Chapitre VII. Les congrès et colloques nationaux causes de leur progression
Évolution de leurs structures internes
p. 215-266
Texte intégral
1L’importance prise par le phénomène dans notre société n’est contestée par personne, pas même par les censeurs les plus sévères ou les plus méprisants – et ils ne sont pas rares, dans l’univers de la recherche scientifique notamment – de cette mode jugée aussi « inutile pour la recherche que coûteuse pour la collectivité ».
2C’est sur le mode ironique que par exemple J.-C. Arland (Commissariat à l’Energie Atomique, cf. Le Monde du 10.3.1971) invite ses collègues « à mettre au point, avant qu’il ne soit trop tard, un vaccin capable de prévenir, ou un sérum capable de guérir, la terrible maladie… ». Les symptômes de cette maladie, ajoute-t-il, sont caractéristiques : « Tout chercheur touché par le mal se trouve pris d’une invincible envie de voyager. Il consulte alors la liste des congrès prévus et ne retrouve une apparence d’équilibre que s’il obtient son inscription à l’un d’eux. Plus le lieu de rencontre est éloigné de son pays et plus son apparence d’équilibre semble grande… ». Il achève sa diatribe par un trait mordant : « Le comble de la maladie c’est que ceux qui partent affectent d’être lassés des voyages et que ceux qui restent envient ceux qui partent en se félicitant de rester… ». D’autres parmi ceux que nous avons interviewés1, bien que gros consommateurs de congrès et de colloques et à l’occasion organisateurs de rencontres, formulent des critiques plus modérées, mettant notamment en cause la fréquence trop grande des réunions de même objectif ou discipline, ou la monotonie de leur déroulement et la lassitude ou désaffection qui en résultent :
« Je crois qu’il y a un seuil à ne pas dépasser dans la fréquentation des rencontres, car le risque est grand de se voir devenir des animaux de colloque » (sociologue-chercheur du CNRS).
3Il n’empêche que chaque année de nouvelles couches de congressistes apparaissent et contribuent à la progression assez extraordinaire du phénomène à l’échelon national ; une progression assez comparable à celle des réunions internationales (voir chapitres II et III).
Evolution entre 1956 57 et 1966-67
4Pour l’apprécier nous nous sommes référé, comme dans le chapitre IV, au quotidien Le Monde2 retenant comme périodes de comparaisons les années 1966-67 (déjà utilisées au chapitre IV) et les années 1956-57, séparées donc par un intervalle de dix ans au cours duquel on pouvait légitimement supposer que des modifications s’étaient produites dans la fréquence et la répartition des réunions. D’un point de vue quantitatif on peut effectivement constater (tableau I) une progression globale d’un tiers environ – vraisemblablement inférieure à la réalité – le nombre de rencontres passant de quatre cent trois en 1956-57 à cinq cent quatre vingt-un en 1966-67. L’écart serait encore plus grand si l’on comparait les scores des années 1957 et 1970 qui sont respectivement de deux cent quinze et de trois cent quatre vingt-dix rencontres, soit une progression du simple ou double en l’espace d’une douzaine d’années. Autre fait significatif, le nombre des intitulés utilisés par les journalistes ou par les usagers des colloques et congrès passe de dix (dont trois très souvent cités : congrès, conférence, journée) à vingt (dont cinq très souvent cités : congrès, colloque, conférence, journée, réunion). Trois intitulés étaient inexistants dans le recensement de 1956-57, ceux de séminaire, table ronde, états-généraux. Leur apparition témoigne à coup sûr de l’expansion des rencontres de forme moderne dont l’intitulé colloque est le plus représentatif, lequel voit sa fréquence passer de douze en 1956-57 à quatre vingt-sept en 1966-67, et de neuf en 1957 à soixante deux en 1970, soit une progression de un à sept. Ainsi, indépendamment de l’aspect quantitatif du changement intervenu en l’espace de dix ans, une certaine évolution se manifeste dans la répartition des réunions selon le critère de la modernité. A ne considérer que les deux « intitulés majeurs » de congrès et colloques, l’évolution de leur poids respectif dans la masse totale des réunions recensées au cours des périodes-tests retenues est notable : les congrès qui représentent 73 % de l’ensemble des réunions recensées en 1956-57 (dans le quotidien Le Monde) ne sont plus que 46,9 % en 1966-67, tandis que les colloques passent d’une proportion de 2,8 % à 15,9 % dans le même intervalle de temps (voir tableau I).
5La même évolution est visible sur le Tableau II, opposant les réunions à intitulés traditionnels ou assimilés à congrès à celles à intitulés plus modernes ou assimilés à colloque. On peut y lire le recul très net en proportion des premières, et la progression des secondes, sans toutefois que s’efface la prépondérance (du point de vue de la fréquence) des réunions de forme traditionnelle sur les autres.
6Nous noterons au passage que l’accroissement très net du nombre de colloques entre les dates-repères de 1957 et 1967 n’est peut-être pas dû seulement à l’actualisation plus fréquente du modèle ou de la forme évoluée de la « petite conférence » ou du « colloque-séminaire » mais sans doute aussi à l’extension de l’usage du terme colloque à diverses réunions non statutaires parce qu’il connote l’image de la modernité, de la souplesse et de l’efficacité.
7Si l’on observe l’évolution de la répartition des réunions entre les deux périodes de référence selon la composition des groupes réunis, c’est-à-dire selon leur hétérogénéité ou homogénéité (voir tableau III), on constate le renforcement de la tendance à l’hétérogénéité des réunions, bien que l’évolution reste modérée.
8Cependant un regard moins hâtif, jeté sur le caractère ou la qualité de l’hétérogénéité propres à une partie des réunions recensées aux deux périodes considérées, nous incite à ne pas sous-estimer le changement. En effet, la liste des milieux sociaux et professionnels qui participaient aux réunions hétérogènes en 1956-57, est assez vite close, une fois cités les médecins, les fonctionnaires, les experts de sciences politiques, les chercheurs en sciences humaines, les journalistes et les juristes. Cette liste a tendance à s’allonger en 1966-67 pour inclure des catégories nouvelles comme : les ecclésiastiques, les experts économiques ou de l’aménagement du territoire, les travailleurs sociaux, les enseignants, les scientifiques… Et de plus, l’interprofessionnalité et la pluridisciplinarité sont encore plus marquées dans les réunions hétérogènes des années 1966-67 que dans celles de la première période de référence en ce sens que la présence simultanée de plusieurs spécialistes ou professionnels est plus fréquemment mentionnée dans les comptes rendus de presse que la simple « co-professionnalité » ou « co-disciplinarité » (comme cela était le cas dans première période).
9Disons donc en guise de conclusion à ces premières observations que l’intensification du rythme de proliférations des réunions, attestée par de nombreux indices, est incontestable et assez forte, et que les progrès de la « forme moderne » (colloque et assimilés) n’est pas étrangère à cette évolution.
Une première cause de progression : l’accroissement de la demande
10La première question qui se pose, après cette constatation, porte sur l’origine immédiate de ce développement. La réponse la plus pertinente nous semble devoir être la plus simple : s’il y a plus de congrès et de colloques chaque année, c’est d’une part que des personnes, des publics, des groupes de plus en plus nombreux souhaitent y participer, et d’autre part que des organismes, des groupements, des associations… de plus en plus nombreux sont à même d’en proposer ou se créent même spécialement pour en tenir. En termes économiques cela signifie qu’un double mouvement s’effectue sous nos yeux, celui d’un accroissement de la demande ou de la consommation et celui d’un accroissement de l’offre ou des moyens à la disposition des congressistes et colloqueurs.
11Quoi qu’en disent les congressistes sceptiques ou fatigués par « le rythme infernal » des réunions scientifiques ou professionnelles auxquelles ils sont conviés, le besoin de rencontre, d’échanges d’informations générales ou spécialisées, ou d’évasion hors des structures du travail quotidien, est grand au sein des « catégories sociales ou professionnelles moyennes », conscientes de leur rôle social nouveau et de leur poids accru dans l’entretien de la machine économique ou dans la régulation du système social. Une fraction importante de la population de congressistes ou colloqueurs interviewée3 reconnaît la réalité de ce besoin :
« Il existe une demande toujours plus grande des individus de se rencontrer, d’être informés…, il y a un besoin accru d’apprendre, de se perfectionner chez tous les gens… » (animateur socio-culturel).
« Il y a un désir de contact chez les gens, d’être en compagnie. Et aussi un désir de retrait de la vie de tous les jours qui favorise l’explosion d’idées nouvelles… Une nécessité de se couper du monde pour réfléchir ensemble… il faut se couper pour pouvoir réfléchir… pas pour réfléchir seul, mais ensemble… » (responsable d’organisation socio-culturelle).
Accroissement de la consommation des « congressistes traditionnels »
12Avant même de parler des couches sociales nouvelles, accédant à une consommation intellectuelle, culturelle et touristique de prestige, il faut déjà relever l’accroissement très sensible de la consommation des catégories professionnelles déjà familiarisées avec ce genre de vie : les scientifiques, les médecins, les hommes politiques, les journalistes et écrivains, les ingénieurs, etc…
13« Pour beaucoup de jeunes chercheurs, écrit J.-C. Arland (article cité ci-dessus), quitter le laboratoire pour accéder au symposium est une consécration, au moins une récompense ». Point de vue qui rejoint celui de plusieurs de nos sujets interviewés :
« Les colloqueurs sont très sérieux… et ils se prennent au sérieux… ce sont des gens très profondément pénétrés de leur importance… ils ont le sentiment d’appartenir à une élite… » (journaliste).
14Or, le nombre de chercheurs, dans les pays industrialisés, s’est accru dans des proportions si considérables ces dernières années, que Michel Magat (CNRS, Directeur du laboratoire de Physique et Chimie) a pu écrire (cf. Le Monde, 12 mai 1971) que « 90 à 95 % des chercheurs qui aient jamais existé sont actuellement en vie ». C’est dire l’accroissement des besoins de réunions et d’échanges dans le seul domaine de la recherche scientifique (voir Tableau IV). Sans parler des exigences internes du développement des disciplines scientifiques par « bourgeonnements » ou « greffes » répétées, et du désarroi des chercheurs face au flot continu d’informations disparates et non coordonnées déferlant par le canal des publications diverses, nationales et internationales :
« De mon temps il n’y avait que le congrès de psychologie générale et le congrès de psychologie appliquée… bon, maintenant il y a les mêmes congrès plus celui de psychosociologie, celui de psychophysiologie, celui de psychopathologie, celui de la Société française de Psychologie, etc… Ces disciplines se sont beaucoup différenciées… » (psychologue).
15Le fait qu’il n’y ait plus de savants, comme aux XVIIIe et XIXe siècles, ayant une vue d’ensemble sur leur discipline, mais seulement des scientifiques, comme l’affirme M. Magat dans l’article cité ci-dessus, rend la collaboration et donc les rencontres scientifiques nationales et internationales plus indispensables qu’auparavant et aussi bien plus nombreuses :
« Une organisation nouvelle du travail dans la recherche, une tendance au remplacement des recherches personnelles par des recherches collectives rendent nécessaire la multiplication des colloques, bien que leur prolifération ne soit pas toujours une bonne chose… » (sociologue-chercheur).
Remarques :
161. L’année 1954 a été choisie comme année de référence parce qu’elle correspond, en France, au démarrage de la croissance économique sur un rythme assez rapide.
172. On peut voir que la progression est beaucoup plus nette :
pour les professions scientifiques et les ingénieurs que pour les professions libérales.
au sein des professions libérales, pour les médecins (et notamment les spécialistes) que pour les avocats, notaires, avoués ;
ce qui indique bien que ce sont les professions qui ont le plus besoin de se rencontrer et d’échanger – parce que l’évolution des techniques et de la recherche scientifique l’exige – qui progressent plus que les autres.
18Pour prendre un autre domaine que le domaine scientifique, le domaine politique par exemple, il apparaît, à l’observation des aspects que revêt aujourd’hui en France la vie politique, que les colloques, tables rondes, séminaires, de même que les clubs, mouvements de pensée ou groupes de réflexion – en marge de l’institution parlementaire et même des grands congrès ou conventions de partis politiques – soient nécessaires à l’animation du débat politique et au maintien de la démocratie. P. Vianson-Ponté écrivait, dans Le Monde du 10 décembre 1968, à propos du déroulement de « trois petits congrès » – celui d’objectif 72 (animé par Robert Buron), celui de l’Union de la Gauche 5e République (présidé par Ph. Dechartre) et celui des clubs Perspectives et Réalités (animé par V. Giscard d’Estaing) – qu’ils ont permis, avec l’aide de biologistes, sociologues…, des « débats intéressants et significatifs, consacrés notamment à des analyses prospectives », et que les réunions de ce type étaient « les véritables laboratoires de recherche et de réflexion politique ». La prolifération de ces groupements (clubs, cercles d’études, groupes d’actions, mouvements de pensée) depuis les années 1960 et plus rapidement encore depuis 1968 va de pair avec la multiplication des colloques, rencontres, tables rondes, bref des réunions de forme moderne plus ou moins concurrentes des congrès traditionnels dont implicitement elles remettent en question le formalisme, la lourdeur et l’inefficacité. Ce développement n’est évidemment pas sans influence sur la progression globale du phénomène congrès-colloque.
19Ces deux exemples illustrent un mouvement beaucoup plus général. On peut voir, sur le Tableau V, qu’en chiffres absolus tous les organismes de type traditionnel (recherche, défense et organisation professionnelle, politique, syndicat, administration…) ont très largement accru leurs activités dans le domaine des réunions entre 1956-57 et 1966-67, même si un certain recul apparaît en proportion pour quelques-uns d’entre eux du fait de la naissance et du développement d’organismes nouveaux voués à l’organisation de colloques, comme les organismes de formation d’adultes ou d’éducation populaire ou les organismes d’information, de prévention, d’assistance (ex. Ligue contre le cancer, Aide aux handicapés, etc…). Comme le souligne l’un de nos interviewés :
« Il n’aurait pas été pensable il y a vingt ans qu’il pût y avoir un colloque sur l’enseignement ménager… et c’est le cas aujourd’hui… On a donc forcément atteint des couches sociales toutes nouvelles… » (juriste).
Les nouveaux consommateurs de colloques
20Ce dernier point nous introduit à l’inventaire des populations nouvellement concernées par les congrès ou colloques. En effet, le fait le plus remarquable de ces dix dernières années, c’est l’entrée en lice, dans le débat sur l’organisation de la vie sociale ou sur les grandes options économiques ou politiques, de catégories nouvelles, auparavant ignorées ou négligées comme les jeunes, les femmes, les immigrés les handicapés, les consommateurs, les usagers (de tel ou tel service public)… Non pas que les jeunes ou les femmes ne participaient pas dans le passé aux réunions scientifiques, professionnelles, politiques, syndicales, mais ils ne le faisaient pas en tant que tels, c’est-à-dire en tant que jeunes ou femmes. Le changement que l’on constate est lié à une tendance qui est trop manifeste pour ne pas frapper l’attention de n’importe quel observateur de la réalité sociale, la tendance à l’associationnisme ou au néo-associationnisme4.
21Dans le cas des femmes par exemple, de très nombreuses associations sont nées ces dix dernières années ayant pour objectif la défense des droits de la femme ou la conquête de droits nouveaux, droits politiques, économiques, sociaux, moraux… On a ainsi vu pousser comme des champignons des associations en faveur de la contraception, des mouvements de libération calqués sur le modèle anglo-saxon notamment américain (type M.L.F.), des comités de soutien à des femmes poursuivies pour infraction à la législation sur l’avortement, des ligues pour l’égalité de statut et de salaire dans les entreprises, etc… Ces derniers groupements permanents, semi-permanents ou éphémères se manifestent essentiellement sur la scène politique par l’organisation de meetings, de journées d’étude, de colloques, bref, de débats aux formes diverses dont les conclusions vont enrichir la masse des revendications ou des propositions de réformes produites chaque année ou chaque mois par le « système colloquant » (néologisme par lequel nous désignons l’ensemble des populations qui se réunissent spontanément ou à l’initiative d’organismes ou d’institutions pour débattre de problèmes les concernant, concernant la collectivité ou encore certaines de ses parties composantes).
22Ce phénomène n’est pas surprenant si on le rapporte à l’évolution notable des mentalités cette dernière décennie, relativement à la participation des femmes à la vie sociale et culturelle, au mouvement plus général de contestation des valeurs ou des structures de notre société (par des associations ou des groupes hétérogènes quant au sexe, à la profession, au statut social, mais idéologiquement homogènes), et à la transformation de la structure socio-professionnelle de la population active féminine. Si le pourcentage global de femmes actives n’a guère évolué depuis 1954 (voir tableau VI), celles-ci sont de plus en plus nombreuses dans les professions ou secteurs professionnels exigeant un niveau de qualification et de compétence élevé. Ce qui les conduit à participer plus massivement et plus « agressivement » que par le passé aux multiples réunions et rencontres professionnelles ou scientifiques, politiques, mais aussi aux rencontres d’information, de formation, d’étude des problèmes sociaux, de revendications, etc… Sans compter leur présence logiquement plus fréquente aux rencontres statutaires des organisations féminines dont on a souligné plus haut la prolifération.
23Ce jugement porté par l’un de nos sujets interviewés, qui se trouve être une ancienne militante des mouvements d’émancipation féminine, sur l’aptitude des femmes à organiser et à réussir leurs colloques, ne manque pas de saveur :
« J’ai beaucoup travaillé pour les organisations féminines, et évidemment il y a un changement, une évolution qui se fait maintenant… les femmes commencent à beaucoup se réunir… mais elles manquent de tradition, d’expérience dans la façon de conduire une réunion, dans la façon de s’exprimer dans les colloques… Elles recherchent encore beaucoup plus le prestige que le travail efficace… ».
24De même, la multiplication des groupements de jeunes, qu’ils soient étudiants (les scissions successives intervenant au sein du syndicalisme étudiant et la naissance de syndicats nouveaux ou d’associations corporatives nouvelles, augmentent le nombre des congrès et assises et, bien entendu, le volume des participants à ces rencontres)5, lycéens (la création des comités d’action lycéens ou CAL depuis 1968 allant de pair avec la politisation croissante des lycéens, si elle n’aboutit pas à la tenue de rencontres du type journées ou colloque, n’en contribue pas moins à gonfler la masse des participants aux réunions estudiantines ou même adultes)6 7, collégiens (on relève la tendance encore naissante à l’organisation des élèves des collèges techniques ou d’enseignement général qui s’est traduite ces dernières années par des grèves ou des manifestations de rues), de jeunes travailleurs (groupés en associations spécifiques, périphériques aux grandes organisations syndicales ou politiques, par exemple le mouvement de la jeunesse communiste, ou intégrés à des mouvements idéologiques ou confessionnels, par exemple la jeunesse ouvrière chrétienne, et montrant leur force par des rassemblements imposants comme par exemple le dernier rassemblement de la J.O.C. au Palais des Expositions de la Porte de Versailles à Paris, en Juillet 1974). A cette cause d’expansion des réunions, il faut ajouter la tendance, pas très nouvelle il est vrai mais fortement réactivée depuis l’instauration de la Ve République, des partis politiques, à créer des mouvements de jeunes qui leur soient inféodés au plan idéologique et politique, et à favoriser leur expression par la tenue de journées d’étude, de colloques ou d’assises politiques : exemple, les jeunes giscardiens8, les jeunes gaullistes (groupés dans l’Union des jeunes pour le progrès), les jeunes socialistes, les jeunes radicaux, etc… Sans compter les mouvements de jeunesse de Droite ou d’extrême Droite qui ont des traditions assez anciennes et qui n’ont jamais connu de véritable éclipse. Disons en conclusion que l’intérêt nouveau et massif des jeunes pour la politique, et de façon plus générale pour le débat d’idées (surtout depuis Mai 68), reconnu par tous les observateurs, ne nous paraît pas niable et que cette attitude des jeunes à l’égard des réunions et des débats joue sans doute en faveur de la multiplication des colloques ; du moins renseigne-t-elle sur la force du courant qui porte ceux-ci à s’instaurer comme institution cardinale de notre société.
25Les résultats d’une enquête menée auprès d’une population mixte de jeunes lycéens de dix-sept à dix-neuf dans des classes terminales (trois cents sujets), au moyen d’un questionnaire comportant quelques questions simples telles celles-ci : Qu’est-ce qu’un colloque ? Avez-vous participé à des colloques ou en avez-vous entendu parler ? Quelle vous semble être l’utilité des colloques ? A quelle image associez-vous le mot colloque ? A quel signe ? A quelle couleur ?…, nous paraissent assez révélateurs.
26En effet, les réponses des sujets à la première question montrent que les jeunes savent ce qu’est un colloque, ce qu’on y fait et ce qui en résulte puisqu’ils fournissent spontanément les éléments et les critères principaux dont nous nous sommes servi nous-même pour les caractériser : rassemblement de personnes (90 % des sujets), échanges d’opinions, d’idées entre participants solidaires ou en conflit (88 %) en vue de résultats utiles pour les groupes, les collectivités, les participants ou le progrès de la connaissance (synthèse, prise de décision, accord, information, évolution du savoir… 50 %), sur des thèmes divers, larges ou précis (politiques, internationaux, scientifiques, religieux… 55 %)… Nous avons noté que seule la fraction minoritaire de la population enquêtée, ayant eu une expérience directe en la matière, fournira les définitions les plus complexes et détaillées du colloque. Cette première conclusion illustre assez bien la tendance que nous avons relevée chez les jeunes à s’intéresser plus que par le passé aux débats politiques, aux discussions générales sur des problèmes sociaux divers, aux formes de travail collectif proposées par les colloques (réunions de type moderne).
27A la seconde question « Le colloque est-il utile ? » les sujets interviewés répondent massivement par l’affirmative, se différenciant surtout par le domaine d’application de son efficacité : la société tout entière (50 %), les participants (26 %), la connaissance, le savoir, la science (30 %). Ces données indiquent bien que les jeunes lycéens perçoivent assez nettement le colloque comme outil au service de l’évolution sociale, de la démocratie, de la communication entre les hommes.
28Il est remarquable que ce sont les sujets qui ont de la société ou des rapports sociaux une représentation négative ou pessimiste (38 % des sujets sont dans ce cas) qui évoquent le plus explicitement le rôle « thérapeutique » ou « régulateur » du colloque « rapprochant les hommes » et favorisant la « pratique de la discussion démocratique ». Cette seconde conclusion tend à révéler le caractère positif des attitudes d’une fraction de la jeunesse à l’égard du phénomène colloque9. Les réponses aux autres questions confirment cette dernière conclusion.
29A quelles images le mot colloque est-il associé ? Ce qui frappe dans les réponses des sujets, c’est la présence insolite et massive de connotations positives et suggestives, renvoyant l’image de la rigueur et de la coopération amicale, dont les citations qui suivent donnent une idée :
« J’associe colloque à une grande tolérance qui doit régner entre plusieurs personnes qui peuvent s’exprimer librement » (lycéen, 18 ans) ; « j’associe le mot colloque à celui de réunions œcuméniques » (lycéen, 19 ans) ; « j’ai l’image d’une réunion, d’un cercle de personnes qui discutent d’un sujet déterminé sous la direction de personnes compétentes qui cherchent à connaître l’avis des autres et qui leur permettent de mieux se connaître » (lycéen, 17 ans) ; « j’associe l’idée de colloque à un rassemblement assez important ayant pour but de résoudre de grands problèmes posés par la société actuelle » (lycéen, 17 ans) ; « je pense à une discussion entre gens sérieux qui s’efforcent de se comprendre mais surtout de produire les preuves de ce qu’ils avancent… Colloque s’oppose à idéologie car ce mot indique que l’on s’efforce de convaincre autrui à partir de preuves précises » (lycéen, 19 ans) ; « j’associe ce mot à des tas et des tas de jeunes discutant parmi des verres, des cendriers dans une atmosphère enfumée ; l’ambiance est ouverte et détendue » (lycéenne, 17 ans) ; « je l’associe à une fleur, le mot désigne pour moi une corolle » (lycéen, 19 ans) ; « cela désigne l’image de jeunes couples heureux dans la nature » (lycéen, 18 ans) ; « un vieillard et un jeune homme symbolisent pour moi les deux sujets d’un colloque. Le vieillard apporte le fruit de son expérience et l’autre sa jeunesse et son enthousiasme » (lycéen, 17 ans).
30Plus de 80 % des sujets fournissent des réponses de ce type ; les uns mettant l’accent essentiellement sur le caractère sérieux et rigoureux de la discussion, des échanges, d’autres sur l’esprit de tolérance et de compréhension régnant entre les « colloqueurs », d’autres enfin sur des images de jeunesse et de bonheur que suggère le mot colloque. Ce chiffre ne laisse aucun doute sur les attitudes d’une fraction importante des jeunes lycéens à l’égard de manifestations comme le colloque.
31Ces résultats se trouvent corroborés par les réponses aux questions suivantes : A quelle couleur est associé le mot colloque ? L’essentiel des réponses à cette question se répartit en trois ensembles dont deux, à peu près équivalents, représentant chacun 35 % du total des réponses et le troisième environ 20 % des réponses. Celui-ci regroupe les réponses évoquant des couleurs mélangées, fondues, irrisées, symbole de cosmopolitisme et de la communication inter-groupale et interraciale (« le colloque me fait penser aux couleurs de l’arc-en-ciel, lycéenne, 18 ans ; « blanc, noir, jaune, couleurs des différentes races humaines », lycéen, 17 ans ; « les couleurs de l’arc-en-ciel, chacune est unie aux autres par un ou plusieurs points communs : la paix, la poésie, la joie… elles se fondent en un seul tout appelé la beauté », lycéenne, 17 ans), et les deux autres, l’un les réponses évoquant des couleurs éclatantes, chaudes, lumineuses, symbolisant l’espérance, l’entente, la fraternité, la joie (« j’associe toutes les couleurs à colloque mais surtout les couleurs vives, de préférence le rouge et le jaune, mais surtout le noir ou le blanc », lycéenne, 17 ans ; j’associe ce mot à la couleur rouge, couleur de la fraternité, de l’entente, de la joie, de l’enthousiasme, de la discussion animée », lycéen, 19 ans ; « je l’associe au vert, couleur de l’espérance, au blanc, symbole de la pureté, au jaune, couleur de lumière et de joie » lycéenne, 18 ans) et l’autre, les réponses exprimant par des couleurs sombres ou ternes l’idée de gravité, de sérieux, d’austérité que suggérerait le colloque (« j’associe l’idée de colloque à une couleur grave, imposante, sévère, tel le gris ou le noir », lycéen, 19 ans ; « le mot colloque me fait penser à la couleur noire, c’est-à-dire à quelque chose de sérieux », lycéenne, 17 ans).
32On notera, outre l’attitude essentiellement positive sous-jacente à l’ensemble de ces réponses, le poids équivalent des deux derniers ensembles de réponses qui renvoient aux deux images associées au colloque (cf. question précédente) celle de rigueur et de sérieux, celle de tolérance et de fraternité.
33A quels signes peut-on associer le mot colloque ? Les réponses ou dessins des sujets interviewés se regroupent sous les quatre catégories qui correspondent aux quatre idées ou représentations prédominantes relatives au colloque (les deux premières catégories se partageant à peu près également la moitié du total des réponses et les deux secondes le tiers des réponses, les 15 % restant s’éparpillant aléatoirement au gré de la fantaisie des sujets) :
34– l’idée de rassemblement structuré, limité, relativement clos mais dessinant une configuration de « bonne communication », que symbolise le triangle, le cercle ou le carré :
35(« le triangle est le signe du colloque car il est le symbole de la réunion de lignes différentes », lycéen, 18 ans ; « le colloque fait penser au cercle qui est le signe d’une discussion entre personnes d’opinions différentes mais sans lutte », lycéenne, 17 ans) ;
36– l’idée, apparemment opposée mais en réalité complémentaire, d’ouverture, d’aventure ou d’inachèvement que symbolisent les figures ouvertes de demi-cercle, de carré brisé, de fer à cheval ou d’angle aigu :
37(« le signe d’une ouverture d’esprit associant la tolérance, la réflexion et l’expression personnelle », lycéenne, 18 ans ; « le signe de l’accueil et de l’acceptation d’autrui est le signe qui convient le mieux au colloque », lycéen, 19 ans) ;
38– l’idée de mouvement, de convergences ou de divergences entre participants et que symbolise un jeu de flèches diversement orientées :
39(« le meilleur signe serait celui qui indiquerait que tout le monde dit ce qu’il pense, qu’il n’y a pas de contrainte, même s’il y a des désaccord », lycéen, 17 ans ; « signe d’une rencontre entre personnes de tous âges et de toutes nationalités », lycéenne, 18 ans) ;
40– enfin l’idée de solidarité généralisée, de tolérance, de paix obtenues par le simple dialogue entre gens de bonne volonté, que symbolisent diverses figures faites de signes identiques emboités ou l’emblème de la paix :
41(« le colloque s’associe au signe de la paix, de l’entente, de la générosité », lycéenne, 17 ans ; « le signe de l’union de tous dans la fraternité, lycéen, 19 ans).
42Les résultats de cette petite étude peuvent paraître surprenants : ils reflètent, pensons-nous, concurremment les effets de l’idéologie dominante (dont on analysera les composantes dans l’un des prochains chapitres), l’attrait qu’exercent sur les lycéens et collégiens les débats publics qui, comme on l’a vu, s’introduisent dans les établissements scolaires plus ou moins ouvertement, à la faveur de la libéralisation de la réglementation administrative depuis Mai 68, et enfin les aspirations naturelles de la jeunesse à un monde plus chaleureux et fraternel.
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43Les résultats d’une autre enquête que nous avons menée en 1973 dans deux grands lycées de province, aux objectifs tout à fait différents (il s’agissait d’évaluer auprès des élèves les effets de la formation psychosociologique donnée à leurs professeurs), confirment l’existence, au sein du monde lycéen, d’un fort courant en faveur de la « participation » (à la gestion des établissements scolaires et aux débats qui l’accompagnent) et de l’implication des élèves dans les discussions concernant soit la vie de la classe en tant que groupe, soit l’actualité économique et sociale.
44Les six cents élèves interrogés répondent en effet, dans une proportion de 80 %, qu’ils souhaitent la participation à l’école, à laquelle ils associent des aspects jugés positifs10 : (« elle permet une meilleure connaissance des gens », « le développement des communications dans le lycée », « elle permet d’abattre les barrières et rapproche la hiérarchie de la base » ; « elle favorise le partage du pouvoir et des responsabilités »), dans une proportion de 95 % que la liaison devrait être étroite entre le lycée et la vie économique et sociale11 : (« le lycée doit être une préparation à la vie en société pour y affronter les différents problèmes qui s’y posent », « le lycée fait partie de la vie économique »…), enfin, dans une proportion de 85 % qu’ils estiment utile de consacrer du temps à des discussions ouvertes sur les relations et les communications dans les classes ou dans le lycée12 : (« beaucoup d’élèves ne s’expriment pas ou jugent les camarades sans les connaître », « si on prenait le temps de discuter librement il y aurait une plus grande compréhension entre nous, les malentendus et les préjugés disparaîtraient », « il y aurait une prise de conscience de soi et des autres plus réelle »…).
45Les résultats de cette enquête, sans être de même nature que les précédents, révèlent néanmoins l’existence, chez une importante fraction de la jeunesse, des attitudes très favorables ou assez favorables à l’examen collectif de problèmes, à la confrontation d’opinions différentes dans un cadre souple, au désenclavement des établissements scolaires dans la société.
46Il faut enfin compter au nombre des publics nouvellement acquis à la consommation des colloques ou autres réunions du même type ceux que rassemblent et qu’encadrent les associations nouvelles – assez nombreuses depuis les années 1965 – de consommateurs (par exemple les consommateurs groupés autour de la revue « Choisir »), ou d’usagers de services publics (exemples : voyageurs du métropolitain, pensionnaires de grands hôpitaux pour handicapés physiques ou débiles mentaux), de résidents de grands ensembles (par exemple les comités de quartiers ou syndicats de locataires ou de co-propriétaires), de groupes d’action municipaux, etc… Cette prolifération de groupes et associations, qui définit l’une des caractéristiques actuelles de notre société, s’inscrit dans le développement de ce que nous avons appelé un peu plus haut le néo-associationnisme contestataire ou de revendication. Celui-ci nous paraît être l’un des facteurs déterminants de la progression des colloques.
47Il ne faut pas omettre de signaler, parmi ces facteurs, l’engouement relativement récent de certaines professions pourtant anciennes – comme celle des gardiens de la paix (autrefois peu syndiqués et enclins actuellement à se regrouper selon leur position idéologique), celles de l’enseignement (autrefois concernées essentiellement par les congrès professionnels ou syndicaux et se découvrant aujourd’hui une prédilection pour les colloques et journées d’étude pédagogique13, celles de l’édition et du journalisme (de plus en plus inquiètes de la concurrence de la télévision et recherchant dans le cadre de réunions professionnelles multiples des solutions à leurs difficultés et des occasions de dialogue ou de pression sur les pouvoirs publics).
Nouveaux consommateurs : les professions nouvelles
48On ne serait pas complet si l’on n’évoquait à présent l’un des facteurs les plus importants contribuant à la fois à la progression des congrès-colloques et à la transformation progressive de leur contenu et de leur forme. Nous voulons parler de l’évolution des structures socio-professionnelles en France et de l’apparition ou du développement d’un certain nombre de professions nouvelles dont la vocation est liée soit aux nécessités de fonctionnement de l’appareil de production de notre société, soit à la satisfaction de besoins individuels ou collectifs créés précisément par les formes nouvelles de la production et de la consommation.
49Il nous paraît patent que ces professions ont besoin de rencontres, colloque, journée d’étude, etc., car elles n’ont pas dépassé les difficultés relatives à l’acquisition d’un statut social clair et incontesté, à la définition de leurs frontières avec les professions voisines ou concurrentes, à l’élaboration d’une déontologie spécifique et parce que leur savoir, leurs techniques, nouvellement constitués, appellent des réactualisations et des enrichissements permanents, et surtout des contacts avec des savoirs ou techniques voisins. C’est ce qui explique le caractère souvent pluridisciplinaire des rencontres qu’elles organisent. Nous allons les présenter rapidement, regroupées en deux grandes catégories, avant de montrer leur progression rapide qui constitue, à notre avis, l’un des facteurs importants de la multiplication des colloques.
50La première grande catégorie rassemble des professions (ou catégories socio-professionnelles) directement alliées au développement industriel ou à la croissance économique ; elle se scinde en deux sous-catégories :
d’une part celle regroupant les professions anciennes ou traditionnelles (cf. INSEE) mais dont la progression s’est accélérée depuis 1954-60, comme on peut le voir sur le tabeau VIII ci-dessous : il s’agit des cadres administratifs supérieurs, cadres administratifs moyens et techniciens divers (par exemple les desssinateurs industriels) ;
d’autre part des professions nouvelles ou relativement nouvelles, parmi lesquelles on peut citer : les informaticiens (analystes, programmateurs, concepteurs), les statisticiens, les experts en organisation du travail, les conseillers de gestion (classique ou prévisionnelle), les spécialistes des relations publiques et de publicité, les conseillers en « investissement humain », ou « chasseurs de têtes » (qui rivalisent avec les cabinets de recrutement plus classiques), les experts en diagnostic et traitement des « organisations malades14, les conseillers économiques (plan et divers organismes de planification), les experts en prospective, etc…
51Ce second groupe de professions est constitué de spécialistes dont la fonction principale est d’accroître l’efficacité organisationnelle des grandes unités de production ou de gestion, en injectant le savoir, les informations, les idées nécessaires à leur bon fonctionnement. Il représente ce que nous nous proposons d’appeler le corps des « facilitateurs » et des « accompagnateurs » de la croissance15. Ces professionnels qui sont, en général, formés dans les grandes écoles et les centres de formation inter-entreprises ou dans les « business-schools » américaines commencent depuis peu à être initiés dans nos universités, depuis que certaines d’entre elles ont créé les nouvelles maîtrises de gestion des entreprises (Universités Dauphine à Paris, Bordeaux I, Grenoble II, Montpellier I, Rennes I, Paris I, Strasbourg), d’informatique appliquée à la gestion (Universités d’Orsay et Dauphine, Grenoble I, Lyon I, Montpellier II, Toulouse II), ou des maîtrises de carrières sociales et relations humaines (Paris-Villetaneuse, Montpellier, Rennes). Nous ne disposons pas, pour toutes les professions citées ci-dessus, de statistiques précises, certaines d’entre elles n’étant pas recensées en 1968, d’autres ne l’étant pas même encore à présent ; et d’ailleurs, la grille des catégories socio-professionnelles de l’I.N.S.E.E. n’est pas toujours facile à utiliser pour les besoins de notre démonstration. Cependant on peut, en observant le tableau VII, constater d’abord une progression très forte des catégories socio-professionnelles comme les cadres moyens ou supérieurs, de même qu’une poussée assez sensible de professions exigeant une qualification précise et souvent complexe, un niveau de formation théorique ou technique élevé, en rapport avec les besoins de développement économique et de la croissance. Ces professions (comme celles d’informaticiens par exemple), réclament des efforts incessants de mise à jour, des échanges d’idées ou d’expériences, des confrontations stratégiques entre elles ou avec d’autres professions et donc des réunions fréquentes du type colloque ou séminaire, beaucoup plus utiles et adaptées à leurs besoins que les réunions plus traditionnelles comme les congrès ou assises auxquelles, d’ailleurs, elles participent au titre de leur appartenance à telle ou telle association syndicale ou corporative.16 1718
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52La seconde catégorie regroupe un ensemble de professions destinées dans leurs grande majorité à corriger les effets négatifs de l’urbanisation, du développement et de la concentration industrielle, de l’alourdissement des contraintes bureaucratiques et la complexification de l’appareil de décision et de programmation des activités économiques, sociales et culturelles, etc… Ces effets se traduisent par de profonds déséquilibres dans la vie sociale et privée des citoyens et par l’aspiration à la satisfaction des besoins fondamentaux de l’homme : besoins de sécurité, de communications et de relations, de maîtrise de l’information et de la culture ambiante, de spécification de son identité.
53Dans cette catégorie de professions qui contribuent ainsi à soulager les difficultés et inadaptations, à créer de la sociabilité communautaire ou communielle et à fournir aux individus les moyens culturels et informationnels de leur intégration dans la société, on rangera notamment les professions dites d’aide psychologique, de conseil, de rééducation… Elles rassemblent les travailleurs sociaux, les conseillers familiaux ou conjugaux, les conseillers d’orientation, les psychologues et les psychosociologues, les gérontologues, les éducateurs spécialisés, les psycho-rééducateurs (rééducation psycho-pédagogique, rééducation psycho-motrice, orthophonistes)…
54D’autres professions entrant dans cet ensemble œuvrent à la satisfaction des besoins nouveaux dans le domaine de la thérapie, des soins corporels et de la santé : psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes, sexologues, psychosomaticiens, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, dermatologues, cosméticiens, infirmiers, diététiciens. D’autres encore apparaîtront surtout comme réponse à des aspirations nouvelles et impérieuses en matière de culture, de formation ou de loisirs collectifs… consécutives à l’élévation générale du niveau de vie et du niveau de qualification des travailleurs19 202122. Elles regroupent les éducateurs et formateurs d’adultes (formation professionnelle, formation psychosociologique ou culturelle), les enseigants artistiques et sportifs, les vulgarisateurs (agricoles), les bibliothécaires et documentalistes, les organisateurs et animateurs de loisirs de masse (clubs-loisirs, clubs voyages), les hôtesses de centres sociaux, administratifs ou d’entreprises, les animateurs sociaux (animation globale de quartier ou coordination de l’action culturelle pour un groupe de communes) et les animateurs socio-culturels ou socio-éducatifs exerçant en collectivité ouverte – Maisons, Foyers de jeunes, Centres socio-culturels, Foyers ruraux, Mouvements de jeunesse, Villages de vacances, Auberges de jeunesse, Centre d’accueil pour les étrangers… – ou en collectivité fermée – Foyers de jeunes travailleurs, Foyers de personnes âgées, Maisons d’enfants, Services sociaux et culturels d’entreprises, hôtels maternels… –.23 24
55D’autres professions, enfin, correspondent à l’espoir très vivace dans notre société – peut-être n’est-ce qu’un sous-produit de l’idéologie dominante ? – de maîtriser la croissance industrielle, de la contenir dans des limites compatibles avec l’objectif de préservation du milieu naturel et du patrimoine artistique et celui de la réalisation ou du maintien d’un équilibre satisfaisant inter-régional ou inter-sectoriel. Parmi ces professions liées à la protection de l’environnement et à la lutte contre les pollutions, on peut citer les paysagistes, les urbanistes, les décorateurs, les « designers », les restaurateurs de monuments historiques, les agents de détection et de lutte contre les pollutions, et les spécialistes de l’aménagement du territoire.
56On notera que les statistiques précises manquent pour une grande partie de ces professions, dont certaines ne sont même pas encore recensées aujourd’hui. Nous n’avons pu disposer que d’une information fragmentaire, recueillie par recoupement de données provenant de publications de l’I.N.S.E.E., de brochures éditées par des Ministères ou Administrations, d’articles de revues spécialisées, de documents strictement professionnels ou d’articles parus dans la presse. On pense néanmoins avoir donné une idée de leur progression extrêmement rapide, compte tenu de la période relativement récente de leur apparition.
57Les tableaux ci-dessus montrent que la progression est particulièrement forte, pour les professions les plus « jeunes » du premier sous-groupe. C’est en particulier le cas des éducateurs et monitrices spécialisées ainsi que des conseillers conjugaux qui passent de l’indice 100 en 1972 à un indice voisin de 150 en 1975. Quoique plus ancienne, la profession d’aide maternelle a également connu un essor remarquable puisqu’elle voit son effectif quadrupler en treize ans (entre 1962 et 1975).
58Dans le second sous-groupe, on peut voir que c’est la profession très récente d’orthophoniste qui réalise le bond le plus spectaculaire en passant d’un effectif de 174 en 1962 à un effectif de 5.413 en 1975. Le rapprochement des données que l’on vient de commenter fait ressortir a contrario la croissance beaucoup plus modérée de professions comme celles d’assistantes sociales et d’infirmiers, qui totalisent déjà, en 1954, des effectifs importants. De même, faudrait-il sans doute attribuer à la profonde transformation de l’Université française, entre 1960 et 1970, la forte progression des effectifs d’assistants et de professeurs de l’enseignement supérieur qu’on peut observer sur le dernier tableau.
59Celui-ci comporte peu d’indications sur les professions les plus « jeunes » de notre liste, les services de l’I.N.S.E.E. ne les ayant pas encore, en 1975, isolées d’autres professions tertiaires ; c’est pourquoi il nous paraît utile de le compléter par quelques données disparates :
une étude réalisée par l’I.N.S.E.R.M. en 1968, relative à la place des psychologues dans la Fonction Publique, en tant qu’auxiliaires médicaux25 (dans le domaine de l’enfance inadaptée, de la délinquance, de la pédiatrie générale, de la neurologie, etc…), révèle que sur un total d’environ un millier, la moitié était en place depuis moins de cinq ans, et seulement un peu plus de 10 % depuis dix ou quinze ans ; ce qui atteste la poussée extrêmement rapide de cette catégorie professionnelle ; du même ordre que celle des aides maternelles ou des assistants de l’enseignement supérieur. On sait, par ailleurs, qu’en 1975, la France comptait 13.060 psychologues et conseillers d’orientation et plus de 800 diététiciens contre à peine quelques dizaines une décennie plus tôt (Cf. Le Quid) ;
s’il est impossible, aujourd’hui encore, de fournir une appréciation quelque peu sérieuse sur le nombre de sexologues en exercice, on sait que divers colloques et Journées d’études réunissent psychologues, médecins, conseillers conjugaux, sociologues, criminologues, psychanalystes, psychothérapeutes, éducateurs sexuels26 pour dessiner les contours de la profession et ses méthodes de travail et qu’une société française de sexologie clinique a été fondée en 1974, se donnant pour but de former les praticiens par l’organisation, chaque mois, de séances d’analyse de cas ;
en ce qui concerne les activités entrant sous la rubrique de l’animation socio-culturelle et de la formation des adultes, il semble que les investissements dans ce dernier domaine se soient accrus dans des proportions très fortes depuis la fin de la précédente décennie et que les formateurs d’adultes (mis à part les instructeurs, moniteurs et formateurs de l’appareil de Formation Professionnelle des Adultes mis en place par l’Etat) se recrutent désormais par milliers dans les diverses professions figurant dans notre liste, notamment les professions d’experts économiques, de psychologues, d’informaticiens et parmi les universitaires de tous statuts27 ;
il en va presque de même pour les professions d’animateurs (socio-culturels, socio-éducatifs…) ; quelques chiffres disponibles donnent la mesure de leur gonflement très rapide : par exemple, les effectifs de stagiaires dans les mouvements d’éducation populaire et de loisirs des jeunes seraient passés entre 1961-62 et 1970-71 de 39.640 à 104.000 (de l’indice 100 à 250), selon le Secrétariat à la Jeunesse et au Sport ;
en 1975, la France compte (Cf. Le Quid) 602 foyers de jeunes travailleurs employant 1.245 directeurs ou animateurs ; le nombre d’universités du 3e âge qui n’a pas cessé de progresser depuis 1973 (date de création de l’université du 3e âge de Toulouse) est passé en 1977 à une vingtaine (Amiens, Marseille, Rennes, Strasbourg, Montpellier…) utilisant un effectif important d’animateurs, d’universitaires, de formateurs d’adultes…
dans les établissement scolaires de tous niveaux (en dehors de l’enseignement proprement dit), les activités d’orientation, de documentation, de conseil, d’encadrement technique se développent de manière sensible comme on peut le voir pour les bibliothécaires sur le dernier tableau présenté, ou pour les psychologues scolaires qui passent – uniquement dans le cadre des établissements relevant de l’Education Nationale – de quelques centaines au début des années 1960, à 1.553 en 1976 ;
signalons enfin la progression, hélas non chiffrée mais sans doute remarquable, de la profession d’hôtesse ou de guide-hôtesse correspondant sans doute au développement du tourisme et des transports, mais aussi, et c’est le plus intéressant, à une innovation intervenant dans les administrations et entreprises privées et consistant à substituer aux huissiers et plantons, souvent anachroniques, des bureaux d’accueil avenants, décoratifs et efficaces.
60En conclusion à cette analyse de l’évolution des structures professionnelles, deux points méritent d’être soulignés :
la forte progression générale des professions nouvelles, que nous avons répertoriées et classées selon les deux grandes catégories qui mettent en relief leur caractère fonctionnel par rapport à la tendance centrale de notre société qui est d’asseoir son développement sur un taux de croissance industriel élevé (directement fonctionnel par encadrement, accompagnement et stimulation de la croissance industrielle ou économique, indirectement fonctionnelle par atténuation des effets négatifs de la croissance économique sur le milieu physique, écologique, social, humain, c’est-à-dire par restauration ou reconstitution des groupes naturels, des relations humaines, d’une vie psychologique équilibrée). Cette forte progression, remarquable surtout pour le second ensemble de professions, pourrait s’expliquer, outre par les besoins qualitativement et quantitativement croissants de la population, par les progrès limités ou nuls en productivité qu’elles peuvent réaliser, étant donné la nature des activités remplies ;
la modulation de cette progression selon le degré de proximité ou d’éloignement par rapport aux activités productives proprement dites. Il semblerait que la progression des effectifs de ces professions varierait en raison inverse de leur liaison avec des activités de production (production étant entendu au sens de l’économie classique, c’est-à-dire de création de valeur marchande).
61Il reste à expliquer pourquoi cette évolution de la structure professionnelle entraîne un accroissement de la consommation de colloques, séminaires, journées d’études, etc… Ce qui revient à se demander pourquoi ces professions nouvelles, dont on vient d’analyser la forte progression durant ces quinze dernières années, seraient significativement plus consommatrices de colloques que les professions plus anciennes.
62La première raison nous paraît être de psychologie collective. Pour certains économistes modernes non-conformistes28, la pensée économique au XIXe siècle, selon laquelle toute activité non directement productive se nourrit des ponctions réalisées sur la richesse engendrée par des producteurs de l’industrie et de l’agriculture, imprègne encore les conceptions de beaucoup d’économistes et d’hommes politiques et d’une partie de l’opinion publique. Ce qui signifie que, pour celle-ci, l’activité du secteur tertiaire, les services en général sont encore considérés comme l’était une danseuse pour le bourgeois de la belle époque : un luxe pour faire belle figure dans la bonne société. A plus forte raison, croyons-nous, les services liés à l’amélioration du mieux-vivre des masses, à l’élévation de la culture générale dans la société, à l’aménagement des conduites individuelles dans le sens d’un plus grand épanouissement !
63On peut donc penser qu’au sein de ces professions nouvelles, dont nous avons expliqué l’apparition par les insatisfactions et les difficultés ressenties par beaucoup d’individus de notre société, se développe l’inquiétante interrogation sur l’utilité économique ou sociale de leur action, de leur service ; d’où, à notre avis, le recours aux colloques, aux journées d’étude, aux tables rondes, aux séminaires, d’abord pour se rassurer elles-mêmes, ensuite pour expliquer au public, par l’intermédiaire de la presse, ou aux professions voisines ou complémentaires – plus anciennement établies – invitées à dialoguer avec elles, leur utilité sociale, même si celle-ci leur paraît parfois encore problématique29.
64La seconde raison relèverait davantage de la sociologie. Diverses études ont montré l’origine sociale moyenne ou modeste d’une fraction très importante des praticiens de sciences humaines, des animateurs socio-culturels, des formateurs d’adultes et de toutes les professions para-médicales ou de service social. Il n’est donc pas interdit de penser que la participation aux colloques ou journées d’étude consacrerait, pour une partie importante de cette population, une certaine ascension sociale ou professionnelle30. Par cette consommation et les images valorisantes qui lui sont encore associées elle participerait symboliquement de l’aisance et du prestige de l’élite cultivée. De plus, les rencontres plurisdisciplinaires ou inter-professionnelles contribuent, tout en favorisant la communication et même une certaine imbrication des préoccupations et des méthodes d’approche des problèmes, à l’affirmation de l’originalité de chaque groupe professionnel et donc à la définition de ses frontières, de son champ d’intervention sans lesquels il ne peut appréhender sa propre consistance, sa propre efficience sociale31.
65Cette dernière observation nous conduit à envisager la troisième raison pour laquelle, selon nous, les professions nouvelles que nous avons étudiées ci-dessus ont besoin des colloques et y participent massivement : c’est leur impatience de voir la loi officialiser, institutionaliser leur existence par un statut, par une charte ou par une quelconque disposition administrative. Qu’elles remplacent d’anciennes professions, qu’elles se juxtaposent à elles ou qu’elles s’y amalgament, les professions nouvelles appellent une reconnaissance officielle de leur utilité sociale. L’aide que peuvent leur apporter les professions plus anciennes, établies ou reconnues, ou plus prestigieuses, dans le cadre de discussions ou de débats que proposent les colloques dont elles prennent souvent elles-mêmes l’initiative, est loin d’être négligeable. On sait par exemple que c’est dans les colloques, journées d’étude ou congrès que les psychologues manifestent depuis une dizaine d’années leur inquiétude de se voir mis en tutelle par les médecins si aucun statut ne vient sanctionner leur originalité, spécifier leur déontologie et unifier leur profession32. Il en va de même des infirmières, des formateurs d’adultes, des sexologues, des conseillers conjugaux, des conseillers familiaux, etc…33.
66Enfin, cette absence de statut officiel ou de rubrique à part dans les recensements et dans les statistiques nationales, le fait que leur émergence se trouve lié à la spécification de pratiques nouvelles au sein de professions plus anciennes34 et par conséquent l’absence de filière de formation rigoureuse et précise rendent certaines de ces professions nouvelles extrêmement vulnérables et dépendantes des colloques, séminaires, journées d’étude pour le développement de leur capital technique et intellectuel35. Si l’on rappelle que la plupart des professions (surtout celles de la seconde catégorie dont la fonction est d’humaniser les rapports sociaux et d’atténuer les difficultés créées par les conditions de vie et de travail) ont en commun de s’exercer par le biais de la communication et de la relation inter-personnelle, par la discussion du groupe, on comprend la part importante que prennent ces professions dans la progression des colloques. Ils en constituent même la base sociale.
67La conclusion qui s’impose, au terme de cet inventaire des causes de la multiplication des colloques, c’est l’évidente démocratisation de cette institution autrefois réservée aux élites de certaines professions ou à quelques catégories sociales privilégiées.
68Cette ouverture des congrès et colloques à des populations autrefois exclues ou ignorées par les organismes initiateurs de rencontres est très largement perçue par une partie de notre échantillon de congressistes interviewés :
« Autrefois il y avait, aux réunions internationales et même nationales, un groupe de personnes relativement restreint qui s’intéressait à tout ce qui se passait… c’étaient d’ailleurs toujours les mêmes personnes qui se rencontraient… » (professeur de sociologie) ;
« Les congrès étaient surtout scientifiques ou politiques… à présent ça s’étend davantage… ça atteint des couches différentes… des gens ayant des goûts communs ou des intérêts communs ; il y a actuellement des congrès ou colloques d’enseignement ménager, de photographes, de sportifs… Il y a bien sûr aussi tout l’élément syndicaliste et puis aussi tous ceux qui s’occupent de formation professionnelle (professeur de Droit) ;
69dont les uns lui associent des conséquences positives :
« Il y a peut-être plus de fraternisation dans les rencontres… on pourrait presque dire qu’on se regarde moins en chiens de faïence… disons qu’il y a plus de chaleur, plus de spontanéité, plus d’engagement dans les discussions… » (sociologue industriel) ;
70et les autres, des conséquences plutôt négatives :
« Les relations entre les gens ne sont plus ce qu’elles étaient… dans le passé les gens qui participaient aux congrès se connaissaient car ils se rencontraient fréquemment… alors qu’aujourd’hui, participer à un colloque c’est se trouver en présence de gens que l’on ne connaît pas… L’atmosphère a changé… il n’y a plus l’amitié d’autrefois à cause de la foule qui envahit les congrès… c’est devenu plus anonyme… » (psychologue).
Transformation du contenu des rencontres
71Quoi qu’il en soit, la « démocratisation »36 des congrès et colloques ne paraît pas contestable. Celle-ci a appelé en toute logique une transformation du contenu des réunions, un changement du registre des discussions, une évolution de leur structure interne de manière à répondre plus fidèlement aux besoins des participants ou des grandes organisations économiques ou administratives. C’est ainsi par exemple que la grille des thèmes mis en discussion dans les rencontres s’est assez nettement transformée en l’espace d’une dizaine d’années. On peut voir sur le tableau IX que les thèmes politiques et sociaux (la jeunesse, la drogue, l’éducation sexuelle, etc…) progressent considérablement entre 1957 et 1970, de même que les thèmes religieux et culturels, et qu’une rubrique, absente en 1957, apparaît en bonne place en 1970, celle de l’environnement (recouvrant des thèmes de rencontre comme la sauvegarde de la nature, la création de parcs nationaux ou régionaux, l’utilisation des fonds marins, la pollution dans les villes, etc…)37. En ce qui concerne l’assouplissement des structures des réunions, rendant possibles la communication, l’interaction entre langages et subcultures différents, la contamination des réunions traditionnelles par le modèle évolué de la « petite conférence » ou du colloque, ne semble pas faire de doute. En effet, durant les dix ou quinze dernières années – à l’exemple des réunions modernes hétérogènes à vocation informative et éducative, ouvertes aux catégories nouvelles de participants – les congrès, assises, assemblées, journées d’étude, etc… de certains groupements professionnels, politiques, scientifiques pourtant attachés aux procédures classiques de préparation et d’organisation de leurs réunions (statutaires ou exceptionnelles), et en principe à l’abri de l’invasion de publics inattendus ou critiques, ont intégré des aménagements notables à leur déroulement.
72Cependant cette évolution est contestée par certains des congressistes interviewés qui estiment que le changement a assez peu concerné les grands congrès syndicaux, politiques ou professionnels, et d’une façon générale les réunions statutaires qui n’auraient ni modifié leur rituel, immuable depuis des dizaines d’années, ni assoupli la tradition sacrée de la fidélité à l’ordre du jour, contraire à l’expression de la spontanéité des participants.
Evolution des structures et de la pédagogie des rencontres
73Que reproche-t-on aux rencontres s’inscrivant dans le moule du congrès traditionnel ? Quelques citations, puisées dans le volumineux fichier des comptes rendus du Monde ou dans les interviews, nous éclairent sur ce point. Les mêmes critiques reviennent assez souvent sous la plume des journalistes invités aux réunions et dans la bouche des « colloqueurs » interviewés. On reproche aux rencontres traditionnelles :
74– une certaine monotonie dans le déroulement :
« La plupart des communications furent intégralement relues à haute ou médiocre voix devant une assemblée impuissante à conférer… » (Olivier Carré, Colloque sur les Archives arabes, organisé par le CNRS et le Collège de France, Le Monde, 26 avril 1974) ;
75– un didactisme, un formalisme excessif ayant pour conséquence une assez faible implication des assistants :
« Le Président de l’U.J.A. de Colmar dépose une motion critiquant avec vivacité les méthodes de travail et l’ordre du jour établi par les dirigeants : trop d’exposés et pas assez de débats… » (Philippe Boucher, Congrès de la Fédération Nationale de l’Union des Jeunes Avocats à Colmar, Le Monde, 13 Mai 1972) ;
« Je pense aux Journées nationales de la santé mentale auxquelles j’ai participé il y a quelque mois… Le programme trop chargé avait nui au déroulement de la rencontre… en ce sens que les informations étaient trop lourdes et trop rapprochées… et ne laissaient pas de place à la réflexion et aux interventions du public… Tout le monde était insatisfait… Il y avait un décalage trop manifeste entre un programme minuté… frustrant… qui escamotait, en fait, le problème de la crise des hôpitaux psychiatriques et les gens qui étaient venus là pour faire entendre leur voix… leur point de vue » (professeur de Sciences de l’Education) ;
« Les générations antérieures étaient familiarisées avec les longs exposés introductifs, avec cette nourriture intellectuelle apportée par les orateurs… Aujourd’hui, les jeunes sont extrêmement allergiques aux exposés longs d’introduction… ils sont plus intéressés par la communication entre eux, par l’expérience de ce qui est vécu dans le colloque »… (responsable socio-culturel) ;
76– une absence de pédagogie, de coordination permettant la compréhension et l’intégration des informations, la progression de la réflexion collective, l’approfondissement des sujets abordés :
« La seconde soirée des rencontres internationales était consacrée à l’économie, à la culture et aux choix collectifs. Soirée décevante car s’il y a eu rencontre entre une dizaine d’orateurs et le public, il n’y a pas eu dialogue entre les intervenants. Lassante succession des exposés hétérogènes qui donnait envie d’un vrai débat qui eut montré quels rapports complexes existent entre le progrès culturel et la croissance, entre le choix politique et la stratégie du développement… » (Rencontres Internationales de l’UNESCO à Paris, Le Monde, 23 Juin 1972) ;
« En deux jours se sont succédé travaux de commissions, exposés généraux et discussions en séance plénière sur le thème de la croissance, l’entreprise, les hommes… Le déphasage était patent entre les propos des rapporteurs et les positions de nombreux membres de commissions auxquels il a été demandé d’exposer librement leurs opinions… Il n’en sort pas grand-chose, explique un responsable du patronat : au dernier moment on raccroche les wagons aux locomotives… à moins que ce soit l’inverse… » (Jacqueline Grapin : Assises Nationales du Patronat français, Le Monde 26 Octobre 1972) ;
77– une insuffisante préparation aux plans technique et psychologique :
« Je crois qu’une rencontre doit être autre chose qu’une occasion fortuite… nous avons raté beaucoup de réunions faute d’une préparation très poussée… il faut se dire que tout se joue dans la préparation… » (psychologue) ;
« Nous sommes arrivés au point où l’on pense qu’il faut un minimum de trois à quatre ans pour préparer une conférence, et deux ans pour préparer un comité d’experts. Alors que dans les premières années de l’UNESCO, on faisait ça d’un mois sur l’autre en se disant que ce serait une bonne chose de faire une réunion sur tel ou tel sujet le mois prochain… Pour sensibiliser les gens, pour obtenir des résultats concrets, il faut une préparation à très long terme… » (expert de l’UNESCO) ;
« Un autre critère de réussite c’est le choix de l’opportunité et celle-ci dépend d’une longue attente et analyse de la situation. Il faut toujours se demander si c’est le moment de réunir tel ou tel expert, si cela répond à un besoin puissant, si le problème est mûr, si c’est une table ronde ou un comité d’experts qu’il faut réunir… » (id) ;
78– une trop grande directivité et rigidité dans l’organisation des débats et d’une façon plus générale dans le déroulement des rencontres :
« Dans les congrès il y a souvent un ordre du jour très chargé qui comporte la présentation de rapports, puis le débat général, puis le dépôt d’une résolution, et la discussion de cette résolution, et, enfin, les propositions d’amendements… Tout cela se déroule dans des contraintes de temps assez dures… C’est quand même trop directif » (responsable syndical).
79Cependant de nombreux autres congressistes et colloqueurs interviewés admettent la réalité de certains aménagements et améliorations apportés au déroulement, à l’organisation ou à la préparation des congrès et autres réunions traditionnelles, de sorte qu’elles prennent désormais, à l’image du colloque moderne, une allure plus vivante, plus fonctionnelle, plus adaptée aux attentes et besoins des participants :
« Je crois que de plus en plus on est obligé de prendre en considération les attentes… les motivations des gens qui viennent participer à des rencontres… et non pas simplement de s’en tenir à un programme fixé à l’avance… » (professeur de Science de l’Education).
80D’un point de vue plus technique, c’est dans le domaine de la pédagogie, de l’information, de la coordination du travail collectif et des relations humaines que les progrès les plus importants ont été réalisés à l’initiative d’une catégorie nouvelle de professionnels qui (à l’exemple des experts internationaux) ont pris souvent en charge, dans le cadre d’organismes divers (professionnels, syndicaux, etc…) ou dans le cadre d’organismes créés spécialement à cette intention, la gestion ou l’animation des rencontres nationales :
« Maintenant quand on veut organiser un colloque ou un congrès on cherche beaucoup plus un animateur qu’un spécialiste… On voit naître ainsi une nouvelle spécialité, qui n’en est peut-être pas une, qui consiste dans un réunion à relancer le débat, à provoquer des explications, … à faire que les gens ne s’endorment pas après un repas copieux… » (expert en Relations publiques).
81L’influence de disciplines comme la psychologie, la psychosociologie, la science de l’organisation du travail et celle de la gestion est aisément décelable dans les comportements et le discours de ces nouveaux professionnels, comme on peut le voir dans les extraits suivants d’interviews d’organisateurs de congrès :
« J’ai le sentiment que la psychologie devra un jour aller jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à régler de façon profonde les problèmes liés aux rapports humains, pas seulement dans le cadre de petits groupes, mais encore au sein d’ensembles plus vastes comme des organisations ou la société… Tous les événements ou les accidents relationnels qui peuvent intervenir dans le cadre d’une réunion ou d’un colloque ou d’une rencontre quelconque peuvent et doivent être résolus par la méthodologie que nous offrent les sciences humaines en général et la psychosociologie en particulier… » (psychosociologue, organisateur de rencontres) ;
« Actuellement le psychosociologue a aidé à mettre au point des rencontres de type plus « diagnostique », permettant des échanges au niveau interpersonnel… On a même essayé de faire des colloques en introduisant la dynamique de groupe au sein même des commissions de travail… mais on a eu beaucoup de mal… » (id) ;
« Quand un groupe est rassemblé en colloque, il faut songer avant tout à la structure des communications et aux incitations à prévoir pour que les sujets produisent des idées, des projets, bref ce qui est prévu dans les objectifs… » (fonctionnaire, organisateur de colloques nationaux) ;
« Il s’agit de trouver des structures de dialogue inspirées de modèles psychosociologiques qui permettent une analyse à ce niveau-là de ce qui se passe dans le colloque… Cela sera d’autant plus possible que les gens auront le loisir de se rencontrer d’une manière assez informelle… » (pédagogue, organisateur de rencontres culturelles) ;
« Je trouve que maintenant on sait ce que c’est que d’organiser matériellement une réunion ou un colloque… Il n’y a plus de ces anciens congrès où les gens étaient un peu perdus, ne sachant où aller, où se procurer les rapports ou les traductions, etc… Je pense que la multiplication des moyens d’expression permet la reproduction rapide des rapports ou communications et leur diffusion oblige les conférenciers à résumer leurs exposés pour ceux qui ne les ont pas lus et à apporter peut-être quelques idées neuves permettant d’introduire le débat plutôt qu’à développer des exposés longs et fastidieux… » (juriste).
82Les effets de cette influence des sciences humaines ou sociales (notamment la psychologie) sur l’organisation des congrès et autres réunions nationales ont été perçus et relevés dans des comptes rendus par les observateurs attentifs que sont les journalistes. Quels sont ces effets ? Tout d’abord, dans la phase préparatoire des réunions – phase dont on a dit qu’elle tend à s’allonger pour tenir compte des attentes des participants et des nécessités techniques de préparation – l’influence des sciences humaines s’est concrétisée par le lancement d’enquêtes plus ou moins approfondies auprès de populations ou d’organismes concernés par les problèmes qui seront étudiés dans les réunions. Ainsi par exemple, les Assises du Patronat français tenues à Marseille en Octobre 1972 (Cf. Le Monde, 24 Octobre 72, J. Grapin) sur le thème « La croissance, l’entreprise et les hommes », ont été précédées d’une vaste enquête par questionnaires auprès des chefs d’entreprises dont les réponses devaient servir à définir un schéma de déroulement satisfaisant (exemple de question posée : « pouvez-vous indiquer les réalisations les plus importantes que vous avez pu mettre en place dans votre entreprise pour obtenir une meilleure adaptation de travail à l’homme ?). Autre exemple, les Assises Nationales du Socialisme, d’octobre 1974 à Paris (Cf. Le Monde du 27 Septembre 1974) ont été préparées par un long rapport sur « un projet de société » élaboré par un groupe de travail pour servir de base aux discussions qui devaient déboucher sur un accord politique entre les diverses familles de la Gauche Socialiste. Par ailleurs, ce même groupe de travail a conçu des questionnaires, sur les conditions du développement du militantisme à l’intention de diverses catégories sociales, destinés à être dépouillés durant les Assises par des carrefours ou commissions de travail. Il n’est pas jusqu’aux religieux qui n’utilisent les services de spécialistes de sciences humaines – sociologues, psychologues et théologiens – pour préparer leurs assemblées (Assemblées Générales des Supérieures Majeures de France, Le Monde, 9 Décembre 1971).
83Mais ce n’est pas seulement dans le cadre de la phase préparatoire des réunions, c’est également dans leur déroulement que s’est fait sentir l’influence des sciences humaines. De plus en plus fréquemment il est fait appel aux moyens audiovisuels et à des techniques pédagogiques plus ou moins sophistiquées visant à stimuler la participation et l’expression des assistants. Ainsi par exemple, l’Assemblée du Patronat (déjà citée ci-dessus) a vu projeter un film réalisé par les auteurs des Shadock sur les communications dans l’entreprise. Le meeting organisé au Palais des Sports de Toulouse par le Parti Communiste en Avril 1973 (Le Monde des 29-30 Avril 1973) a été préparé dans les rues par des reporters et caméramen qui ont interrogé et filmé les Toulousains, puis ont projeté sur grand écran, et en préambule à la réunion, les principales séquences de ces films ; au cœur de meeting lui-même, par un procédé technique nouveau « on a pu voir, écrit l’auteur du compte rendu, à la fois les orateurs et les interlocuteurs de l’assistance, ce qui a créé un climat familier et amical ». Les Assises Nationales de l’UDR (Le Monde, 12 Novembre 1971) ont été placées, écrit le journaliste chargé du compte rendu, sous le signe de l’audiovisuel : trois films, introductifs aux rapports, présentés en commission, et trois autres films résumant pour la séance plénière les travaux de ces commissions, chaque congressiste pouvant, grâce à des cassettes « en continu » se faire projeter le film d’une commission à laquelle il n’avait pas participé.
84Une autre technique, utilisée avec succès au colloque de l’Association française de Sciences Economiques (Le Monde, 6-7 mai 1973) ouvrant un débat entre fonctionnaires, banquiers, universitaires, chercheurs, sur le thème de « la monnaie européenne », a été la technique du débat contradictoire ou de l’alternance du rapport contre-rapport sur chaque sous-thème étudié. Ce procédé, cité comme éminemment attractif et formateur pour les participants par de nombreux colloqueurs (de l’échantillon interviewé), n’est cependant pas facile à manier en présence de groupes trop hétérogènes quant au niveau d’information ou de connaissance. Un procédé comparable est celui utilisé par la Chambre de Commerce et de l’industrie de Libourne (Le Monde, 13 Novembre 1971, face à face élèves-professionnels) pour faire connaître aux élèves des collèges techniques le monde de l’industrie et aux industriels les motivations et les attentes des futurs professionnels. On ne sait s’il faut compter, au nombre des techniques pédagogiques de facilitation du travail, des séances de détente se situant en fin de journée et consistant en un tour de chant d’une vedette ou d’un groupe musical réputé (exemple le tour de chant des Compagnons de la Chanson, au Congrès de la Mutualité Agricole, Le Monde, 2-3 Mai 1971, P. M. Doutrelan) ou en une représentation théâtrale (voir Convention des Clubs Perspectives et Réalités, Le Monde 5 Décembre 1972) ou en une fête populaire (rassemblement de la « Jeunesse Ouvrière Chrétienne » à la Porte de Versailles, Le Monde, 2 Juillet 1974, Alain Woodrow). Certains des sujets interviewés le pensent qui insistent sur la fonctionnalité des loisirs dans une rencontre, surtout lorsque celle-ci exige un effort d’élaboration intellectuelle :
« Quant on n’en prévoit pas de temps libre pour circuler, se promener un peu, se détendre, les gens s’absentent des réunions… Au dernier congrès auquel j’ai assisté c’était beaucoup plus raisonnable… après un travail intensif dans la matinée… on déjeunait et le travail ne reprenait que vers 16 heures, ce qui laissait aux gens le temps d’aller à la piscine, ou à la plage ou en visite… Après on pouvait reprendre le travail avec enthousiasme… » ; « le rendement est nettement supérieur quand on travaille un peu moins chaque jour, mais avec énergie et enthousiasme… » (responsable socioculturel) ;
« Si le temps libre est bien organisé il favorise des échanges chez les gens… non pas seulement sur la pluie et le beau temps, mais sur les thèmes mêmes du colloque… Pour moi le temps libre c’est, dans les colloques, presque un temps de travail… » (journaliste).
« Dans ce symposium dont je vous ai parlé il y avait presque autant de temps libre que de temps de travail… ça n’a pas été mauvais car il s’est créé peu à peu entre les gens une habitude de se parler… un sentiment de solidarité… bref, une atmosphère de collaboration, d’interconnaissance très favorable au travail… » (psychologue).
85Enfin, plus que d’une technique pédagogique, c’est d’une forme tout à fait nouvelle de réunions qu’il faudrait parler à propos de la deuxième Conférence Internationale d’Aix-en-Provence, sur « les particules élémentaires » (Cf. Le Monde, 9-10 Septembre 1973, Paul Chovolon), qui s’est déroulée partiellement en « chambre » et partiellement dans la rue, autour de panneaux explicatifs, regroupant jeunes physiciens et personnes non initiées, invitées par voie de tracts et d’affiches ou de presse à venir converser avec les chercheurs : « Nous avons appris à parler un langage simple, ont affirmé nombre de ces derniers ». Quant au public, il a été invité à donner ses impressions sur des registres ouverts à cet effet.
86Un dernier fait observé, allant dans le même sens du point de vue de l’évolution des structures des rencontres, mérite d’être mentionné, tant il illustre la tendance à la démocratisation dont nous avons dit qu’elle caratérisait avant tout cette évolution. De nombreuses réunions spécialisées, sans modifier notablement leurs structures, se sont ouvertes à des personnes non initiées mais fortement concernées par les débats pour qu’elles apportent leur témoignage ; par exemple, certains colloques pédagogiques d’enseignants ont vu intervenir à la tribune, des étudiants ou des élèves ; certains organisateurs de rencontres médicales ont invité des malades à venir exprimer leurs doléances ou points de vues sur les problèmes débattus (exemple, au colloque sur la santé « Questions pour l’homme et la société », organisé par six associations catholiques et réunissant six cents médecins, dentistes, infirmiers, sages-femmes, assistantes sociales… Le Monde, 11 Octobre 1974) ; certaines assemblées de partis politiques se sont ouvertes à des personnes extérieures à l’organisation qui sont venues présenter des candidats à la direction du Parti (exemple, Assemblées ouvriers-paysans du P.S.U., Le Monde, 27 Avril 1971).
87Ainsi c’est le principe même d’autorité qui est largement remis en cause dans le déroulement des réunions de forme traditionnelle dont les deux modalités les plus fréquentes sont celle de la monopolisation de la parole par les experts ou spécialistes dans les débats, et celle de la supervision ou du contrôle des activités par l’équipe initiatrice du colloque :
« Il y a dans les rencontres d’aujourd’hui une remise en question de tout ce qui est didactique, exposé magistral… Par ailleurs, comme on diffuse avant les textes exposés, les conférenciers peuvent abréger leurs propos et n’en donner que les aspects les plus essentiels… » (responsable socio-culturel) ;
« Il faut que l’expert arrive, sinon à disparaître, tout au moins à se faire oublier ou à se faire moins écrasant… le problème n’est pas d’éliminer les experts, mais de les neutraliser… ce qui revient en fait à utiliser au mieux leurs compétences… » (professeur de Sciences de l’Education) ;
« Le colloque de personnalités tend à disparaître… on essaie toujours d’avoir une vedette, mais c’est une vedette qui fait participer les gens alors qu’avant cela consistait à trouver un nom ou une compétence qui écrasait les autres… (journaliste, relations publiques) ;
« La suppression d’un rituel astreignant et inefficace, une directivité moins grande traduiraient, je crois, l’évolution du colloque… un colloque où les participants se sentiraient moins frustrés » (psychologue) ;
« Je pense que tout participant à un congrès ou à un colloque devrait venir non pas en tant que représentant de tel ou tel organisme, ayant tel ou tel statut, mais en tant qu’individu libre, ayant une expérience personnelle, une compétence déterminée… et qu’il ne soit pas obligé de s’auto-censurer en fonction de son appartenance à une institution ou à un groupe » (psychologue).
88En résumé, la transformation des réunions, notamment celles appartenant à la catégorie traditionnelle par le genre, le thème ou l’objectif, réside essentiellement, on l’a bien vu, dans le recours beaucoup plus fréquent aux travaux de groupes au détriment des séances classiques d’exposés magistraux, dans la facilitation des relations interpersonnelles informelles, dans l’utilisation de procédures ou de techniques pédagogiques rendant la tâche plus vivante et attractive, et dans une préparation plus collective, plus démocratique, mais en même temps plus rationnelle et efficace. C’est dire que le « modèle » colloque ou la forme moderne de rencontre a assez profondément pénétré et influencé les structures des réunions de forme traditionnelle. La concurrence des deux modèles joue donc assez nettement en faveur du modèle le plus évolué, sans toutefois que les différences s’effacent entre les deux familles de réunions coexistant dans notre société.
89Il nous faut ouvrir ici une parenthèse sur cette notion d’efficacité qui apparaît assez fréquemment dans le discours que tiennent les sujets interviewés. Il faut noter que cette notion prend une signification différente selon le cadre de référence des interviewés. Pour les uns, la plus grande efficacité des rencontres est synonyme de plus grande scientificité et de plus grand sérieux dans les débats :
« Les réunions nous paraissent plus scientifiques… il y a moins de questions de prestige… moins de bla bla bla… les objectifs sont mieux définis et donc on fait plus de choses… c’est plus efficace » (responsable de l’O.C.D.E.).
90Pour d’autres, l’efficacité s’évalue en termes d’opérationnalité des réponses ou solutions trouvées aux problèmes posés dans les colloques ou en termes de stratégies pertinentes d’étude de ces problèmes :
« L’efficacité qui est recherchée dans les colloques est une efficacité par rapport aux questions à résoudre, à la découverte de solutions ou à des prises de conscience… Je crois finalement que pour être efficaces un certain nombre de rencontres ne doivent pas seulement en rester à une meilleure conscience des sujets traités… elles doivent proposer une certaine stratégie pour une action à long terme » (responsable socio-culturel).
91Pour d’autres encore, le surcroît d’efficacité des rencontres doit se comprendre comme une tendance nette à plus de sobriété dans les débats et dans les manifestations qui les entourent :
« Tout est plus grave, plus court, plus objectif… tout le monde à présent a un petit sourire quand on fait des compliments de circonstance ou des remerciements dithyrambiques. Tout cela c’est du passé, on y sacrifie simplement, comme à un rite… ça n’a plus beaucoup d’importance… même les associations les plus académiques s’en tiennent au strict nécessaire de ce point de vue… on cherche à cerner l’essentiel des problèmes et, de plus, ce qu’il y a de nouveau dans la connaissance… » (ingénieur).
92Pour d’autres encore, l’efficacité tient surtout à la participation plus effective des participants au travail d’élaboration des solutions aux problèmes posés, grâce à l’affinement des méthodes pédagogiques utilisées « qui mettent le groupe en prise directe avec le concret » :
« On emploie de plus en plus des méthodes américaines ; par exemple, les Works shops… ce sont des ateliers de travail sur documents ou matériel audiovisuel… on essaie aussi de reconstituer des cellules vivantes, des groupes de travail qui ne soient pas seulement des gens qui confrontent leurs points de vue mais qui participent pleinement ; ou alors, on essaie de pratiquer des simulations de situations réelles… on simule des formes de sociétés nouvelles… je crois qu’on finira un jour par avoir une espèce d’organisation qui s’appellera colloque où les gens joueront chacun un rôle, comme dans une société… il y aura un directeur, un syndicaliste, etc… Au fond on s’efforce de faire des travaux pratiques plutôt que d’avoir des discussions abstraites… » (fonctionnaire relations publiques).
93Pour d’autres enfin, l’efficacité d’une rencontre est à rechercher dans le retentissement qu’elle pourrait avoir auprès du public par l’intermédiaire des moyens d’information de masse ou par le canal de participants influents dans certains milieux :
« Les organisateurs de colloques invitent toujours la Presse… on attire les journalistes par du chocolat ou des gâteaux… parce qu’ils ont besoin de publicité et parce que dans le fond ils pensent que le travail fait au colloque ne pourra être valorisé, ne pourra être efficace que s’il se poursuit à l’extérieur… si les résultats sont vulgarisés après le colloque » (journaliste).
94Dans tous les cas, la population interviewée relève l’évolution qui s’est produite depuis quelques décennies dans le domaine des réunions nationales ou internationales, vers plus d’efficacité sur le plan de l’organisation générale, de la productivité et de l’exploitation des résultats, au-delà même de la tenue des rencontres. Cette évolution n’est pas sans nous suggérer qu’elle est elle-même liée à une évolution des structures sociales et du système de valeurs qui leur correspond, hypothèse que nous tenterons d’approfondir ultérieurement.
95Le raccourcissement même des réunions, que nous avons relevé lors de notre dépouillement des comptes rendus du Monde et que confirment plusieurs des sujets interviewés, est encore un signe de démocratisation et d’amélioration de l’efficacité des rencontres :
« Nous organisons de moins en moins de réunions longues pour des raisons budgétaires et aussi pour des raisons de disponibilité des gens invités » (expert de l’O.C.D.E.) ;
« Les colloques se multiplient… on a l’impression que tout ce qui s’élabore, tout ce qui se décide est entouré de discussions, de confrontations du type colloque ou Table Ronde… La Table Ronde surtout devient quotidienne, car c’est la formule la plus légère, la plus courte pour donner des informations précises, sur une question, au public… » (journaliste – service public de documentation) ;
« Comme actuellement tout le monde est pressé…, c’est la marque de notre temps, on essaie de rendre aussi le congrès le plus court possible… Eh bien cela aboutit à la stratégie de n’accorder aux « intervenants » qu’un temps de plus en plus réduit. Pratiquement l’on impose souvent une durée maximum de vingt minutes à ceux qui souhaitent exposer un point de vue ou le résultat d’une recherche… ce qui donne l’impression qu’on a affaire à un théâtre de marionnettes… Cela est tellement difficile et pénible que lorsque quelqu’un arrive à boucler son intervention en dix minutes, il est chaudement félicité par le Président… et lorsque quelqu’un achève encore plus vite son exposé, il est couvert de fleurs… » (psychologue).
96Cette évolution, dont la conséquence directe devrait être la plus grande implication des individus dans les débats, constitue pour de nombreux publics une incitation puissante à la consommation de rencontres et réunions, de même, on l’a vu, que l’accès de catégories sociales nouvelles – autrefois indifférentes – aux colloques et congrès a favorisé la transformation du contenu et des structures des rencontres. On voit donc la liaison étroite existant entre ces trois facteurs – démocratisation des colloques, élargissement du registre des thèmes de discussion, assouplissement des structures et appel à une pédagogie plus « évoluée » – dont les effets se conjuguent et se renforcent réciproquement pour constituer un facteur d’accélération du dynamisme du phénomène colloque.
97Ajoutons enfin, pour conclure ce long développement sur la transformation de contenu et de structure des rencontres, que la tendance à la démocratisation constatée va de pair avec une tendance apparemment contradictoire, celle d’une exigence plus grande de technicité et de contrôle des travaux. On peut penser que cette double tendance, qui confère au colloque moderne une certaine ambiguïté – ambiguïté qui tend à se résoudre par le fractionnement du colloque moderne en types différents dont les plus représentatifs sont le colloque « technocratique » (d’étude de problèmes et de préparation des décisions) et le colloque « psychosociologique » (de réflexion, de relations humaines, de formation ou d’information) – correspond assez fidèlement aux fonctions que cette institution nouvelle est appelée à remplir dans notre structure sociale.
Développement du néo-associationnisme
98A ces facteurs déjà puissants de développement se combinent d’autres facteurs agissant dans le même sens. Le premier, sociologique, a déjà été rapidement évoqué et consiste dans la poussée assez récente d’un néo-associationnisme qui vit et se fortifie des nombreuses réunions, assemblées, journées, colloques, qu’il fait naître.
99Rappelons que l’associationnisme38 est né au milieu du XIXe siècle, dans les sociétés en voie de modernisation, lorsque les progrès de l’industrialisation et de la production de masse, entraînant la spécification de la sphère économique par rapport aux autres sphères de la vie sociale, l’accentuation de la mobilité géographique et sociale, et l’éclatement des institutions de socialisation primaire, appelaient déjà à l’époque des remèdes consistant dans la « re-création » de groupes de solidarité et de liens interpersonnels. En raison de la rigueur du processus d’industrialisation et du durcissement des rapports de classes, cet associationnisme tendra à accentuer ses aspects revendicatifs ou défensifs : syndicats et partis politiques – notamment à base prolétarienne – se développèrent ainsi parallèlement au mouvement coopératif économique.
100Cependant, dès le premier quart du XXe siècle, plus probablement dès la fin de la première guerre mondiale, ces associations qui remplissaient des fonctions de stimulation et d’encadrement de la participation sociale – notamment la participation sociale populaire – s’alourdissent et se constituent en appareils plus ou moins bureaucratiques et hiérarchisés, expulsant ainsi le contenu communiel qu’elles avaient à leur naissance et laissant l’aspect contractuel devenir la forme de sociabilité prédominante en leur sein. Ce qui explique une certaine désaffection, de la part d’une fraction des masses populaires et des classes moyennes, dont les conséquences ont été soit un repli des individus au sein de la famille-ménage (notamment pour y consommer le produit culturel déversé par les mass media), soit une fuite hors du réel, dans les loisirs de dépaysement, de mysticisme ou dans des groupes-séminaires d’expression personnelle (ou corporelle), soit des tentatives de reconstitution d’un associationnisme groupusculaire communiel sur des bases géographiques ou idéologiques. Nous rangerons sous cette étiquette néo-associationnisme aussi bien les groupements d’usagers, de consommateurs ou de citoyens39 que les petits groupes, chapelles, communautés constitués à la périphérie des grandes organisations syndicales, politiques, idéologiques, pédagogiques, confessionnelles… (associations autrefois à base communielle et devenues avec le temps de gigantesques pyramides de rôles, de statuts et de pouvoirs), et en réaction contre l’emprise grandissante de leurs « appareils » sur les individus40. Ne font pas partie à notre avis du mouvement néo-associationniste les groupes contre-culturels (communautés hippies, communautés conjugales ou mariages collectifs, etc.) dont le but est de créer, ou d’actualiser, un nouveau modèle d’organisation de la vie collective, un genre de vie empruntant à la fois aux formes de la vie collective archaïque et au modèle auto-gestionnaire moderne ; ni les groupuscules contestataires (gauchisme politique, mouvements de libération de la femme, mouvement de libération de l’Ecole) à vocation essentiellement politique dont les objectifs officiels sont de faire voler en éclat les structures de la société industrielle ou post-industrielle selon des stratégies diverses dépendant de l’idéologie d’inspiration ; ni les néo-communautés à bases éthniques, religieuses ou culturelles, formées essentiellement par des populations immigrées recherchant par ce biais, outre la survie de pratiques sociales ou culturelles essentielles à la préservation de leur identité, une voie d’adaptation spécifique à la société industrielle ; ni les sectes initiatiques ou groupes mystico-extatiques, qui recrutent particulière ment parmi les jeunes, déçus par « la société de consommation » et le genre de vie qu’elle impose, et séduits par l’image d’un univers serein, harmonieux, communautaire, primitif que donnent ces groupes.
101Ainsi la naissance et le développement de ces groupes nouveaux (surtout s’ils ont une vocation revendicative ou contestataire) sont jalonnés de rencontres dont les objectifs explicites ou les thèmes peuvent varier mais qui remplissent toutes les fonctions liées au renforcement de la cohésion, assez fragile, de ces groupes.
102La prolifération de ces groupes soutient le dynamisme des congrès et colloques.
Dynamique interne du phénomène
103Le second facteur est d’ordre psychologique et inhérent à la loigique interne de ce phénomène qui est de se reproduire continuellement, surtout quand aucun élément, ni politique, ni idéologique, ni psychologique ne lui fait obstacle. L’expérience montre en effet que se trouve presque toujours incluse, dans les conclusions d’un colloque, la proposition de tenir de nouvelles réunions pour prolonger tel ou tel aspect du débat ou pour aborder des problèmes nouveaux surgis de la confrontation et de la discussion collective. Les trois quarts des réunions recensées dans notre fichier comportent dans leurs résultats des propositions plus ou moins explicites et impératives de nouvelles rencontres. Et cela est psychologiquement compréhensible tant est vécue comme angoissante la dislocation d’un groupe ou d’un rassemblement d’où se sont dégagées des tendances à la communion et à la cohésion. Ce sentiment d’inachèvement ressenti assez collectivement est un puissant facteur de reconduction des réunions41.
104Mais parfois ce sont les exigences fonctionnelles d’une institution qui conduisent à la création de chaînes ou de cycles de rencontres initiés par les mêmes organisations ou par des organisations différentes se relayant les unes les autres. Comme nous l’a confié un haut fonctionnaire d’une organisation internationale (UNESCO) dont la fonction est d’organiser colloques, tables rondes et séminaires à longueur d’année : « Une réunion n’est pas une fin en soi… c’est un maillon d’une chaîne de rencontres de types différents… elle donne toujours naissance à d’autres réunions… ce qui signifie que sa créativité, son utilité ne peuvent s’apprécier que par rapport à l’ensemble des manifestations reliées entre elles… car elle n’est féconde que si elle est le lieu où émergent des idées qui feront l’objet des rencontres ultérieures… L’impact de cette réunion se situe dans le temps et s’appréhende à travers le changement de problématiques, le clivage des préoccupations en réseau ramifié… ».
105Un autre exemple peut être donné, emprunté à l’étude de cas que nous avons déjà évoquée et dont nous reparlerons abondamment dans les prochains chapitres. L’Institut National pour la formation des adultes, ayant reçu du Ministère de l’Education Nationale mission de stimuler la recherche dans le domaine de l’éducation des adultes, de faciliter les contacts entre « formateurs » de tous milieux et tous secteurs, et enfin de rechercher les conditions d’une certaine coordination des expériences et innovations réalisées de manière plus ou moins dispersée en France, a initié son action par le lancement d’une enquête auprès de divers milieux de formation qui a abouti à une première réunion. Cette réunion n’était, dans le projet des organisateurs, que le prélude à une série d’autres rencontres complémentaires. Effectivement, la conclusion de cette réunion a été d’instaurer un réseau complet de réunions et de comités préparatoires à une série de colloques nationaux et de journées régionales, comme le montre le schéma ci-dessous (voir page suivante).
106On voit par cet exemple le mécanisme par lequel les colloques sont appelés à se reproduire, à s’engendrer les uns les autres jusqu’à disparition de l’organisme coordinateur (ce qui est le cas dans l’exemple présenté) ou jusqu’à l’éclatement du foyer actif de participation ou de support de l’action constitué d’individus, de groupes ou d’organisations. Celui-ci subsiste tant que les besoins et attentes des participants l’emportent sur les conflits et les frustrations consécutives aux confrontations idéologiques, politiques ou techniques. L’éclatement du foyer mobilisateur ne signifiera pas toujours la fin du cycle, car le relais est souvent assuré par d’autres éléments du rassemblement ou de la structure de communications créée qui récupèrent à leur profit la mobilisation déjà engagée. On peut faire l’hypothèse que le cycle pourrait se poursuivre indéfiniment, du moins jusqu’à épuisement des forces centripètes agissant dans le système, ou jusqu’à sa saturation informationnelle. C’est à ce point de rupture que se situeraient à notre avis les capacités potentielles de re-création d’un autre système de communications plus hétérogène, mais aux fonctions sociales différentes.
Accroissement de l’offre
107Avec cette observation s’achève notre exposé sur le développement de la consommation ou de « la demande » de colloques par les individus, les groupes ou les catégories sociales dans une société comme la nôtre. Le second point, portant sur l’accroissement des moyens mis en œuvre pour l’organisation des rencontres, autre facteur de la progression quantitative des réunions, sera beaucoup plus bref. Nous l’avons en effet largement abordé lors de notre réflexion sur le développement des congrès internationaux. Par ailleurs, nous manquons de données statistiques précises sur l’ampleur des investissements réalisés dans la construction de Palais de congrès ou d’infrastructures adaptées au bon déroulement des réunions.
108Quelques données disparates nous donnent toutefois une idée de l’importance économique prise par le phénomène. En l’espace de quelques années toutes les villes françaises de moyenne importance ou même petites, mais jouissant d’une rente de situation du fait de la proximité de la mer, de la montagne, ou d’un centre de distraction de dimension raisonnable, ont fait construire leurs Palais des Congrès : entre 1960 et 1972, Versailles (280 colloques ou réunions en 1969 soit un taux d’occupation de deux jours sur trois, quatre salles principales de 150 à 1.250 places, dix salles de commissions, installation de traduction simultanée en cinq langues, salle de projection et de banquets… affiche un énorme placard publicitaire paru dans Le Monde), Perpignan (1.200 places, traduction instantanée en six langues, salles d’exposition, de danse, de concert, de lecture, de sport, dans un ensemble architectural intégré permettant l’imbrication de diverses manifestations culturelles, intellectuelles, sportives ou gastronomiques), Royan, Juan-les-Pins 42, etc…
109D’autres villes ont investi des fonds importants pour la restauration ou l’aménagement d’anciens monuments, châteaux ou abbayes en pôles d’animation culturelle et bien entendu en centres d’accueil de congressistes et colloqueurs. L’abbaye de Royaumont, dans la région parisienne, accueille depuis plus de vingt ans un fort pourcentage de colloques et séminaires de psychosociologues et formateurs d’adultes ; l’Abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson en Meurthe-et-Moselle reçoit les symposium et réunions de scientifiques, ingénieurs, techniciens, et celles des professions libérales et artistiques… ; le château de Charbonnières, dans le Perche, d’abord converti en centre d’accueil d’une communauté religieuse, s’est plus récemment ouvert aux séminaires et colloques de formateurs et animateurs43 ; des villages de vacances (comme le VVF de Dourdan près de Paris, qui a servi de cadre aux échanges qui ont eu lieu autour du psychologue américain Carl Rogers en 1969), des Maisons de la culture (comme la Maison de la Culture d’Amiens qui a accueilli le célèbre colloque pédagogique sur la réforme de l’enseignement en Mars 1968), des Universités (surtout des universités nouvelles qui ont toutes prévu des installations particulières pour les journées d’étude et les colloques), des Centres d’Education Populaire (comme celui de Marly-le-Roi près de Paris, spécialisé dans l’organisation ou l’accueil de réunions d’éducateurs et d’animateurs socio-culturels), des hôtels petits ou grands disposant de salles de travail et de salle de conférence (comme les hôtels Hilton, Méridien, Intercontinental, Jacques Borel à Roissy, Shératon, PLM St-Jacques à Paris, etc…) ont bien vu l’intérêt de louer leurs locaux aux groupes, mouvements ou organisations en quête de lieux aérés et confortables pour tenir leurs réunions et dans le sillage desquelles s’inscrivent diverses industries ou commerces de sous-traitances ou des prestataires de services divers : restauration (la gastronomie est considérée par tous les traités spécialisés comme un phénomène touristique), transports (aériens, ferroviaires, routiers), interprétariat et traduction, loisirs et distractions de masse (promenades en mer, troupes théâtrales, orchestres folkloriques…). Les chiffres nous manquent pour donner une idée précise de l’ampleur de ce mouvement44 qui traduit l’intégration du phénomène colloque au processus de la croissance économique, d’abord en tant que « marchandise » proposée à des publics de plus en plus nombreux et divers conditionnés par la publicité, ensuite en tant qu’activités créatrices d’emplois et de moyens de qualification.
110On trouve dans l’article de Madeleine Erbs (cité plus haut) quelques indications, toujours qualitatives, sur ce dernier point : selon l’auteur qui a réuni une abondante documentation notamment sur l’aspect économique des congrès, les promoteurs de congrès nationaux (associations, sociétés commerciales ou personnes morales), les professionnels de l’organisation des réunions, les agents de voyages, les employés de bureaux de congrès attachés à diverses municipalités comme les offices de tourisme (une association France-Congrès, fondée en 1966 par les mairies de dix villes de congrès françaises sous le patronage du Commissariat Général au Tourisme et disposant d’une subvention annuelle de l’Etat de 25.000 francs et des cotisations municipales de 20.000 francs par ville, coordonne une partie des efforts de promotion et de prospection des villes françaises), les techniciens de l’électronique, de l’interprétariat, du procès-verbal ou de la traduction (les traducteurs à la différence des interprètes travaillent à l’écart des lieux de discussion et préparent essentiellement les textes servant de base aux discussions) se comptent, si on leur adjoint les restaurateurs, les hôteliers, les animateurs, les transporteurs… travaillant au moins partiellement pour les congrès et colloques, par milliers de personnes en France45. Malheureusement aucune statistique nationale ne peut l’établir de façon précise pour l’instant.
111On peut tout de même tirer de ces rapides indications la conclusion que l’offre répond à la demande de congrès et colloques, et même d’une certaine manière la précède, ce qui lui fait jouer un rôle d’accélérateur dans la progression du phénomène. Une autre conclusion plus générale est que le phénomène étudié ici n’est pas un fait mineur et isolé dans le continuum de la vie sociale mais a un impact sur la vie économique (par les transferts de fonds et les investissements qui l’accompagnent au niveau local et au niveau global), sur la démographie et la géographie (par les changements dans la structure professionnelle et par les flux migratoires qu’il provoque sur tout le territoire), sur la vie culturelle et artistique (par les manifestations folkloriques, artistiques, littériaires et musicales qu’il entraîne à sa suite et par la création architecturale qu’il stimule, au service de la construction d’édifices à fonctions multiples intégrant diverses activités culturelles, sportives, de loisirs), sur la vie relationnelle et sociale (par la création de circuits de communications entre milieux, professions, groupements divers), et bien évidemment sur la vie intellectuelle, c’est-à-dire sur la diffusion des connaissances, savoirs, informations, innovations dans l’espace social national.
Ouvrages consultés
Bibliographie
JUNGK (R.) – Pari sur l’Homme. Paris, Laffont, 1974.
PRADERIE (M.) – Ni Ouvriers ni Paysans : les Tertiaires. Paris, Le Seuil, 1968.
FRITSCH (P.) – Les Formateurs d’Adultes. Revue française de Sociologie, octobre-décembre 1969, 10-4.
ESQUEDA-TORRES (L.) et EUBRIEL (R.). L’Animation Socio-culturelle. Mémoire de maîtrise sous la Direction de C. Tapia, Juin 1972.
MEISTER (A.) – Vers une Sociologie des Associations. Paris, Edition ouvrière, 1972.
Notes de bas de page
1 Voir dans l’introduction la répartition de la population interviewée.
2 Nous maintenons les réserves déjà exprimées dans l’introduction à savoir qu’aucun quotidien ne mentionne exhaustivement l’ensemble des réunions qui se tiennent dans le pays, et surtout pas les réunions à faible potentiel d’influence sur l’opinion.
3 Voir la présentation de l’échantillon de sujets interviewés dans l’introduction.
4 L’associationnisme est le mouvement, lancé au milieu du XIXe siècle, qui a abouti, à la fin du siècle, au syndicalisme et à la « coopération » (création de coopératives). Pour nous le néo-associationnisme, qui a pris naissance dans les années 1960 dans les sociétés fortement industrialisées, présente des caractéristiques différentes dont celle-ci : une visée contestataire par rapport aux organisations, aux appareils, aux valeurs de la société technicienne.
5 Le fait que le nombre d’étudiants soit passé de 129.025 en 1946-47 à 598.000 en 1968-69 – à l’exclusion des Grandes Ecoles – et que le nombre d’étudiants licenciés de psychologie et de sociologie acquis par formation aux débats et rencontres multiples ait décuplé entre 1959-1968, n’est pas étranger à l’entrée massive des jeunes dans le circuit des congrès et des colloques.
6 D’après B. GRAIS, Evolution de la population active de la France (1954- 1968), in Economie et statistiques, revue mensuelle de l’I.N.S.E.E., n° 2.
7 Dans les lycées et collèges, le désir d’information va croissant, selon les journalistes spécialisés dans les problèmes de la jeunesse. Il se manifeste notamment par la création, dans de nombreux établissements, de « clubs d’information » où l’on étudie la Presse, où l’on organise des débats, où l’on fait venir des conférenciers (voir Le Monde, Y. AGNES, 17 Février 1973). Ainsi, non seulement les jeunes collégiens et lycéens rejoignent leurs aînés étudiants dans les diverses réunions qu’ils organisent, mais encore le colloque pénètre subrepticement dans les lycées et collèges.
8 On peut lire dans Le Monde du 25 Avril 1976, sous le titre « Trois mille carrefours pour Giscard », le compte rendu de l’opération conduite par le mouvement des jeunes Giscardiens « Génération sociale et libérale », visant à réunir trente mille sympathisants en petits groupes de réflexion d’une dizaine de personnes ayant pour tâche de débattre des problèmes de l’actualité et de consigner leurs conclusions dans des « cahiers du changement » destinés au Président de la République.
9 Le fait que les sujets interviewés appartiennent à des classes terminales de trois lycées parisiens assez différents quant à l’origine sociale des élèves (16e, 13e et 1er arrondissements) confère une certaine représentativité aux réponses recueillies.
Les questions posées étaient celles-ci :
10 On parle beaucoup de participation dans les entreprises, les administrations, à l’école… Qu’est-ce que cela signifie à votre avis ?
11 Le lycée devrait-il être à votre avis isolé de la société et de la vie économique ? Si oui ou si non pourquoi ?
12 Les relations en classe seraient plus faciles si nous réservions un peu de temps à expliquer ce qui se passe entre nous et ce que nous pensons les uns des autres. Que pensez-vous de cette proposition ?
13 Les chapelles pédagogiques ont toujours existé, cela avant même la « dissidence » de Freinet, mais elles ne touchaient que fort peu de monde chez les enseignants. Il n’y avait rien de comparable à l’effervescence que l’on voit aujourd’hui dans les milieux enseignants.
14 Robert JUNGK (Cf. Pari sur l’homme, Laffont, 1974), qui a créé en Allemagne et en Autriche des « laboratoires du futur » où l’on s’efforce de préparer à l’innovation des gens non qualifiés, cite une société du Massachusetts qui se présente comme une fabrique d’idées ; cette société, selon JUNGK, utilise environ 400 jeunes spécialistes de toutes disciplines qui « soignent » des ministères, des communes, des administrations, des écoles, des hôpitaux, des universités, des offices de planification, de leurs maux sociaux.
15 Michel PRADERIE les appellerait « tertiaires au second degré » ; leur tâche, écrit-il (à propos de ces professionnels), n’aurait eu aucun sens il y a un siècle ou deux : « Ce sont la complexité de la division sociale du travail et la rapidité de la croissance économique qui ont donné naissance à ces aiguilleurs d’hommes et à ces éclaireurs de l’avenir. Avec eux, le tertiaire incarne une fonction nouvelle, encore embryonnaire, qui est de rendre plus rationnel l’agencement social » (Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires. Paris, Ed. du Seuil, 1968, p. 114).
16 Le Quid 1978 nous apprend qu’en 1976, la France comptait 18.175 cadres supérieurs, spécialistes de l’organisation et de la gestion.
17 Si l’on compte tous les personnels travaillant dans l’informatique, on totalise : 55.000 en 1970, 150.000 en 1975.
18 Avant 1968, l’I.N.S.E.E. se basait sur la nomenclature d’activité pour établir ses statistiques alors qu’après cette date, elle utilisera la nomenclature de production. Ceci peut avoir entraîné une certaine rupture dans les données recueillies. Il paraît donc nécessaire de prendre, dans notre analyse, un certain recul par rapport à ces chiffres et de ne considérer que l’évolution générale de chaque profession dans la période considérée.
19 « Entre 1959 et 1968, la progression des consommations tertiaires est de loin la plus rapide : en six ans elles ont augmenté, pour l’ensemble des familles françaises, de 66 %, alors que les consommations traditionnelles nécessaires à l’alimentation, à l’habillement et à l’habitation et qui intéressent l’agriculture et l’industrie n’ont progressé dans le même temps que de 34 % environ. (Dans ces consommations tertiaires figurent les rubriques suivantes : hygiène et santé, transports et communications, culture et loisirs) ». Cf. Michel PRADERIE, Les tertiaires, Le Seuil, 1968.
Les progrès de la thérapeutique et de la prévention, la conscience accrue qu’ont les individus de leur santé et de leur apparence, impriment à la conception même de l’exercice médical et de sa finalité une direction nouvelle. Les médecins et les systèmes sanitaires des pays développés commencent à s’intéresser non plus seulement aux malades, mais au bien-être de leurs patients et à la préservation de ce bien-être, de cet équilibre physique et moral, qui devient le champ de tout un essor pharmacologique à visée non plus thérapeutique mais sociale ; il en est ainsi de la contraception, des médicaments de la ménopause, d’une gamme considérable de modificateurs de l’humeur, d’innombrables substances destinées à pallier ou à prévenir les méfaits du vieillissement cutané. (Dr ESCOFFIER-LAMBIOTTE, Les cosmétiques et la santé, Le Monde, 20 Mars 1974).
20 Selon diverses sources (publications, ministères), les professions sociales – regroupant éducateurs spécialisés, jardinières d’enfants, assistantes sociales, animateurs socio-éducatifs – représentaient, en 1976, plus de 88.750 emplois contre environ 50.000 en 1972.
21 Les chiffres de 1968 sont extraits de l’article : « Note sur la question des psychanalystes non-médecins ». In Revue bimestrielle des psychanalystes, n° 8, Mars-Avril 1972.
22 Ces chiffres sont tirés de l’ouvrage de J. P. MAILLARD, Le nouveau marché du travail. On a évalué en 1972 l’ensemble des infirmiers masseurs, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, laborantines, sages-femmes, à plus de 300.000 personnes (Cf. Le Monde, 30 Mai 1972).
23 Il s’agit là, uniquement, des formateurs employés par l’Association Nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes (A.F.P.A.), organisme dépendant des Ministères du Travail et de la Santé (Cf. Liaison Sociale, n’ 108/73). On sait que depuis une dizaine d’années, cette catégorie de professionnels s’est accrue dans des proportions considérables, englobant des sociologues, des psychologues, des psychosociologues, des économistes et plus généralement des universitaires qui enseignent aux adultes. Ainsi, l’A.F.P.A. a employé environ huit mille salariés en 1975, dont 50 % d’enseignants et de psychologues. Par ailleurs, la plupart des grandes entreprises se sont dotées de cellules de formation fournissant des services plus ou moins diversifiés. Cette rubrique n’existe pourtant pas encore au code de TI. N.S.E.E.
24 Avant 1968, les chercheurs en Sciences Humaines étaient comptés dans la même rubrique que « les scientifiques » ou « hommes de sciences ».
25 Ce qui exclut, des chiffres qu’on va donner, les psychologues scolaires et rééducateurs de l’Education Nationale et du secteur privé.
26 Voir Le Monde du 16 Septembre 1975 « Colloque de Toulouse : Psychologie et sexualité », Le Monde du 29 Septembre 1974, « Création de l’Association Française de sexologie clinique » et Le Monde du 4 Juillet 1974, « Congrès international de sexologie médicale ».
27 Quelques indices permettent d’apprécier la poussée du phénomène :
– Selon les statistiques de l’Education Nationale, 470.350 personnes auraient suivi en 1975 des cours publics ou privés au titre de la promotion sociale contre 312.621 en 1966 ; bien que ces statistiques n’incluent pas les activités des autres institutions de formation des adultes, elles représentent la part principale des bénéficiaires de cette action ; en 1976, les stages de formation professionnelle ont concerné deux millions et demi de personnes (contre un million environ, en 1972) et ont représenté une dépense de 3,2 milliards de Francs (un milliard en 1972) ;
– Alors qu’en 1960, deux à trois centaines d’organismes se répartissaient l’essentiel des activités entrant sous la rubrique Formation des adultes, 3.500 organismes ayant exclusivement ou partiellement une activité de formation d’adultes ont été recensés par l’Institut National pour la formation des adultes en 1970. (Cf. P. FRITSCH, L’Education des Adultes, Edition Mouton, 1971, pages 15 et 28).
Les textes de loi réglementant et institutionnalisant la formation profession nelle se succèdent à un rythme rapide au cours de la dernière décennie (même source que précédemment) :
– loi du 31 Juillet 1959, relative à diverses dispositions sur la promotion sociale, J.O. du 6 Août 1959 ;
– loi du 3 Décembre 1966, d’orientation et de programme sur la formation professionnelle, J.O. du 4 Décembre 1966 ;
– décret du 18 Janvier 1967, relatif à la coordination de la politique de la formation professionnelle et de la promotion sociale ;
– décret du 15 Novembre 1967, convention type de formation professionnelle ou de promotion sociale, établie en application de l’article 9 de la loi du 3 Décembre 1966 ;
– loi du 12 Novembre 1968, d’orientation de l’enseignement supérieur, Titre 1, article 1 et article 24 ;
– loi du 31 Décembre 1968 relative à la rémunération des stagiaires de la formation professionnelle ;
– loi du 11 Juillet 1971, portant sur l’organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente et qui prévoit l’attribution obligatoire par les entreprises d’un pourcentage variable des salaires versés à des actions de formation ;
– loi du 31 Décembre 1974, améliorant les dispositions prises en 1971 sur les trois points suivants : congé de formation, protection sociale des stagiaires, participation financière des employeurs ;
– loi du 31 Décembre 1975, instituant un système de contrôle plus cohérent des organismes de formation et des dépenses de formation engagées par les employeurs.
28 Cf. J. ATTALI, « La danseuse et le Chatterton », Le Monde, 27 Mars 1976.
29 On lit par exemple, à propos de la tenue du 1er Congrès de Psychomotricité à Nice, en Mai 1974, sur le thème « le langage du corps », que « ce congrès a marqué l’affirmation de cette jeune profession para-médicale qui peut jouer un rôle dans la thérapie des troubles psychiques de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte… Son originalité vient d’être reconnue avec la création du diplôme d’Etat de psycho-rééducateur. Il faut désormais se situer le plus clairement possible entre les kinésithérapeutes et les psychiatres ». (Le Monde, 14 Mai 1974).
30 P. FRITSCH (Cf. Revue française de sociologie, Octobre-Décembre 1969, 10-4), dans une recherche fouillée sur les formateurs d’adultes, montre l’intermédiarité culturelle et sociale de ce groupe en voie de professionnalisation ; selon les résultats de cette recherche la moitié environ de cette population appartient aux classes moyennes ou populaires et conçoit l’exercice de cette profession comme une forme d’ascension sociale.
Une autre recherche conduite à Paris par des étudiants de maîtrise sous ma direction (L. ESQUEDA TORRES et R. EULRIET : L’animation socio-culturelle, 1971-72), révèle qu’une fraction très importante des animateurs socio-culturels (étude menée dans le département de la Seine-Saint-Denis) est d’origine sociale modeste ou très modeste, et a abouti à cette profession par les circuits de la promotion sociale.
31 Ainsi la plupart des colloques et journées d’étude de travailleurs sociaux, d’animateurs socio-culturels, de psychologues praticiens, de vulgarisateurs et de documentalistes, etc… sont le cadre de la manifestation de cette volonté d’affirmation d’une originalité, d’une spécificité professionnelle, d’une finalité propre au groupe professionnel. Les responsables du 9e Congrès National d’Esthétique Appliquée dont nous avons observé le déroulement (11 au 13 Avril 1970) ont volontiers confessé dans les couloirs du congrès que l’un des objectifs de leur groupe professionnel était, à travers ce congrès, de « rehausser leur image de marque même s’il fallait pour cela utiliser tous les moyens accessibles, la presse, la télévision » etc.
32 Plusieurs exemples peuvent être donnés de cette inquiétude. En Janvier 1971, le syndicat national des psychologues praticiens organise son deuxième congrès sur le thème « Le psychologue et la société ». Les cinq cents participants travaillèrent à définir le rôle du psychologue ou des psychologues. Le secrétaire général interviewé pendant la rencontre affirme que celle-ci a pour objectif essentiel de faire l’unité de la profession… Il ajoute que « la place du psychologue n’est pas encore reconnue en haut lieu ». (Revue l’Education, n° 89, 21 Janvier 1971).
Autre exemple, c’est au cours d’un colloque que des psychosociologues appartenant pour la plupart à un organisme de sélection et de recrutement ont élaboré et officialisé leur déontologie et leurs règles de conduite à l’égard des candidats à des postes de travail, des entreprises clientes, du marché du travail, etc. (Le Monde, 31 Mars 1974).
33 Nous avons assisté, il y a quelques années (Avril 1970) à un colloque organisé par la Ligue française d’hygiène mentale, à l’intention des conseillers familiaux (appellation qui désigne les conseillers du Planning Familial, ceux de l’Association Couples et Familles et ceux de l’Ecole des Parents…, conseillers qui exercent par ailleurs les professions de psychologues, de conseillers conjugaux, d’éducateurs, d’animateurs et d’assistantes sociales), qui s’est donné pour but principal de discuter les décrets d’application de la loi Neuwirth sur la contraception et d’élaborer une motion à l’intention du Ministre de la Santé précisant les revendications des conseillers en matière de conditions de travail et de statut professionnel. Interrogés (par questionnaire) sur leurs attentes à l’égard de ce colloque, les participants ont répondu massivement qu’ils espéraient que celui-ci aboutirait à une définition claire de la notion de « conseiller ».
Sollicités à la fin de la réunion de donner leur avis sur le déroulement et l’utilité de la journée, ils ont été nombreux à regretter l’absence de représentants des pouvoirs publics susceptibles de recueillir leurs doléances et de les répercuter dans les lieux centraux de décisions.
34 Ainsi par exemple, les médecins, psychiatres, psychothérapeutes et psychosociologues, qui utilisent le psychodrame comme technique d’intervention dans le cadre d’établissements hospitaliers, socio-éducatifs ou dans le cadre de groupes de diagnostic ou de groupes de formation aux relations humaines, développent-ils des pratiques sur lesquelles il leur paraît utile de s’interroger collectivement. Ils se réunissent annuellement à l’initiative du groupe français de sociométrie et de psychodrame. Au cours de ces rencontres (auxquelles nous avons participé certaines années) les discussions portent essentiellement et rituellement sur les limites de ces pratiques, sur les résultats que l’on peut attendre raisonnablement de la technique psychodramatique, sur les règles déontologiques, sur les lacunes ou les faiblesses des bases théoriques de l’intervention, etc.
35 Un très bon exemple nous est fourni par la création, depuis 1967, d’un enseignement des sciences économiques et sociales dans les classes de second cycle des lycées. Cet enseignement, assuré dans les séries dites B, a son originalité propre et n’est pas réductible aux enseignements de techniques économiques plus orientés vers la gestion et débouchant sur des baccalauréats de techniciens dits G. La création de cet enseignement appelle les observations suivantes :
– il n’a pas de tradition pédagogique précise puisqu’il n’existait pas avant 1967 ; d’où il découle que :
– les thèmes mis au programme sont nombreux, diversifiés, parfois assez flous (exemple, besoins et activités, initiation à la démographie, éléments de science politique, étude de l’entreprise, les modèles de croissance économique, les phénomènes de sous-développement, les problèmes monétaires internationaux, cultures et civilisations, etc.) ;
– les méthodes pédagogiques sont à bâtir progressivement : les promoteurs de cet enseignement souhaitaient s’écarter des normes magistrales et des habitudes génératrices de passivité. Ils préconisent le recours à des procédures pédagogiques plus « actives », quelques unes déjà adoptées dans d’autres domaines d’enseignement : étude et commentaire de documents, utilisation de modèles mathématiques, consitution de dossiers par les élèves, par thèmes, séances de travaux pratiques, cours collectifs donnés par plusieurs enseignants… Mais leur mise en place est rendue difficile par l’insécurité ressentie par beaucoup d’enseignants ne disposant d’aucun critère d’évaluation de leur travail ; celle-ci est d’autant plus difficile que :
– le recrutement des enseignants est très hétérogène : historiens et géographes reconvertis, juristes, économistes, sociologues, diplômés de science politique assument l’essentiel de cet enseignement.
La situation de ces enseignants, caractérisée par les remarques que nous venons de faire, serait intenable s’il n’y avait entre eux des réunions, séminaires, colloques, stages très fréquents tout au long de l’année, la plupart de ces rencontres « initiées « par la « hiérarchie » (l’inspection générale), d’autres plus informelles, tenues à l’initiative de la « base » ou de petites associations pédagogiques nouvellement créées.
Ces rencontres qui se tiennent en général au Centre Pédagogique International de Sèvres ou à l’Institut National de Recherches et de Documentations Pédagogiques (INRDP) sont de trois types :
– des colloques ou séminaires se déroulant invariablement en deux phases : une séance plénière, réunissant cent ou deux cents personnes, consacrée à l’audition d’interventions magistrales, de conférences spécialisées, suivies de débats généraux auxquels les auditeurs participent largement, des travaux de groupes ou commissions (réunissant quinze à vingt personnes) sur des thèmes précis ou sur des problèmes méthodologiques ;
– des stages de formation consacrés à des problèmes précis et concrets (enseignement de la statistique, utilisation de manuels scolaires) prenant souvent le caractère magistral ;
– des réunions plus informelles d’échanges, tenues à l’initiative de petits groupes d’enseignants (appartenant ou non au même établissement) parfois même au sein (dans les couloirs) de réunions plus officielles.
De l’avis des enseignants consultés, leur profession serait impraticable (concrètement et psychologiquement) sans ces rencontres.
36 En parlant de démocratisation, nous voulons parler ici d’une ouverture, d’une accessibilité plus grande du colloque à des populations plus nombreuses qu’autrefois. Mais cette ouverture et cette accessibilité ne préjugent en rien de ce qui s’y passe réellement ni de l’utilisation qui est faite des travaux ou conclusions.
Autre exemple, les conférences et colloques tenus sur l’intégration de la calculatrice dans l’enseignement des mathématiques. Voir R. DIDI et M. FERRANT. « Thèmes mathématiques et calculatrice ». Paris, Bordas 1978.
37 Nous avons mené une étude un peu plus fouillée sur les thèmes abordés par une seule catégorie de réunions : les colloques du type étude de problèmes. Nous en donnerons certains résultats dans l’un des prochains chapitres.
38 Voir l’ouvrage d’Albert MEISTER, Vers une sociologie des associations. Ed. Ouvrières, Paris, 1972.
39 Exemples d’associations d’usagers, de consommateurs, de citoyens :
– Aux Etats-Unis : Groupes de citoyens pour la déségrégation, groupes de citoyens pour la protection du milieu, groupes de citoyens contre les accapareurs, « Consumerism » ou groupement de défense des consommateurs (Cf. Le Monde, 22 Février 1971).
– En France :
Associations d’animation et de participation locale : « Club des Yvelines » (« structure de participation pour tous ceux qui croient que le problème du développement des villes et de leur équipement doit concerner les habitants ». Cf. Le Monde, 16 Décembre 1969) ; « Comité d’initiative pour l’animation et l’aménagement du quartier des Halles » (regroupant de petites associations en comités de quartiers ou d’immeubles. Cf. Le Monde, 13 Juin 1970) ; « Groupe des cyclistes « sauvages » dans Paris » ; « Groupe d’étude et prospective de Parly II » (dont le but est de constituer « une structure d’accueil et de réflexion informelle ». Cf. Le Monde, 25 Avril 1972) ; « Communautés de voisinage ou de quartiers » (sur la base d’anciennes communes suburbaines ou de quartiers pour empêcher que le nouveau centre des décisions ne s’éloigne trop des citoyens).
Associations écologiques : « Mouvement pour la nature » (2.000 associations en France en 1973. Cf. Le Monde, 9 Août 1973) ; « Jeunes et nature » (6.000 membres, 500 clubs) ; « Civilisation et environnement » (créée par fusion de l’Association « Protection de la nature » et de l’Association « Défense des sites dans la région parisienne ». Cf. Le Monde, 14 Novembre 1974) ; « Comité de la Charte de la nature » (créé en 1972 par la réunion d’une vingtaine d’Associations nationales) ; « Mouvement écologique » (se réclamant de R. DUMONT et rassemblant de petits groupes politisés qui luttent pour la sauvegarde et la distribution égalitaire des ressources planétaires. Ce mouvement qui se définit lui-même comme plus révolutionnaire et intransigeant que l’association « Civilisations et Environnement » réclame des techniques décentralisées, non-polluantes et auto-gérées).
40 a) En marge des partis politiques
– Cercles d’études : « Centre de recherche et d’initiatives socialistes » (de M. JEANSON) ; « Comité d’étude pour un nouveau contrat social » (de M. E. FAURE) (notons que ces groupes permanents « plus souples que des partis et plus efficaces que des clubs » (Le Monde, 3 Novembre 1972) sont l’aboutissement d’un processus d’intitutionalisation parti de réunions d’abord informelles).
– Clubs : Les clubs giscardiens « Perspectives et réalités » ; « Convention des institutions républicaines » (qui a rejoint depuis le parti socialiste) ; le club « Echanges et Projets » (J. DELORS) ; « Objectif 72 » (R. BURON) ; « Techniques et Démocratie » (M. BARETZ). (L’objectif avoué de ces groupes est de « critiquer les partis politiques et les transformer pour les ouvrir aux nouvelles générations et aux nouvelles idées ». Cf. Le Monde, 13 Novembre 1971).
– Groupes d’action : Ex. groupes d’action municipale (ou « GAM » dont le but est de « créer une nouvelle forme de vie politique, de définir une nouvelle forme de vie communautaire, d’adopter une forme de fonctionnement auto-gestionnaire et de continuer à être une force de contestation ». Cf. 9e Rencontre des GAM à Bièvre, Le Monde, 6 Février 1974).
– Mouvements révolutionnaires spontanés : Ex. « Le mouvement du 22 Mars » (qui s’en prend à tous les partis politiques, même les partis politiques révolutionnaires, « le parti communiste et la C.G.T. sont des institutions répressives au même titre que d’autres institutions, que d’autres hiérarchies ». Ce mouvement est « une émulsion en équilibre instable… », « ce n’est pas un parti politique » ; il n’a ni bureau ni responsable. Il existe seulement des comités de base de dix personnes et un comité de coordination. En fait, un noyau de militants vit et réfléchit en permanence, en tenant un meeting permanent dans la rue ou les « amphi ». « S’ils vont dans les usines c’est pour permettre la prise de paroles des ouvriers hors de la machine syndicale. Son objectif : briser le processus ordinaire de la communication par lequel les responsables politiques, syndicaux, universitaires éduquent ou endoctrinent les individus ». L’idéologie du mouvement emprunte au marxisme qui lui fournit la base doctrinale, à l’anarchisme qui lui donne ses formes ouvertes, au castrisme d’où lui vient le goût de l’action directe, à la psychologie sociale et à la psychanalyse qui l’invitent à la spontanéité et à la pratique de la discussion informelle).
b) En marge des organisations syndicales ou professionnelles
Les Chapelles et groupes de réflexion à la périphérie des syndicats enseignants :
– le M.L.E., Mouvement de Libération de l’Ecole (créé en Juillet 1972 après l’affaire HURST – fonctionnaire radié des cadres de l’enseignement – « Le système scolaire doit être attaqué de l’intérieur pour en faire éclater les contradictions » ; « Nous associons la lutte politique, la rénovation pédagogique et la libération des enfants » ; « Le M.L.E. doit être pour les enseignants ce que le M.L.F. est aux femmes ». Cf. Le Monde, 14 Mars 1973).
– Thélème 01 : Centre communautaire d’auto-éducation. (L’idée est de greffer un groupe d’adolescents sur une collectivité d’adultes – maçons, ingénieurs, enseignants – vivant de façon communautaire selon le principe de la pédagogie institutionnelle).
– Groupes locaux de défense de la pédagogie ou de réforme pédagogique (très divers).
c) En marge des organisations internationales
Ex. les clubs UNESCO (« réunissant les jeunes s’intéressant aux problèmes de développement et d’éducation et estimant que la politique de l’Unesco dans le domaine de la jeunesse est décevante ». Cf. Le Monde, 16 Avril 1971).
d) En marge des sociétés savantes ou Académies
– des contre-sociétés savantes : ex. les psychanalistes groupés dans des associations créées contre le courant psychanalytique orthodoxe ;
– des contre-institutions psychiatriques : expérience de l’hôpital de La Borde (Loir-et-Cher) appliquant les principes de la psychothérapie institutionnelle.
e) En marge des organisations religieuses
Ex. « les groupes informels » ou « communauté de base » dans l’Eglise catholique.
Les fonctions de ces groupes peuvent être assez différentes :
– certaines communautés ont une fonction nettement contestataire de remise en question de l’institution Eglise (Ex. le groupe « Echange et Dialogue ») ;
– d’autres ont une fonction d’accueil des nouveaux venus dans l’Eglise (Ex. communautés des chrétiens convertis) ;
– d’autres ont une fonction analogue d’expérimentation de nouvelles formes de célébrations religieuses mais aussi de récupération des marginaux et de renouvellement des paroisses traditionnelles (Ex. Communion de Boquen) ;
Mais leurs objectifs sont communs : unifier théorie et pratique, croyances et conduites, rejeter des structures et hiérarchies immuables de l’Eglise « installée », et vivre une interrogation permanente sur les questions fondamentales du culte, « vivre le message évangélique ».
On peut distinguer deux types de groupes gravitant autour de l’Eglise catholique :
a) Les communautés de base
Ex. « Communauté de la Sainte-Baume », centre culturel et spirituel se composant de cinq ménages, trois dominicains, neuf religieuses. (Le but est de « changer la qualité de la vie dans une certaine qualité de la tendresse, permettre les rencontres imprévisibles des hommes entre eux et avec Dieu » ; les règles consistent dans la mise en commun et la répartition de l’argent en fonction des besoins de chacun ; les ressources viennent de l’hôtellerie, des honoraires de messes, des subventions pour stages de formation en théologie, expression dramatique, danse, cinéma, sexualité ; les décisions sont prises par consensus au cours de réunions hebdomadaires ou de réunions mensuelles de synthèse et de bilan ; cependant il y a une hiérarchie, une stratification hommes-femmes assez poussée ; Cf. Le Monde, 2 Février 1974 et 27 Mars 1972).
« Communion de Boquen » ou groupe des chrétiens en recheche, (« une sorte d’ashram où des hommes et des femmes, célibataires ou mariés, religieux ou non, s’engageraient à passer un temps limité et formeraient une communauté évangélique »… « un laboratoire où s’élabore un christianisme critique, lyrique et politique » ; Cf. Le Monde, 16 Janvier 1974),
« Communauté de Taizé » (haut lieu de l’œcuménisme, siège du Concile des jeunes ; « des cellules de jeunes ayant fait leurs preuves vont se constituer en communautés de base qui se fixeront des objectifs précis, des communautés d’adultes se constitueront également qui se rassembleront ensuite au plan régional pour préparer le concile ; Cf. Le Monde du 5 Avril 1972 et du 25 Avril 1973).
b) Les groupes de pression
– Chrétiens d’extrême-gauche groupés autour d’un mensuel « La Lettre ». (Le but est de se créer des moyens d’expression en accord avc un nouveau mode de vie ; Cf. Le Monde, 25 Août 1970).
– Echange et dialogue (mouvement de prêtres contestataires, créé en Novembre 1968 (très critique envers l’institution, la moitié des effectifs ont abandonné les fonctions ecclésiastiques et le quart a aussi abandonné le célibat ; Cf. Le Monde, 18 Janvier 1972).
– Les silencieux dans l’Eglise (groupe de pression hostile aux changements dans l’Eglise).
– Vie Nouvelle (mouvement à vocation culturelle, politique et religieuse œcuménique).
41 La foisonnante littérature sur les groupes de diagnostic ou groupes d’évolution a abondamment montré et analysé ce phénomène d’angoisse à l’approche de la « mort du groupe ».
42 Un placard publicitaire du Monde annonçant la parution du répertoire général des salles de congrès et séminaires fait état de 1.500 salles en France et 700 à l’étranger (Le Monde, 21-22 Août 1975).
43 Le Château de Rambouillet a bien suivi la même voie mais en réservant la jouissance de ses installations aux membres du gouvernement en 1974.
44 Les activités de ce type ne sont jamais mentionnées à part dans les statistiques de l’INSEE ou d’organismes officiels, pour l’instant.
45 Beaucoup de ces indications concernent essentiellement la tenue de congrès internationaux, mais il ne fait pas de doute qu’elles concernent aussi les colloques nationaux. Par exemple sur les 350 congrès tenus au Centre International de Paris, 150 sont des rencontres nationales.
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