Introduction

1Un champ de recherche, même lorsqu’il concerne le passé, se constitue souvent à partir d’une interrogation sur le présent. Dans la crise actuelle que traverse l’humanité, et qui touche aussi bien l’économie, la politique, les rapports sociaux, que les idées et les valeurs, les sciences humaines et sociales sont aussi en crise parce qu’elles ne donnent plus comme avant des réponses assurées. Comment appréhender ce phénomène planétaire caractérisé à la fois par un tendance à l’uniformisation des modes de production et de consommation et des institutions, et en sens contraire par la revendication de l’identité et de la différence, par la coexistence de la richesse et de la pauvreté, de la démocratie et de la dictature ?

2L’étude de l’histoire contribue à la compréhension du présent par le passé, et aussi du passé par le présent. Cet ouvrage l’aborde sous l’angle d’un phénomène à la fois universel et singulier : l’éducation. Universel parce qu’elle forme l’un des fondements de toute société sans lequel elle ne peut vivre et survivre. Singulier parce qu’elle est produit et facteur d’une culture déterminée en relation avec toutes ses dimensions. Par là, son étude s’avère particulièrement riche, puisqu’elle permet d’approcher les sociétés dans leur complexité et leurs interactions. L’éducation ne peut être comprise ni expliquée sans recourir à des multiples disciplines entre lesquelles les barrières ne sont jamais étanches. De plus, comme elle est l’une des institutions sociales les plus stables, elle est à même de révéler les structures profondes de la vie matérielle et des mentalités à condition de ne pas oublier que la trame de la longue durée n’est pas exempte de contradictions ni de discontinuités, les unes et les autres variant d’une culture à l’autre.

3La question que pose ce livre n’est pas toutefois historique, mais théorique : quel est le rôle de l’éducation dans la production et la reproduction des sociétés ? On ne peut y répondre par l’étude, si approfondie soit-elle, d’un seul pays, ni même de plusieurs, à l’époque contemporaine. Ce rôle a varié nécessairement selon les sociétés et les époques, car les systèmes de valeurs et les modes de production dominants ont également varié. L’histoire comparée des cultures permet précisément d’appréhender le changement et la relativité.

4Mais cette comparaison est-elle possible ? Chaque culture n’est-elle pas unique, dotée de caractères propres, et même si certains d’entre eux se retrouvent dans d’autres cultures, leur sens n’est-il pas différent ? Plus qu’un ensemble de modes de penser, de sentir et d’agir, la culture est un système de significations historiquement transmis et constamment en devenir. Face à cette attitude qui ne manque pas de justifications, nous postulons une unité fondamentale de l’esprit humain, une rationalité universelle de sa démarche vis-à-vis des défis que lui pose son environnement. La diversité des solutions que l’on rencontre dans l’espace et dans le temps peut être expliquée parce que les processus qui y ont conduit obéissent à certains principes communs mais modulés par des contextes différents. Ce n’est pas nier l’originalité de telle ou telle réalisation, c’est simplement affirmer que la comparaison interculturelle est possible à condition de ne pas oublier qu’à côté de spécificités irréductibles il existe des caractéristiques générales. Le culturalisme en anthropologie s’était déjà heurté à cette difficulté : si le relativisme était poussé jusqu’au bout, l’humanité serait composée d’une juxtaposition de cultures incompréhensibles l’une à l’autre puisque les idées et les croyances d’un groupe humain ne pourraient être traduites dans les concepts d’un autre groupe.

5Cette recherche veut contribuer à une meilleure compréhension internationale puisque c’est en étudiant d’autre cultures qu’on approfondit la connaissance de la sienne et qu’on se rend compte du caractère particulier de ce que l’on prenait pour "universel" : le temps est révolu où l’on croyait pouvoir généraliser à l’ensemble de la planète les enseignements tirés de la dynamique d’un groupe de sociétés ayant joué un rôle déterminant à un moment de l’histoire. Un peu partout des voix s’élèvent pour dénoncer les mimétismes destructeurs de toute initiative endogène, l’uniformisation des genres de vie, les menaces qui pèsent sur l’identité et la richesse des cultures. L’éducation est un champ d’étude privilégié puisque depuis la plus haute antiquité elle s’est fondée sur la visée philosophique de situer l’homme dans l’univers par rapport à son passé, son présent et son avenir. Mais l’homme réel vit dans l’histoire : à côté de caractéristiques communes dans l’espace et le temps, les différences culturelles, économiques, sociales et politiques, sont à l’origine de conceptions diverses de l’éducation. Or, cette diversité fait partie intégrante du patrimoine de l’humanité. Depuis que le monde dit "développé" est entré en crise après un quart de siècle de croissance quasi-ininterrompue, la poursuite des moyens n’écarte plus la réflexion sur les finalités et les valeurs. Ce qui émerge, c’est la conscience de la complexité du monde où s’entremêlent de façon inextricable les systèmes écologique, économique, social et politique. La science naissante de la complexité cherche à améliorer notre compréhension de l’ordre et du désordre, de la détermination et du hasard, pour que cette planète devienne plus vivable pour tous ses habitants. Il est nécessaire pour cette tâche de faire appel à la pensée de toutes les cultures.

6Pour les sociétés en transition particulièrement, la recherche de L’"authenticité" si elle est elle-même authentique, et non une manière d’occulter les conflits, ne peut manquer d’interroger le passé : y a-t-il dans les "traditions" des idées et des pratiques, spécialement dans l’éducation, qui peuvent encore servir au progrès humain ? Ou sont-elles inéluctablement destinées à périr avec les transformations économiques et techniques à l’échelle mondiale, les alignements politiques, la pression d’un certain modèle de consommation propagé partout par les mass média et accepté par les populations ? La volonté de ressourcement l’emportera-t-elle sur de telles contraintes ? Même dans le cas contraire, l’éducation aura joué son rôle si elle a formé une conscience critique vis-à-vis de la réalité sociale, enrichi la vie de l’individu en l’ouvrant sur le monde et en le sensibilisant aux grands problèmes de la faim, de la misère, de l’ignorance, à la solution desquels peut contribuer, au moins pour une part, la reconnaissance de l’autre comme égal et différent, c’est-à-dire le respect de la dignité de tous les peuples et de toutes les cultures.

7 Ce livre pose des questions mais ne prétend pas les résoudre toutes ni même un grand nombre d’entre elles. Comme l’a noté Weber, n’est-ce pas le lot de toute recherche, bornée dans le temps, de valoir davantage par les interrogations qu’elle soulève que par les résultats auxquels elle aboutit, qui eux sont destinés à vieillir ?

Disons-nous ici quelque vérité ?
Ce n’est qu’un songe, nous nous réveillons à peine. Nous le disons seulement ici sur terre…1