’autre était déléguée par un syndicat… le représentant du syndicat prenant la parole commençait par dire : « la position de notre syndicat a toujours été de… et en conséquence ce que dit untel va à l’encontre de cette position… ». La personne appartenant au ministère a eu une réaction à peu près du même genre : « je ne peux pas répondre à ce qu’à dit M. X, car j’engagerais mon ministère qui n’a pas pris encore position sur ce problème… et moi je ne peux pas faire état de mon opinion personnelle parce que je suis représentant du ministère ».

81 TAYLOR est le père de l’« organisation scientifique du travail ». Voir ses ouvrages :
Principes d’organisation scientifique des usines, Dunod ; La Direction des Ateliers, Dunod ; Scientific Management, New York, Arppert, 1947.
FAYOL – Administration industrielle et générale, Paris, Dunod, 1962.

82 Cf. Le Monde, 5 Septembre 1972, J. L. DONNADIEU, La révolte contre l’efficacité.

83 Cf. Le Monde, 14 Décembre 1971, « Critique du Taylorisme » de F. DALLE et J. BOUNINE-CABALE, auteurs d’un ouvrage : L’entreprise du futur, Paris, CalmannLévy, 1971.

84 MAC GREGOR, La dimension humaine de l’entreprise, Paris, Gauthier-Villars, 1968.

85 On se référera, par exemple, à l’article de J. G. MARAIS, (directeur des relations publiques à Air-France) « Humanisme et Entreprise », 302, 18-75, 91.

86 Cf. Le Monde, 20 Octobre 1970, Compte rendu d’une enquête de la Fondation pour l’Enseignement de la Gestion. J. GRAPPIN.

87 Contribution au colloque de la Société Française de Sociologie, Mars 1969, « Pouvoir de l’innovation et innovation du pouvoir dans les entreprises françaises ».

88 La commission de l’information économique du VIe Plan met en cause l’abus du secret dans les affaires. Le Monde, 9 Mars 1970. Cette citation extraite d’un entretien réalisé auprès d’un « professionnel » des congrès et colloques illustre parfaitement cette observation.

89 « Je pense que de plus en plus dans les entreprises, on spécialise les gens pour qu’ils représentent leur organisme aux colloques, car on n’envoie pas forcément le spécialiste ou l’ingénieur concerné, on envoie plutôt quelqu’un capable de se documenter utilement et de faire un ou plusieurs rapports écrits pour différents services de l’organisme… Il en est ainsi le plus souvent car une entreprise ne peut pas se permettre d’envoyer à tel ou tel colloque huit ou dix personnes intéressées par le problème qu’il traite… Une seule personne connaissant tous les besoins de l’entreprise suffit ». (Extrait d’un entretien avec un expert des relations publiques).

90 Op. cit. p. 200 ; PILHES donne ici la parole à un dirigeant d’entreprise multinationale : « Aimer est un terme que j’ai depuis longtemps banni de mon vocabulaire. Ce n’est pas que je sois incapable d’être tendre ; enfant, les petits oiseaux m’attendrissaient ; et grâce à moi la cotisation annuelle de Rossery et Michell à la société protectrice des animaux est exceptionnellement élevée ; mais il faut choisir : le pouvoir, la possibilité d’agir sur les affaires de son temps ou une vie sans histoire au milieu des petits oiseaux ».

91 Voir les travaux de J. MONOD et notamment : Le hasard et la nécessité. Le Seuil, 1970, p. 22 sv.

92 Voir L. V. BERTALANFFY, Théorie des systèmes, Dunod, Paris, 1973. Voir aussi les travaux d’ASHBY.

93 Il est bien évident que toute analogie entre le système biologique et le système social, comme le soutient BERTALANFFY, ne peut être qu’approximative. Le premier, à l’inverse du second, est intensément conservateur et relativement refermé sur soi-même.


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