Introduction
p. 205-211
Texte intégral
1- La problématique
11-1 – L’appropriation sociale d’une technologie nouvelle a deux versants inséparables : offre et demande, pour employer le vocabulaire des analyses économiques.
2La demande est étudiée, du moins en ce qui concerne les pilotes et contrôleurs français, dans d’autres parties du rapport : pour ces utilisateurs, l’appropriation passe par l’intégration des innovations techniques à leur expérience personnelle, à leur milieu de travail et à leur culture nationale.
3L’offre industrielle se préoccupe elle aussi de fournir des biens appropriés à la demande potentielle de la société, d’aujourd’hui et de demain : ce sont les ingénieurs de bureau d’étude qui mettent en place des technologies qui leur paraissent appropriées aux évolutions du marché dans toutes ses composantes : compétitivité économique, régularité d’exploitation, sécurité, ergonomie du pilotage. Ce versant, à notre connaissance, n’a encore jamais été étudié dans sa dimension sociologique, ce qui veut dire que notre approche sera longue, et le parcours sans doute parsemé de difficultés imprévues.
4Dans les pages qui suivent, nous analysons la conception des aéronefs. La conception des autres évolutions technologiques (liaison air-sol, contrôle aérien, gestion internationale des flux d’avion, des infrastructures aéroportuaires, etc.) a fait et fera encore l’objet d’analyses distinctes. Nous allons tenter de dégager ce que beaucoup d’ingénieurs appellent la "philosophie" des constructeurs d’avions : le fil directeur qui guide l’action effective des concepteurs dans l’action d’invention et de production d’un modèle nouveau. Comme dans les autres approches de notre programme, nous nous posons tout particulièrement la question de l’automate. Tous les constructeurs mondiaux d’aéronefs en sont arrivés à un degré relativement poussé de sophistication des systèmes informatiques d’aide au pilotage (les "cockpits nouvelle génération" étudiés dans le questionnaire pilotes). Il est clair que cette automatisation n’est pas le fruit du hasard mais le résultat presque mécanique des progrès de l’électronique, de l’informatique et des télécommunications durant la seconde moitié de notre siècle. Elle n’est pas non plus un phénomène spécifique à ce domaine : elle conquiert presque tous les secteurs de l’activité économique, et plus largement du fonctionnement des sociétés, voire de la vie privée. Mais si nous parlons d’un résultat "presque" mécanique, c’est que l’explication nous paraît un peu courte : ce sont des hommes qui décident.
5Nous allons donc chercher à confirmer ou infirmer cette hypothèse de travail. La décision d’un constructeur de lancer un avion fortement informatisé s’appuie sur le travail quotidien de milliers d’ingénieurs qui, de par le monde, font avancer les connaissances et les expérimentations autour de nombreux dispostifs d’aide au pilotage. Ce travail quotidien est guidé par une représentation de ce qui est à la fois techniquement possible et économiquement souhaitable en matière d’automatisation des aéronefs. Cette représentation s’inscrit elle-même à la fois dans une culture d’entreprise (l’expression plus exacte serait : une culture professionnelle du milieu mondial, car les représentations sont vraisemblablement partagées par les constructeurs européens et américains d’avions fortement informatisés ; mais on ne saurait oublier que la France est une des terres de naissance de l’aéronautique, donc de cette culture) et dans un système de pensée partagé par tous les travailleurs formés sur le modèle des écoles d’ingénieur.
61-2 – Cette hypothèse définit une méthode : connaître l’institution (les entreprises aéronautiques), les moments mythiques de son histoire, ses cultures professionnelles, l’organisation du travail et la vie quotidienne ; analyser quelques "objets" produits par les concepteurs (ces objets pouvant être un équipement, tel le FMS, mais aussi un mode d’emploi, ou, encore, la conception du pilotage qui guide la définition des modes ou les programmes de formation) ; nous entretenir de ces sujets avec les concepteurs. Tout cela nous aide à mettre en évidence la philosophie du monde, de l’homme et du vol, qui guide le travail du bureau d’étude. La question de l’automate peut être abordée "en entonnoir". Un historique de l’automatisation en ferait apparaître les étapes, les acteurs, les facteurs et les enjeux, mais d’ores et déjà, il est clair que l’acteur central est le bureau d’études des industries aéronautiques, seul capable de faire l’automate.
7L’action de conception et de fabrication d’un avion nouveau (ou, plus précisément, pour nous centrer sur notre problématique, d’un cockpit fortement informatisé) va s’expliquer d’abord par l’institution-entreprise, considérée globalement. Il existe, au niveau d’analyse le plus superficiel, une définition claire de la stratégie d’Aérospatiale qui nous est donnée d’emblée : la stratégie est guidée par une vocation à la fois industrielle, commerciale et scientifico-technique. Et ceci reste vrai, même pour le tissu européen d’entreprises qui ont constitué des G.I.E. (Groupement d’intérêt Economique), tels Airbus ou ATR (Avions de Transport Régional). Il a fallu innover pour se créer une place sur le marché mondial, et les prix doivent rester compétitifs1 face à Boeing ou Douglas si l’on veut continuer de se développer. Indissociable intrication de la technologie et de l’économie ! Ceci constitue peut-être une différence fondamentale entre "l’air" et le "sol" : en France, si les concepteurs de la modernisation du contrôle aérien ont pu se permettre de développer une philosophie de l’informatisation autour de l’homme, c’est peut-être grâce à la protection du statut public.
8A l’intérieur de l’entreprise (ou du réseau d’entreprises), les hommes sont bien évidemment des individus : quand chacun contribue à produire un automate, il est en partie animé par des motivations qui lui sont propres. Mais aussi, il fait siens le projet de son institution d’appartenance, sa conception de l’automatisation du vol, ses normes de fonctionnement collectif, et nous allons constater à de nombreuses reprises la force de cette "intériorisation" de la culture d’entreprise. Tous les ingénieurs que nous allons rencontrer vont nous signifier qu’ils prennent en compte trois dimensions de l’impératif industriel, les mêmes que celles observées au niveau de l’institution : se soucier de rentabilité ; suivre la "poussée" des technologies nouvelles (ou plutôt la précéder, dans la mesure du possible) pour assurer la compétitivité à venir en même temps que pour rendre service à l’usager (cet usager est le pilote, mais il est d’abord le passager) ; viser le plus haut niveau possible de sécurité. Ces trois priorités ne sont pas hiérarchisées. Mieux, les ingénieurs refusent souvent l’idée qu’elles puissent entrer en conflit et se montrent fiers d’avoir inventé des modèles qui ont marqué un progrès sur ces trois dimensions à la fois.
9Au-delà de ces valeurs qui guident l’action quotidienne, les ingénieurs de conception poursuivent un projet de monde aéronautique meilleur, grâce à leur travail. Schématiquement, leur position peut osciller entre deux scénarios extrêmes.
10Dans une première figure d’avenir, le social prend le pas sur l’économique : l’on construit le cockpit autour de l’homme, de son expérience de pilote, de sa culture professionnelle, de sa psychologie. C’est l’évolution sociétale la moins plausible, en l’état actuel des mentalités et de la compétition économique mondiale ; mais on ne peut toutefois oublier qu’il y a vingt ans, on ne croyait pas à la possibilité de changements des priorités de la société dans d’autres domaines, tels l’environnement, ou l’énergie nucléaire, ou encore la limitation des dépenses de santé.
11Une autre conception de l’avenir est la plus répandue : la science et l’économie continueront encore longtemps de guider le monde. Les ingénieurs ne sont que les interprètes de cette évolution jugée inéluctable ; ils peuvent certes aider les utilisateurs à rendre plus "friendly" l’usage des technologies nouvelles, mais non refuser le progrès. Ce serait même une faute de ne pas recourir aux évolutions technologiques qui seront toujours plus sûres et plus économiques. Cette conception, que l’on va trouver souvent comme justification à une automatisation poussée, s’appuie sur un autre argument important : on ne conçoit pas un Airbus pour les seuls clients français, mais pour le monde entier ; l’avion est un produit à vocation universelle, il doit donc être "a-culturel". Il importe que les équipements mis en place trouvent un usage universel de même que les modes d’emploi, les règlements, les procédures de maintenance, etc. Dans ce scénario, les réactions des pilotes français à des cockpits fortement informatisés doivent donc être relativisées : c’est aux USA et en Asie que se trouvent les marchés de demain.
12Mais surtout, le choix entre ces deux conceptions de l’avenir donne du sens à bien d’autres arbitrages. En particulier, dans le cas où l’évolution technologique s’impose, ce sont les pilotes qu’il faudra adapter à la technique : l’inverse étant bien plus difficile à réaliser, plus coûteux, voire plus dangereux. Ce sont les progrès des composants électroniques, de l’intégration des systèmes informatiques, des réseaux d’ordinateurs, des data-link, des multimédia, des représentations numériques de la réalité, etc., qui imposeront leur logique à l’opérateur (comme l’on appelle ailleurs l’homme qui commande et surveille des processus industriels fortement automatisés). L’ingénieur contribuera à redéfinir les métiers de l’aéronautique en même temps qu’il pourra intervenir dans la sélection et la formation pour contrôler la conformité des travailleurs aux compétences exigées, pour que ces nouveaux dispositifs soient utilisés de façon optimale.
131- 3 – L’analyse qui suit se limite aux aéronefs. Elle porte sur les représentations mentales qui guident les concepteurs quand ils conçoivent un avion fortement informatisé. Elle éclaire surtout le cas de l’Airbus 320, devenu symbole de modernité pour le public comme pour les pilotes (et pour les constructeurs concurrents). Mais nos observations peuvent, c’est du moins notre espoir, s’appliquer aux autres avions fortement informatisés : ce que nous cherchons, c’est le processus qui, depuis les premières représentations du progrès technique et de son appropriation sociale, conduit aux avions de demain.
2 – Méthodes d’observation et d’analyse
142- 1 – Notre but est de dégager "la vision du monde que les ingénieurs inscrivent dans la matière", en concevant un avion. Grâce aux documents diffusés par les industries aéronautiques, cette vision est aisée à connaître dans sa dimension "institutionnelle", dimension qui d’ailleurs se retrouve au premier niveau des discours que nous tiennent nos interviewés. Mais nous avons entrepris un travail plus long qui consiste à retrouver, à un niveau plus spontané et personnel, l’imaginaire collectif qui guide lui aussi le travail en bureau d’étude et qui est un élément fondateur de la culture quotidienne, au sens anthropologique2 (qui n’est pas exactement le même concept que celui suivi par les Directions de Ressources Humaines travaillant sur les "cultures d’entreprises").
152-2 – Les résultats qui suivent sont tirés de réunions de travail et surtout d’entretiens individuels, menés entre le printemps 1991 et le mois de mars 1993, avec des ingénieurs d’Airbus (y compris Aéroformation) et, majoritairement, d’Aérospatiale. Ils sont aussi tirés de séances d’introduction au pilotage d’A-320, grâce à l’enseignement assisté par ordinateur (VACBI) mis au point par Aéroformation.
16Les entretiens ont été menés en face-à-face avec une seule personne à la fois, selon une méthode aussi peu directive que possible.
17L’échantillon ainsi constitué est de taille modeste : vingt-trois personnes rencontrées pendant une durée de une à deux heures, parfois davantage. Les personnes rencontrées ont été choisies de façon à illustrer les principales étapes du processus de recherche-développement en aéronautique ; nous les désignerons du terme générique de "concepteurs". Seul biais important : nous avons rencontré principalement des cadres dirigeants ou, à tout le moins, des ingénieurs confirmés. Nos entretiens ne sauraient donc, en aucune manière, être représentatifs des quelque deux mille ingénieurs et techniciens des bureaux d’étude et des essais en vol de ces deux entreprises. Toutefois, la faible taille de l’échantillon n’interdit pas l’analyse. Chaque fois que le sociologue est en présence d’un groupe social réel, il peut constater que le fonctionnement collectif amène tous les membres du groupe à partager au moins certaines valeurs de base, certaines finalités de la vie de ce groupe, certaines positions par rapport à la société globale. De fait, nous allons retrouver une forte redondance dans les raisonnements tenus par toutes les personnes rencontrées. La métaphore qui s’impose est celle de l’hologramme : un élément suffit à reconstituer la presque-totalité de l’image, la mentalité collective de l’entreprise se retrouvant très largement chez chaque salarié.
18Quelques éléments sont en outre tirés de cinq réunions menées dans des conditions proches d’un entretien en face-à-face. Ces réunions de travail avaient été organisées dans un autre but, celui de familiariser notre groupe "Pilote, contrôleur, automate" avec les préoccupations et les modalités de fonctionnement de l’industrie aéronautique et, en particulier, de lui permettre de comprendre le processus qui va de la genèse (ou de l’"invention") d’un avion nouveau à sa production industrielle. Mais les informations ainsi recueillies ont pu nous servir à étayer les résultats de nos analyses d’entretiens. Enfin, nous avons relié ces analyses à la représentation du pilotage idéal qui tranparaît à travers la décomposition des tâches proposée aux futurs pilotes (VACBI : système d’enseignement assisté par ordinateur d’Aéroformation).
19Nous avons donc adopté une méthodologie "qualitative" courante en sciences sociales : elle apporte une compréhension en profondeur de chaque personnalité, compréhension impossible à obtenir d’un questionnaire (la représentativité est une préoccupation différente, qui pourra éventuellement conduire à une enquête quantitative.). En outre, les entretiens étant menés sur le lieu de travail, le sociologue peut rapprocher les représentations mentales de la réalité quotidienne qu’il peut observer. Toutefois, l’on ne peut ici parler d’observation du travail proprement dit, contrairement à ce que nous avons réalisé auprès des "utilisateurs", en position d’observation en cockpit pendant des vols réels.
202-3 – L’analyse est effectuée à plusieurs niveaux.
21Le niveau le plus simple est celui du "discours" explicite de la personne interrogée. Ce qu’elle nous dit nous apporte des informations factuelles (ce qui se fait et ce qui se dit, dans les bureaux d’étude) mais sert aussi à dépeindre les normes sociales qui dominent dans le milieu étudié. Ici, ces normes évoquent ce que l’on pourrait appeler la position officielle de l’institution étudiée. Il y a plusieurs raisons : le secret est une consigne impérative dans une entreprise française dont d’autres divisions exécutent des commandes militaires ; le groupement européen vit dans un climat de guerre permanente contre les constructeurs américains ; la conjoncture au moment des entretiens (accidents, critiques de certains journalistes) semblait avoir provoqué des prises de position largement consensuelles dans l’entreprise.
22Un second niveau doit être atteint si l’on veut mieux comprendre le sens du "vécu" quotidien du travail, approcher la personnalité de chaque ingénieur, découvrir la "vision du monde" qui soutient son activité de concepteur. L’on applique des méthodes inspirées de la sémiologie3 : on étudie le domaine conceptuel ou culturel auquel renvoie le vocabulaire utilisé, on analyse le contenu latent des séquences verbales. Enfin, à travers les constantes de l’entretien et ses contradictions, ses insistances et ses silences, l’on cherche à dégager la cohérence interne de l’ensemble de l’entretien à l’instar de la psychologie analytique, le "fil rouge" qui conduit la pensée de la personne interrogée, à mettre en évidence sa logique d’action dont l’acteur lui-même n’est pas conscient.
232-4 – Cette longue analyse nous conduit à nous éloigner sensiblement d’un exposé "à plat" de ce que nous ont dit nos interviewés et à avancer des interprétations qui vont parfois surprendre certains ingénieurs, parmi ceux que nous avons rencontrés. Car ils ne nous ont pas dit cela, du moins ont-ils souvent insisté pour nous présenter ce que eux-mêmes pensaient pertinent de dire sur tel sujet, ou convenable de ne pas dire. C’était parfois la "position officielle" de leur entreprise et, le plus souvent, leur intime conviction personnelle. Mais dans les pages qui suivent, nous présentons le fruit de notre propre travail d’analyse et de rapprochement entre tous les entretiens : les sciences sociales ont pour fonction de réaliser une prise de distance par rapport à la vision que les acteurs ont d’eux-mêmes.
242-5 – Rapprochées d’une personne à l’autre, les analyses font parfois apparaître une diversité de positions sur certains thèmes majeurs, donc une typologie des représentations d’ingénieurs. Cette typologie est seulement esquissée, eu égard à la faible dimension de l’échantillon, et ne peut donc qu’amorcer une réflexion sur la diversité des devenirs possibles du système aéronautique, sur les inflexions possibles des rapports entre utilisateurs et concepteurs ou dans la conception des rapports homme-automate. Pour la clarté de la présentation, nous nous attacherons surtout à décrire la "vision du monde" des ingénieurs-concepteurs dans ce que nous appelons son type-idéel4. Le mode de pensée de chaque population est ainsi présenté comme s’il faisait système, à la façon des types-idéels (Idealtypus) de la sociologie allemande qui ne présentent que les traits distinctifs d’un groupe social, le fil directeur, en ignorant délibérément la complexité des nuances. Insistons sur le fait que les vérités de chacun ne sont pas figées. Certes, nous éprouvons parfois le sentiment de rencontrer de véritables archétypes mentaux fortement enracinés dans la tradition française des ingénieurs. Mais certaines positions sont évolutives ; de même, les positions de chaque individu peuvent être traversées de contradictions, d’un bout à l’autre de l’entretien ou encore entre ses déclarations et ses actes de travail.
252-6 – L’un de nos objectifs est de faire saisir aux autres partenaires du monde aéronautique la complexité du travail en bureau d’étude, la difficulté de concilier des exigences parfois contradictoires tout au long de la recherche-développement qui conduit à la mise en service d’un avion nouveau. Cet univers de représentations des "concepteurs " prend évidemment tout son sens par confrontation avec celui des utilisateurs : c’est pourquoi notre démarche consistera à rappeller souvent quelle est la "vision du monde" des pilotes qui ont déjà expérimenté ces avions, parfois celle des contrôleurs concernés par certains aménagements des rapports air-sol, voire celle des utilisateurs finaux, les passagers.
26Ce qui suit ne saurait être considéré comme un résultat définitif. Il s’agit d’un ensemble d’hypothèses directrices pour la suite de nos travaux. Si nous présentons ici ces éléments "subjectifs", c’est qu’ils nous semblent déjà présenter à la fois une cohérence interne et une consistance suffisante avec les constats "objectifs" pour que nous en fassions état. Nous développerons cette analyse selon sept dimensions du "système de pensée" des ingénieurs de l’aéronautique. Le lecteur trouvera dans l’annexe n° 2 des hypothèses de travail sur la façon dont cette vision du monde se retrouve dans leur action réelle -les caractéristiques de l’automate, au sens large. Une recherche plus systématique, avec des entretiens plus diversifiés et accompagnés d’observations sur le travail réel des ingénieurs, reste souhaitable. Il serait utile de réaliser aussi des travaux d’histoire sociale (histoire de la création en bureau d’études aéronautique) et de sociologie des professions qui apporteraient en quelque sorte des critères de validation extérieurs à notre recherche.
Notes de bas de page
1 Cette définition serait un peu courte, car il faut aussi offrir sur le marché une gamme d’avions diversifiée, en nombre de places et rayons d’action ; il faut s’adapter aux spécificités de chaque pays ou transporteur. Il faut veiller à standardiser autant que possible les composants de tous les modèles d’avion, car les compagnies de transport cherchent à minimiser le coût des stocks de moteurs, d’écrans et d’autres pièces de rechange, elles recherchent une grande polyvalence des personnels d’entretien, etc.
2 La "culture" anthropologique d’une entreprise contraste, au premier niveau d’analyse, avec celle d’une société traditionnelle. Tout ce qui est jugé irrationnel est pourchassé, en particulier par les ingénieurs, qui pensent devoir montrer au sociologue comme à leurs collègues qu’ils sont rationnels ; alors que les membres d’un village africain ou amérindien apporteront à l’ethnologue une surabondance de mythes fondateurs et d’explications magiques à leur fonctionnement quotidien. Le sociologue, ici, doit étudier les résistances psychologiques à aborder certains thèmes, reconstituer la globalité de la pensée malgré les lacunes et les éléments absents afin de retrouver les mythes fondateurs, qui s’avèrent presque aussi riches.
3 Analyses de discours pratiquées par AJ. GREIMAS, Sémiotique et sciences sociales, Seuil, 1976 ou Roland BARTHES : Mythoiogies, Seuil, 1957, ou L’empire des signes, Skira, 1970.
4 Nous préférons cette traduction à l’usage établi, "idéal-type", qui peut faire penser à un jugement de valeur. Le sociologue allemand Max WEBER a effectué une démonstration, demeurée célèbre, de ce qu’est un type-idéel, à propos de "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme" (1920 ; traduction française chez Plon, 1964). WEBER insiste sur le fait que son type idéel est composé à partir de conditions rencontrées dans des industries différentes (note p. 68) et "fait violence dans une certaine mesure à la réalité historique" (note p. 143). Il permet de dépasser la complexité des matériaux pour aboutir à une formulation claire et simple. Sa fonction est de permettre de "rencontrer l’action spécifique de ces idées", en explorant "leur formes les plus systématiques " (p..113). Par analogie avec les dispositifs qui déterminent la structure spectrale d’un son, l’état de polarisation d’une lumière, on pourrait dire de nos jours qu’il sert d’"analyseur" de la réalité sociale. La thèse de WEBER sur l’éthique du protestantisme et du capitalisme industriel vaut la peine d’être résumée ici : on va voir qu’elle n’est pas sans lien, sur certains points, avec les attitudes que nous allons décrire plus loin chez certains ingénieurs. En outre, nous avons eu l’occasion de vérifier nous-mêmes la pertinence de cette hypothèse de travail dans l’autres travaux, sur l’opposition des modes de vie et des valeurs entre nord et sud de notre continent (Voir les ouvrages de V. SCARDIGLI, L’Europe des modes de vie, 1987 ; et : (dir.)_L’Europe de la diversité, 1993). Pourquoi l’Occident est-il la seule région du monde à avoir développé un "capitalisme moral" qui a débouché sur l’ère industrielle ? Weber part d’un fait : dans le Reich allemand du tournant des XIXe et XXe siècles, "les chefs d’entreprise, les détenteurs de capitaux (...), le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité des protestants" (p. 31). Constatant que "les régions les plus riches et les plus développées économiquement (...) étaient passées au protestantisme dès le XVIe siècle", il montre que les divers courants protestants, prolongeant la tradition de l’ascétisme chrétien, ont encouragé le développement d’une "mentalité nationale", dont le type-idéel peut être systématisé de la façon suivante. Le travail est la tâche fondamentale imposée par Dieu, à la fois labeur et vocation (double sens du mot allemand Beruf). Le summum bonum (le bien suprême désirable) est de gagner toujours plus d’argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie. Ce qui est moralement condamnable, c’est la jouissance de la richesse. On vit pour accumuler et faire fructifier (p. 50), on vit pour l’amour du travail ; et la répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce divine (p. 212). Cette conception du travail repose sur un rationalisme ascétique (p. 182 et 251). L’ascétisme consiste à se contrôler, à refuser toute émotion : il faut éliminer tout élément sensuel ou émotionnel, toute possibilité d’une "culture des sens" (p. 122). Le rationalisme débouche aussi sur la division du travail : voulue par le Providence, selon Richard BAXTER, elle assure un accroissement quantitatif et qualitatif de la production, tout en servant le bien général (p. 215). Cet esprit, on le sait, développe l’individualisme, conçu comme un isolement intime de l’homme face à Dieu. Il s’accompagne aussi d’une destruction de la spontanéité de l’individu : les paroles inutiles sont un péché.
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