Colloques & sociétés
|Préface
Texte intégral
1 Les sciences sociales, au cours de leurs développements des dernières décennies, ont donné l’impression d’avoir recensé tous les domaines où leur intervention est justifiée. A l’inventaire, il apparaît des oublis, des négligences. C. Tapia a repéré l’un de ceux-ci, et il a décidé d’y remédier par une recherche associant diverses méthodes d’investigation. Il a choisi de soumettre à l’observation sociologique, et psychologique aussi, un phénomène spécifique des évolutions contemporaines ; le recours croissant aux congrès et colloques, aux réunions organisant la communication et l’argumentation.
2 Sa tâche initiale ne pouvait guère bénéficier du soutien d’une bibliographie, les titres étaient et restent rares. Le contraste était manifeste entre la place prise par le phénomène et le peu d’attention que les spécialistes lui avait accordée. Devait-on en conclure qu’il s’agissait d’un aspect mineur des sociétés contemporaines, ou d’une vogue, ou d’un effet produit par des économies devenues capables de gaspillage ? C. Tapia a pensé que la réponse était d’une autre nature ; l’importance du phénomène n’avait pas été reconnue : il est, à la fois, révélateur de la nature des sociétés de la modernité et de leurs problèmes, et moyen de provoquer des régulations qui ne peuvent résulter d’autres procédures. C’était l’intuition initiale ; l’enquête en apporte la démonstration, le présent ouvrage la rapporte et la commente.
3 L’étude historique montre évidemment que le phénomène n’apparaît pas lorsque s’ouvre la période de nos temps modernes. Il a des antécédents. Ceux-ci répondent à des évolutions significatives des connaissances pratiques et des économies, des institutions et des relations politiques, des savoirs et de la production culturelle. Lorsque le mouvement affecte en profondeur les sociétés, des questions nouvelles s’imposent. Et avec elles, la nécessité de rechercher d’autres moyens, d’en traiter et d’y porter réponse. La réflexion de groupe est l’un d’entre eux.
4 La recherche statistique conduite par C. Tapia rend manifeste une seconde corrélation d’une égale importance. Les tableaux montrent que la concentration des réunions – jusqu’aux années récentes – est surtout remarquable dans l’espace « occidental ». C’est-à-dire dans un ensemble de sociétés où le pluralisme, la confrontation des idées, la négociation et le compromis se trouvent parmi les éléments principaux définissant la forme sociale. L’échange intellectuel y est vu comme un facteur d’évolution positive des sociétés, dans tous les domaines et non seulement dans celui des activités scientifiques.
5 Les formes de cet échange sont multiples : conférences, congrès, colloques, réunions à effectif réduit. C. Tapia a privilégié l’une d’elles : le colloque, « outil plus maniable, simple et efficace ». Il en montre l’originalité, les aspects, les fonctions. Afin de bien situer le phénomène, il établit deux classes de « rencontres » (colloque/congrès) et distingue des sous-classes, ou types, au sein de chacune d’elles. Il précise ainsi l’identité du colloque ; il en fixe les traits distinctifs : la souplesse des structures, l’hétérogénéité des participants, la nature des problèmes considérés, les relations interpersonnelles résultant d’une délibération authentiquement collective.
6 Les conditions qui ont provoqué la multiplication rapide de cette sorte de rencontres sont recherchées. C’est, d’une part, le mouvement de naissance et de disparition de groupements de toutes natures (définis par les affinités idéologiques, les objectifs éducatifs et culturels, le statut de consommateur ou d’usager) ; c’est aussi la création, par les pouvoirs publics, d’organismes capables d’animer des rencontres « productives » d’étude des problèmes sociaux. C’est d’autre part, et surtout, la forte poussée des professions nouvelles destinées au règlement des problèmes de divers ordres nés des grands bouleversements économiques et sociaux. Elles sont animatrices de réunions qui leur permettent de mieux déterminer et de consolider leur position, de faire reconnaître leur technicité et leur compétence.
7 Mais il est des motivations de participation aux colloques plus individuelles et plus générales. Elles reflètent un état de société. Elles manifestent le besoin de comprendre et maîtriser le nouvel environnement « informationnel », de s’exprimer et de se libérer de la contrainte exercée par les structures bureaucratiques, de se situer au moins de manière précaire dans un champ de relations interpersonnelles différentes. C. Tapia détermine ainsi trois fonctions principales : pédagogique, psychosociologique, psychothérapeutique. Le colloque n’est pas une « parlerie » ; il en résulte une plus-value intellectuelle et autre.
8 La population de participants interrogée trace une figure idéale du colloque. Il est soumis à une organisation plus poussée afin de renforcer la capacité de création collective, d’innovation ; il est propice à l’implication personnelle et à la communication authentique ; il crée un espace de liberté et de spontanéité totale. Demandes partiellement contradictoires, mais qui révèlent l’importance accordée à cette forme de communication et de réflexion. C. Tapia montre, par ailleurs, que notre société peut difficilement « se passer du colloque ». Dans la mesure même où elle a besoin de nombreux mécanismes régulateurs, opérant en appui des processus régulateurs spontanés. Les raisons sont nombreuses : complexité sociale croissante et nécessité d’une information rapide des lieux de décision ; renforcement des pressions sociales concurrentes et nécessité d’ajustements constants ; affaiblissement des systèmes traditionnels de contrôle social. Le libéralisme, exclusif du recours aux mesures coercitives, impose le recours aux actions régulatrices. Selon la démonstration de C. Tapia, le colloque s’inscrit dans cet ensemble d’interventions.
9 On le voit donc, une sociologie des colloques est bien plus qu’une description de ces rencontres. Elle est une interrogation de la modernité. Elle est une contribution à une activité scientifique située dans la perspective de la sociologie dynamiste. La simple évocation de ces trois apports suffit à marquer l’importance, l’originalité et la force d’un ouvrage qui montre notre société à partir de l’un de ses révélateurs.
© Éditions de la Sorbonne, 1980