1Nous avons montré, à travers l’examen des causes de la multiplication assez rapide des congrès et colloques, le lien étroit entre celle-ci et certains changement sociaux. Nous nous proposons ici d’approfondir l’analyse de ce lien en nous référant aux observations faites au cours d’une période assez exceptionnelle d’effervescence sociale, mai 1968. Nous souhaitons montrer d’abord l’impact immédiat de cette conjoncture sur l’organisation, le déroulement, la fréquence des rencontres (colloques et congrès). Ce qui est une manière de mettre en relief l’importance de cette institution sociale dans notre société, et sa sensibilité à tout ce qui bouleverse l’ordre social. Puis, on s’interrogera plus avant sur les fonctions remplies par cette institution en reliant celle-ci à des aspects structurels de notre société.

A. Congrès, colloques et conjoncture sociale

Congrès et colloques en mai 1968

2La période retenue pour servir de cadre à nos observations (com me pour d’autres enquêtes citées plus haut, c’est le journal Le Monde qui a servi de support à notre analyse) sur diverses réunions ou manifestations comportant échanges, discussions, débats1, est celle allant du 29 avril 1968 – date des premiers signes de « nervosité » apparus au sein de différents groupes sociaux, notamment chez les étudiants et les universitaires – au 12 juin 1968 – date de la dissolution par le gouvernement des groupuscules révolutionnaires et d’un relatif retour au calme. Que révèle cette enquête ?

3D’abord que cette période de crise sociale, d’effervescence politique et idéologique s’est traduite par une intensification des réunions dans tous les milieux sociaux ou professionnels. Divers travaux psychologiques et psychosociologiques2 ont démontré, expérimentalement, la relation existant entre toute situation de crise ou de malaise social et l’intensification des communications. Quand la crise est une crise des valeurs et des institutions, mais aussi du consensus social comme en 1968 en France, cette intensification des communications prend naturellement la forme d’une multiplication des rencontres, échanges intra et inter-professionnels, intra et inter-institutionnels (école, université, administration), intra et inter-entreprises, intra et inter-sectoriels (agriculture, industrie, etc…). Les tableaux ci-après montrent, d’une part la fréquence « anormale » des réunions pendant la période considérée (par comparaison avec les mêmes périodes de 1966-67), d’autre part la diversité et la densité des communications dans le cadre de réunions tantôt structurées, tantôt informelles et anarchiques, entre milieux sociaux, catégories sociales et professionnelles qui auparavant ne se rencontraient pratiquement jamais, enfin, la variété des formes et modalités prises par les réunions durant cette période exceptionnelle. Celles-ci ne connaîtront pas, sauf peut-être celles fixées et planifiées de longue date et qui n’auront pas été annulées (nous savons, sans pouvoir fournir de chiffres précis, que de nombreux colloques, congrès, assises, etc… prévus pour cette période, ont été annulés ou reportés) un déroulement analogue à celui des congrès et des colloques étudiés plus haut. Qu’elles aient été l’aboutissement d’un défilé, d’un cortège, d’une délégation à tel ou tel lieu de décision ou de pouvoir (ce sont les plus nombreuses), qu’elles aient pris la forme de rassemblements, forums, meetings dans la rue ou dans un espace abrité, ou qu’elles se soient calquées artificiellement sur les modèles connus de la Table Ronde, de l’Assemblée, du Carrefour ou du Colloque (cette catégorie de réunions est très minoritaire), les réunion de Mai 1968 n’ont cherché à réaliser aucun des objectifs que nous avons inventoriés dans les chapitres précédents. Résoudre un problème, trouver des solutions, analyser une situation sous des angles différents, rassembler des informations ou les diffuser de manière pédagogique et efficace, sonder une population sur des propositions, faire avancer une discipline scientifique, faire le bilan de l’action d’une équipe, ou enfin de resserrer des liens ou la cohésion au sein d’un groupe n’étaient pas les objectifs visés par les réunions où il n’a été question que de communiquer, dialoguer pour le plaisir et de donner la parole aux « oubliés », aux « silencieux » de notre société. Parler de n’importe quelle façon, à n’importe quel moment, et à n’importe qui, de ses inquiétudes, de ses revendications ou de son mécontentement était la seule chose qui comptait.

4Spontanéité et liberté d’expression ont été ainsi les mots clés de toutes ces réunions, dont une partie, la plus importante, n’aura pratiquement eu aucune structure définie (ce seront celles que nous retrouverons dans le tableau II sous l’étiquette manifestations, occupations et discussions sur le tas, cortèges, défilés, marches, rassemblements-meetings, délégations-pourparlers, négociations-dialogues) et l’autre, une structure minimum sauvegardant les apparences de la rencontre classique (ce seront celles rangées sous les catégories Tables Rondes, tribunes, réunions-discussions, commissions et commissions paritaires, assemblées, conseils, colloques, congrès). C’est donc dans ce deuxième ensemble que se classent les quelques rencontres (congrès, colloques, assemblées) qui n’auront pas été annulées par les organismes ou groupements initiateurs et qui subiront l’assaut – au moins symbolique – de la spontanéité et de la volonté de participation populaires. Ainsi le synode de l’Eglise Réformée de France à Royaumont (1^er mai 1968) a-t-il donné la parole à des étudiants de théologie (fait apparemment exceptionnel) face à des journalistes, devant lesquels les portes se sont largement ouvertes. Ainsi le Festival de Cannes a-t-il vu les présentations traditionnelles de films se muer en meeting houleux qui se sont parfois prolongés en contre-festivals très animés avec les mêmes participants, mais sans les organisateurs et les vedettes.3 4 5 6

Tableau I Fréquence des réunions tenues en 1966, 1967, 1968, durant la période de référence (29 avril – 14 juin 1968)

Tableau II Fréquence des réunions selon la phase de développement du mouvement contestataire

Tableau III Echanges entre milieux professionnels ou sociaux

5Le tableau III nous indique que les réunions hétérogènes mettant en présence deux ou trois catégories sociales ou professionnelles ont été beaucoup plus nombreuses que les réunions homogènes, bien que celles-ci ne l’aient pas été au sens habituel du terme, puisque rassemblant des agents ou personnels de statuts différents. Il montre aussi que parmi les réunions hétérogènes, les moins structurées, les plus effervescentes et mobiles ont été de beaucoup les plus fréquentes7. Ce qui confirme l’hypothèse de l’existence d’une corrélation entre l’accélération « anormale » de la fréquence des réunions en période de crise ou de malaise social et l’intensification des communications entre professions, milieux, secteurs de la société globale. Le fait qu’une catégorie sociale, les jeunes (étudiants et lycéens essentiellement), a joué un rôle moteur dans l’animation d’un nombre important de réunions (environ 1/3)8 ne modifie en rien la pertinence de cette hypothèse, car il reste que de nombreuses populations, traditionnellement exclues des colloques (travailleurs manuels, lycéens, salariés agricoles, mères de familles sans profession, certaines catégories de fonctionnaires, chômeurs, handicapés, immigrés, etc…) ont pu s’exprimer à voix haute et communiquer entre elles (même si elles l’on fait sous l’impulsion d’une minorité agissante) et qu’une partie des professions attachées depuis toujours à un certain formalisme ou académisme des débats (avocats, fonctionnaires, enseignants) ont massivement fait l’expérience de la spontanéité et de la créativité.

6Enfin, deux autres remarques peuvent être faites, confortant cette dernière observation, l’une à propos de la distribution des réunions, durant la période considérée, l’autre à propos de leur répartition dans l’espace (voir tableaux II et IV).

7En effet, la distribution des réunions tenues durant la période de l’enquête (29 avril – 14 juin) selon les trois tranches de temps (à peu près d’égale importance) correspondant à des phases distinctes du processus de développement de la crise de mai 1968 – 29 avril – 13 mai, phase d’éclosion de la crise, caractérisée par les premières interventions des forces de l’ordre au Quartier Latin, la fermeture puis la réouverture de la Sorbonne, et le déclenchement de la grève générale ; 13 mai – 31 mai, phase d’épanouissement de la crise, caractérisée par l’accroissement de l’agitation dans la rue et de l’effervescence dans toutes les organisations et milieux sociaux ou professionnels, et s’achevant par la deuxième intervention radiodiffusée du Président de la République, l’annonce de la dissolution de la Chambre et le défilé pro-gouvernemental sur les Champs-Elysées ; 31 mai – 14 juin, phase de retombée de la crise, de retour progressif au calme consacré par la dissolution des groupuscules révolutionnaires ou gauchistes – montre la coïncidence entre le moment de plus grande effervescence sociale et l’intensification de la fréquence des réunions et manifestations.

8On peut nuancer quelque peu ces observations en ajoutant que la phase même qui voit culminer tout à la fois la crise et la fréquence des réunions est celle marquée par un effort de reprise en mains, par des minorités organisées, de la vaste « kermesse » initiale qui s’est enflée durant toute la première quinzaine du mois de mai. Cette reprise en mains se traduit sur le plan des réunions par un retour à des modèles d’organisations, ou à des « procédures plus autoritaires » : discipline de vote, encadrement des discussions, élection de représentants pour les négociations. Pour reprendre une formule contemporaine de la crise, « la parole n’était déjà plus dans la rue » mais dans les comités d’action fortement noyautés par les « groupes-locomotives » de la révolte estudiantine. Ainsi à l’heure des plus grands désordres, de la plus grande libération de la spontanéité et de l’imagination collective, s’amorce le retour en force du principe d’ordre, d’organisation, de récupération de l’énergie et de la créativité au profit d’objectifs dont la rationalité est empruntée à celle des organisations qui manifestent la plus grande cohésion. Et ce processus n’est repérable qu’à travers l’observation des réunions qui se sont tenues au cours de cette période. C’est dire le rôle de miroir ou de révélateurs que jouent les congrès et colloques dans les conjonctures les plus significatives de changement social. Ils reflètent assez fidèlement les forces antagonistes qui travaillent souterrainement la réalité sociale et mettent à jour, par exemple, le conflit de l’institutionnel et du spontané, de l’organisé et du chaotique dans les grandes organisations sociales.

9La seconde remarque a trait aux lieux et places investis par les groupes pour y tenir débats et discussions. On découvre avec l’étude des débats de cette période l’importance du rôle joué par l’espace de discussion, l’intensité de la charge symbolique attachée au lieu de déroulement d’une assemblée (surtout ci celle-ci a une vocation contestataire). On constate, par exemple, que la plus grande partie des réunions – si on laisse de côté les réunions tenues en plein air, dans les rues, places ou boulevards – se logent dans des lieux soit occupés après une invasion plus ou moins pacifique, soit défendus contre des attaques venant ou pouvant venir de l’extérieur. On voit sur le tableau IV, que les salles traditionnellement réservées aux réunions (salles de meeting, salles de spectacles, palais de congrès, etc…) n’ont hébergé qu’un nombre insignifiant de réunions (à peine 12 %), alors que les universités, les lycées, les bâtiments administratifs, les édifices religieux, des entreprises ou usines reçoivent les masses les plus nombreuses de « colloqueurs ».9 10 Il faut noter que si certains groupes ou catégories se barricadent dans les « places fortes » conquises, pour avoir leurs discussions et débats (on se souviendra que certaines usines et entreprises furent défendues par la classe ouvrière contre les étudiants venus les « libérer », et que réciproquement certaines Assemblées d’étudiants, de lycéens ou d’enseignants, se sont fermées à d’autres catégories professionnelles)11, d’autres lieux furent ouverts aux brassages les plus larges, aux débats les plus fantaisistes et les plus débridés : la Sorbonne, l’université de Nanterre, le Théâtre de l’Odéon, etc…

Tableau IV Répartition des réunions selon les lieux et la structure des réunions

10En ce qui concerne les lieux « ouverts » de réunions et de manifestations et de leur répartition dans Paris, ils subissent en grande partie l’influence de l’origine sociale de leur peuplement, mais aussi celle de la mythologie et de l’histoire : les places de la République, de la Bastille, de l’Odéon, du révolutionnaire Kossuth… aux contestataires, les Champs-Elysées, la Concorde, le Trocadéro… aux partisans de l’ordre. Ainsi réunions et manifestations dessinent sur la carte de Paris une débauche d’arabesques folles qui s’incline cependant devant une logique, celle de l’Histoire. En fait les groupes, les publics, les individus qui débattent de leurs problèmes, de leurs besoins ou de leurs idéaux, ne sont pas indifférents au cadre dans lequel ils le font, cadre physique certes, mais surtout cadre symbolique et historique12. Ainsi les colloques et congrès par le choix même des lieux dans lesquels ils se tiennent, peuvent être considérés comme des indicateurs, des structures signifiantes, un code de lecture des idéologies, des motivations, des intentions, des organisations et des groupes. Et par là se confirme leur fonction de révélateur de mouvements sociaux ou politiques.

11Toutes les leçons données par les événements de mai 1968 ne seront pas oubliées, après la remise en ordre qui s’effectuera au sein des groupes, organisations, administrations, institutions. Nous voulons parler essentiellement de celles touchant la préparation, l’organisation et le développement des congrès et colloques. On n’a aucune peine à voir dans les manifestations et les rencontres de mai 68 (parfois jusqu’à la caricature) une accentuation de la tendance déjà amorcée une ou deux dizaines d’années plus tôt : la valorisation de l’informel et des échanges spontanés, la recherche de la plus grande créativité collective par la participation et l’implication des participants, la pratique de la pluridisciplinarité et de l’interprofessionnalité pour l’examen des problèmes, etc…

12D’autres innovations sont nées de l’effervescence de mai 1968 : la parole donnée dans les débats publics aux habituels silencieux, l’invitation d’usagers de services publics aux réunions « d’experts » (élèves invités aux réunions d’enseignants, malades aux réunions de médecins, locataires d’appartement aux réunions d’urbanistes et d’architectes, etc…), la pratique – devenue presque rituelle – de la contestation des organisateurs ou des personnalités, celle de la contre-réunion (réunion tenue sur le même thème par des opposants aux organisateurs d’une réunion initiale, congrès ou colloque, etc…), la prise en compte de la dimension politique dans l’étude des problèmes les plus concrets…13. Ces innovations resteront dans l’histoire des colloques, des acquis importants. Elles inspireront nombre de réunions tenues après mai 1968, et donneront naissance à des types nouveaux comme les états généraux, les contre-colloques, les dialogues de rue, etc…

Etude de cas : un colloque d’éducateurs et de formateurs

13Cette dernière observation trouvera une illustration dans l’étude de cas à laquelle nous nous sommes livré précisément au cours de cette période historique (étude exhaustive d’un colloque de trois jours, tenu en octobre 1968, sur la formation des adultes). Cette étude va nous permettre d’appréhender plus concrètement, au niveau des opinions, représentations et attitudes, les changements provoqués par la crise de mai 1968.

14Beaucoup d’éducateurs, animateurs, formateurs, psychosociologues, etc…) conviés à participer à des commissions préparatoires au printemps 1968 manifestent, dans des interviews recueillies en juin 1968, assez généralement leur scepticisme sur la possibilité de tenir le colloque sous la forme et dans l’esprit prévus antérieurement et expriment le besoin d’un temps d’assimilation des événements et de clarification de leurs attitudes personnelles :

« On pense qu’une période de réflexion personnelle est indispensable » ; « tant de choses ont été remises en question qu’il me semble qu’une période de décantation est utile » ; « prendre du champ oui, mais à condition de rechercher comment améliorer, innnover » ; « il y a des choses à remettre en cause : on ne va pas pouvoir vivre comme avant », « on ne peut pas reprendre les choses là où on les avait laissées ».

« Notre écoute doit avoir un éventail beaucoup plus large » et il faudrait « rechercher une clarification de nos attitudes vis-à-vis de ce qui s’est passé ».

15Le changement sensible intervenu dans leur conception, leur représentation de ce que pouvait être ou devait être le futur colloque sont clairement perçus par eux et reliés à leur expérience des commissions et réunions de mai 1968 :

« Avant le mois de mai je considérais les activités de groupes ou de commissions comme fort agréables… et cette satisfaction que je ressentais était d’autant plus grande que les groupes ou les commissions étaient moins structurés, surtout du point de vue de la hiérarchie sociale… Depuis mai 1968 où je me suis trouvé dans des commissions étudiantes ou interprofessionnelles… j’ai découvert une forme de relation encore moins hiérarchisée »…

16Ce ne sont pas seulement les relations, en général hiérarchisées des réunions antérieures, qui sont critiquées, ce sont aussi le langage habituel stéréotypé, policé et le formalisme des discussions collectives :

« Dans certaines commissions de Censier ou de la Sorbonne, quel que soit son âge ou son statut, on pouvait s’entendre dire « ta gueule » ou « vous n’êtes qu’un flic » et on prenait conscience que ces termes n’étaient pas dirigés contre vous mais contre le contenu de votre discours… car quelques minutes après dans les mêmes groupes on pouvait rire ou applaudir à vos interventions… il y avait donc là une espèce de manifestation du contentement ou du mécontentement qui pouvait aller jusqu’à l’injure ou l’applaudissement. Je ne me suis pas offusqué de ce que l’on me dise « ta gueule » car j’ai eu brusquement un nouveau cadre de référence ».

« Ce qu’on a réappris en 1968 c’est l’irrespect… je crois que dans les colloques il faudrait apprendre l’irrespect… être capable de s’extérioriser, de laisser voir ses sentiments et être en mesure de recevoir les sentiments des autres… Le colloque ou le séminaire peut être à la fois une remise en question de soi, de son statut, de ses connaissances, de son expérience… ».

17Enfin, c’est le caractère a-sociologique, apolitique, des congrès et colloques antérieurs à mai 1968 qui se trouve remis en cause :

« Si je prends comme exemple de congrès international, le congrès de psychologie appliquée, il ne me semble pas qu’on n’ait jamais posé dans les congrès le problème du rôle du psychologue dans la société en termes socio-psychologiques ou politiques. On envisagerait le rôle du psychologue dans l’entreprise ou le rôle du psychologue dans la vie économique en termes d’aménagement de la productivité ou d’aménagement des structures fonctionnelles… ou alors on discutait de la déontologie de la profession entre psychologues à l’intérieur du congrès… mais jamais on ne posait le problème de : Qu’est-ce que nous représentons dans la société ? Notre action consolide-t-elle la structure sociale ?… Depuis mai 1968, j’ai l’impression que ces problèmes ne peuvent plus ne plus se poser ».

18Cette expérience de la spontanéité, de l’échange authentique, de la communication totale, de l’analyse politique des problèmes professionnels ou sociaux, les sujets interviewés veulent la transférer, l’utiliser dans le futur colloque qu’ils sont invités à préparer. Leurs critiques ou leurs suggestions concernent d’abord la conception du colloque, son organisation, son contenu :

« La préparation du colloque ne peut plus avoir la même forme, la conception même du colloque doit être révisée ».

« On souhaiterait qu’ait lieu dans le colloque une réflexion plus critique sur l’éducation des adultes, on ne peut plus poser les problèmes de formation d’adultes sans référence à un problème de société ».

« Ce qui me semble caractéristique de la réflexion des formateurs pendant les mois d’avril et mai c’est qu’ils ont continué à penser comme des mandarins et qu’ils n’ont opéré aucune remise en question de la pédagogie applicable aux adultes, alors que tous les autres types de pédagogie ont été remis en question ».

« Les événements de mai nous ont empêché de poursuivre notre programme de préparation dans les commissions, ce n’est peut-être pas un mal ; ils vont sans doute imposer au futur colloque d’octobre une structuration en petits groupes et en ateliers qui sera bénéfique ».

« Il faudrait essayer de créer une atmosphère favorable à une certaine créativité, laisser la place à une possibilité de contestation ».

« Il s’agit de renoncer à un découpage des thèmes plus ou moins arbitraire, à une division en commissions, surtout à la distinction commission régionale commission parisienne qui a un petit relent de jacobinisme ».

« Pour rendre au colloque l’esprit qu’il avait au départ et qui a été revivifié par les événements de mai, il faut renoncer à la formule de la centralisation de la tâche, on pourrait essayer de faire un recensement de tout ce qui a été fait depuis les événements de mai 1968 et de réorganiser l’affaire à partir de tout ça… ».

19Les critiques concernent ensuite les rapports organisateurs-participants qui tendent à être perçus depuis mai 1968 comme des relations de pouvoirs ou des relations stratégiques :

« La participation au colloque doit être totale, spontanée ; le mouvement de mai a créé chez nous le sentiment assez vague que chacun a son mot à dire ; surtout et là l’INFA (Institut National pour la Formation des Adultes) a un rôle à jouer : il pourrait transformer la structure de travail du colloque en une structure qui opère beaucoup plus au ras du sol… qui prenne les gens là où ils sont ».

« Il s’agit de faire en sorte que l’INFA ne découpe pas la tâche en rondelles, suivant son mode de pensée ».

« On peut accepter que l’INFA mène le colloque sur lequel il exerce déjà un pouvoir, ce pouvoir de date, de lieu, de réunion, de convocation… cela me semble déjà pas mal de pouvoirs… mais qu’il n’essaie pas de définir à l’avance ce qu’on va trouver » ; « qu’on invite les gens intéressés par la participation à ce colloque, qu’on les aide simplement à se structurer et que l’INFA accepte la contestation de cette structure même, de façon qu’une dynamique puisse naître autour de cette structure de pouvoir ».

« Il faut que les organisateurs acceptent d’abandonner cette terrible sécurité qu’est le thème de travail, les objectifs et les titres des différentes personnalités » ; « on n’a même pas besoin de psychologues ou de psychosociologues pour animer les commissions et les groupes de travail, ils pourraient s’animer tout seuls… et ainsi les psychologues seraient réduits au chômage et ce sera tant mieux ; il y aura aussi une maturation qui se fera dans le grand public ».

20Il y a dans ces diverses citations une illustration des attentes nouvelles du public – du moins d’un public sensibilisé aux phénomènes psychosociologiques – à l’égard des congrès et colloques.

21Une dernière remarque pouvant se rattacher à une observation que nous avons faite plus haut – sur la dialectique de l’organisation et de la spontanéité dans les réunions de mai 68 – concernera l’évolution des attitudes et des opinions des futurs participants du colloque étudié ici entre mai et octobre 1968. Le désir de participation, de contestation, à travers le colloque, des structures de l’éducation des adultes, etc… qui s’est exprimé dans les interviews en juin 1968 et qui a contraint les organisateurs à en tenir compte, s’est trouvé sensiblement émoussé en octobre lorsque s’est tenu le colloque, selon une procédure souple et démocratique mais finalement en conformité avec les objectifs fixés de longue date. C’est que le reflux de la spontanéité collective, des grandes revendications à la participation, a entraîné la retraite des espoirs et illusions des « colloqueurs » interviewés. A mesure que les idées ou les pratiques de mai s’éloignaient ou s’estompaient, les congrès et colloques tendaient en effet à obéir de plus en plus aux principes de rationalité et de cohérence traditionnels. C’est ce qui explique la déception de certains participants interviewés après la rencontre :

« Il y a essentiellement plus de filiation entre les travaux préliminaires et le colloque qu’entre les problèmes qui sont apparus au mois de mai et au mois de juin et le colloque. Cela c’est une de mes déceptions, je vous l’ai déjà dit et notamment dans le groupe de travail auquel j’ai participé… Je trouve qu’à partir du moment où on avait vu cet événement pédagogique et politique important qu’était le mois de mai et la révélation de toutes les aspirations des gens qui bénéficiaient de la formation à participer aux discussions et à peser sur le monde de la formation… j’ai trouvé qu’il n’était pas bon de continuer à préparer le colloque comme si cela ne s’était pas passé. Par exemple, je pensais, si vous voulez, qu’il fallait faire participer au colloque, d’une manière ou d’une autre, les usagers de la formation, les bénéficiaires, enfin les « victimes », je dirais, de la formation et que cela aurait donné au colloque une tout autre tournure, beaucoup moins académique, mais cela a été rejeté ».

22Mais ce retour à la logique, à la rationalité, à la cohérence ne correspond cependant pas à un rejet pur et simple des apports « pédagogiques » de mai 1968. Comme les autres institutions sociales, le colloque a intégré des acquis ou des pratiques qui ont accentué certains traits du schéma évolué de rencontre ou de certaines de ses modalités d’actualisation. Comme on l’a indiqué plus haut, les colloques du type « Etats généraux », « contre-colloque », « dialogue dans la rue », « journées portes ouvertes »… peuvent être considérés comme des sous-produits de l’immense vague de contestation de mai 1968.

23Il nous reste à organiser, dans la seconde partie de ce chapitre, un rapprochement entre les structures des colloques et quelques aspects fondamentaux de la structure sociale qui les a sécrétés. Ce rapprochement serait d’autant plus éclairant qu’il apparaîtrait comme symétrique de celui que l’on pourrait établir entre les congrès et la société démocratico-libérale de la fin du siècle dernier.

B. Congrès, colloques et structures sociales

Le congrès : reflet de la société démocratico-libérale

24De tous les traits dominants de la société démocratico-libérale – type de société qui s’est constitué en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis d’Amérique, à la suite des révolutions britannique, américaine et française – ce sont incontestablement le parlementarisme avec ses supports institutionnels que sont le suffrage universel, la liberté syndicale et professionnelle, le pluralisme idéologique, la prédominance du pouvoir législatif sur l’exécutif, qui nous apparaissent comme prépondérants. L’étroite correspondance existant entre le modèle parlementaire et le modèle de fonctionnement des congrès nationaux ou internationaux, scientifiques, professionnels, politiques, saute aux yeux. On y trouve les mêmes procédures, les mêmes rituels et les mêmes principes de base : exposés à la tribune, débats en commissions ou en séances plénières, rapports des commissions spécialisées, discussions et votes de motions, de résolutions ou de textes de synthèse… Dans les congrès, comme dans les séances parlementaires, le rite et la procédure l’emportent sur la fantaisie et l’improvisation dans l’examen des problèmes. Par ailleurs, le cheminement d’un texte législatif rappelle par plus d’un trait celui d’un rapport préparatoire de congrès national ou international : l’adoption d’une loi par l’Assemblée Nationale sur proposition du Gouvernement franchit des étapes (avis du Conseil d’Etat qui juge de sa conformité à la loi, approbation du texte par le Conseil des Ministres, examen par l’une des Commissions spécialisées, discussion du texte à l’Assemblée et vote de la Loi après les interventions des représentants de chaque groupe parlementaire) qui rappellent étrangement le processus d’adoption d’une résolution par un congrès d’une certaine importance (élaboration du texte par une Commission ou un groupe de travail préparatoire, présidée par un membre de l’équipe d’organisation, amendement du texte par de petits groupes influents du congrès, remise du texte à l’ensemble des participants qui l’étudient en séance plénière ou en commission, prise en compte des critiques ou amendements).

25Le congrès reproduit donc le modèle de délibération et de négociation des représentants de la nation et favorise incontestablement l’apprentissage, par le public, des normes, valeurs, traditions, rites, procédures, qui consolide la forme d’organisation sociale établie. Il apparaît comme l’un des outils les plus adaptés aux nécessités de fonctionnement des groupements et associations constitutifs du tissu social des sociétés libérales de la fin du XIX^e siècle.

26On retrouve dans le congrès le reflet d’autres éléments de la structure sociale des sociétés démocratico-libérales. Par exemple, la neutralité officielle de l’Etat dans le domaine économique a pour corollaire la discrétion de ses représentants (experts ou hauts-fonctionnaires) dans les rencontres, d’ailleurs très peu fréquentes, traitant des problèmes sociaux ou économiques. Du reste, le fonctionnement normal de l’institution parlementaire, l’activité intense des partis politiques et du syndicalisme ouvrier, le développement rapide de l’associationnisme (clubs, associations professionnelles) absorbent entièrement les capacités, encore relativement faibles dans ce type de société, des agents ayant volonté ou vocation d’étudier, d’analyser ou de résoudre des problèmes économiques et sociaux en dehors de l’administration.

27Autre exemple, la persistance des communautés locales, des liens de parenté, des groupements de croyances, malgré une mobilité géographique et professionnelle et une urbanisation qui commençaient à prendre de l’ampleur, n’avait pas encore aiguisé les besoins de contacts et de relations humaines. De ce fait, les congrès ne pouvaient avoir pour objectif essentiel de favoriser ou de restaurer les relations humaines, sans que d’ailleurs cette dimension en fût totalement absente ; elle existait – et existe toujours – mais sous une forme qui l’apparentait aux modalités contemporaines du tourisme ou des loisirs culturels14.

Le colloque : reflet de la société techno-bureaucratique

28La symbiose entre le colloque et la société industrielle pleinement développée ou techno-bureaucratique est encore plus évidente. Certains traits de ce type de société, dite aussi de « capitalisme organisé et dirigiste »15 que nous allons examiner, tendent à prendre du relief dans des pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne (avant et après le nazisme), la France sous la V^e République, etc…

29Le parlementarisme qui était l’une des caractéristiques essentielles de la société démocratico-libérale s’est profondément modifié. Les spécialistes de science politique et de sociologie politique, en France et aux Etats-Unis, s’accordent à reconnaître son déclin16. En France, de nombreux observateurs de notre régime politique constatent l’impuissance des Assemblées depuis 1958, la violence répressive de l’appareil de l’Etat et l’escamotage des possibilités de choix réel dans le domaine de la vie économique et sociale17, « la tendance fascisante inhérente au capitalisme organisé et dirigiste qui broie toute collectivité et toute force qui ne lui est pas entièrement soumise…18.

30La traduction de ces aspects dans la structure du colloque prend des formes diverses qui peuvent cependant grossièrement se confondre avec une préoccupation parfois exacerbée de productivité et d’efficacité. Celle-ci n’est pas étrangère aux objectifs assignés aux colloques19 : (objectifs d’études de problèmes sociaux, économiques ou politiques, de sensibilisation d’une population à un thème, de mise au point de stratégie d’intervention, de perfectionnement), et contraignant les organisateurs à une préparation parfois très poussée des réunions, non seulement au plan technique, mais aussi au plan politique et psychologique. C’est ainsi qu’apparaît dans la plupart des colloques d’aujourd’hui visant au lancement d’une réforme, d’une idée, d’un projet ou d’une résolution, un contraste entre le déroulement formel selon une procédure démocratique prévoyant la prise de parole des diverses forces, groupes ou organisations participant à la rencontre, et le fonctionnement sous-jacent de la structure, englobant les négociations et tractations multiples engagées par ce qu’on pourrait appeler l’appareil fonctionnel du colloque ou le foyer central de coordination des activités et des « participations pertinentes » (pertinentes par rapport aux finalités de la rencontre). Mais le déclin, ou même la disparition des rituels anciens liés au formalisme démocratique et parlementaire, n’ouvrent pas pour autant un vide structurel laissant libre cours à la spontanéité et à la créativité du groupe réuni. Ils s’effacent au profit de rites nouveaux, d’orientation technocratique, tantôt subtils, feutrés et de bon ton comme ceux observables dans les antichambres du pouvoir, tantôt confondus avec une démarche pédagogique prenant son inspiration dans les techniques psychosociologiques de travail en groupe les plus éprouvées. Ainsi le colloque reproduit par certains côtés la structure de la société techno-bureaucratique.

31Autre aspect caractéristique de cette société : la primauté de la connaissance technique. « Primauté logique et inéluctable à l’ère de l’automatisation et des machines électroniques », écrit Georges GURVITCH20, qui ajoute que « la connaissance technique s’affirme à un tel degré, que toutes les autres manifestations du savoir en sont influencées au point d’être technicisées autant que cela paraît possible ». Toute puissante, la technique refoule ou assujettit les autres formes de connaissances, y compris la connaissance scientifique, à son propre rythme de développement, et impose son déterminisme, non seulement à la production, mais encore à tous les paliers de la société.

32Cette caractéristique de notre société a trouvé son équivalent dans la structure du colloque moderne dont on a relevé la tendance très nette à la pluri ou à l’interdisciplinarité – c’est-à-dire, en fait, à la combinaison des approches scientifiques, techniques, politiques dans l’étude de problèmes, notamment de problèmes économiques et sociaux – et à l’utilisation massive des équipements et outillages électroniques les plus perfectionnés comme supports pédagogiques. Ce qui n’était pas le fait des congrès ou assemblées professionnels, politiques, scientifiques, ou même techniques. La prééminence du savoir technique dans les discussions pluridisciplinaires au sein des colloques se traduit essentiellement par une monopolisation de la parole, au moins durant les principales séances de travail, par les techniciens de tous bords et de toutes origines, eux-mêmes soutenus ou « guidés » par les techniciens des relations humaines21, de la pédagogie et de l’information qui orientent les discussions et les débats vers les résultats attendus.

33« On est sorti du stade artisanal pour entrer dans l’ère industrielle : maintenant, on sait ce que c’est que d’organiser matériellement une vaste conférence, à l’aide des moyens indispensables… Il n’y a plus de ces congressistes qui ne savent pas où se loger, ou qui ne connaissent pas le programme avant d’arriver… Tout le monde est pourvu de sa petite serviette contenant badges, documents, plans, etc… », proclame fièrement une militante des mouvements féministes, membre de l’échantillon, que nous avons interviewée.

34Il est vrai que d’autres paraissent plus réservés à l’égard de l’organisation matérielle et technique des réunions qui déshumanise quelque peu la rencontre : « Tout est accéléré, tout est automatisé… les participants eux-mêmes suivent le mouvement, ils veulent profiter de tout et le plus vite possible… ils se battent pour de la paperasse qu’ils n’auront jamais le temps de lire »… « A présent les communications sont minutées, et il arrive qu’on interrompe un orateur qui a dépassé de quelques secondes son temps de parole… » (psychologue).

35Un autre trait marquant de la société de capitalisme organisé et dirigiste est la planification du développementt économique et social par l’appareil d’Etat travaillant en étroite collaboration avec les Etats-majors de la grande industrie. Cet appareil intervient de plus en plus comme coordinateur des activités économiques et comme facilitateur des changements et reconversions nécessaires au maintien ou à l’accélération de la croissance. Planification, programmation, concertation, deviennent les maîtres-mots du langage administratif ou technocratique. Il faut ajouter à cette description une certaine unification des groupements technocratiques ou techno-bureaucratiques (techniciens, experts, hauts-fonctionnaires, techniciens militaires, planificateurs, organisateurs et hommes d’appareils, etc…) autrefois éparpillés, qui s’opère par la grâce de l’irrésistible poussée du facteur technique ou technologique qui contraint, comme l’écrit L. SFEZ22, dirigeants publics ou privés à s’incliner devant l’efficacité et la rationalité, seules chances pour eux de survie. Il n’est pas jusqu’aux syndicats et aux partis politiques qui ne doivent, pour résister à la pression de cette évolution, se bureaucratiser et renforcer les moyens et techniques d’influence de leur élite dirigeante. On comprend que dans ce contexte le colloque se « technocratise ». De quelle façon ?

36On rappellera, tout d’abord, la tendance des colloques modernes à aborder, à la différence des congrès traditionnels, la discussion des problèmes sociaux et économiques les plus urgents, sous un angle à la fois technique, scientifique, politique23.

37On évoquera, en second lieu, la tendance non moins nette des colloques à être de plus en plus hétérogènes, et cela dans le sens le plus large possible, et à accueillir des fonctionnaires, des experts de l’administration qui prennent d’ailleurs d’eux-mêmes, de plus en plus, l’initiative de tenir des réunions à l’intention de leurs partenaires économiques (chefs d’entreprise, cadres supérieurs, experts économiques, universitaires, dirigeants syndicaux, hommes politiques)24.

38Enfin, une dernière remarque nous est suggérée par l’analyse que fait J .-K. GALBRAITH25 de la structure sociale de la société post-industrielle et plus précisément du système économique des pays les plus puissants de la planète. Celui-ci se scinderait en deux éléments inégaux, dont l’un constituerait le sous-système du marché englobant les activités ayant pour cadre les exploitations agricoles, les entreprises de service, les petites industries, les commerces ou échoppes d’artisans, les ateliers d’artistes, etc… et l’autre, le sous-système industriel regroupant les grosses entreprises industrielles de transports ou de production d’énergie, de services publics, de communications et de commercialisation. C’est le second sous-système, selon GALBRAITH, qui domine l’économie et la société du fait de son organisation très poussée – répondant aux exigences de la technologie et de la gestion la plus moderne – et des capacités accumulées par son élite dirigeante ou technostructure. Cette élite représente ce qu’il y a de plus important, de plus influent, de plus compétent dans la société. Ses objectifs deviennent les objectifs de la collectivité tout entière, sa politique, celle de l’Etat.

39On peut se demander, quand on se penche sur le fonctionnement d’un colloque (à objectif d’exploration d’une situation, d’étude d’un problème ou d’examen de solutions intéressant de larges couches de la population)26, si l’on ne retrouve pas le même décalage, toutes proportions gardées, entre le sous-système proprement fonctionnel du colloque – comportant le noyau des « concepteurs » politiques, l’équipe d’organisation et d’animation, et une fraction, au moins, du groupe des participants acquis aux objectifs de la rencontre, gérant heure par heure la production intellectuelle et en contrôlant l’évolution et l’éventuel dérapage – et le sous-système « artisanal », un peu marginal, produisant des activités résiduelles (un bricolage philosophique autour du ou des thèmes principaux en discussion) et rassemblant la masse des participants faiblement branchée sur le foyer d’élaboration des conclusions et ne réussissant que très épisodiquement à placer ses idées ou ses suggestions. D’ailleurs, c’est parfois au sein de ce sous-système résiduel, marginal, que peuvent naître des courants contestaires – que l’on observe dans beaucoup de colloques de notre époque – à l’égard des objectifs de l’organisation ou à l’égard des éléments porteurs de la finalité du colloque et attachés à la réalisation de la tâche27. C’est la même opposition en miniature, en raccourci, que celle qui se développe dans notre société, entre les partisans du progrès technique et de la croissance économique, et les groupements marginaux ou contestataires porteurs de valeurs anti-techniciennes. Cette contestation a souvent pour effet, dans le colloque, comme dans la société technocratique, de mettre les dirigeants en demeure d’expliquer, de défendre leurs objectifs et leurs démarches, voire de les corriger ou de les ajuster28.

Etude de cas

40De toutes les caractéristiques attachées au colloque moderne (type étude de problème, ou consultation-sondage, ou comité d’experts), c’est sans doute la poursuite de l’efficacité et de la rentabilité qui reflète le mieux les tendances centrales du système technocratique. C’est pourquoi il nous paraît intéressant d’en donner une illustration à travers l’étude exhaustive d’une commission de travail interne à un colloque moderne (déjà évoqué plus haut), tenu en octobre 1968 et dont le thème général est « objectifs et besoins dans l’éducation et la formation des adultes ».

41Le groupe étudié est composé de participants qui se sont réciproquement choisis ou qui ont choisi le thème de réflexion (« institutions et structures favorables au développement de l’éducation permanente »), proposé par les organisateurs. L’objectif de la commission était d’élaborer, en l’espace de douze ou quinze heures de travail réparties en six séances, un rapport précisant les différents aspects du problème et avançant quelques propositions d’action ou de recherche.

42La transcription dactylographique complète de toutes les séances de travail de cette commission a permis une analyse de contenu exhaustive de l’ensemble des discussions : ce matériau a d’abord été analysé séance par séance, puis longitudinalement, selon les grandes catégories d’analyse retenues de manière à dégager l’évolution du groupe attelé à la tâche. C’est à la seconde partie de l’étude que nous empruntons quelques schémas et graphiques suggérant les observations les plus pertinentes sur le problème que nous voulons éclairer ici : la reproduction par le colloque ou par le colloque en miniature que constitue l’un de ses segments (une commission de travail) des formes d’organisation et de travail les plus familières aux instances dirigeantes de notre société.

43Les principales catégories utilisées pour l’analyse des débats sont les suivantes : l’organisation du groupe, l’organisation de la discussion au plan général, l’organisation de la discussion sur des points ou thèmes précis, l’exploration des thèmes eux-mêmes, la rédaction du rapport de synthèse. Précisons que nous ne nous intéresserons pas ici au contenu proprement dit des discussions, aux idées échangées elles-mêmes, mais à la manière dont elles l’ont été et dont les mécanismes de « contrôle » mis en place ont permis leur articulation en un rapport de synthèse final, selon une trajectoire dont on peut faire l’hypothèse qu’elle est représentative de ce qui se passe dans les réunions et colloques du même type. Nous nous attacherons aussi, dans la même perspective, à mettre en relief des processus qui nous renvoient l’image de certains modèles sociaux actuels.

44La présentation de l’analyse des activités, séance par séance, permet d’avoir une vue d’ensemble sur le processus d’évolution du travail et de la vie du groupe et autorise quelques réflexions sur le problème abordé ici :

45– La première séance est marquée par la longue intervention du président du colloque, qui rappelle l’objectif de la commission, définit le cadre de la discussion et incite vivement le groupe à se donner une structure interne. De fait, sous cette impulsion, un président de commission est désigné, des rapporteurs sont nommés après que tous les membres de la commission se soient présentés. Cette intervention est suivie d’un débat général, chaque participant exposant plus ou moins longuement son expérience professionnelle et son point de vue sur le thème. Deux observations peuvent être faites sur le déroulement de cette séance :

• la durée des interventions du président du colloque puis du président de la commission laisse peu de temps aux autres membres du groupe pour préciser leur propre approche du problème, leur opinion sur l’organisation du travail ou la structure à donner au groupe ;
• les thèmes abordés au cours de cette séance sont relativement peu nombreux et sont pour la plupart empruntés à l’intervention du président.

46On peut ajouter, en conclusion, que la chiquenaude initiale une fois donnée, la commission, mise sur les rails, a des chances de s’y maintenir dans la mesure où les consignes et les objectifs sont relayés en son sein par un petit groupe coordonnateur (président, rapporteurs), réplique exacte de l’équipe d’organisation du colloque.

47Cette démarche est tout à fait exemplaire : elle représente le modèle même (sous une forme stylisée) de la mise en place du système de production intellectuelle dans les colloques, comités, réunions d’experts, liés au processus de gestion technocratique de la société.

48– La seconde séance a ceci de remarquable qu’elle amplifie les deux mouvements amorcés dans la séance précédente : l’exposé plus ample de l’expérience personnelle des membres du groupe (expérience personnelle en rapport avec le thème de la commission) et la planification du travail par recensement des points abordés, transformés en une série de questions, dont l’étude ordonnera la démarche du groupe. On peut aussi noter un élargissement du champ de la discussion et relever un autre fait significatif (allant dans le sens de notre hypothèse) : un début de spécialisation des rôles au sein du noyau de participants actifs soudés autour des deux ou trois éléments moteurs de la commission, institutionnellement responsables devant l’appareil d’organisation du colloque et détenant le monopole de la parole. Observons, enfin, en conclusion :

• que le clivage qui commence à s’opérer au sein du groupe, entre les participants à faible implication et les participants à forte implication, reflète en quelque sorte la division du colloque et, au delà, la division de la société en un sous-système fonctionnel, productif, central quant aux valeurs et à l’idéologie dominante et un sous-système marginal développant des activités résiduelles et subissant plus ou moins la pression du premier ;
• que la spécialisation des rôles qui s’effectue progressivement dans le groupe – rôle d’organisateur et de « facilitateur » de la discussion collective (laissé au président), rôle de « contributeur » efficace à la production des idées pertinentes par rapport aux objectifs, rôle de « conservateur » des idées et propositions utiles à la synthèse finale (laissé au rapporteur désigné) – reflète le mode de division du travail à l’échelon le plus élevé des organisations ou entreprises.

49– La troisième séance voit la continuation des processus amorcés dans les deux séances précédentes. Relevons simplement le renforcement d’une tendance à l’approfondissement de l’étude de certains thèmes ou aspects du problème confié à la commission, aux dépens de la tendance à l’élargissement de la grille des thèmes que nous avons notée dans la séance précédente ; l’encadrement de la discussion par des interventions d’orientation, de synthèse ou de relance de l’exploration se fait plus insistant et efficace.

50– La quatrième séance est marquée par une préoccupation nouvelle dans le groupe : la rédaction du rapport final. Deux observations importantes peuvent être faites sur le comportement du groupe :

• la totalité des participants se sent motivée et concernée par la nouvelle tâche à entreprendre mais, dans les faits, l’inégalité est flagrante entre les participants productifs – selon les normes du système mis en place – et les autres, aux interventions plus marginales. Cette observation est dans le droit fil de celle que nous avons faite précédemment sur l’inégale fonctionnalité et centralité des groupes sociaux par rapport aux finalités du système social global (dominé par les groupements technocratiques) ;
• les participants « centraux » s’activent autour de la rédaction du rapport, du tri des idées et des propositions et en même temps s’inquiètent des capacités du groupe à réaliser sa tâche dans le temps qui lui reste. C’est qu’ils partagent l’opinion ou la norme en vigueur dans notre société selon laquelle un groupe (professionnel, politique, etc…) est jugé sur la qualité de ses prestations ou du produit fini qu’il livre à la « consommation du public » et plus encore sur la technicité dont il a su faire preuve pour réaliser ses objectifs.

51– La cinquième séance s’inscrit simplement dans le prolongement de la quatrième. Il y a peu à dire de plus que ce que nous avons conclu de l’analyse de la précédente, sinon que le souci d’efficacité, de plus en plus prédominant dans le groupe, exclut de la discussion davantage de personnes et conduit à un rétrécissement du champ de discussion de la commission. Cette contraction du registre des solutions et propositions est directement reliée aux nécessités de rédaction d’un rapport transmissible à l’assemblée plénière du colloque.

52– La sixième séance est essentiellement consacrée à la « finition » du rapport de synthèse et à l’évaluation du travail réalisé par la commission. Ce qui est remarquable c’est qu’à cette occasion, la participation à la discussion devient pour une fois plus égalitaire et équilibrée et d’ailleurs celle-ci prend une allure plus informelle et détendue. Le groupe, qui trouve ainsi une certaine cohésion et unanimité, exprime cependant des sentiments et attitudes assez ambivalents : des sentiments de satisfaction devant la tâche accomplie mais aussi des attitudes de méfiance ou d’anxiété à l’égard du colloque plénier ou des organisateurs qui « risquent de sous-estimer ce travail ou de mal l’utiliser ». Il exprime une exigence, une attente nouvelle, celle de pouvoir contrôler l’usage qui sera fait des informations et des propositions qu’il a produites.

53Il semble que cette dernière observation soit à relier moins au fonctionnement du colloque en tant qu’organisation productive qu’à celui du colloque en tant que groupe, que collectivité humaine, traversée par des phénomènes qui relèvent de la psychologie collective ou de la psychologie des groupes restreints.

54Ajoutons une dernière remarque sur la qualité « objective » des conclusions présentées par cette commission par rapport au travail réel réalisé, c’est-à-dire par rapport aux échanges et discussions qui ont eu lieu dans le groupe et qui ont été enregistrés par nos soins. On ne peut s’empêcher de s’étonner du décalage existant entre la richesse foisonnante de ces échanges et la pauvreté, la sécheresse, le schématisme, du rapport de synthèse présenté comme « produit fini » au colloque plénier29. Les capacités de cette commission à résumer ses travaux et à formaliser ces conclusions ne sont pas en cause. Nous pensons plutôt que c’est un avatar inhérent au mécanisme même de production des comités ou colloques. Il est inévitable, dans la mesure où la rédaction d’un rapport (dans un groupe hétérogène) exige un certain consensus et que sa diffusion oblige à un certain schématisme et à une certaine platitude. Sans nier l’importance des opérations de transformation et de croisement des informations scientifiques ou techniques réalisées au sein du colloque moderne, nous considérons simplement que le tribu payé pour obtenir productivité et efficacité peut paraître assez lourd.

55Les graphiques suivants, empruntés à l’analyse longitudinale du contenu des discussions, illustrent assez bien les observations que nous venons de faire en retraçant le déroulement historique, séance par séance, des activités du groupe.

56Sur les deux premiers graphiques on peut voir le rôle écrasant (selon le critère du volume de paroles émises) joué par le président de la commission tant en ce qui concerne la tâche que l’organisation du groupe. On voit aussi qu’il est suivi de près par un autre participant, sans responsabilité officielle ou institutionnelle, mais qui a assumé en réalité un « rôle d’autorité » incontesté dans la réalisation de la tâche. Comme on l’a indiqué plus haut, les deux « leaders » – institutionnel et spontané – s’épaulèrent réciproquement tout au long de la vie de la commission et constituèrent, avec le rapporteur désigné, dont le rôle n’émerge pas spécialement sur ce graphique, le foyer central d’élaboration des conduites pertinentes du groupe30.

57Les trois graphiques suivants illustrent les observations déjà faites sur la progression des activités :

58– l’élargissement progressif de la grille des thèmes discutés, puis, après un temps d’arrêt à la quatrième séance, marquant la consolidation et la délimitation du champ d’exploration du problème, le resserrement de cette grille permettant l’approfondissement des discussions et la synthèse finale (graphique III) ;

Graphique I Etude du volume total de paroles émises par les participants de la commission (sur l’ensemble des séances)

Graphique II Volume total de paroles consacré à l’organisation du groupe et de la discussion, et à la rédaction du rapport

Graphique III Nombre de thèmes abordés durant les différentes séances Activités productives et activités d’évaluation et de régulation

59– la place occupée par les activités d’organisation, d’évaluation, d’auto-analyse, de régulation du groupe, aux deux extrémités de la courbe représentant l’itinéraire du groupe, au moment de sa naissance en tant que groupe de tâche et au moment du bilan de son activité productive (graphique III) ;

60– le double mouvement, ascendant d’abord, descendant ensuite, de la courbe représentant les activités de structuration des échanges sur la tâche et l’évolution en sens inverse de celle représentant les activités sociales du groupe (organisation générale, graphique IV) ;

61– l’évolution en sens inverse des activités productives et des activités d’accompagnement (régulation ou évaluation) de la production, les dernières assumées, on le rappelle, pour une part non négligeable, par la fraction « peu productive » du groupe (voir graphique IV).

62Ces dernières remarques nous conduisent à souligner l’importance que revêtent dans le colloque moderne, les activités d’évaluation, d’auto-analyse des groupes de travail, de relations humaines, qui sont le pendant des activités de régulation qu’exige le fonctionnement d’une société comme la nôtre. Le fait que ces activités constituent, dans le colloque ou les commissions de travail, le refuge des participants les moins impliqués dans la tâche proprement dite, c’est-à-dire les moins engagés dans la production des idées et des discours sur le fond des problèmes traités, suggère de considérer un certain nombre d’activités intellectuelles marginales dans notre société (par exemple les activités philosophiques, artistiques, psychologiques) comme un moyen de régulation du système social.

63Les deux graphiques VI et VII corroborent cette dernière remarque puisqu’ils montrent que le classement des participants diffère selon que l’on considère le nombre d’interventions émises ou le temps de parole utilisé (celui-ci mesuré en lignes de discours). Si l’on rappelle que les interventions longues portent en général sur le fond du problème traité, c’est-à-dire sur la tâche principale du groupe, et sont le fait des participants les « plus productifs » du groupe, et que les interventions brèves portent plutôt sur l’organisation des discussions, sur la vie de la commission ou du colloque et sont le fait de participants « peu productifs », on pressent l’existence d’un mécanisme compensateur invisible qui préserve l’équilibre organique du groupe de travail.

64Enfin, une dernière remarque peut prendre place dans cette analyse bien qu’elle nous fasse quelque peu anticiper sur les conclusions du prochain chapitre. Elle concerne le degré d’articulation des éléments de la discussion collective, concourant à la réalisation de la tâche, en établissant un indice de structuration (ou d’articulation) calculé selon la formule :

Graphique IV Volume de paroles consacré à la discussion des thèmes et à l’analyse de la vie du groupe ou du colloque (tableau pondéré)

Graphique V Volume de paroles consacré à l’organisation de la discussion du groupe (tableau pondéré) (relations humaines)

Graphique VIII Indice de structuration de la discussion (Rapport entre le nombre d’interventions correspondant à un changement de thème et le nombre total d’interventions au cours d’une séance)

où le numérateur représente le nombre de fois qu’un participant en prenant la parole opère une rupture avec l’intervention qui l’a précédé, La valeur 1 que peut atteindre l’indice signifie que la discussion est sans aucune structure et que les participants prennent la parole sans aucun souci de communication entre eux. Inversement un indice très petit indique un degré d’articulation et de structuration des échanges élevé. L’observation de la courbe d’évolution de cet indice au fil des séances (voir graphique VIII) montre que de la première ou plus exactement de la seconde séance (puisque la première séance a été marquée par une longue intervention extérieure de mise en condition) à la cinquième et avant-dernière séance, l’indice va en décroissant, ce qui indique une articulation de plus en plus forte des échanges dans le champ de discussion du groupe, correspondant à un approfondissement de l’analyse du problème abordé. Le redressement de l’indice à la sixième séance indique simplement un relatif relâchement de la « tension productrice » au profit d’une évaluation un peu plus anarchique du travail réalisé par le groupe. Cependant, on peut observer que la structuration de la discussion est encore assez élevée par rapport aux premières séances, ce qui permet de conclure à l’émergence d’un certain apprentissage fait par le groupe d’un ensemble de normes, de conduites, d’attitudes favorables au travail collectif tel que l’exige le colloque ou le comité, du type étude de problème.

65Avec cette dernière observation nous touchons au problème des fonctions sociales du colloque. C’est bien, en effet, l’objectif de notre étude de montrer que, loin de ne représentr qu’un simple reflet de la structure sociale, le colloque constitue un instrument qui joue un rôle dans son fonctionnement. A l’inverse du congrès dont les effets sont à rapporter au fonctionnement interne des organisations nationales ou internationales, le colloque pourrait avoir des effets au plan des communications et relations inter-organisationnelles ou au plan du fonctionnement d’instances de direction ou de coordination de la vie économique de notre société. Ce sont ces effets que nous avons regroupés sous le thème de régulation sociale, notion transdiciplinaire, que nous tenterons de définir au cours des prochains chapitres.