Chapitre 6. La formation du bibliothécaire

« Aucune formation ne peut être meilleure, même du point de vue le plus positif, que celle du bibliothécaire. Sans parler du sens de l’ordre et du goût pour la méthode, qu’il y acquiert et qui sont utiles en toutes choses, si son dépôt est riche et réputé, il aura l’occasion de posséder et de recevoir, par conséquent de connaître et de lire, pour peu qu’il ait l’esprit curieux, les ouvrages les plus divers, les très anciens comme les très nouveaux, sur tous les sujets. Il pourra aussi se rendre compte du mouvement de la pensée humaine à travers le monde, comparer les opinions, s’en former une personnelle et raisonnée, sans marcher dans les sentiers battus et sans idée préconçue... Pour toutes ces raisons, il sera comme un observateur qui, sans quitter son cabinet, connaîtrait tout ce qui s’écrit, se dit ou se passe, aux quatre coins de l’horizon, dans tous les domaines de la pensée, des réalisations scientifiques, de l’action sociale ou politique. Si donc, un jour, il arrive qu’il soit lui-même mêlé, pour une part quelconque, à la direction des affaires humaines, loin d’être, comme on le croit vulgairement, en état d’infériorité, ne sera-t-il pas, au contraire, beaucoup mieux préparé qu’aucun autre ?
« Votre Sainteté en est un bon exemple. »1
Pie XI.

1Toute formation suppose un type humain, un idéal qu’elle se propose d’atteindre. Or, rien n’est plus flou, plus divers que la conception du bibliothécaire, en particulier du bibliothécaire universitaire. Son image sociale, variable selon les temps et les lieux, reflète l’incertitude de sa définition, liée à la fois à la complexité et à la richesse de sa mission, et aussi à son étroite dépendance du besoin social qui évolue avec la collectivité socio-culturelle dont il émane. Quelle que soit l’époque, on trouve dans la littérature spécialisée de nombreuses plaintes à ce sujet et un appel à la réflexion des bibliothécaires sur leur propre profession. S’il n’y a aucun doute sur le rôle du professeur et sur ce que la société attend de lui, par exemple, il est significatif qu’une telle imprécision entoure celui du bibliothécaire.

« Si pour l’homme de la rue, la profession de bibliothécaire semble ou une entreprise savante, une ésotérique affaire de bibliographie et de catalogage compliquée, pratiquée dans une quiétude professorale, ou, dans le cas de la bibliothèque publique ordinaire, la conservation de documents en battant des cartes à leur sujet et en souriant aimablement ou en ne souriant pas du tout – si, dis-je, telles sont les seules idées que se fait le public d’une magnifique profession, c’est probablement la faute des bibliothécaires eux-mêmes qui ne se sont pas inquiétés de la faire connaître, ou, en vérité, n’ont pas formulé dans leur propre esprit, les buts de leur profession. »2

2Le bibliothécaire a été considéré successivement comme un savant érudit reclus dans son cabinet, un technicien supérieur de l’information, un pédagogue, un administrateur et un gestionnaire, un chercheur. Aux Etats-Unis, on a souvent comparé son activité à celle du médecin ou de l’avocat : intermédiaire entre un savoir et un usager, il pratique à la fois une science et un art, dans le but de servir une clientèle. Cette idée de service est très forte et a marqué l’éthique de la profession. On pourrait voir dans cette recherche d’une identité, dont témoigne une importante littérature sur le sujet, non seulement en anglais, mais dans toute les langues, la diversité des rôles que la société attend du bibliothécaire et l’idée confuse que se forme la collectivité de sa propre culture. Toujours défini par rapport au pédagogue, le bibliothécaire est en somme un enseignant qui n’enseigne pas, ou enseigne d’une façon spécifique, détenteur et diffuseur du patrimoine culturel, dont il détient les clefs, médiateur de l’information. C’est lui le maître de ce que l’homme a de plus précieux : sa mémoire, et, à ce titre, il est jalousé et envié. Il se présente comme le garant de l’institution culturelle officielle et de la pérénité de la civilisation. Il fournit l’information à l’usager, comme la mère nourricière la nourriture à son enfant, et entretient avec lui les mêmes rapports ambivalents, à la fois indispensables et contestés. Son pouvoir réel est considérable, concrétisé par les collections qu’il gère et les systèmes documentaires dont il possède seul les secrets, mais il est sans cesse remis en question par la société, comme si cette dernière ne pouvait supporter un tel privilège. Une psychanalyse de l’image sociale du bibliothécaire dans les différentes civilistions, sous une apparente diversité, ferait certainement apparaître ces constantes et enrichirait considérablement le sujet. Tel n’est pas le propos de cet ouvrage. Disons simplement qu’aux Etats-Unis, on rapproche le plus souvent le bibliothécaire universitaire du professeur de l’enseignement supérieur. Dans cette perspective, il aurait le rang dans la hiérarchie sociale, à égalité avec les membres du Cabinet du Gouvernement Fédéral des Etats-Unis et les membres du Congrès, après les membres de la Cour Suprême, les physiciens, les gouverneurs d’Etat, les savants atomistes, mais avant les juristes, les dentistes, les diplomates, les architectes, les ministres, les prélats, les banquiers, les romanciers ou les musiciens3.

3En fait, d’abord érudit, professeur ou homme de lettres, le bibliothécaire entre dans l’ère professionnelle avec Melvil Dewey, qui créa vraiment la spécificité de la profession avec l’inauguration, en 1876, de l’American Library Association et, en 1887, de la première école de bibliothéconomie à Columbia University. Pendant des dizaines d’années, il est surtout voué à des tâches techniques et à des tâches administratives de plus en plus difficiles. Avec la complexité croissante de ces tâches et la demande de plus en plus exigeante de la société, le bibliothécaire se voit dans l’obligation d’acquérie une formation plus poussée pour maîtriser ses activités et répondre à l’attente des usagers. Les écoles de bibliothéconomie se multiplient, généralement inscrites dans un cursus universitaire et de plus en plus étroitement liées aux universités. Après la licence, puis la maîtrise, le Doctorat en Bibliothéconomie fut créé en 1928/1929 par la Graduate Library School de l’University of Chicago et resta le privilège de cet établissement pendant une vingtaine d’années. Actuellement, il existe 58 écoles de bibliothéconomie accréditées par l’ American Library Association (dont 17 préparent au doctorat) et 6 au Canada. Il est intéressant de constater que, peu à peu, les bibliothécaires sont passés de préoccupations techniques à des préoccupations de plus en plus intellectuelles et se sont inquiétés d’obtenir le statut académique, c’est-à-dire un statut analogue à celui du professeur d’université. Ce statut leur conférait des avantages matériels – salaires, bourses, voyages d’étude, congés – et des avantages sociaux tels que le prestige et le rang de l’enseignant, la possibilité de faire partie des conseils universitaires, du Faculty Club, etc. C’était la vocation même du bibliothécaire universitaire, mais elle exigeait en revanche qu’il eût un niveau de formation égal à l’enseignant moyen, et se livrât à des activités d’enseignement et de recherche, concrétisées par des publications. Cet aspect du métier n’a fait que s’accentuer ces dernières années. Très discuté par la profession, car il suppose une véritable évolution de sa nature et de sa formation, il semble cependant se répandre et connaître un réel succès dans les différentes institutions. Même s’il n’a pas rallié la totalité de l’opinion – ce dont témoignent de nombreuses enquêtes – il a fortement influencé l’exercice du métier et la formation donnée dans les diverses écoles. La citation suivante illustre bien ce courant d’opinion :

« De même que nous pouvons juger le college ou l’université en fonction de sa bibliothèque, ainsi pouvons-nous juger la bibliothèque en fonction de son personnel. Si les bibliothécaires sont reconnus comme une partie intégrante du corps académique, formant un groupe vital dans le processus d’éducation, avec une haute qualification pour leur nomination, et tous les droits et les privilèges des autres personnels académiques, nous pouvons être sûrs que la bibliothèque sera d’un haut rang effectif. D’un autre côté, si le personnel professionnel (les bibliothécaires) de la bibliothèque figure dans quelque catégorie non décrite, sans un statut clairement défini, sans une reconnaissance institutionnelle des contributions qu’il peut apporter au programme pédagogique, et, s’il est situé en-dehors ou s’il n’est pas éligible pour les usuels privilèges et prérogatives universitaires, nous pouvons être également certains que la bibliothèque sera inférieure, tombant au plus bas de ses meilleures potentialités. Il y a une différence. L’institution peut payer de son argent et faire la différence. »4

4C’est donc une exigence de qualité qui est demandée avec de plus en plus d’insistance pour le bibliothécaire.

5Si maintenant on veut cerner plus précisément l’exercice même de la profession, on peut dire que le bibliothécaire, en fait, doit constituer et gérer un fonds de publications et de documents et le rendre accessible, utilisable aux universitaires et aux étudiants ; administrer un organisme dans lequel un nombre variable d’agents très spécifiquement qualifiés puissent sans difficulté servir effectivement les usagers et en même temps atteindre un degré maximal de développement professionnel et de satisfaction individuelle. Ces activités impliquent des opérations intellectuelles accompagnées d’une importante responsabilité personnelle ; des études permanentes et l’application de ces études et de ces recherches à toutes les phases de l’activité de la bibliothèque ; une qualification permettant de communiquer avec des disciplines spécialisées de haut niveau. Dans l’exercice de ses fonctions, le bibliothécaire doit être à la fois un maître des techniques documentaires, un gestionnaire et un intellectuel. Selon le poste qu’il occupera, il mettra l’accent sur telle ou telle dimension, mais la formation reçue implique qu’il pourra, au cours de sa carrière, remplir avec aisance ces divers rôles.

6Quel type de bibliothécaire universitaire, en fait, les écoles de bibliothéconomie visent-elles à former ? Leur idéal n’est certainement pas identique, chacune ayant sa tradition et son optique propre. On peut cependant se représenter sans peine le type du bibliothécaire américain : d’abord, comme le médecin et le juriste, c’est un homme qui a le sentiment de remplir une mission sociale, qui possède une éthique et respecte le code déontologique de sa profession5, qui implique l’objectivité et la liberté de l’esprit. La bibliothèque étant considérée comme une institution de base de la démocratie dans la mesure où elle permet et stimule la comparaison des opinions, la réflexion et le débat, le bibliothécaire est investi d’un rôle socio-culturel exigeant qui lui confère des devoirs à remplir.

7Chef d’un établissement, d’un grand service, le bibliothécaire gère des fonds, un budget, des bâtiments, du matériel et dirige un nombre plus ou moins grand de personnel. Il doit avoir les compétences d’un bon administrateur, mais aussi les qualités humaines et l’efficacité d’un chef d’entreprise. On lui demande de moins en moins de posséder une longue expérience de la conservation, ni la pratique de la catalographie et du classement (de plus en plus dévolus aux processus techniques comme l’automatisation), mais d’organiser et d’animer des unités intellectuelles, selon les mêmes principes qu’une grande entreprise privée. Il doit définir des objectifs définis au préalable, être responsable de l’exécution des décisions par le personnel en se souciant de la motivation de ce dernier, de son rendement et de son contrôle. Il doit assumer les relations de l’établissement avec les diverses instances publiques et privées, ainsi qu’avec les usagers. Homme d’action, il doit faire preuve d’énergie et de décision.

8La profession doit affronter, en cette fin de siècle, un nouveau défi porté par la prolifération et l’éclatement de la documentation, qui a entraîné un développement imprévisible de la technologie et de l’automatisation. La première victoire est en voie d’être remportée, celle de la maîtrise de l’information par la technique. Mais la seconde est plus difficile, car elle implique la maîtrise intellectuelle de ces moyens mêmes, et elle n’est pas encore gagnée. Les Etats-Unis sont certainement le premier pays du monde où ce problème a été consciemment posé, étudié, même s’il n’est pas encore suivi de toutes ses implications nécessaires dans le mode de formation du bibliothécaire. Des efforts sont faits cependant dans ce sens, de plus en plus nombreux. Rosario de Varennes, Directeur de l’analyse et de l’automatisation des services de la bibliothèque de l’Université Laval, au Canada, résume bien le problème :

« D’autre part, la profession doit faire face à un défi intellectuel constituant un deuxième temps pour ainsi dire de la relation ordinateur-bibliothécaire. On pourrait parler ici de défi interne mettant en cause la nature même de la profession et ses objectifs fondamentaux et visant les démarches intellectuelles propres au bibliothécaire.

« Heureusement pour nous, la profession est déjà sensibilisée au problème et en train de relever ce deuxième défi, comme le prouvent l’orientation nouvelle des cours de bibliothéconomie au Canada, l’augmentation marquée des études doctorales et post-doctorales en bibliothéconomie aux Etats-Unis, favorisées par des plans de bourses gouvernementaux dans le cadre du HEA (Higher Education Act), la prolifération de cours de recyclage ou de perfectionnement souvent subventionnés par le Gouvernement. Il n’y a qu’à consulter la liste imposante “Continuing Education for Librarians” préparée par l’Office for Library Education de l’ALA. »6

9Confronté à ces puissants moyens nouveaux, le bibliothécaire doit repenser complètement sa profession, ses méthodes comptables et de gestion, ses statistiques, sa signalisation bibliographique, mais aussi aboutir à une conceptualisation plus affinée, à une expérimentation et à une évaluation des conséquences de l’automatisation sur la connaissance, de la technique sur la gestion et la diffusion du savoir. Ce sont en quelque sorte de nouveaux modes de pensée qu’il est appelé à créer. Cette maîtrise exige un haut niveau de qualification intellectuelle, très théorique, en particulier mathématique et philosophique, fondé sur une solide base de culture générale.

10Le profil psychologique de ce bibliothécaire idéal est bien défini par le livret de la School of Library and Information Studies de l’University of California à Berkeley, qui met l’accent sur les aptitudes souhaitées chez les candidats, et la direction dans laquelle celles-ci doivent être idéalement développées :

« Le but du Master of Library Science est d’adjoindre régulièrement à la communauté un nouveau groupe de gens exceptionnellement bien préparés pour contribuer à l’amélioration et à l’extension des bibliothèques et de la documentation. Ces gens devraient être techniquement capables de remplir effectivement leurs premières fonctions professionnelles, avec une compréhension des tâches de base de la profession. Ils devraient être formés à innover et à atteindre des postes de responsabilité, sensibles au besoin d’éducation continue et de développement personnel, informés des racines historiques des services et des pratiques actuelles, réceptifs au changement organisationnel, technique et social, attentifs aux divers besoins d’information d’une société multiculturelle, et réceptifs à la demande incessante d’accroître le stock de connaissances applicables et d’utiliser la connaissance disponible développée dans des champs autres que la bibliothéconomie. »7

11Selon une formule souvent employée dans la littérature spécialisée américaine, par exemple par Jesse H. Shera, la bibliothéconomie serait la « gestion de la connaissance », et le bibliothécaire devrait être formé dans ce but exigeant.

12En 1975, on comptait 22 880 bibliothécaires universitaires diplômés, ce qui représentait 75 % des besoins minimaux8. Les écoles de bibliothéconomie produisaient environ 65 docteurs par an, mais avec la diminution de l’aide fédérale aux études de doctorat, ce chiffre tend à décroître. D’après les statistiques récentes du Department of Labor, il est prévu que le nombre total de bibliothécaires diplômés en fonction, soit 115 000 en 1970, passerait à 162 000 en 1983, soit un accroissement de 2,7 % par an, comparé à un accroissement de 5,2 % annuel de 1960 à 19709. On voit donc que la profession est numériquement importante et, de ce fait, peut avoir un impact sur les pouvoirs publics et sur la vie socio-culturelle.

13Les écoles de bibliothéconomie sont des écoles professionnelles qui font partie d’une université. Elles recrutent les candidats après le Bachelor’s Degree (équivalent approximativement à la licence française) et les sélectionnent sur dossier et sur entretien. Un grand nombre de ces candidats sont pourvus de diplômes supérieurs au Bachelor’s Degree, soit le Master’s Degree (équivalent à la maîtrise) ou même le Doctor’s Degree. L’entretien, outre les titres, est souvent décisif. Les écoles cherchent à déceler les personnalités qui feront de futurs responsables, des éléments dynamiques et féconds. D’où le prix attribué aux facultés d’initiative et de sociabilité, aux expériences professionnelles antérieures, aux activités de groupe (clubs, églises, associations culturelles ou sociales), bref au profil psychologique du candidat. La demande étant plus grande que le nombre de places disponibles, seuls les candidats relativement brillants et surtout fortement motivés sont acceptés. Les écoles les plus renommées sont naturellement les plus recherchées et les plus sévères dans leur sélection. D’après un exemple type pris en 1978, on peut donner une idée de la configuration du recrutement : 79 % du total des étudiants qui se sont présentés ont été retenus. Sur le nombre total des élèves en cours de scolarité, on compte 14 % d’hommes et au minimum 72 % de femmes. Sur un enseignement semestriel de 112 étudiants, on compte 18 étudiants titulaires du doctorat. Sur la totalité des étudiants en cours de scolarité dans cet établissement, on dénombre 20 % d’étudiants d’un âge inférieur à 25 ans, 61 % de 25 à 36 ans, et 19 % de plus de 37 ans ; 49 % sont célibataires et 46 % sont mariés. L’origine de ces élèves couvre 25 Etats américains et 16 pays étrangers des divers continents, soit 86 % d’élèves américains, 9 % d’élèves britanniques et 5 % d’autres nationalités. Presque la moitié de ces élèves avaient été employés ou travaillaient actuellement dans une bibliothèque.

14Enfin la formation la plus courante de ces élèves était, par ordre de fréquence, l’anglais et la littérature anglo-américaine, l’histoire, les sciences de l’éducation, le français, à égalité avec les sciences politiques et les études internationales, l’art et l’histoire de l’art, la psychologie, la sociologie, la philosophie, l’allemand, la gestion des entreprises, l’anthropologie, l’espagnol, etc. Les diplômes de science étaient excessivement peu nombreux, quoique très recherchés. On retrouve à peu près la même configuration dans les autres écoles de bibliothéconomie, ce qui n’est pas sans poser des problèmes pour l’avenir de la profession qui aurait besoin de plus nombreux scientifiques.

15A l’école de bibliothéconomie de Columbia University, établissement dont l’histoire est prestigieuse, 40 % des étudiants possédaient une maîtrise ou un doctorat à leur entrée à l’école. La majorité des étudiants a une formation en sciences humaines et sociales. On compte approximativement 260 étudiants par semestre, 12 professeurs à plein temps, un maître de conférence et 3 professeurs à temps partiels ; l’école fait partie intégrante de l’université qui comprend 3 facultés et 12 écoles professionnelles considérées au même titre que les facultés, les professeurs de l’école ayant le statut de professeur d’université. L’école de bibliothéconomie de Simmons College, à Boston, compte 500 étudiants à plein temps au total et 300 à temps partiel. L’âge moyen de la scolarité est de 30 ans. Sur ce nombre, un gros pourcentage a une formation de littérature anglo-américaine et 14 un doctorat dans différentes disciplines. 20 % de ces étudiants se destinent aux bibliothèques universitaires et choisissent les cours correspondants. A l’école de bibliothéconomie de l’University of California, campus de Berkeley, on observe 60 % de femmes pour 40 % d’hommes ; 190 étudiants sont licenciés dont 30 en cours de doctorat ; l’école a 13 professeurs à plein temps, et 12 à 15 cours particuliers à temps partiel. La population des écoles est donc assez homogène10.

16Pour accomplir le cursus complet, l’étudiant doit totaliser un certain nombre d’unités de valeur, par exemple 42 à Berkeley, chaque cours valant 3 ou 4 unités et s’étendant sur un semestre entier pour occuper 3 ou 4 heures par semaine. Un certain nombre de cours est obligatoire, et les autres facultatifs en fonction de la spécialité choisie par l’étudiant. A l’école de bibliothéconomie de Simmons College, par exemple, l’étudiant doit suivre 16 heures de cours hebdomadaires, mais a beaucoup de travail de préparation et de lecture.

17Les enseignements des écoles varient selon leur orientation ; certaines sont de type plus traditionnel, comme l’école de Columbia University, certaines lient de très près l’enseignement de la bibliothéconomie avec celui de la gestion des entreprises, comme l’école de bibliothéconomie de l’University of Chicago, qui offre des programmes d’étude conjugués avec ceux de l’école de gestion. D’autres sont plus ouvertes sur les techniques actuelles et leurs implications, comme l’école de bibliothéconomie de l’University of California, campus de Berkeley. Le programme de cette école se compose de 4 cours divers de bibliographie, de 46 cours de bibliothéconomie, obligatoires ou facultatifs, qui comprennent des cours d’histoire et de sociologie de la lecture, de bibliographie, d’informatique très nombreux (l’école dispose d’un terminal d’ordinateur pour ses enseignements), de techniques catalographiques et autres, de gestion et d’administration, d’initiation aux méthodes de recherche, enquêtes, constructions de modèles mathématiques, théorie des collections et de la bibliothèque, réflexion sur l’audiovisuel. En outre, l’école propose des séminaires sur des sujets plus difficiles et une préparation individuelle au doctorat. Les secteurs qui intéressent le plus les étudiants de cette école sont l’informatique dans tous ses aspects et la recherche bibliographique. Ils souhaitent pour la plupart obtenir un poste qui leur permette d’avoir des contacts avec les lecteurs11.

18Si l’on compare les programmes des cours des différentes écoles, on voit que les divers sujets sont étudiés de façon très complète. Il recouvrent l’essentiel de ce que doit savoir le futur bibliothécaire : étude des bibliothèques en tant qu’institutions, du livre, des autres types de documents, des techniques, catalogage, classification, informatique, et types de services à apporter au lecteur. L’école de bibliothéconomie de Simmons College, outre cet enseignement de base, propose des méthodes d’enseignement original. Elle a été la première à utiliser la méthode des cas, par exemple : un problème concret est présenté à l’étudiant sur dossier, soit la réorganisation d’un service de périodiques dans une bibliothèque universitaire en fonction de nouveaux impératifs budgétaires et de personnel. Tous les détails sont donnés. L’étudiant doit analyser le dossier et proposer la solution la plus adéquate. Cette méthode a été popularisée par des manuels bien faits, et elle est actuellement souvent utilisée. Elle prépare le futur bibliothécaire à appliquer son savoir théorique à des situations concrètes et à juger de ces dernières avec le recul et l’objectivité nécessaires.

19Cette école a également créé un nouveau type de doctorat, différent du doctorat classique (mémoire théorique qui apporte un élément nouveau de connaissance), plus pratique et professionnel. Pour devenir Doctor of Arts in Library Administration, le candidat doit faire preuve de compétences éprouvées et totaliser des unités de valeur exigées par la qualification d’un poste de haut niveau administratif. C’est un diplôme nouveau, reconnu, qui existe depuis 1973, et qui a attiré un nombre choisi d’administrateurs et de gestionnaires orientés vers la carrière des bibliothèques. Les candidats à ce type de formation doivent posséder plusieurs années d’expérience comme responsables administratifs d’une bibliothèque ou d’une médiathèque ; en outre, ils doivent offrir des preuves évidentes de leurs compétences professionnels et avoir étudié une seconde discipline faisant l’objet d’une maîtrise ou d’un diplôme équivalent. Outre les enseignements traditionnels, l’école offre des cours plus originaux, comme Liberté intellectuelle et censure, l’Edition moderne et la bibliothéconomie, Histoire de la communication visuelle, Bibliothéconomie internationale et comparée, etc.12.

20Sous la variété des enseignements, les différents programmes de doctorat dans les écoles de bibliothéconomie ont des objectifs communs qui peuvent être aisément caractérisés : former des bibliothécaires de maturité, ayant de l’intérêt pour l’enseignement, accompagné d’une capacité d’étude et de recherche avancées dans le domaine de la bibliothéconomie ; les inciter à organiser, à conduire et à publier des études qui étendent les limites de la connaissance dans le champ de la théorie et de la pratique bibliothéconomiques ; et par ces moyens, fournir à la profession des chercheurs qualifiés et des personnels compétents pour enseigner et occuper les hauts postes administratifs.

21 La formation donnée par les écoles de bibliothéconomie est d’une année. Malgré la qualité de ces enseignements, on envisage de plus en plus souvent d’étendre la durée des études à deux ans. Seule cette durée permettrait vraiment de répondre aux besoins actuels de la profession, qui exige un niveau de plus en plus haut de qualification. Les élèves sont généralement motivés et intéressés par les diverses disciplines. Ils portent cependant un intérêt de plus en plus limité à l’histoire et à la théorie, au profit des techniques de gestion et d’informatique. On les incite à suivre des cours dans les autres disciplines hors de l’école pour parfaire et étendre leur culture, par exemple en sociologie ou en mathématiques. Mais les étudiants trouvent que l’enseignement des écoles est déjà complet et presque trop riche. Il ne savent souvent que choisir, tant ils sont attirés par tous les sujets. Par exemple, l’enseignement expérimental de l’école de bibliothéconomie de l’University of California, campus de Berkeley : Accès à la recherche automatisée de l’information : problèmes et prospective, a attiré beaucoup d’étudiants qui avaient étudié, avant la bibliothéconomie, les sciences de l’ingénieur, les mathématiques, la physique ou autres. Ils se passionnèrent pour ces problèmes de l’information13.

22Les professeurs sont soit des bibliothécaires employés à temps complet ou partiel, soit des spécialistes d’autres disciplines, psychologues, logiciens ou économistes, par exemple, mais qui s’intéressent aux problèmes des bibliothèques. Des professeurs visiteurs peuvent être aussi invités à faire des conférences sur un sujet particulier.

23L’enseignement bibliothéconomique aux Etats-Unis est caractérisé par un bon équilibre, quoique variable, entre la théorie et la pratique, l’accent étant mis sur les méthodes d’application du savoir théorique à la vie professionnelle ; par sa richesse et sa qualité, qui en font certainement l’un des meilleur du monde ; par sa diversité ; enfin par le fait qu’il a été beaucoup plus influencé par les sciences sociales que par les sciences humaines, surtout la sociologie, l’économie, la gestion, à la fois dans le contenu des études et dans les méthodes. On retrouve ces différents traits à propos de la recherche bibliothéconomique.

24La recherche bibliothéconomique a pris son essor aux Etats-Unis dans les années cinquante, sous l’impulsion des programmes doctoraux de bibliothéconomie à l’University of Chicago et à Columbia University. Le concept gagna peu à peu les autres écoles de bibliothéconomie. D’où la création d’un centre de recherche bibliothéconomique à Case Western Reserve en 1955, puis, à partir de 1961 à l’University of Illinois, en 1962 à celle de Pittsburg, en 1963 à celle de California et ensuite dans les autres universités. Elle a bénéficié de nombreux crédits de fondations privées, comme la Carnegie Corporation, de l’aide de la Library of Congress à partir de 1956, et de l’intervention de l’US Office of Education, à partir de 1959. Le Higher Education Act, en 1956, approuva un soutien financier pour la recherche bibliothéconomique qui put dès lors bénéficier de crédits plus substantiels. Il ne faut pas négliger non plus dans le développement de cette jeune science, le rôle de bibliothécaires éminents et dynamiques comme Round Wilson à l’University of Chicago. Elle est actuellement très vivante, et elle se manifeste par de nombreuses publications dans tous les domaines. Les Etats-Unis sont le pays qui publie le plus en matière de bibliothéconomie, surtout dans le champ de la théorie.

25Dans la perspective de la recherche, la bibliothéconomie est définie comme la science de la communication et elle emprunte le plus souvent ses méthodes aux sciences sociales. Elle s’inspire de penseurs comme John Dewey, Charles W. Eliot, Alfred North Whitehead, Robert M. Hutchins, José Ortega y Gasset, Clark Kerr et Shiyali Ramamrita Ranganathan. Elle se heurte parfois à la difficulté d’engager le personnel enseignant des écoles de bibliothéconomie à s’intéresser à la recherche et à l’enseigner, également à publier, quoique l’intérêt dans ce domaine aille croissant. Dans l’avenir, elle deviendra essentielle, avec la complexité croissante des problèmes de l’information et de la gestion des bibliothèques. A notre époque, le bibliothécaire est obligé de conceptualiser ses objectifs et ses activités, s’il veut remplir ses fonctions avec succès. Les problèmes se font de plus en plus divers et nombreux, et il faut s’appuyer sur des connaissances théoriques sûres pour pouvoir les résoudre. La bibliothéconomie, qui étudie le livre en tant que document de la pensée, la bibliothèque en tant qu’institution socio-culturelle et, plus largement, tous les problèmes de l’information, est une discipline qui présente une réelle valeur théorique, susceptible d’enrichir la connaissance humaine et de fertiliser les autres sciences.

26A titre d’exemple, on peut citer les sujets de recherche des boursiers du Council on Library Research : ce dernier a attribué depuis 1969 plus de 200 bourses à des bibliothécaires pour la rédaction d’un doctorat de bibliothéconomie. Le panorama des sujets est très vaste. Ceux-ci intéressent notamment les documents de bibliothèques du Japon sur la République Populaire de Chine et les moyens de faciliter leur utilisation par la coopération internationale entre bibliothèques ; le rôle des commissions d’Etat ou des conseils d’enseignement supérieur dans le développement des bibliothèques ; la politique de révision continue du système de classification de la Library of Congress ; la planification de l’espace pour les collections de documents officiels dans les bibliothèques de recherche ; l’organisation et la fonction des programmes de don et d’échange dans les bibliothèques universitaires ; l’origine et le développement des périodiques dans le domaine historique ; les programmes de formation du personnel dans les grandes bibliothèques de recherche choisies, en vue de développer un modèle de système14.

27Dans la même perspective, la formation continue du bibliothécaire est très développée aux Etats-Unis. Elle bénéficie de nombreux soutiens, publics ou privés, et elle est encouragée par les établissements et souvent liée à la recherche. Les institutions n’hésitent pas à y investir temps et moyens financiers, parfois considérables, et le personnel est motivé pour s’y livrer. On peut dire que, contrairement aux pays latins qui investissent dans la pierre, les pays anglo-saxons comptent sur le développement des intelligences et des compétences. Au niveau des bibliothèques, les bibliothécaires peuvent bénéficier de congés d’étude payés ou non pour rédiger un article ou un livre, suivre un colloque ou un séminaire. Dans ce cas, ils reçoivent une aide financière pour leurs frais. De nombreux congrès et journées d’étude sont organisés par les associations de bibliothécaires. Ces derniers peuvent également, sur leur demande, faire l’objet d’échanges de personnel entre établissements afin d’acquérir une expérience extérieure. L’ American Library Association offre un programme de cours vaste et varié qui est très suivi.

28Outre les bourses pour le doctorat de bibliothéconomie citées plus haut, le Council on Library Resources encourage et soutient une grande variété de programmes : il accorde régulièrement des bourses à des bibliothécaires désireux de travailler avec des professeurs, à des étudiants avancés et à d’autres chercheurs pour accroître leurs propres connaissances dans les disciplines universitaires, dans le champ des sciences humaines, sociales et fondamentales. Les candidats retenus peuvent consacrer une année à préparer une maîtrise sur l’histoire intellectuelle de la Renaissance et de la Réforme, un doctorat d’histoire sociale américaine, comme l’histoire des femmes, ou un doctorat en sociologie urbaine. Des bourses pour des chercheurs de valeur, déjà titulaires d’un doctorat dans leur spécialité, ont été accordées pour leur permettre d’obtenir une maîtrise en bibliothéconomie. Ce programme attire chaque année une centaine de candidatures de choix et permet de fournir à la profession des talents et des compétences, en particulier pour la recherche bibliographique, la gestion et la conservation des archives. Ces bibliothécaires présentent de hautes compétences et peuvent collaborer par la suite efficacement avec les professeurs, les étudiants avancés et les autres chercheurs. Connaissant réellement les besoins et les nécessités de la recherche universitaire, ils peuvent mieux insérer les activités de la bibliothèque dans la vie de l’université. Une dizaine de candidats bénéficient de ces bourses par an.

29Depuis 1873, l’Académie Library Management Intern Program a connu un réel succès. Il vise à contribuer à la formation de gestionnaires de qualité pour les grandes bibliothèques de recherche et d’université de la nation. Cinq bourses sont données par an à des bibliothécaires candidats pour faire un stage d’une année entière auprès d’un directeur de l’une des cinq bibliothèques universitaires de recherche sélectionnées pour l’excellence reconnue de leur administration, comme Yale University, Stanford University, l’University of California, campus de Berkeley. Pendant cette année, les bibliothécaires peuvent observer de près les techniques utilisées par le directeur dans sa gestion pour traiter les affaires quotidiennes et pour planifier les solutions des problèmes importants. Ils collaborent aux programmes spéciaux mis en œuvre dans l’établissement et s’intéressent de très près aux diverses activités.

30L’American Library Association joue également un rôle fondamental dans l’éducation continue du bibliothécaire aux Etats-Unis. Elle organise de nombreux programmes de cours, des séminaires et des groupes de travail ; par exemple sont très suivies les activités de formation sur la motivation des employés, la gestion participative, les techniques de formation et les méthodes d’éducation pour les programmes de développement du personnel15. Mais les thèmes traités sont vastes et très variés et recouvrent assez bien le champ des besoins.

31Cette aide à la formation continue des individus ne cesse de croître et elle est également le fait d’autres institutions et d’autres organismes, mais toujours dans le but de fournir de fréquentes possibilités d’interaction entre les théoriciens de la bibliothéconomie, les administrateurs et les praticiens. Elle suppose qu’un niveau de plus en plus élevé de compétence et de culture est nécessaire pour permettre au bibliothécaire de vraiment remplir sa mission ; qu’une qualification poussée rend ce dernier d’autant plus productif, capable de suivre l’évolution des besoins, le développement des méthodes, de comprendre le changement et d’innover.

32Pour compléter ces actions, des enquêtes ont été menées pour voir si les salaires offerts dans la profession étaient suffisants pour attirer des talents et des compétences de premier ordre. Il s’agit là d’un autre problème, mais qui est lié à celui de la formation. Car si le pays exige du futur bibliothécaire un niveau intellectuel de plus en plus élevé, à la fois technique et universitaire, s’il lui confie des tâches de plus en plus vastes et difficiles, il devra nécessairement en tenir compte financièrement. Actuellement, 51 % de la force de travail des Etats-Unis est occupé dans le secteur de la communication et on prévoit que cette proportion atteindra 60 % ou même 65 % d’ici la fin du siècle. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, dans son introduction à un numéro spécial de Problèmes politiques et sociaux, sur la révolution documentaire aux Etats-Unis, confirme ces pronostics :

« L’évolution est d’une telle portée que des économistes américains, bousculant la répartition des activités primaires, secondaires et tertiaires de Colin Clarke, n’hésitent pas à y ajouter le groupe des activités ° quaternaires”, liées à l’informatique et aux transferts d’information. Ils y font entrer tous les emplois liés à la fabrication des ° machines à information”, à la production, au traitement, à la transmission, à la distribution, à la vente des connaissances ou d’information ; ils y rattachent également de nombreuses activités d’information des secteurs publics et privés englobant une large part de la gestion, de la programmation, du marketing et des tâches de coordination : si l’on adopte cette définition, le Département du Commerce affirme que les ° travailleurs de l’information” constituaient en 1960 le groupe le plus important dans la population active américaine ; dès 1974, leurs salaires représentaient 53 % du revenu national ; en 1980, plus de la moitié de la population active américaine sera employée à des activités liées à ° l’information” dans l’acception large de ce terme. »16

33L’information deviendra essentielle, non seulement pour le développement économique d’une nation, mais aussi pour son pouvoir décisionnel. Elle sera la clef de sa puissance. La société de demain, qui apparaît déjà aux Etats-Unis, fondée sur le savoir, suppose la maîtrise de la documentation. La profession de bibliothécaire, apparue tard dans l’histoire, encore mal identifiée tant elle doit répondre à des besoins multiples et variées, verra son importance croître avec le temps. Les Etats-Unis, peut-être plus conscients que les pays d’Europe de ce problème, ont d’ores et déjà misé sur la compétence et la qualification. Ces dernières ne s’obtiennent pas sans certains sacrifices, mais c’est une question de choix politiques qui doivent être étudiés et pris en conséquence.