Chapitre II. Innovation et lien social : le cas de PHIDIAS
p. 169-202
Texte intégral
1PHIDIAS, pour l’homme de sens commun, est un sculpteur grec. Dans le monde plus confidentiel du contrôle aérien, son nom signifiait initialement "Périphérique Intégré de Dialogue et d’Assistance1". En fait, PHIDIAS s’intègre dans un programme plus vaste, à savoir la cinquième génération du CAUTRA (Coordinateur Automatique du Trafic Aérien), système d’automatisation du trafic aérien. Un des enjeux du CAUTRA V est d’éviter, par une évolution graduée, les phénomènes de discontinuité qui ont caractérisé les précédents passages d’une génération d’ordinateur à l’autre (CAUTRA II à III et CAUTRA III à IV). Les premières étapes (en cours) de ce processus sont le renouvellement des ordinateurs et la mise en place d’un nouveau système de radar, le radar monopulse. Apparemment, le principal enjeu de PHIDIAS et de renouveler la forme de présentation des informations utilisées par le contrôleur aérien. Mais une visée plus ambitieuse, et plus souterraine, anime ce projet : il s’agit de repenser les relations homme-machine. C’est toute une idée de la modernité qui rentre dans les salles de contrôle (qui ont peu évolué depuis 20 ans) : les écrans de télévision haute définition remplaceront les visualisations radar circulaires, le très moderne (et problématique) concept de virtualité s’introduit aussi avec l’entrée en scène d’un nouvel acteur : le strip virtuel ou électronique. Enfin, toute une gamme d’outils de dialogue avec le calculateur sont testés : souris, écran tactile, clavier...
2PHIDIAS, à l’image du CAUTRA V dont il est une des pièces, n’est pas figé mais voulu comme un dispositif ouvert à l’accueil, progressif et par étapes, de formes de contrôle et de technologies nouvelles dans le souci, là encore, d’intégrer graduellement l’innovation2. Ce qui est "attendu" à long terme dans PHIDIAS par les contrôleurs comme par les ingénieurs, ce sont des "aides" à la détection et à la résolution de conflits qui impliqueront nécessairement une relation nouvelle entre le contrôleur et le "système", ce dernier passant graduellement du rôle ancillaire qu’il occupe depuis le début des années 1960 à un statut de partenaire. Ce nouveau statut du système impliquera une relation plus fusionnelle entre l’homme et la machine. Un des enjeux des premières étapes de PHIDIAS, avant même l’introduction de systèmes d’aides (qui sont actuellement à l’état instable de la controverse) est de favoriser, de mettre en place une relation homme-machine d’un autre type.
3Depuis une dizaine d’années, peu d’innovations majeures ont transformé le travail du contrôleur aérien. Les dernières en date sont partielles : l’activation automatique automatisant les relations entre secteurs, et le "filet de sauvegarde" généralisé pour tous les espaces et tous les centres de contrôle en route au cours des années 1980. PHIDIAS constitue la prochaine étape importante et, par là, une interrogation pour beaucoup d’acteurs qui n’hésitent pas à comparer cette innovation avec l’introduction du radar. Pour nous, l’intérêt d’un travail sur PHIDIAS est double : prolonger et enrichir notre compréhension du monde du contrôle aérien par l’examen des réactions (probables ou réelles) que suscitera ce nouvel interface sur le collectif des contrôleurs ; observer comment les contrôleurs vont s’approprier ce nouvel outil en lui donnant des sens et des usages peut-être insoupçonnés par les concepteurs. En d’autres termes, il s’agit de comprendre la relation entre l’homme et la machine, comme une interaction constante et dynamique et qui se construit dans la durée, c’est-à-dire dans une histoire. Dans ce phénomène d’appropriation, nous portons une attention toute particulière à l’aspect collectif de l’appropriation.
4Observer une innovation en train de se faire, des premières expérimentations à l’insertion dans le milieu socio-technique est pour nous l’occasion de comprendre une technique quand elle est encore tourbillonnaire, avant qu’elle n’atteigne un stade de stabilité ou de maturité où, si elle est finalement intégrée par les usagers, elle n’attire l’attention sur elle qu’à l’occasion d’une panne puis de son obsolescence. Idéalement, il faudrait que cette observation, amorcée il y a deux ans, se poursuive jusqu’au jour où, comme pour tant d’autres outils, les contrôleurs auront enfoui loin dans leur mémoire collective le fait "qu’on a pu contrôler sans PHIDIAS".
5Beaucoup d’acteurs et de populations, comme on le verra, se penchent sur PHIDIAS et tentent d’évaluer en quoi ce nouveau dispositif va changer le travail du contrôleur. Ingénieurs, érgonomes ou contrôleurs "expert" se font, dans le processus de conception, tour à tour ou simultanément, le porte-parole du monde du contrôle. Les contrôleurs sont d’ailleurs activement présents dans les expérimentations ou dans les groupes de suivi du projet afin d’intégrer dans un compromis (une technique est toujours le résultat de compromis) acceptable pour tous, les désirs et contraintes de chacun. La marque de réussite d’une technique est qu’elle a su effacer les traces du compromis. C’est aussi pourquoi elle est, pour le sociologue des techniques, si difficile a étudier une fois qu’elle est stable. Il doit en ce cas, c’est l’objet d’un travail plus global sur l’histoire de l’automatisation du contrôle aérien, tenter de reconstruire par l’histoire ce qu’il n’a pu suivre sur le vif3.
6Des sociologues s’intéressent à PHIDIAS... Etait-il vraiment besoin d’une population nouvelle dans un monde du contrôle déjà saturé d’intervenants curieux : ingénieurs, ergonomes, psychologues, médecins, services administratifs, visiteurs qui, si fréquemment, viennent augmenter le brouhaha de la salle de contrôle, mettent les contrôleurs à la question et troublent une activité que presque toujours le regard de l’autre altère ? Il est peu de populations qui font autant l’objet d’investigations que celle des contrôleurs, et un nouveau regard ne risque-t-il pas d’augmenter la complexité du patchwork, de troubler, comme elle trouble parfois la salle de contrôle ou l’espace d’expérimentation dans les moments d’observation, la construction déjà si difficile de l’outil.
7La validation, ou plus modestement, l’intérêt de notre approche se mesurera peut-être à la manière dont notre regard saura susciter chez certains acteurs (car c’est peut-être une spécificité de notre approche que d’inclure dans une même analyse tous les acteurs investis dans le processus d’innovation, y compris les ingénieurs, et de ne pas nous limiter aux seuls contrôleurs), par effet de miroir ou même de repoussoir, une altération de leur propre regard, des nouvelles manières de dire, de voir, de sentir, ou saura formaliser un savoir enfoui mais actif du collectif, donner de nouveaux outils au travail de réflexivité qui est, ou devrait être, une part essentielle du métier de chacun.
8Mais n’est-ce pas une solution de facilité, une position facile d’extériorité telle celle que décrit Pierre BOUTIN (un des acteurs de PHIDIAS puisqu’il est chef du département ergonomie de la Société BERTIN qui intervient dans le processus de conception). S’agit-il de "rejouer" ce qu’il appelle la période "idyllique" où les ergonomes spécialistes des facteurs humains réfléchissaient tandis que les concepteurs concevaient :
9"En cette période bénie les psycho-ergonomes vont "parler" avec les travailleurs (avec quasiment le même enthousiasme mystique qu’auront plus tard les maoïstes post soixante-huitards), ils étudient leur travail, ils font des observations et écrivent des articles savants sur le sujet. De leur côté, les concepteurs conçoivent leur système, les échanges entre les deux partenaires restant très cordiaux mais sans impact particulier sur la future position de travail. Ce qu’on attend de l’ergonome, c’est qu’il écrive un article sur "catachrèse et vicariance chez l’opérateur de base" non pas qu’il donne son avis sur le futur poste de travail 4.
10Un jour les sociologues prendront-ils leur part dans le procès de conception ? Le phénomène n’est pas local. Dans le domaine informatique, des domaines nouveaux comme celui des "collecticiels" (groupware en anglais) sollicitent des compétences de type sociologique. Rank Xerox par exemple, en Angleterre, utilise des sociologues pour seconder informaticiens et ingénieurs (et la particulière vitalité d’une sociologie constructiviste des techniques dans ce pays n’est sans doute pas étrangère à ce phénomène). Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. La principale difficulté n’est peut-être pas que les sociologues apprennent la technique (même si c’est difficile à penser, c’est envisageable !) mais que se développe la possibilité d’un langage, d’un vocabulaire commun, que se nouent des champs de regards où les singularités se fécondent sans se fondre, qu’émergent des populations d’ingénieurs et techniciens d’une part et des chercheurs en science humaines d’autre part, des "Tiers instruits" qui se situent en deçà ou au-delà du clivage établi entre "culture et culture technique". Là encore, il s’agit d’une question globale : à l’heure où l’avancée des techniques effraie, où leurs conséquences (sur l’emploi notamment) suscitent de nouvelles interrogations, où des scientifiques se regroupent pour fustiger les "dangers rétrogrades" que comportent les questions que l’écologie soulève et que se développe chez certains philosophes dans la lignée de Martin Heidegger l’idée d’une technique au développement autonome et inmaîtrisable, il est peut-être urgent de nouer de "nouvelles alliances" non seulement de pensée mais d’agir sur tous les terrains et, pourquoi pas, autour d’une réflexion sur une innovation spécifique. Ce problème des "deux cultures" pourrait être abordé au travers d’un travail de l’usage, dans le monde des technologies, des "acronymes". Faire un acronyme consiste à baptiser une innovation ou un programme d’un sigle dont la déclinaison renvoie à un nom qui ressemble à un nom commun ou un nom propre et qui donc (explication fonctionnaliste) marque la mémoire. Cette pratique est très prisée dans le monde de la Navigation Aérienne. PHIDIAS ou HEGIAS (Host For Experimental Graphical Interfaces of Advanced automation Systems) sont des exemples du genre. Souvent, cette pratique (ludique : les ingénieurs, eux aussi, s’amusent parfois) rappelle les résultats du jeu du "cadavre exquis " inventé par les surréalistes. PHIDIAS succède à CLEOTRAP aux côtés d’HADAMARD et de SAINTEX, de MAIA et d’ATLAS, sans oublier de mentionner bien entendu de passage obligé par "ICARE". Il faudrait s’interroger sur le sens de cette coutume : si, pour l’observateur extérieur ce jeu peut sembler introduire des brouillages culturels étonnants, à quoi correspond ce désir de replonger l’objet technique aux racines les plus profondes de la culture : prise de pouvoir ou désir de nouer un dialogue avec le monde du sens commun qui est en chacun d’entre nous.
11Dans ce sens, le travail dont nous présentons aujourd’hui l’état n’est pas une étude mais s’inscrit bien dans une recherche plus vaste sur tout le MST aéronautique. Cette recherche est possible grâce à un financement multiple mais dont une part importante vient du Centre d’Etudes de la Navigation Aérienne (CENA) (un des acteurs de PHIDIAS) mais dans un souci d’indépendance apparemment accepté par les deux parties. L’université PARIS 1 comme le CNRS qui financent ou abritent les chercheurs investis dans cette recherche, constituent comme des garants de cette indépendance. Mais ce serait faire absence, précisément, de réflexivité que de se voiler la face sur le fait qu’un travail de sciences humaines est aussi un compromis, non seulement entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas, mais entre ce qui est de l’ordre du "secret" ou du communicable. Là, la qualité requise est moins la rigueur que le tact. Nous espérons que nous saurons en faire preuve en sachant trier, dans les témoignages recueillis par exemple, le dicible de l’indicible.
2-1-1 – Le point sur notre terrain.
12Ce n’est pas seulement la "jeunesse" de la sociologie des techniques et la fraîcheur de son regard sur le processus d’innovation (Auguste Comte dirait sans doute que nous n’en sommes qu’à l’état métaphysique, voire fétichiste) qui explique le caractère lacunaire de ce document. Nous ne faisons pas une étude sur PHIDIAS et ne sommes ni experts ni spécialistes, mais intégrons l’élément PHIDIAS dans une réflexion plus globale sur le monde aéronautique comme MST d’une part, et l’articulons dans ce cadre à des recherches plus spécifiques. Des deux chercheurs impliquées, l’une consacre la plupart de son temps à une réflexion sur les représentations que se font les pilotes de ligne des nouvelles technologies, et son travail est exposé dans la deuxième partie de ce document. La seconde prend l’histoire de l’automatisation comme exemple de construction sociale d’un système technique et privilégiera plutôt la profondeur historique pour éclairer à sa manière une innovation qui est, précisément, un des points d’aboutissement de ce construit historique. Il s’agit donc d’une étape dans un processus d’observation et d’analyse inachevé et dont l’objet est de structurer une interrogation, de tirer le fil qui guidera la suite de la recherche.
13Les observations que nous avons menées des expérimentations faites par le CENA sur la position HEGIAS, c’est-à-dire comme nous le verrons à la phase la plus exploratoire de l’innovation, ont constitué comme une étape préparatoire du moment important où nous pourrons observer l’entrée de l’objet dans la salle de contrôle (à l’occasion du prototype de démonstration DEMON (DÉmonstrateur en Milieu OpératioNel) puis de l’insertion progressive de PHIDIAS dans les différents centres de contrôle en route). Elles nous ont permis de nous familiariser avec l’outil, d’observer l’apprentissage des contrôleurs et de recueillir sur le vif leurs premières réactions ainsi que leur témoignage de la représentation que se font leurs collègues de cette innovation importante pour eux tous. Dans une approche de type anthropologique telle que nous l’avons définie dans la première partie de ce document, ce fut aussi l’occasion de "participer" à l’innovation en train de se faire en s’impliquant physiquement et intellectuellement.
14Pour des raisons relatives à notre propre calendrier, nous n’avons pu réaliser que pour le CRNA (Centre Régional de la Navigation Aérienne) de Reims notre intention méthodologique de départ qui était de retourner voir les contrôleurs rencontrés à l’occasion des expérimentations CENA, dans leur centre de contrôle d’appartenance, c’est-à-dire dans leur contexte collectif afin, notamment, de mesurer l’écart entre ce qui se dit dans une situation expérimentale et une situation de travail collectif. Non que la parole de l’individu détaché de son groupe soit moins porteuse de vérité que celle recueillie dans le groupe et en site sous le poids du contrôle..."social" (ou le contraire). Chacun de nous peut parler de façon plus libre et critique de sa famille dans des espaces de paroles protégés sans pour autant renier son appartenance à sa famille. Elles sont tout simplement distinctes, et l’observateur doit les prendre toutes deux en compte. Il y a une sorte d’isomorphie entre la situation de recueil de parole ou d’observation dans des cas limites ou artificiels et la situation de simulation que constitue effectivement la maquette d’expérimentation HEGIAS. C’est-à-dire que l’observateur doit toujours avoir le souci de recontextualiser l’information qu’il recueille.
15Il est aussi important de voir pourquoi un contrôleur participe à une expérimentation. Il s’agit le plus souvent de contrôleurs motivés, participant mais pas toujours à d’autres modes d’engagement de l’usager dans le processus d’innovation comme les groupes PHIDIAS. Ce sont souvent des chefs d’équipes, ce qui est un aspect important pour observer comment circulera le "bouche à oreille", comment "la salle" va se faire une idée de l’objet nouveau, comment circulera l’information, mais aussi la rumeur. Une réflexion de l’un d’eux nous semble particulièrement intéressante à propos d’un marquage de couleur :
"C’est la faute aux Bretons, ils peuvent plus venir et imposer leur mode de contrôle"
16Le contrôleur venait de Reims, centre qui n’avait pu participer à la précédente phase d’expérimentations du fait de manque d’effectifs. Ce que traduit cette remarque, c’est d’abord une situation de rivalité entre les centres, point récurrent dans l’histoire socio-technique du contrôle. A l’époque des premiers CAUTRA, on pouvait entendre des remarques similaires de la part des contrôleurs de province :
"Le CAUTRA III a été conçu avec et pour le CCR Nord au détriment des autres centres"
17Les contrôleurs sont très attachés à leur "manière de contrôler", à leur spécificité, et ce sera un des éléments importants dans la réussite du compromis PHIDIAS de prendre en compte cet attachement et ces particularités tout en réussissant la visée normalisatrice de la poussée de l’automatisation. Compromis réussi entre les représentation de l’avenir portées par les différentes catégories d’ingénieurs et de concepteurs, mais aussi compromis entre les différentes représentations que chaque centre se fait du système et de son évolution.
18Mais cette remarque traduit un autre niveau de phénomène : certains contrôleurs ont la sensation d’avoir du pouvoir sur le devenir des techniques, d’influer sur le système. Si certains ont l’impression que leur présence est une "manière de faire passer la pilule", d’autres se sentent engagés, acteurs dans l’innovation. Cette observation se réfère à un échantillon marginal de contrôleurs motivés et volontaires et sera à mettre en regard d’autres réactions, notamment dans les centres ("Dans notre centre, 20 contrôleurs sur 200 se font une idée de PHIDIAS"), mais elle n’en est pas moins à prendre en compte, même si, pour l’instant, PHIDIAS reste surtout un projet d’ingénieur.
19Enfin, les analyses qui suivent s’appuient et se fondent sur l’analyse de rapports, d’articles et d’entretiens avec certains acteurs de l’innovation. Ce travail permet, bien entendu de recueillir des informations mais aussi de mettre les textes ou les mots en contextes, de percevoir au travers d’affirmations consensuelles des différences significatives qui nourrissent la nécessaire controverse que constitue toujours une technique en train de se construire. Par exemple, ce qui est remarquable dans la logique de conception adoptée par la Direction de la Navigation Aérienne, est l’affirmation du rôle joué par les usagers aux différents stades de l’innovation. Que ce soit par la mise en place de groupes d’experts aux prémisses du projet, par la réalisation d’expérimentations sur des maquettes et sur données simulées ou encore par la multiplicité des dispositifs d’évaluation, le contrôleur est sans cesse convoqué dans le processus. Il est important de noter que ce type de démarche ne va pas de soi et qu’une moindre prise en compte de l’utilisateur a pu être à l’origine, dans des domaines proches, de difficultés dans les relations homme-machine que le contrôle aérien n’a jamais connu. Nous développons cet aspect ailleurs, mais la voie française de l’automatisation du contrôle aérien s’est construite dans une perspective mettant l’homme au centre. Le CAUTRA V, comme PHIDIAS qui en est une des pièces, semble rester dans cette optique. Mais de quel homme s’agit-il ? l’individu isolé ? Le "gestionnaire" ou le travailleur intellectuel ? L’homme social, c’est-à-dire pris dans un collectif ? Placer l’homme au centre procède d’une définition anthropologique qu’il sera intéressante de mettre à jour, et on se rendra compte sans doute qu’au travers de cette notion consensuelle, se dessinent des représentations plurielles et peut-être difficiles à concilier.
2-2 – Les circonstances de PHIDIAS
20Nous avons décrit l’objet technique comme l’expression, ou la traduction, d’un compromis entre les désirs et représentations, mais aussi les intérêts et les pratiques spécifiques, de tous les acteurs. Mais on peut élargir cette définition : l’objet concrétise des éléments aussi hétérogènes que la nécessité de remplacer un matériel vétuste, l’unité européenne, la relation avec l’Amérique, des problèmes institutionnels plus proches de la sociologie des organisations, l’histoire spécifique d’une technique ou d’un groupe, les impératifs industriels, les "modes" technologiques. Tant que l’innovation n’est pas stable, il est possible de lire ces éléments dans leur hétérogénéité. Une fois insérée, les éléments du compromis s’effaceront.
2-2-2 – Encombrement du ciel et du trafic et augmentation de la capacité du secteur.
21Le contrôle aérien français est un élément dans un système beaucoup plus vaste, le MST aéronautique, et la nécessité de moderniser la position de contrôle se veut une réponse au problème crucial de l’encombrement du ciel. PHIDIAS doit contribuer à augmenter la capacité de chaque secteur et de chaque contrôleur en faisant en sorte que chaque position puisse traiter simultanément plus d’objet volants.
22Ces aspects sont traités plus haut, aussi, n’y reviendrons-nous pas. Mais il faut seulement noter le caractère artificiel de distinctions trop tranchées entre microsociologie et macrosociologie. L’observation de l’activité et des relations sociales sur une position et dans une salle de contrôle relève apparemment de la micro-sociologie mais ce qui se passe à ce niveau micro a des conséquences directes et tangibles sur le macro-système dans son intégralité.
2-2-3 – PHIDIAS dans la construction européenne.
23Cette notion de MST nous renvoie à un autre niveau de compréhension de l’outil PHIDIAS. La modernisation du contrôle aérien est un problème, non seulement national mais européen et international. Au travers de cet outil, se pose aussi la question de l’harmonisation de tous les systèmes de contrôle, et particulièrement des systèmes européens. Comme cela vient d’être exposé, le mode de cette harmonisation et les options technologiques qui devront en découler font aujourd’hui l’objet de débats passionnés et passionnants entre les différents acteurs institutionnels (différentes administrations nationales, Agence EUROCONTROL, OACI,...).
24Au travers de cette controverse, ce ne sont pas seulement des questions techniques qui sont en jeu, ni même seulement différentes "philosophies" de l’automatisation et des relations homme-machine qu’elle suppose, mais bien des questions politiques engageant des visions différentes de la construction européenne et des relations entre les Etats. Là encore, ces aspects sont développés plus haut, mais il était essentiel de montrer un des enjeux de notre travail. L’histoire ou la sociologie d’une technique, si locales soient-elles, ne s’instruisent pas seulement du social et du politique mais l’instruisent également, car un objet technique peut être compris comme la concrétisation matérielle de problèmes brûlants et devient, par là même, un analyseur sociologique du monde contemporain.
2-2-4 – La sécurité
25Parmi les enjeux de PHIDIAS et les acteurs en présence, il y a bien sûr la sécurité et la nécessité de l’augmenter. La préoccupation de sécurité est omniprésente en tout point du système aéronautique et intégrée, même si c’est de façon différente, par tous les acteurs. La notion de sécurité est fondatrice du contrôle et constitue pour nous une interrogation transversale à tous les axes et terrains de recherche comme nous le verrons en conclusion. Dans l’état actuel de notre travail sur PHIDIAS, cet axe fondamental n’apparaît pas spécifiquement, mais l’importance de cette question nous conduit à poser une question. Nous avions longuement insisté sur l’importance du groupe et de sa cohésion dans le travail. Quelle influence aura sur ces aspects le nouveau mode de contrôle ? Réduire cette prégnance du collectif ou, au contraire, la renforcer (ce qui est possible). En faisant l’hypothèse que cette organisation collective peut être vue comme une façon (y compris symbolique) de gérer le risque et la responsabilité individuelle, quelles conséquences pourrait avoir la modernisation en cours sur la sécurité et même sur l’efficacité ?
2-2-5 – Un matériel obsolète
26Un des enjeux de PHIDIAS semble tomber sous le sens : un matériel technique n’est pas éternel, et il faut le renouveler. La grande nouveauté de PHIDIAS est sans doute qu’il est "intégré", c’est-à-dire qu’il renouvelle de façon globale tous les périphériques d’interface entre le système de contrôle et l’utilisateur. Jusque -là, les mutations s’étaient faites de façon partielle, donc plus progressive. L’introduction d’un nouvel interface est une opération délicate, et l’administration sait bien qu’un nouveau périphérique peut être rejeté par les contrôleurs. Parmi d’autres exemples, celui de la "visu 570" qui fut insérée dans les salles de contrôle de façon sans doute un peu prématurée au milieu des années 1970, fait partie de la légende (noire pour les ingénieurs) et des grands récits de la salle de contrôle. Le fait que PHIDIAS renouvellera globalement tous les interfaces avec le système rend plus sensible encore la mutation.
27La force de cet argument (obsolescence du matériel) s’accroît avec le temps. Il prend parfois, quand l’innovation met trop de temps à se stabiliser, des accents dramatiques, comme ce fut le cas pour les vieux calculateurs 10070 du CAUTRA III qui étaient toujours en services dans certains centres et pour certaines fonctions en 1985.
2-2-6 – Demande ou besoin des contrôleurs
28La nécessité de changer un matériel d’interface répond aussi à la nécessité de répondre aux demandes explicites comme aux besoins supposés des utilisateurs. Cette nécessité de satisfaire cette demande et de répondre à leurs exigences est une des valeurs centrales de l’institution. Elle s’est, cependant, incarnée de façon historiquement différente depuis les débuts de l’automatisation du contrôle aérien en France. Même si nous n’abordons pas ces groupes sociaux dans cette analyse, il faut cependant rappeler que les "usagers", ce ne sont pas seulement les contrôleurs aériens mais aussi les électroniciens et les subdivisions techniques (ingénieurs et électroniciens).
29Dans les intentions de certains responsables du projet, PHIDIAS est l’expression du désir de s’adapter à des usages diversifiés et de permettre un cycle plus court dans la boucle utilisateurs-concepteurs. Cette possibilité serait rendue possible par la micro-informatique qui permettrait une réelle "décentralisation" et une prise en compte, éventuellement, des particularismes5. L’outil PHIDIAS, dans ce sens est présenté par certains acteurs comme un dispositif ouvert à une évolution complexe et plurielle sachant marier cohérence et diversité.
30Mais là encore, se pose la question du social et de l’institutionnel, car ce type de projet peut n’être qu’un rêve ou une utopie si les relations entre les institutions et les êtres ne changent pas elles aussi en synergie avec le changement technologique. Ce ne sont pas les techniques qui déterminent les relations entre les êtres, même si elles peuvent les modifier en profondeur. Un tel projet serait voué à l’échec dans une traduction strictement technique, puisqu’il est au fond un projet social qui implique un bouleversement complet des relations des hommes entre eux, de l’institution... Dans la suite du travail, un des enjeux, de ce point de vue de la "demande" des utilisateurs", sera d’essayer de comprendre quelles différentes représentations les contrôleurs aériens se font du progrès, et, notamment, ce qu’ils attendent des aides à la détection et à la résolution des conflits.
2-2-7 – Les nouveaux standards des interfaces homme machine
31Mais la nécessité de renouveler des matériels dans la société contemporaine ne correspond pas seulement, on le sait, à une nécessité physique (la vétusté par exemple) ou à un besoin des usagers. Dans la navigation aérienne comme ailleurs, les matériels ne sont pas fait pour durer et sont soumis à une contrainte d’évolution et d’innovation qui est une valeur centrale du développement technologique et donc intégrée dans l’imaginaire des différents acteurs (non seulement les concepteurs, mais aussi les contrôleurs et, plus encore peut-être, les électroniciens et techniciens). Comme l’analyse S. CHATTY dans la revue Control déjà citée, l’utilisation de standards dans l’informatique est un phénomène nouveau :
32"C’est ainsi que l’informatique a longtemps ignoré les standards. D’une part les vendeurs de machine préféraient conserver une clientèle captive. Et d’autre part, la recherche avançait trop vite, remettant perpétuellement en question les certitudes acquises. Pour les interfaces graphiques, la situation a longtemps été aggravée par le petit nombre d’applications. Le prix des écrans graphiques était tel que peu de monde s’y intéressait. Le domaine a dont été lent à mûrir. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’évolution technologique, couplée à l’explosion de la micro-informatique, a diminué le prix des écrans graphiques et stimuté l’intérêt envers les interfaces. Les stations de travail graphiques se sont répandues dans les laboratoires et les outils logiciels se sont multipliés, puis stabilisés (...) Le CENA et le STNA, qui menaient alors les études sur le nouvel outil du contrôleur, n’ont pas tardé à comprendre les avantages de tels standards. Les premières expériences avaient été réalisées sur des matériels spécifiques coûteux et à l’avenir incertain (...), désormais les expériences sont menées sur des stations de travail banales, dont seul l’écran de grande dimension est spécifique 6. "
33Ce qu’on appelle standard dans le monde de la nouvelle technologie peut être mis en relation avec la notion importée par Thomas Kuhn de la linguistique vers la sociologie des sciences de paradigme7, version sociologiquement plus forte (parce qu’elle inclut les déterminants non technologiques de l’évolution techniques) de ce que les ingénieurs nomment quant à eux "standard". On peut aussi oser la comparaison avec ce qu’on appelle, pour le monde de la vie quotidienne, la "mode" (et qui répond aux mêmes types de critères économiques et industriels) et dont la contrainte fait que, dans le quotidien, on n’évolue pas bien dans des vêtements d’un autre âge. Il serait d’ailleurs intéressant d’examiner si les "modes technologiques" n’obéissent pas elles aussi à des phénomènes de retours cycliques. Des objets mythes structurent le champ d’un paradigme technologique, et il est caractéristique que les premiers penseurs du projet PHIDIAS, se réfèrent, pour évoquer les éléments originaires du projet, au cockpit de l’A-320, ce qui en dit beaucoup sur la fonction symbolique de cet avion dans la "modernité aéronautique". Une des grandes forces de la sociologie des techniques est qu’elle peut donner une vision presque palpable, concrète, de concepts plus éthérés dans le monde des sciences et des idées. Des objets phares ou cultes structurent un champ et sont comme un passage obligé (même si c’est, comme ce fut le cas, pour ensuite s’en éloigner) : "A cette époque-là, on avait une très forte influence A 320, c’est-à-dire qu’à l’origine, parmi des réflexions, il y avait des papiers qu’on avait vus sur la conception des PFD A 320 et puis on s’est aperçu qu’à vouloir tout mélanger..." 8.
34Un autre standard, qui n’est pas lui, propre à l’aviation est ce qu’un des rédacteurs de la revue professionnelle Control a qualifié de "syndrome Macintosh". Le "syndrome Macintosh", c’est l’expression dans tous les secteurs de production mais aussi dans le quotidien de la "révolution des microprocesseurs", de l’insertion en profondeur d’une informatique "accessible à tout le monde" ou presque. On peut, pour parenthèse, estimer le chemin parcouru (et les inflexions au niveau du sens de la technique) entre les premiers inventeurs de la micro-informatique et le sens social contemporain de la micro-informatique. S’il n’est pas inexact de dire, comme J-M. Garot dans l’article cité plus haut que, actuellement : “Il ne faut pas oublier que Macintosh est surtout né d’un important travail de recherche en laboratoire et non d’un mythique besoin des utilisateurs" 9, il faut cependant affiner cette affirmation et remonter plus en amont aux origines de Macintosh, car l’histoire d’Apple ne se source pas seulement dans le silence du laboratoire justement, mais au son des Beach Boys ou plus précisément des Beatles dans le climat alternatif de la côte ouest américaine des années 1970. Philippe Breton nous en raconte les origines.
35"Plusieurs groupes réfléchissaient alors à la possibilité de créer une technologie alternative, avec des moyens simples. Ces groupes avaient pris des noms en résonance avec l’esprit frondeur de l’époque : Loving Grace Cybernetics (...) et puis aussi Apple dont l’emblème rappelait aussi bien la compagnie de disques créée par les Beatles que les accents rustico-écologiques du mouvement contestataire de l’époque. (...). La radicalisme de l’époque était en effet un mélange assez savoureux de gauchisme éventuellement marxiste, de bouddhisme Zen, d’écologie "survivaliste", de musique rock et électronique, de science fiction mâtinée de retour aux sources. Certaines communautés vivaient en Californie dans des campements à l’orée des villes, mangeant autour de feux de camp des plans végétariens – éventuellement garnis de champignons hallucinogènes – et conjuguant les attraits de la stéréophonie, de l’électronique et du retour à la nature. Ces hordes barbares – au demeurant très pacifiques- d’un nouveau genre partaient à la conquête du vieux monde pour lui imposer une culture égalitaire. Le micro-ordinateur naquit au sein de ce milieu, mais son succès dépassa immédiatement les espérances de départ. L’Apple II de Stephen Wozniac et Steven Jobs, conçu et construit au départ dans un garage, apporta rapidement la fortune à ses fondateurs. Une partie des bénéfices fut investie... dans le financement de deux gigantesques festivals rock, l’un en 1982, l’autre l’année suivante" 10. Nous sommes bien loin des laboratoires contemporains, mais cette longue citation n’a pas pour seule finalité le plaisir (réel) de mettre en musique un propos parfois un peu austère, mais de montrer le chemin parcouru entre la vision des pionniers de la micro et les "standards d’aujourd’hui". Ces pionniers fondaient leur projet non seulement sur la démocratisation mais sur un libre accès à l’intérieur de la machine, à ce qui est derrière l’écran (les premiers Kits de micro-ordinateurs n’avaient pas d’écran), à une manipulation libre et transparente de l’information, rejouant par là l’utopie première de certains pionniers de la cybernétique, d’un outil de transparence et de liberté de communication mais qui se fondait sur un libre accès aux machines et aux programmes11. En à peine plus de 10 ans, la "souris" qui sera présente sur la position PHIDIAS, est devenue un standard comme, d’ailleurs, certains outils propres à la CAO (Conception Assistée par Ordinateur).
2-2-8 – Les acteurs institutionnels
36Comprendre la part des différents acteurs institutionnels intervenant dans la conception de PHIDIAS nécessite d’entreprendre un voyage, parfois labyrinthique, au sein de l’institution de la Direction de la Navigation Aérienne (DNA). Cette institution a de l’autorité sur un certain nombre d’organismes qui interviennent dans l’innovation et a donc un rôle d’arbitre et de décideur. Sur le papier ou dans l’organigramme, la répartition des rôles dans le temps et les attributions de chacun semblent (relativement) claires... En réalité, l’innovation se fait dans une dynamique complexe faite d’interactions multiples, d’avancées ou de retours et d’enjeux souvent consensuels mais parfois conflictuels. Un de nos axes de travail est de comprendre et de restituer ce bouillonnement, sachant que chacun des acteurs institutionnels réagit et interprète le projet en fonction du rôle qui lui est assigné bien sûr, mais aussi de la place qu’il se donne dans le processus d’innovation, qu’il interprète en fonction de sa culture et de son histoire spécifique.
37Là encore, cette description n’est que le récit d’un voyage à mi-parcours où bien des points de vue essentiels manquent. L’ordre dans lequel nous rencontrons les uns et les autres n’est pas guidé par une hiérarchie préétablie mais par le cours, souvent imprévisible et capricieux, du temps de la recherche. Parmi les absents de cette première phase, citons sans exclusive : les subdivisions-étude des centres d’exploitation, les représentants syndicaux, les industriels qui vont à leur tour "traduire" le projet, ou encore les ergonomes que nous n’avons rencontrés qu’à l’occasion d’expérimentations de la position HEGIAS.
Le CENA
38Le CENA (Centre d’Etudes de la Navigation Aérienne) a en charge depuis le milieu des années 1970, les études à moyen et court terme et se situe donc en amont de l’innovation. Ce service développe des activités de recherche en même temps qu’il s’informe sur les recherches faites par d’autres pays (EUROCONTROL, les études menées aux Etats-Unis par la FAA, la MITRE, etc.) dans ce domaine et dans d’autres. Tout ce "back ground" apparaît comme un clavier, plus ou moins étendu, de possibilités techniques matérialisées dans le centre par des voyages d’études, l’abonnement à des revues techniques, informatiques ou aéronautiques, françaises ou étrangères, la participation à des congrès, etc.... C’est au sein de ce service qu’ont germé les premières idées pour penser un "Nouvel outil du Contrôleur". Comme nous l’avons souligné, l’idée qu’une innovation ne peut se faire sans la participation des contrôleurs est largement partagée par tous les acteurs institutionnels (en tout cas dans toutes les phases qui précèdent l’industrialisation du produit), mais chaque service a sa propre conception de la participation la plus pertinente des contrôleurs. Depuis sa création, le CENA a forgé une certaine conception de cette participation des contrôleurs à partir de la notion d’expérimentation 12. Le chef de cette institution définit ainsi cette conception : "La démarche du CENA s’inspire de ce processus : un peu d’imagination, pas mal de travail théorique et une grosse part d’expérimentation avec des utilisateurs. Il ne faut pas croire que ce sont les contrôleurs qui peuvent seuls définir un nouveau système. Par contre, il faut essayer de les impliquer efficacement dans son processus d’élaboration" 13.
39Un ingénieur du CENA, longtemps responsable du projet PHIDIAS, exprime la même philosophie dans l’article : "Implication des futurs utilisateurs dans le processus de conception et d’évaluation"14 où il définit une "méthode orientée utilisateurs" intégrant "quelques utilisateurs experts" dans l’équipe de spécification. L’ambition de cette méthode est de pallier les déficiences des méthodes classiques de développement, qui ne prennent pas en compte l’utilisateur tout en prenant en compte le fait que “les utilisateurs ont généralement des difficultés à concevoir des solutions radicalement différentes de celles existantes. "
40S’ils nourrissent leurs intuitions et tiennent à conserver un dialogue permanent avec les utilisateurs par le biais de l’expérimentation, les ingénieurs qui travaillent au CENA sont souvent perçus par les autres acteurs (contrôleurs et ingénieurs) comme des "scientifiques", des "rêveurs", voire des intellectuels " qui se font plaisir" mais restent déconnectés de la réalité du contrôle ou des contraintes économiques. C’est chez ces ingénieurs que semble intervenir avec le plus de force "l’idéal de perfection" et aussi des notions de cohérence intrinsèque du concept et de beauté de l’outil (notamment de la visu radar). A propos de l’ajout d’un écran supplémentaire sur la position prévue initialement, question sur laquelle nous reviendrons, un ingénieur nous confiait : "Mais ça ne sera pas beau". De tous les ingénieurs rencontrés, ce sont eux qui valorisent le plus la "création" d’un objet, mais cette création n’est pour eux, malgré tout, féconde que si elle se source dans l’opérationnel, dans le milieu vivant. La petite salle d’expérimentation du CENA est au coeur du CCR Nord, et les nouveaux locaux toulousains sont implantés dans l’enceinte de l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile, près des "forces vives" en train de se former.
Le SCTA
41Le SCTA (Service du Contrôle du Trafic Aérien) fut créé au milieu des années 1970. Avant cette date, les représentants administratifs des contrôleurs étaient éclatés dans les directions régionales (DRAC) auxquelles correspondent par exemple les centres régionaux de contrôle en route. Face à la dérive que pouvaient représenter des usages très divers des techniques et pratiques de contrôle (dérive que la fonction normalisatrice et de mise en réseau de l’évolution de l’informatique avait, entre autre, mise en évidence), fut créé ce service fédérateur. Selon le chef du SCTA, le rôle de ce service dans PHIDIAS est de : "Faire connaître aux décideurs les contraintes d’exploitation qui existent pour un produit de cette nature. C’est également d’expliquer les besoins des exploitants" 15.
42Une de ses fonctions, du point de vue qui nous intéresse, c’est-à-dire dans l’innovation, est d’établir les spécifications opérationnelles d’un nouvel outil. Des "groupes de contrôleurs" furent créés pour faire participer les usagers à l’innovation. Ces groupes nommés GIE (Groupe Informations Essentielles) s’occupent des évolutions du système actuel. Dans le cas de PHIDIAS, fut créé pour chaque centre un groupe "d’utilisateurs PHIDIAS" constitués de contrôleurs des différents centres, d’ingénieurs de la subdivision-étude du service exploitation et éventuellement d’ergonomes. Ces groupes locaux sont représentés dans un "Groupe d’utilisateurs PHIDIAS" national au sein du SCTA. Au cours de réunions régulières de travail, les éléments existants sont évalués, les objectifs précisés et de nouvelles spécifications établies. Les responsables du SCTA ont à coeur de respecter l’équilibre de la composition des groupes d’utilisateurs afin de constituer un échantillon représentatif, ce qui est souvent difficile dans un système fondé sur le volontariat. Ce que revendiquent les ingénieurs du SCTA, c’est un autre type de proximité avec le milieu du contrôle. Avoir été affecté en salle de contrôle et intégré dans une équipe est un élément fondamental, non pas tant pour prétendre pouvoir le remplacer, mais pour faciliter le dialogue, avoir un vocabulaire commun, comprendre les problèmes techniques et humains de l’intérieur. Le SCTA se veut la voix administrative du contrôle, y compris dans ses aspects collectifs et sociaux16.
Le STNA
43Enfin, le projet passe dans les mains du STNA (Service Technique de la Navigation Aérienne). Comme le CENA représentait l’interface avec l’état de l’art ou de la recherche, le STNA fait le lien entre les possibilités de l’industrie et le problème spécifique de PHIDIAS (d’où l’importance de la notion de "standard" analysée plus haut). C’est ce service qui élabore les spécifications puis le cahier des charges. C’est lui qui propose à la DNA le choix définitif des industriels. Mais le STNA fait lui aussi intervenir les contrôleurs en construisant des maquettes et prototypes permettant l’expérimentation et l’évaluation de l’outil. La maquette MAIA (Maquette d’Interface Active) d’abord, qui préfigure le projet puis le prototype DEMON (Démonstrateur en milieu OpératioNel) destiné à recueillir in vivo, c’est-à-dire sur site, les réactions des contrôleurs aériens afin de valider les spécifications ou les remettre en cause. Théoriquement, la phase suivante est de confier le produit à un industriel qui se chargera de la réalisation. De notre point de vue, le rôle du STNA est essentiel, car c’est à ce service que revient le rôle, difficile, de stabiliser l’innovation, de concrétiser l’objet, d’effectuer les compromis et de synthétiser les différentes traductions de l’objet :
44"Notre travail, ici, c’est de regarder, d’une part, "l’entrée" qui vient du CENA, les objectifs qui ont été validés, et de transformer ceux-ci en "quelque chose" que l’on sait faire marcher et qui prenne en compte la totalité des problèmes. Car mon but est d’avoir un "système" qui marche dans tous les cas. La deuxième entrée importante dans la conception du système provient du groupe des utilisateurs PHIDIAS. Ces gens-là ont un point de vue qui est beaucoup plus pragmatique. Mais ce que dit le "groupe d’utilisateurs" n’est pas pour nous la vérité vraie. Pourquoi ? Par inadéquation entre certaines techniques nouvelles que nous voulons utiliser et les connaissances du groupe, qui ne les a pas expérimentés. Notre position est alors de remonter à la source du problème et non pas à l’expression qui en est faite par les utilisateurs" 17.
45Le STNA incarne le principe de réalité : la réalité technique et industrielle, la réalité des désirs exprimés au sein des groupes PHIDIAS qu’il doit traduire dans des dispositifs et des outils fiables. Dans l’état actuel et tourbillonnaire de l’innovation, c’est une position difficile et, d’ailleurs, durement vécue par les acteurs. Les ingénieurs du STNA, comme presque tous nous renvoient une notion que nous avons, sinon introduite, du moins nourrie dans le monde du contrôle aérien à l’occasion d’une large diffusion de notre premier rapport d’étude, Le pilote, le contrôleur et l’automate, celle d’appropriation18. Mais chez eux perce une inquiétude et le souci de maîtriser et de prévoir cette appropriation.
46Mais cette vision linéaire est toute théorique car, en fait, toutes ces phases se font simultanément. Bien sûr le CENA semble avoir "lâché" PHIDIAS puisqu’il baptise (pour éviter toute confusion et, semble-t-il, à la demande du SCTA) sa nouvelle maquette d’expérimentation HEGIAS sur laquelle il poursuit son exploration à moyen ou long terme et, ce qui est logique, consolide et affine sa propre vision de l’outil et cherche à convaincre, voire à imposer ses idées à mesure qu’elles avancent. D’autant que, et l’histoire a là encore de l’importance, jusqu’en 1978, le CENA a eu en charge la partie opérationnelle du CAUTRA et que sa "culture" n’est pas celle d’un centre de recherche éthéré loin des réalités économiques, etc., mais bien celle du centre d’études et d’expérimentation qu’il était au début de son histoire, branché en permanence sur le monde opérationnel. Quant au SCTA et aux groupes d’usagers, ils ont à coeur que la "voix du contrôle" soit entendue et leurs propositions soient traduites concrètement. Enfin, le STNA doit non seulement intégrer les phases précédentes de l’objet mais doit le rendre industrialisable, ce qui peut l’amener à remettre en cause des points essentiels de la recherche pour introduire, peut-être, de nouveaux concepts. Il est d’ailleurs significatif que ce service ait récemment redécliné l’acronyme PHIDIAS qui signifie aujourd’hui : Position Harmonisant et Intégrant les Dialogues Interactifs, Assistance et Secours. Ce nouveau baptême se prète à une double lecture. Il montre bien qu’un objet technique vit différentes traductions au cours de la conception et passe par de multiples identités. Mais il procède également peut-être d’un désir d’appropriation en annulant le nom initialement donné par le CENA. Théoriquement, le STNA est le service qui est le plus près de la "réalité économique" puisqu’il procède à la mise en oeuvre de l’industrialisation du projet. Mais là encore, la réalité n’est pas si simple, car le centre d’études entretient lui aussi des relations privilégiées avec les industriels (par forcément les mêmes), notamment par les bancs de test et maquettes qu’il construit et peut avoir envie de faire entendre son opinion sur la question.
47Enfin, les organisations syndicales et/ou professionnelles constituent un autre porte-parole légitime des contrôleurs. La revue de l’APCA (Association Professionnelle de la Circulation Aérienne), par exemple, rend régulièrement compte dans ses colonnes de l’avancée du projet. Elle a même construit avec le CENA un numéro spécial de sa revue CONTROL sur PHIDIAS que nous avons largement cité. Nous nous réservons la rencontre de ces organismes pour les phases ultérieures de notre recherche.
48A cette étape de notre travail d’observation, la vision du contrôleur (concept lui aussi utopique, car elle est nécessairement plurielle) est comme éclatée dans toutes ces représentations. D’où l’importance, dans notre approche, du moment où l’outil rentrera en salle, d’abord sous la forme de prototype, ensuite dans les premières étapes (les moins innovantes) de son insertion. Car, quelle que soit l’intensité du dialogue entre concepteurs et utilisateurs, le moment où l’outil est "lâché" pour entrer en service constitue un temps de rupture. La logique de conception (même si elle engage l’utilisateur) se confronte à une autre, celle de l’appropriation. A ce stade, les éléments qui interviennent ne relèvent pas de l’application d’un mode d’emploi. Il ne s’agit pas d’une bonne ou d’une mauvaise utilisation de l’outil nouveau mais de son intégration, dans la durée, dans ce qui constitue l’espace social du contrôle avec ses aspects non seulement techniques mais aussi affectifs, relationnels, rituels... Ainsi la phase d’immersion témoigne souvent de décalages d’emploi qui sont autant de signes de l’appropriation en train de se faire. L’objet est parfois "détourné", utilisé d’une manière qui n’était pas prévue ni même prévisible. De ce point de vue l’usager est aussi un inventeur.
49Cette exposition des "forces en présence" met pour nous en relief le caractère instable d’une innovation avant sa concrétisation. Plusieurs représentations ou traductions de l’outil cohabitent, soutenues par des acteurs institutionnels, avec leur histoire et leur position spécifique dans l’institution globale et leur façon singulière de se considérer comme le porte-parole de l’usager, toutes ces singularités engendrant plusieurs représentations de l’objet technique (au sens sociologique mais aussi physique puisqu’il y a des maquettes, des plans, des projets, etc....). Cette situation peut sembler problématique et un frein à l’innovation. Pour nous, elle constitue une situation "normale" d’un objet technique en train de se faire, ou "en action"19. Les tensions institutionnelles sont non seulement le lieu d’une émulation mais sont créatrices en tant qu’elles se fécondent mutuellement. Bien entendu intervient également le réseau plus informel des relations intersubjectives entre les différents acteurs qui se sont connus à l’ENAC ou dans les différents services où ils sont passés et où ils ont développé amitiés ou inimitiés, connivence ou indifférence, convergences ou antagonismes. Si normal qu’il soit, cet état instable n’en est pas pour autant exempt de danger, car tant que l’objet n’est pas relativement stabilisé, il peut toujours être sorti de la boucle ou, plus probablement, connaître des transformations telles qu’on ne reconnaîtra plus rien de ses objectifs initiaux, ce qui pourrait lui faire perdre son caractère "innovant" et préparateur de l’avenir. Le rôle d’une administration centrale ou d’un arbitre est de savoir maintenir un écart à l’équilibre créateur qui ne dégénère pas en conflit ouvert, donc en réorganisation institutionnelle radicale qui pourrait déstabiliser un projet au point d’ entraîner des retards très graves. L’institution de la Navigation Aérienne a connu de tels moments comme en atteste l’histoire du CAUTRA que nous développons ailleurs.
50Dans cette sorte de "bataille" qui se joue entre les différents acteurs, un élément de la stratégie de chacun est à relever. Souvent, c’est moins la supériorité intrinsèque d’une option qui impose le consensus que la force de conviction. La résolution des controverses dépend souvent de la visibilité que chacun sait donner à ses propres positions ou productions, à la séduction que l’un ou l’autre sait déployer, au rapport de force, enfin, que l’un ou l’autre service sait imposer dans l’institution comprise comme un réseau de pouvoirs. PHIDIAS se moule dans différentes images, différentes représentations, il a aujourd’hui une identité éclatée qui s’exprime dans une multiplicité d’acronymes, faute de patronymes. Car, en tout état de cause, il y a une question à laquelle nous ne saurions répondre. Qui est le père de PHIDIAS ? Chacun en revendique à sa manière la paternité mais à l’état actuel de l’enquête nous savons déjà que ce désir est illusoire et qu’une fois concrétisé, PHIDIAS sera l’enfant, bien moderne, d’un réseau socio-technique 20.
2-3 – Le strip
51Peu de petits papiers ont fait couler autant d’encre que cette bande en bristol sur lesquelles sont inscrites les éléments du plan de vol intéressant le contrôle aérien. La méthode du stripping a été inventée aux Etats-Unis où elle a remplacé progressivement le plotting. Cette méthode consistait à déplacer des plots (en fait des pions) sur une grande carte qui représentait l’espace aérien contrôlé. Le stripping a permis d’affiner les processus d’organisation du trafic et de détection des conflits ainsi que la circulation de l’information sur le vol entre les secteurs de contrôle qui se faisaient de plus en plus nombreux avec l’augmentation du trafic. Le contrôleur dispose les strips sur un tableau selon une méthode qui lui permet de détecter les conflits éventuels (aujourd’hui, cette méthode n’est pas la même dans tous les centres). Remarquons que le passage du plotting au stripping constitue un pas dans une tendance lourde de l’évolution du contrôle qui s’éloigne de plus en plus d’une situation fondatrice d’analogie21. Nous n’employons pas ce terme strictement dans son acception technologique (même si les questions se recoupent) mais comme une représentation la plus globale et la plus proche du ciel, c’est-à-dire du réel. L’attachement à conserver une vision globale, ou plutôt une relation globale au volume contrôlé par le secteur, relève pour nous d’un ordre de causalité plus largement sociologique que strictement technique22 et apparaît clairement, par exemple, dans le souci qu’ont eu les contrôleurs de Bordeaux de conserver une méthode de classement dite "géographique" des strips.
52Le strip fut le premier point d’insertion de l’automatisation du contrôle aérien avec les imprimantes de strips, d’abord centralisées puis décentralisées, dès le début des années 1960, mais aussi la pomme de beaucoup de discordes et un sujet permanent de casse-tête pour les concepteurs. Dès 1966, le tout nouveau centre de contrôle d’Aix-en-Provence obtient d’avoir un strip différent du strip parisien. Un des principaux responsables dans l’histoire de l’automatisation du contrôle nous racontait : "Des strips, je dois en avoir..., si je les avais collectionnés, une vingtaine : des courts, des longs, des strips qu’on lit dans les deux sens, en rouge, en vert... 23. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces épisodes qui font partie de l’histoire héroïque de l’automatisation du contrôle aérien, mais ils montrent clairement l’attachement que portent les contrôleurs au strip et la sensibilité de cette question.
53Une des difficultés qu’implique le stripping électronique est que PHIDIAS doit savoir transmuter24 ce très prosaïque petit bout de papier en un strip virtuel. L’usage de ce vocable, qui renvoie, on le sait, au désir des alchimistes de transformer des métaux vulgaires en or, est à relever : la réalité virtuelle ici paraît comme magnifiée par les concepteurs. Le problème de la réalité virtuelle est, précisément, qu’on ne peut pas (encore ?) la toucher. Car la mémoire humaine ne se comprend pas seulement comme une mémoire d’ordinateur précisément, ni même dans une géographie générale du cerveau. C’est un phénomène total qui engage l’homme dans son intégralité. La "madeleine" de Proust reste peut-être l’exposé le plus convaincant de ce fonctionnement de la mémoire : le goût fait revenir l’enfance, donne une présence active au souvenir. Le passage du strip papier au strip virtuel va décorporaliser le travail de mémoire du contrôleur. Le saut et le pari que constituent ce passage est reconnu par tous comme un point délicat de l’innovation, car rien n’est plus simple, encore, plus rapide et plus efficace que d’inscrire des symboles sur un bout de papier volant.
54"Le changement le plus marquant apporté par PHIDIAS est peut-être le passage du strip papier au stripping intelligent, éliminant support papier et stylo sur la position de contrôle25".
55Mais nous voudrions éclairer cette question épineuse d’un point de vue plus sociologique. Le Strip ne permet pas seulement au contrôleur de mémoriser, par une inscription corporelle, le trafic et ses actions, il lui permet de donner une présence aux avions en agissant dessus, en se les appropriant. Le stripping peut être compris comme une antidote à l’angoisse qui est immanente au travail du contrôle aérien, c’est-à-dire de formuler des décisions sur lesquelles, concrètement, corporellement, il n’a aucune prise. La relation entre le contrôle et le ciel et les pilotes est une sorte de contrat social respecté dans presque tous les cas par les différents acteurs du monde aéronautique. Mais un pilote peut très bien ne pas vouloir exécuter l’instruction, ou encore la machine ne pas pouvoir se plier aux commandes du pilotes. Et si le contrat n’est pas respecté, les conséquences peuvent être dramatiques. Ces éventualités sont extrêmement rares d’un point de vue statistique mais très présentes dans l’imaginaire du contrôleur aérien, contribuant au stress, bien sûr, mais aussi à la vigilance maintenue et à un fort sentiment de responsabilité. Plus facilement que les autres populations étudiées, les contrôleurs peuvent parler de la peur ; alors que nous tentions de cerner quelle était la nature de cette peur, l’un d’eux nous répondait : "Non, ce n’est pas l’appréhension de la collision : ça, elle est toujours là. C’est le fait de se retrouver tout seul sans plus personne à rattraper"
56Plus personne à rattraper... La communication est rompue et le fil informationnel qui relie l’avion au sol coupé. La marque corporelle que représente le griffonnage sur un papier est aussi une tentative d’annuler cette angoisse inhérente au travail du contrôle qui relève de l’hétérogénéité radicale entre l’élément d’où il contrôle (le centre ou la tour) et le trafic, entre le ciel et la terre.
57Là encore, il est intéressant de recourir à l’histoire des techniques. La vision évolutionniste d’une technique tend à montrer comment un outil se substitue, plus ou moins progressivement selon les "philosophies de développement de l’automatisation par exemple" à l’autre. Mais du point de vue qui est le nôtre, il serait sans doute plus juste de dire que les différentes étapes technologiques se superposent et qu’il est possible de lire, en observant les pratiques et en étant attentifs aux représentations des contrôleurs, les différentes strates, la complexité de la sédimentation. Nous l’avons noté à plusieurs reprises, les contrôleurs ont peu de mémoire consciente de l’évolution de leur technologie. Une des explications que l’on peut trouver, et qui nous fut d’ailleurs donnée par certains d’entre eux, est que leur travail se fait dans l’instant, dans un temps "concentré" :
58C’est une question qu’on se pose dans le syndicat : comment se fait-il qu’on ait effacé, au cours des décennies, des tas de souvenirs, y compris des documents. Notre syndicat a détruit ses archives, par accident, mais quand les accidents se répètent trop souvent, cela a un sens. Et mon copain qui travaille dans le petit groupe dont je vous parlais a dit : "mais c’est parce que vous avez l’habitude de travailler dans le temps présent. Quand il y a eu un problème, une difficulté, ça a été quelque chose de tellement désagréable qu’on l’efface.. "26.
59Mais cette (relative) amnésie historique n’empêche pas la présence et la force dans la salle d’une mémoire collective qui agit peut-être avec d’autant plus de force qu’elle est souterraine et enfouie. Cette mémoire collective existe par la transmission. Car c’est en salle qu’on apprend vraiment à contrôler, par les anciens qui vont un jour, après le passage de la "qualif", devenir des pairs. Dans l’équipe de contrôle, on apprend pas seulement le métier présent de contrôleur, on incorpore tout un savoir que les instructeurs ont eux-même reçus de leurs anciens, et ce depuis la nuit des temps du contrôle aérien.
60Il est donc important de rappeler qu’aux premiers temps du stripping, le même strip circulait dans la salle de secteurs en secteurs. La couleur des descriptions que nous en ont fait les "anciens", attestent de l’importance de cette circulation au niveau symbolique. Le bruit mat du porte strip lorsqu’il tombe à terre, la "souris" qui l’enrobait, etc... Mais le récit le plus signifiant est celui relaté par André Bisseret "
61"En ses débuts, le système de contrôle français fonctionnait sur la base d’un strip par avion et par centre alors même que la division en secteurs géographiques était intervenue : c’était donc le même strip que les secteurs intéressés par un avion se transmettaient successivement (...). les anciens racontent, pour la petite histoire, qu’il arrivait que deux contrôleurs se lèvent simultanément pour s’aller porter l’un à l’autre le strip d’un avion et, se rencontrant au milieu de la salle, s’aperçoivent alors, que les deux avions étaient en conflit.
62Le strip n’est pas seulement le moyen concret par lequel le contrôleur, seul sur sa position ou en couple ou en trio, s’approprie individuellement les avions et le trafic, c’est aussi la mise en présence, au sein de la salle, de la circulation des aéronefs dans la salle de contrôle. Grâce à cette circulation, c’est toute la circulation du ciel qui est mise en présence, comblant de façon symbolique l’irrémédiable rupture entre le ciel et la terre. Dans cette situation fondatrice, le contrôleur porte l’avion, s’y identifie corporellement. Les mouvements des contrôleurs et des strips dans la salle rejouent symboliquement la circulation des avions, lui donne une quasi-présence.
2-3-1 – Le strip comme "quasi-objet"
63Cette quasi-présence nous renvoie au concept de "quasi objet" défini par le philosophe et anthropologue des sciences, Michel Serres, et qui peut nous aider à comprendre une autre fonction latente du strip, celle de tisser le lien social et de maintenir la cohésion de la salle. Dans “Le Parasite", il pose à sa manière une question qui nous hante peut-être tous : "Ce que c’est de vivre ensemble. Qu’est-ce que le collectif, cette question maintenant nous fascine" 27
64Pour tenter d’éclairer cette inépuisable question, il décrit comment se manifeste le collectif dans un certain nombre d’activités ludiques. Un jeu d’enfant d’abord, qui est aussi une chanson qui résonne à toutes nos oreilles : "Il court, il court le furet, le furet du bois mesdames....". Le furet circule entre les mains et tisse le collectif de la ronde enfantine, soude le groupe. Mais quand il est surpris dans les mains d’un des joueurs, ce dernier est placé au centre du cercle : c’est un individu seul au centre de la situation : "Le furet, mobile, tisse le nous, le collectif ; qu’il s’arrête, il marque le je"
65Le même processus est décrit dans les jeux de balle, plus précisément du rugby que le philosophe prise tout particulièrement :
66"un ballon n’est pas un objet ordinaire, puisqu’il n’est ce qu’il est que si un sujet l’a en main. Posé là, il est bête, il n’a pas de sens, ni de fonction, ni de valeur. On ne joue pas tout seul au ballon. Ceux qui le font, ceux qui le gardent ou, comme ont dit, le monopolisent, sont de mauvais joueurs, bientôt exclus du jeu. On les dit personnels. Le jeu collectif n’a aucun besoin de personnes. Considérons celui qui le tient... S’il le fait tourner autour de lui, c’est un maladroit, un mauvais comédien. Le ballon n’est pas là pour le corps, c’est le contraire exact qui est vrai : le corps est l’objet du ballon, le sujet tourne autour de ce soleil. On reconnaît l’adresse de balle à ce signe qui ne trompe jamais, le joueur la suit et la sert, loin de la faire suivre et de s’en servir. Elle est sujet du corps, sujet des corps, et comme sujet des sujets. Jouer n’est rien d’autre que de se faire l’attribut de la balle comme substance. Les lois sont écrites pour elles, sont définies par rapport à elle, et nous plions à ces lois. L’adresse de ballon suppose une révolution ptolémaïque dont peu de théoriciens sont capables, accoutumés à être des sujets, dans un monde copernicien, où les objets sont des esclaves.
67De même que le furet, la balle circule. Meilleure est l’équipe, plus rapide en est le transfert. On a dit parfois que cette balle est une braise rouge qui brûle si fort les doigts qu’ils faut s’en débarrasser au plus vite. Apprécions au passage la métaphore, que Rudyard Kipling n’a pas méprisée : la fleur rouge écarte les tigres, et le rameau d’or n’est pas loin. La balle est le sujet de la circulation, les joueurs n’en sont que les stations et les relais. Le ballon peut se transformer en témoin de relais. Témoin, cela en grec se dit martyr. (...) L’attaquant, porteur de ballon, est signalé comme victime. Il détient le témoin et il est le martyr. En ce lieu, en ce moment, sur lui précisément, tout l’important se passe et précipite. Le ciel lui tombe sur la tête. L’ensemble des vitesses, des forces, des angles, des chocs et des pensées de stratégie se noue ici et maintenant. Or, tout à coup, ce n’est plus vrai, ce qui devait se décider n’en découd point, la balle fuse, le noeud actuel se défait, par le déplacement. L’histoire et l’attention bifurquent. Le témoin n’est plus là, le furet court, brusquement muselé, il va quérir un autre lapin dans le réseau des galeries, le ballon est hors de portée, le sacrifice n’a pas lieu, il est différé à plus tard, le martyr n’est pas tel, il est tel autre, et encore tel autre, et pourquoi pas tel à nouveau. Tous. Le jeu est cette vicariance. Il est le graphe des substitutions. Prêtres, victimes, en habit bleu, rouge ou vert ? Non. Strictement, des vicaires. Vicaires par la mobilité des suppléances, par la vitesse des substitutions. Sacrificateur, maintenant, et très vite victime, vite neutralisé, rapidement changeant par la balle en course, dans ce terrain, délimité comme autrefois un temple. Le sacrifié a tout loisir, par son astuce ou son habileté, d’envoyer fout de son voisin au casse pipe en son lieu et place, et le voisin a ce loisir et ainsi autant qu’on voudra. Dès lors, par le ballon, nous sommes tous des victimes possibles, nous nous y exposons et nous y échappons, et plus la balle court, plus le clignotement de la vicarité est rapide, plus l’émotion est suspendue. La balle navette comme le furet, fisse le collectif en mettant à mort virtuellement chaque individu. Ce pourquoi la victime apaise la crise est ce savoir imprenable que nous portons tous, sous la voix qui dit je, que cette victime peut être je tout aussi bien, et au hasard. Le ballon est ce quasi-objet par qui je suis sujet, c’est-à-dire soumis. Tombé, mis dessous, piétiné, plaqué, jeté de haut en bas, assujetti, exposé, puis substitué, tout à coup par cette vicariance. La liste est celle des sens de subjicere, subjectus La philosophie n’est pas toujours aux lieux d’ordinaire prévus. J’apprends plus au sujet du sujet en jouant à la balle que dans le poêle cartésien. Où pourtant rôdait quelque mise à mort. (...)
68Ce quasi-objet, marqueur du sujet, comme on dit marquer un agneau pour l’autel ou pour la boucherie, est un étonnant constructeur d’intersubjectivité. Par lui, nous savons comment et quand nous sommes des sujets, quand et comment nous ne le sommes plus. Nous, qu’est-ce à dire ? Nous sommes en précision ce clignotement fluctuant du je. Le je est dans le jeu un jeton qu’on échange. Et ce passage, ce réseau de passes, ces vicariances de sujets tissent le collectif. Je suis je maintenant, sujet, c’est-à-dire exposé à être jeté de mon haut sur le sol, exposé à tomber, à être mis dessous la masse compacte des autres, puis tu prends le relais, tu es substitué à je et le deviens, plus tard c’est lui qui le rend, son travail fait, son danger assumé, sa part de collectif construite. Le nous se fait par les éclats et les occultations du je. Le nous se fait par les passes du je. Par échange du je. Et par substitution, et par vicariance du je.
69Ce texte nous semble décrire avec une philosophique exactitude le travail du contrôle aérien. L’art du contrôle n’est pas de maîtriser les avions mais de laisser circuler, le plus naturellement possible, leur flux. Non pour "jouer28" (le contrôleur ne joue pas, même s’il peut trouver un plaisir ludique à son activité et c’est peut-être une des raisons pour laquelle, il n’aime ni ne pratique beaucoup les simulateurs qui sont à sa disposition dans les centres de contrôle). La relation classique sujet humain – objet technique est comme inversée puisque le contrôleur est assujetti à l’avion. Dans un centre de contrôle en route, un trafic idéal est un trafic fluide où l’avion passe de secteur en secteur tel le cordon du furet ; l’équipe est unie, le collectif soudé, la notion de lien social prend toute sa force. Si un conflit s’annonce par surprise, détecté par exemple par le filet de sauvegarde, le responsable du secteur et des avions concernés est désigné : les boutades fusent... des ricanements parfois. Le collectif se défait, et le radariste concerné est sorti du groupe et désigné, un temps, comme individu, comme responsable avant de se fondre à nouveau, une fois l’incident passé, dans l’équipe au travail. Si le croisement a été trop serré ou l’espacement insuffisant, le pilote dépose un air miss. Une procédure d’analyse est mise en branle, l’encadrement cherche le responsable et analyse la responsabilité de l’individu. Si, même si cette situation n’existe pas dans les faits, une catastrophe survenait, le contrôleur pourrait être désigné comme responsable pénalement et deviendrait avec certitude, pour le groupe, un martyr. La beauté de la scène et sa complexité sont amplifiées par le fait qu’il n’y a pas un seul quasi-objet, une seule balle ou un seul furet mais des plots lumineux qui par dizaines ou centaines, dans le clair obscur de la salle de contrôle, au milieu de la rumeur, scintillent sur les écrans radar.
70Ce texte nous fait également voir, mieux que toute analyse sociologique pourquoi et comment le travail du contrôle a sécrété, en France en tout cas, un groupe aussi soudé, même si c’est de façon parfois un peu pesante. D’ailleurs l’usage des formules telles "je shoote ou j’overshoote un avion" montre que notre métaphore n’est pas si arbitraire. Bien sur, le furet n’est pas le strip mais l’avion ; bien sûr, les contrôleurs ne touchent pas : le strip est le symbole de l’avion. Dans le même ouvrage, Michel Serres rappelle la traduction latine du mot d’origine grecque "symbole" : la tessère outessère d’hospitalité :
71"Tablette, cube ou osselet que des camarades, pour le lit, que des copains, pour la table et le couvert, que l’hôte, en bref, et son parasite partagent en le cassant. Ils rompent la tessère et font ainsi un mémoire. (...) Passé le temps ou ailleurs dans l’espace, qui l’aura dans la main reconnaître son autre exact, par ce signe, par ce rapprochement, par cet emboîtement adapté, spécifique ; Nulle autre clef possible pour une telle serrure, par la stéréospécificité. Le mot tessère est un terme latin qui n’est jamais vraiment resté dans la mémoire de ma langue, le mot grec est le mien, chacun de nous est un symbole d’homme. (...). Le symbolique est là, il court depuis le furet, se partage et ne se partage pas. Qu’est-ce que le symbole ? Une stéréospécificité ? " 29
72Le strip est le symbole de l’avion, ou plutôt la moitié de la tessère qui ne prend son sens que par rapport à l’objet volant, bien réel. La scission de la tessère désigne la discontinuité, vécue comme une fracture, entre l’espace aérien et l’espace de la salle de contrôle dont les contrôleurs reconstruisent, en permanence, symboliquement l’unité. La circulation du strip dans la salle et dans le réseau tout entier, c’est la matérialisation de la circulation du flux du trafic aérien que les contrôleurs peuvent ainsi s’approprier.
73Nous semblons bien éloignés de PHIDIAS et pourtant nous prétendons désigner des problèmes importants que cette innovation peut poser. Le strip comme marqueur de la mémoire pourra-t-il être remplacé par d’autres dispositifs, est une question encore ouverte et sur laquelle les concepteurs continuent de s’interroger, bien conscients qu’il s’agit d’un "pari". Mais les fonctions latentes du strip comme, d’une part, symbole de l’avion et d’autre part, de façon indissolublement liée, comme quasi-objet, trouveront-ils leur place dans la nouvelle manière de contrôler ? De notre point de vue, la salle de contrôle peut aider le sociologue à comprendre, plus généralement, comment se tisse le collectif, comment se fait ou se défait un groupe.
2-3 -2 – La souris papivore et l’écran dynamique
74Nous avons souligné plus haut la conscience qu’ont toujours eue les concepteurs de systèmes de contrôle français de la difficulté de remplacer le strip, de le "virtualiser" en supprimant papier et crayon :
75"Comment remplacer le stylo du contrôleur pour la saisie des données ? Suite à un certain nombre d’expérimentation, trois moyens de dialogue complémentaires ont été retenus par HEGIAS : la souris pour la désignation et la saisie des données ; le clavier pour la saisie des données ; l’écran tactile pour les interactions globales, essentiellement celles relatives au réglage de l’image radar. "30
76Et là, ce qui peut d’ailleurs apparaître comme un symptôme du syndrome macintosh, l’alternative proposée par PHIDIAS est la souris. Pour la petite histoire, il est amusant de raconter que la souris de la micro-informatique contemporaine n’est pas la première à avoir envahi la salle de contrôle. Elle était là dès les premiers temps de l’informatisation du contrôle :
77"Quand je suis arrivé en 1959, il y avait une série de tables et de téléphones, et c’était vraiment très rustique. Trois ou quatre jeunes femmes (entre 30 et 40 ans) recevaient des coups de fil d’un petit peu partout et qui faisaient des strips à la main. Quand la première informatique est arrivée, les strips étaient imprimés à l’étage en dessous, envoyés par tube à l’étage au -dessus, mais là, l’équipe de femmes était descendue. Quelqu’un réceptionnait et ventilait dans la salle (je ne me souviens plus du nom de ce poste) avec des petites souris... (?) Tu ne vois pas les petites souris : c’était un bouchon en plastic à l’intérieur duquel on avait noyé une pince croco, derrière la pince on accrochait de 1 à 5 ou 6 strips et on mettait ça dans un tube. Et charge à celui qui recevait le tube de défaire la pince croco et de défaire et d’enfiler les strips. Mais ce petit bouchon en mousse était très pratique. ; c’était la petite souris qui passait dans les trous." 31
78En forçant un peu, ce qui rapproche ces deux "souris" éloignées dans le temps, c’est qu’elles servent toutes deux à faire circuler l’information. Sans prétendre prédire si la souris (et les autres outils de dialogue) saura remplacer le strip, notons qu’elle apporte quelque chose de neuf qui permettra peut-être au contrôleur de s’approprier le trafic au sens que nous avons donné plus haut à ce terme. Une des caractéristiques de PHIDIAS est que l’usage de la souris renforce l’aspect dynamique et interactif de la "visu". La souris pointe l’avion, l’accompagne, lui fait décliner son identité ou anticiper sa trajectoire. A l’évolution du trafic se superposent actions et intentions de contrôleur. L’écran tactile à son tour permet des effets de zoom ou d’excentrement de l’image pour scruter un point difficile. Au temps réel et instantané de la détection radar se superpose un temps décalé, celui du contrôle. Le contrôleur marque de son empreinte l’image radar. Mieux, PHIDIAS, par la souris, systématise (au sens propre) une pratique courante, celle ou le contrôleur organique pointe du doigt un problème à l’intention du radariste.
79Mais avec cette "vie nouvelle" de la visualisation radar, le contrôleur va probablement devoir modifier la relation construite entre l’opérateur et la représentation de sa portion de ciel. L’image synthétique qui, aujourd’hui, présente l’évolution des aéronefs, est sobre, seulement altérée par les "étiquettes" (rendues possibles par la présence d’un transpondeur dans l’avion) qui donnent un certain nombre d’indications sur le vol (identification, altitude, vitesse...) et, en cas de conflits non détectés par le contrôleur, par les alarmes du filet de sauvegarde. Le seul outil interactif existant aujourd’hui est la boule roulante qui permet notamment de matérialiser des calculs d’estimée (en traçant sur l’écran une ligne fine). Mais nos observations ont montré que la plupart des contrôleurs utilisent peu cet outil et, même s’ils en ont appris l’usage à l’ENAC, l’utilisent de moins en moins au fur et à mesure qu’ils pratiquent et s’intégrent psychologiquement et socialement dans la salle de contrôle. Ce phénomène a sûrement une explication "technique", mais il renvoie à des réflexions que nous avons entendue lors des expérimentations comme quoi il ne faut pas ’’souiller" l’écran32. Nous poursuivrons cette analyse ailleurs, mais la notion de souillure renvoie, elle, à celle de tabou qui relève d’une opposition entre le sacré et le profane. Les réactions ambivalentes que suscitent la poubelle (autre symptôme du syndrome Macintosh ?) pour mettre les strips (les avions) qui sont sortis du secteur, sont à ce titre intéressantes. Cet outil ne relève-t-il pas de la profanation ? Ce sera à vérifier.
2-4 – Le partage des tâches.
80Une des premières choses qui nous a frappé au cours des expérimentations "HEGIAS" que nous avons suivies est la question de la relation entre les deux contrôleurs sur la position de travail et l’absence, le peu de communication entre eux. Plus exactement, il nous a semblé que ce dialogue est indirect et doit passer le plus possible par le calculateur, question que nous développons dans la dernière partie de ce texte : "Le contrôleur et le système". L’hypothèse d’Earl Wiener d’un mur de verre dressé entre le commandant de bord et le copilote dans le cockpit des avions "nouvelle génération semble très pertinente ici. Bien sûr, la situation expérimentale et d’apprentissage peut introduire un biais, mais cette sensation est corroborée par les textes d’intentions qui indiquent explicitement qu’il faut en premier lieu renseigner le système (cf. par exemple les fonctions "intégrer" et "assumer").
81Une des interrogations que nous semble soulever PHIDIAS serait donc une modification en profondeur des relations entre les deux contrôleurs occupant la position. Une des composantes essentielles d’une relation est le rôle de chacun vis-à-vis de l’autre. Ce concept de rôle est traduit en termes techniques à propos du contrôle par la notion de partage des tâches, problème qui n’est pas nouveau puisqu’il est abordé dans un nombre impressionnant de rapports ou de commissions d’études33. Dans "Les 10 commandements de PHIDIAS", la question est évoquée même si ce n’est pas de façon totalement explicite : "Spécialisation des interfaces. Grâce à la souplesse d’affichage offerte par PHIDIAS, on spécialise les interfaces contrôleur-système. Les contrôleurs organique et radar d’une même position n’ont pas les mêmes besoins. Chaque contrôleur possède son propre tableau de strips électroniques avec un format spécifique" 34.
82Si la question est abordée sans être nommée, c’est peut-être, comme le fait remarquer un responsable régional d’un groupe d’utilisateurs, que le sujet est un peu "tabou" : "On va bientôt aborder la question de la modification du partage des tâches, on ne l’a pas encore abordé de front parce que c’est un sujet un peu tabou" 35.
83L’organisation officielle, formalisée par l’OACI, s’appuie sur un partage des tâches entre un contrôleur planning et un contrôleur exécutif, en France on parle de contrôleur organique et de contrôleur radar. Au niveau du concept, les ingénieurs parlent souvent de contrôle stratégique et de contrôle tactique. Cette typologie repose sur une partition relativement claire du travail : le CO (Contrôleur Organique) organise le trafic à partir d’un tableau de strips (petits bouts de papiers où sont notifiés les éléments utiles pour lui, du plan de vol) et est en communication téléphonique avec les secteurs adjacents (qu’ils soient dans le même centre, dans un centre voisin, ou encore une approche) ; le CR (Contrôleur Radar) quant à lui, Fait les séparations radar et tient la "fréquence", c’est-à-dire qu’il est en contact avec les pilotes à qui il donne des ordres, des instructions. Cette partition traduit, bien entendu, une partie de la réalité (pour preuve, c’est le contrôleur radar qui reste responsable, seul, devant la loi des instructions qu’il a données en cas de problèmes) mais les contrôleurs répondent de façon quasiment unanimes (surtout dans certains centres) : "CO, CR : qu’est-ce qui vous a raconté ça... Des ingénieurs ? On est en permanence tous les deux à la fois". Ou encore, un autre plus lyrique : "C’est vrai qu’il y a solidarité, osmose dans le tandem opérant sur un poste de travail. C’est un lien très fort dû effectivement au défi de se sortir des difficultés qui peuvent se présenter, à la confiance entière dévolue à l’autre, à la transparence totale de fous nos actes (on se dévoile à nu presque), au risque qui peut lier nos destins si vite (même si l’erreur ne provient pas du sol) en cas de catastrophe dans le non-dit".
84Car si les ingénieurs prescrivent un modèle de coopération du partage des tâches, les contrôleurs, quant à eux, pratiquent et se représentent un modèle qu’on pourrait qualifier d’interchangeabilité. Le contrôleur organique a toujours un oeil et une oreille tendue vers le contrôleur radar et constitue, pour celui-ci, une sauvegarde. Le contrôleur radar, quant à lui, compte sur cette présence, même si elle est, le plus souvent, muette (ce qui, du point de vue des ingénieurs, peut poser des problèmes, car en cas de fort trafic, cette présence peut bien être absente) et, de son côté, a un oeil sur le tableau de strips. La notion d’interchangeabilité est intéressante, car elle renvoie à un concept développé en sociologie (ou en psychosociologie) par l’interactionnisme symbolique (notamment Georges MEAD) qui définit la possibilité du social par la possibilité de se "mettre à la place de l’autre". Cette capacité caractéristique du travail du contrôleur tel qu’il le pratique et surtout tel qu’il se le représente, est sans doute un des facteurs constitutifs d’un collectif fort, d’un lien social dense :
85"Pour moi, c’est quelque chose qui n’a jamais existé mais que l’on trouve dans les documents de l’administration, qui s’en est toujours tenue à une structure anglo-saxonne. Je me souviens que j’étais allé à Londres très tôt, lorsque j’étais jeune contrôleur, dans les années 1961 ou 1962, et le contrôle aérien anglais était organisé de la manière suivante : ils avaient les radars et ils avaient un contrôleur organique qui travaillait sur une pile de strips et qui, lorsqu’il y avait un conflit, transmettait au contrôleur radar les deux échos en conflit pour mieux le charger d’assurer l’anti-collision. En France, depuis 1959, je n’ai jamais vu le contrôle organisé comme ça : je l’ai toujours vu organisé, bien sûr, en fonction de la tenue des strips mais en complémentarité permanente avec le contrôleur radar. Il y a toujours eu un problème avec l’administration qui a toujours défini les postes et qui continue à le faire (CO et CR), alors qu’en fait, les tâches sont faites en même temps par les deux. Il y a le contrôleur qui parle au micro et puis l’autre qui, il est vrai, prépare son travail. Si bien que ce terme de contrôleur organique n’existe pas dans les faits, il existe probablement dans la manière de travailler des deux contrôleurs : l’un des deux prépare le travail, reçoit les strips, étudie comment cet avion va s’intégrer dans le trafic préexistant et qui va attirer l’attention du contrôleur radar : "Attention, il y a celui-là qui va poser problème". Alors comme tâche ça existe, mais en tant que poste programmé ça n’existe pas dans les faits. Alors que l’administration continue à parler de contrôle organique. C’est interchangeable dans les mêmes deux heures... Dans le quart d’heure, ça peut changer, si on l’appelle au téléphone, s’il a besoin de souffler. Il faut qu’à chaque moment, les deux contrôleurs soient permutables sans problème. La présence des deux contrôleurs, et pas toujours comprise par les contrôleurs eux-mêmes, par sécurité (ça double les chances de voir un problème), mais aussi par cette nécessité de pouvoir changer sans problème 36.
86D’un point de vue historique, on peut sans doute expliquer ce phénomène, cette "résistance" au partage des tâches par la façon progressive dont le radar, d’abord analogique puis synthétique, s’est introduit dans les pratiques du contrôleur sans créer de discontinuité ni partager les rôles. De plus, l’évolution du stripping et de son classement a peut-être tendu à homogénéiser les deux versants du travail de contrôle (strip et radar). Il peut être intéressant de souligner que la "résistance au progrès " dont ont témoigné les contrôleurs de Bordeaux en conservant un classement géographique (plus analogique au sens que nous donnions plus haut et moins orienté vers la détection de conflits), les rend aujourd’hui comme plus aptes à respecter le partage des tâches tel qu’il est défini réglementairement (et c’est même un point de "doctrine de la circulation aérienne") et sans doute à s’approprier PHIDIAS. De fait, nous avions noté lors de nos observations d’HEGIAS, que ce risque de rupture relative du couple des contrôleurs les inquiétait moins que des contrôleurs venant d’autres centres : Aix ou surtout Reims ou Paris.
87Sans reparler de "vicariance", la résistance opposée historiquement au partage des rôles (même s’ils reconnaissent et pratiquent le partage des tâches à l’instant donné) peut se dire aussi comme une résistance à l’asymétrie. Si l’on repense au rejet des visus 570, on peut souligner entre autres caractéristiques, que ces visualisations imposaient un seul écran sur la position, introduisant une nette dissymétrie. Cette erreur n’est pas aujourd’hui reconduite, mais, là aussi, le partage des tâches qu’elle semble induire se traduit par une dissymétrie du design de la position.
88Le travail mené par les groupes d’utilisateurs a imposé une modification importante dans le projet PHIDIAS : l’ajout d’un petit écran supplémentaire sur chaque côté de la position. Cet objet, qui sera probablement intégré aux meubles, est particulièrement intéressant, car il concrétise nombre des analyses que nous avons développées, en traduisant les représentations différentes que se font les différents acteurs de l’innovation, et en exprimant les conflits latents. Mais ce que traduit également, de notre point de vue, cet écran supplémentaire, est un désir de redonner un peu de la symétrie que les concepteurs avaient enlevé, et par là, d’annuler partiellement la spécification des rôles que l’innovation pouvait impliquer. Pour nous, ces résistances expriment le souci de conserver une symétrie d’ordre social menacée par l’asymétrie imposée par les nouveaux dispositifs techniques.
89Mais le processus de conception est plus rapide et tourbillonnaire que les analyses des sociologues. Au moment où nous rédigions ce texte, nous fûmes informés que les dernières "maquettes" conçues par le CENA proposaient aux contrôleurs expérimentateurs une position de travail où les deux contrôleurs disposaient de modules totalement banalisés (c’est-à-dire symétriques), ce qui a pour conséquence que le CO et le CR peuvent être, pour reprendre l’expression du contrôleur cité, "en permanence tous les deux à la fois". Ce qui est intéressant, c’est que l’innovation fut jugée, dans le cadre d’une expérimentation CENA, trop radicale par les contrôleurs testés qui suggérèrent d’ajouter un dispositif qui permettrait au contrôleur radar du moments où ce mode de travail fusionnel puisse se faire. Ce qui peut être interprété comme le fait qu’il existe, en temps réel, une hiérarchie mais qu’elle ne doit pas être systématisée ou imposée de l’extérieur (par les ingénieurs ou par le système).
90Nous n’avons pas encore suffisamment avancé dans notre étude pour proposer des hypothèses solides sur cette question centrale, de notre point de vue, et sensible pour tous les acteurs, du partage des tâches. Mais nous pouvons dès maintenant suggérer une hypothèse : ce qui se concrétise dans un objet technique, surtout lorsqu’il s’agit d’automatiser des fonctions humaines, ce sont des relations sociales et particulièrement des relations de pouvoir (notamment entre concepteurs et usagers comme le montre le chapitre suivant consacré aux concepteurs d’avions) De ce point de vue, la question du partage du tâche constitue un terrain privilégié pour le sociologue comme "analyseur" des relations et des conflits de pouvoir entre ingénieurs et contrôleurs dans l’institution de la Navigation Aérienne.
2-5 – Le contrôleur et le système
91Une autre idée force du projet est que PHIDIAS va intensifier les relations entre le contrôleur et le système et même imposer de nouveaux échanges entre eux. Certaines informations qui circulaient, soit de façon implicite de centre à centre ou de secteur à secteur, soit de façon physique (par téléphone ou à voix haute) seront explicitées par le système et passeront nécessairement par lui (par exemple la notion "assume contrôle"). Ces aspects seront à creuser dans des observations ultérieures, mais on peut dès aujourd’hui faire l’hypothèse que cette nouvelle relation contrôleur-système va modifier l’espace social du contrôle. On trouvera dans l’histoire du CAUTRA le récit détaillé de la façon dont s’est forgée la "philosophie française" de l’automatisation du contrôle aérien : progressive, sans révolution et surtout ne menaçant pas ce qui serait comme le point central de l’activité de contrôle : la décision. Mais du strict point de vue de la circulation de l’information entre les secteurs et entre les centres, il est évident que des automates se sont effectivement substitués à certaines tâches du contrôle et ont, par-là même, modifié les relations entre les êtres et sécrété du "changement social". Ce fut le cas dès les premières imprimantes de strip au début des années 1960, puisque les opérateurs (opératrices pour la plupart) ont été déplacés dans une salle distincte, homogénéisant la salle de contrôle proprement dite et, pour un temps, la masculinisant. Un autre exemple caractéristique est "l’activation automatique" au milieu des années 1970, qui a considérablement diminué les relations téléphonique entre les centres, altérant même, selon l’avis de certains contrôleurs, la "qualité" des relations humaines entre les centres. Le système, donc, s’est peu à peu inséré dans le réseau social d’échange entre les êtres et entre les collectifs, devenant un acteur de plus en plus prégnant au sein de l’espace social.
92Qu’est ce que le CAUTRA aujourd’hui ? Des calculateurs, des bits, des circuits intégrés, des réseaux de communication, des logiciels ? Mais dans le CAUTRA logent aussi les ingénieurs qui l’ont conçu, les contrôleurs qui ont participé à ses spécifications, les électroniciens, etc... La poursuite de ce travail devra repérer, par un travail d’observation et d’entretiens, qui est le CAUTRA pour les contrôleurs (ce pourrait être un des axes du questionnaire quantitatif), mais la perspective historique développée ailleurs, comme notre travail passé de terrain permettent cependant de donner quelques éléments de réponse. Bien avant "le saut" que représentera sans doute PHIDIAS, le CAUTRA a dans la salle de contrôle une présence "quasi-humaine" ; quand les contrôleurs, par exemple, parlent de "CAUTRA" comme on parle de "Dupont", ou, dans une traduction plus méridionale, de "la CAUTRA". Le fait de rechigner aussi sur la "babasse" marque, quand il y a un problème, l’irruption d’une altérité. Mais précisément, c’est bien lorsqu’il y a un problème, que le CAUTRA apparaît. Le phénomène ne s’observe pas seulement à un niveau "microsociologique" : l’histoire a rendu le système "visible" au moment de la mise en place du CAUTRA III, dans un contexte de pannes répétitives qui a ébranlé la confiance des contrôleurs dans le système. A ce niveau d’analyse, le CAUTRA pour le contrôleur, c’est l’autre : c’est-à-dire les ingénieurs qui l’ont conçu ou les techniciens qui l’entretiennent.
2-5-1 – Le système comme concrétisation des ingénieurs
93Rappelons une fois encore que, dans Le Pilote, le contrôleur et l’automate, nous avions souligné les analogies entre l’organisation sociale des contrôleurs (avec pour "forme élémentaire" l’équipe) et celle de tribus indiennes décrites par l’anthropologue Pierre Clastres dans un ouvrage important, "La société contre l’Etat 37". Cette comparaison mettait en avant la situation toute particulière du chef d’équipe qui, loin d’être un échelon hiérarchique, avait, semble-t-il, pour fonction principale, tout en assumant ses rôles spécifiques, de maintenir une distribution diffuse et horizontale du pouvoir. Le titre de l’ouvrage de Clastres prend alors tout son sens. La fameuse "autogestion" des contrôleurs s’est construite contre ou, en tout cas, en se distinguant d’une organisation du pouvoir plus classique et hiérarchique incarnée par l’administration. Mais il importe de souligner les liens entre ces différents "clans" et ceux que la "tribu" entretient avec le reste de l’institution de la Navigation Aérienne dont elle constitue, sans doute, le centre de gravité. L’équipe, c’est-à-dire la salle de contrôle à un moment donné, s’intègre dans un modèle plus large et plus complexe qu’il faudra décrire. Aborder de front la question (quelque peu tabou elle aussi) des relations entre contrôleurs et ingénieurs semble d’autant plus urgent que PHIDIAS vient s’insérer dans un contexte social où contrôleurs et électroniciens ont obtenu le statut "d’ingénieur", ce qui risque de modifier en profondeur les relations symboliques entre les différentes catégories de l’institution.
94Marcel Mauss a montré qu’un élément important de compréhension d’une société donnée est la nature et les formes de l’échange entre individus et entre clans. Dans cette perspective, les "lois" de l’échange sont régies par trois obligations fondamentales : donner, recevoir et rendre. Le statut "d’équivalent général" qu’a la monnaie aujourd’hui arrive mal à dissimuler qu’il s’échange bien d’autres choses au travers de la circulation économique ou de la circulation d’objets entre les êtres et les groupes : "Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l’échange "38.
95Les récents accords du GATT traduisent bien ce phénomène : au travers d’accords économiques, on parle de culture (exception culturelle), d’indépendance nationale, mais de morale aussi (travail des enfants dans les pays pauvres), etc. Dans le cadre de notre propos et à niveau "macro", il est intéressant de noter qu’un nouvel équivalent général tend à se substituer, ou, mieux, à se mêler à la monnaie : l’information (ce qui pourrait donner une portée plus globale aux analyses qui vont suivre). L’idée directrice est que l’échange établit un rapport qualitatif entre les partenaires. C’est de ce point de vue que nous voudrions expliciter les relations contrôleurs-ingénieurs que traduit la relation contrôleur-système.
96Un autre trait de "la philosophie française" de l’automatisation est qu’elle a eu pour principe conducteur de ne pas demander (trop) d’engagement du contrôleur et, particulièrement, de ne pas alourdir sa tâche du fait des nouveaux dispositifs. Ce fut une des clefs de sa réussite : l’automatisation s’est faite de façon relativement harmonieuse, sans provoquer (trop) de remous sociaux (même si elle est intervenue dans l’histoire sociale de façon révélatrice39), et sa progression fut invisible.
97Aujourd’hui, la plupart des ingénieurs rencontrés estiment que cette vision a pu grever de façon importante l’avancée de l’automatisation, notamment par le fait que les contrôleurs ne donnent pas tout au système, (notamment ce qu’ils écrivent sur les strips), qui ignore souvent, par exemple, ce qui se passe au sein d’un secteur. On pourra objecter que d’autres systèmes, comme le système américain qui a historiquement immédiatement beaucoup plus demandé aux contrôleurs, se trouvent confrontés aujourd’hui aux mêmes questions quant aux devenirs possibles de l’automatisation. Mais ce type de progression a peut-être eu une conséquence plus sociologique. Le système comme acteur social au sein de la salle manque de visibilité, ou, pour reprendre des termes plus familiers, n’est peut-être pas suffisamment "approprié" par les contrôleurs.
98Les primes demandées à l’occasion de l’introduction de nouveaux outils (clavier dans les années 1960, Digitatron dans les années 1970) traduisent la relation contrôleurs-CAUTRA comme une relation contrôleurs-administration au travers de revendications et de négociations. Ces primes se justifient par un décalage temporel entre le moment où l’outil nouveau entre dans la salle, et où il n’apporte rien et demande au contrôleur une charge supplémentaire de travail, et celui où il va offrir, peut-être, mais à plus longue échéance, une amélioration opérationnelle. Or les textes d’intention comme les entretiens menés traduisent, de part et d’autre, une inquiétude sur l’équilibre de l’échange. Les contrôleurs vont donner quelque chose en abandonnant le strip, et la question est sans cesse présente de savoir si le système saura, avec ses possibilités actuelles ou futures, leur rendre et assurer la contre-prestation nécessaire à l’équilibre de l’échange. Ce qui ressort des propos des ingénieurs consultés est que, dans l’état actuel, les différents moyens de dialogue et de circulation de l’information (souris, écran tactile, clavier, strip électronique) ne seront pas en mesure de garantir immédiatement cet équilibre. La contreprestation viendra plutôt des aides à la détection et à la résolution de conflits. Mais les termes de l’échange sont problématiques, car autant le "strip électronique" est un outil relativement figé et stable, autant les "aides" ne sont encore qu’à l’état instable de la controverse. Ce qui est problématique, ce n’est pas que le contre-don se fasse à terme (c’est presque toujours le cas) mais bien la nature inégale de l’échange : on échange un strip réel contre des aides bien "virtuelles".
99Ce qui nous ramène à un autre aspect de l’étude de Marcel Mauss : l’échange établit un rapport qualitatif entre les partenaires. Dans les échanges entre clans, certaines catégories doivent non seulement rendre, mais rendre avec "usure" afin de maintenir leur rang dans le système social étudié. Or la notion de rang a la même étymologie que celle de hiérarchie. Ce qui est en jeu dans la question ouverte qu’est aujourd’hui PHIDIAS, c’est non seulement l’insertion réussie du nouvel outil dans la salle, mais le maintien de l’ordre social dans l’institution toute entière et que la relation contrôleur-système concrétise et met en acte, quotidiennement, dans le travail du contrôleur. Pour maintenir son "rang", la hiérarchie ne doit pas être débitrice, "en reste", et il est probable que le décalage temporel entre le don et le contre-don sera équilibré par des compensations d’une autre nature, financière sans doute, comme ce fut souvent le cas dans l’histoire du contrôle. Un autre anthropologue, Marshall Sahlins, cherche, dans la lignée des travaux de Mauss, à classifier les types d’échange en fonction des liens sociaux existant entre les partenaires. Dans le cadre théorique qu’il a construit, le lien qui unit les contrôleurs et l’administration ressortit probablement de ce qu’il appelle la "réciprocité équilibrée", ce qui est pour lui : "Un point de solidarité intermédiaire (où il y a plus de distance sociale que dans la "réciprocité généralisée" que nous évoquons plus bas) et où les produits échangés doivent être de valeur considérée comme équivalente et où la relation d’échange tend à se dissoudre si le retour du don n’a pas eu lieu dans un délai assez bref" 40.
2-5-2 – Le système comme concrétisation de l’alter ego
100Dans une équipe de contrôleurs, on s’échange beaucoup de choses : des repas, des cadeaux, des coups de main, des horaires de travail, etc... Une analyse plus détaillée exigerait de reprendre un temps d’immersion anthropologique pour observer plus précisément ce qui s’échange, et les modalités de l’échange entre les équipes et même entre les centres. Mais on s’échange aussi, et c’est ce qui fonde le fait d’être ensemble, des avions et de l’information sur les vols. L’équilibre du système technique tient par l’équilibre et la fluidité de ces échanges, comme la cohésion sociale du groupe tient par la qualité des échanges évoqués plus haut. Selon notre méthode, nous ne voudrions pas séparer ces deux niveaux et éclairer ainsi de façon nouvelle la relation contrôleur-système à un niveau macro, et peut-être la relation homme-machine avec l’hypothèse que c’est le même
"contrat socio-technique" qui assure les différentes circulations.
101Il faudra observer plus en profondeur les modalités de ce contrat, mais nous pouvons déjà faire l’hypothèse qu’il correspond à ce que M. Sahlins appelle la "réciprocité généralisée" : "La solidarité est au plus fort entre les groupes ou les personnes impliquées dans l’échange ; une faible importance est accordée à la valeur quantitative des choses données ou reçues, le délai pour le retour du don tient compte des possibilités du donataire dont les besoins sont pris en compte par le donateur" 41.
102C’est un des "atouts" de PHIDIAS de se mouler sur le contrat social qui lie les contrôleurs : donner n’est pas seulement donner ce qu’il sait au système pour accroître le pouvoir de ce dernier, mais c’est surtout donner à l’autre soi-même, au contrôleur du secteur ou du centre adjacent qui, à un moment ou à un autre, me le rendra. Cette "réciprocité généralisée" est une condition sine qua non du fonctionnement global du système de contrôle dans son ensemble. Dans cette perspective, il serait plus favorable pour l’insertion de PHIDIAS que le contrôleur "vive" le système, plus comme la concrétisation des relations horizontales entre contrôleurs que comme celle des relations hiérarchiques. Mais pour cela, il faudra peut-être que les contrôleurs soient plus engagés dans le processus d’automatisation, que le système prenne plus de visibilité afin que la relation symbolique contrôleur-système soit, elle aussi, plus explicite. Aujourd’hui, la plupart des ingénieurs rencontrés voient les limites des choix initiaux du CAUTRA dans le fait que les contrôleurs ne donnent pas au système un certain nombre d’éléments importants, notamment les intentions de contrôle au sein d’un secteur. Pour développer les aides, par exemple, il faut que le système puisse avoir un savoir presque exhaustif de ce qui se passe sur une position de contrôle, c’est-à-dire dans l’intimité du "couple" des contrôleurs sur le secteur. Mais ce type de progression a peut-être eu des conséquences plus directement sociologiques : le système comme acteur social à part entière manque de visibilité et n’est peut-être pas suffisamment "approprié" par les contrôleurs. Cette caractéristique historique de l’histoire française de l’automatisation du contrôle aérien touche peut-être aujourd’hui le terme de son efficacité (il s’agit peut-être d’un reverse salient au sens donné plus haut par la sociologie des macro-systèmes techniques), et l’étape que constitue PHIDIAS exige, pour être insérée efficacement, que le contrôleur considère plus le système comme un partenaire, un acteur à part entière dans les prestations d’échange. Ce changement social et de mentalité est peut-être un enjeu plus important que des dispositifs techniques contraignants, qui obligeraient le contrôleur à renseigner le système, car l’expérience a largement montré qu’il est toujours possible de détourner ce type de contraintes.
2-5-3 – Le système comme producteur de vérité.
103Nous avons vu que PHIDIAS s’intégrait dans un projet socio-technique plus vaste d’élaboration de plus en plus "conviviale" des relations entre l’homme et les systèmes informatiques. Mais le corollaire, on le verra, de ce soin accordé à l’interface et à la simplicité de l’usage est l’accroissement du phénomène de "boîte noire". Plus l’utilisateur a facilement accès aux outils de l’ordinateur, moins il en comprend les rouages profonds. Le phénomène de domestication et de familiarisation de l’informatique, en même temps qu’il rapproche, éloigne. C’est toute l’ambiguité de l’utilisation et de l’évolution de la notion de transparence dans le monde informatique, mais aussi dans le monde contemporain. Le terme "écran" montre alors toute sa pertinence : un écran, c’est ce qui montre et aussi ce qui cache. La première définition de ce terme est : "panneau servant à se garantir de l’ardeur trop vive d’un foyer" 42. L’écran, c’est un pare-feu ou un paravent, c’est-à-dire un objet qui instaure une discontinuité dans l’espace du savoir et du faire.
104Le corrolaire, en effet, du nouveau mode d’interactivité entre le contrôleur et le système, est l’intégration des informations et leur présentation commune : "PHIDIAS est un périphérique multi-fonction : les données du Système de Traitement Radar (STR) et celles du Système de Traitement du Plan de l’ol (STPl’J ne sont plus séparées ; ces différents types d’informations s’enrichissent et se mettent à jour mutuellement. (...) Avec PHIDIAS, les informations radar et plans de vol ne sont plus présentées séparément au contrôleur : ce dernier travaille sur le vol à travers ses différentes représentations graphiques qui sont toutes cohérentes" 43.
105Jusque-là, le vol d’un avion n’était pas, du point de vue du système, une entité (même si la corrélation au début des années 1970 était un pas dans cette voie). Le Système de Traitement de Plan de Vol était, pour reprendre notre classique typlogie, du domaine du sol, de "l’oiseau mécanique". Il est informé par les données obtenues grâce à la poursuite radar mais aussi par les informations que rentrent le contrôleur dans le système, il faut en engranger les données : l’information plan de vol ne se perd pas mais tisse tout au long de la circulation horizontale de l’information la continuité du vol et son histoire. Le Système de Traitement Radar fonctionne sur des principes fort différents, il est de l’ordre de la dépense, les informations se perdent et se renouvellent périodiquement. Jusqu’à aujourd’hui, c’était au contrôleur de faire la synthèse entre ces deux représentations du vol matérialisées par les deux outils principaux (strip et radar). Avec PHIDIAS, il délègue au système une part peut-être importante de son activité mentale, un travail de synthèse. On sent bien l’importance de cette innovation et comment elle prépare le fameux "data-link" qui est l’intégration des données sol et des données bord.
106Ainsi, le système se substitue au contrôleur pour effectuer une part importante (d’un point de vue technique et symbolique) de son activité : la représentation du vol. De même, il va également se substituer à lui pour "masquer les imperfections du système". Ce fut, selon les ingénieurs du CENA, une des idées initiales du projet : "Ce programme a été lancé en répondant à une question qui est peut-être beaucoup d’actualité aujourd’hui, mais la question sur ce domaine-là était : on sait qu’on présente de l’information qui est mauvaise, au niveau radar, au niveau plan de vol, on sait qu’il y a des problèmes dans la détection, dans les traitements, etc... Et la question était : comment faire pour que l’interface homme-machine et la visualisation en particulier, qui donnent une information qui est mauvaise, mettent plus en avant ce qui est bon que ce qui est mauvais 44.
107Cette intention semble bien s’être concrétisée et même rodicalisée dans PHIDIAS : "Prenons les informations radars. Nous vivons un changement que j’estime très important avec le déploiement des monopulses. Il va nous apporter une meilleure qualité de l’information et va se traduire par une grande facilité d’utilisation de cette information et une plus grande confiance des contrôleurs vis-à-vis de l’information radar. Le deuxième élément, ce sont les données plan de vol. L’évolution probable du système va être de modifier la technique du STPl’, pour en faire un serveur. C’est-à-dire "quelque chose" qui élabore une information qui est vraie en soi et c’est l’utilisateur qui en fait ce qui’l veut. Demain, nous voudrions que PHIDIAS masque complètement la composition du système ; c’est à PHIDIAS de trouver le destinataire et la manière d’acheminer l’information" 45.
108Là aussi, le système se substitue au contrôleur, non pas seulement pour donner une image globale du vol mais pour masquer sa propre composition. Notons rapidement que cette option constitue un pari sur la fiabilité de la technique, car l’histoire montre que la capacité qu’ont su montrer les contrôleurs à "corriger les erreurs du système", notamment pour le traitement radar, a sans doute constitué un facteur de sécurité important46. D’autre part, des effets pervers peuvent être générés par ce type d’option technologique. Que se passe-t-il lorsqu’il y a une "fausse alarme" dans un cockpit d’A- 32047, c’est précisément que la boîte noire est "transparente" (au sens des ingénieurs) pour le pilote et que celui-ci n’a pas toujours tous les éléments pour juger de la crédibilité qu’il peut accorder à l’alarme. Notons que cet aspect n’a pas échappé aux concepteurs qui, dans la plaquette de présentation du nouvel outil, insistent sur le fait que le contrôleur doit connaître en permanence l’état du système48.
109Plus généralement, ce problème du système comme "producteur de vérité", nous renvoie à une question plus largement philosophique : quelles nouvelles relations et, notamment, quelles relations de pouvoir induit un dispositif technique qui "détient la vérité" sur l’information et, spécifiquement, sur un point aussi important, d’un point de vue technique et symbolique, que la représentation du vol. Quelles marges de manoeuvre restent-t-il à un utilisateur qui, même s’il en fait ce qu’il veut, n’a plus à statuer ou à décider du critère de vérité ? Quel nouveau statut ontologique acquiert une machine qui énonce la vérité face à des usagers qui en disposent. Cette question centrale n’intéresse pas seulement l’outil PHIDIAS mais plus généralement le rôle social et symbolique des automates dans le monde contemporain.
Notes de bas de page
1 Nous verrons plus loin qu’il a été récemment redécliné : Position Harmonisant et Intégrant les Dialogues Interactifs.
2 Cf. DGAC, DNA, "Schéma directeur informatique"– Projet CAUTRA V, Janv. 1989 et P. DUJARDIN, "Projet PHIDIAS : synthèse des travaux menés au CENA (V2), dec. 1990.
3 Travail en cours d’achèvement : Histoire de l’automatisation du contrôle aérien.
4 P. BOUTIN : "Ergonomie et conception : comment les ergonomes s’insèrent dans le développement des systèmes futures, ou comment vivre et travailler avec un ergonome", in Revue, Le transpondeur n° 9, avril 1993, p. 17-21. L’allusion nous a semblé d’autant plus drôle que le concept de vicariance est effectivement évoqué ici au travers du texte de Michel Serres cité plus bas
5 Entretien PHDIAS N° 1 et 4.
6 Revue CONTROL, n° 70, septembre 1992, numéro spécial : "PHIDIAS la révolution tranquille", p. 14-15
7 Sur ce point, notre conclusion
8 Cf ; Entretien PHIDIAS N° 2
9 J-M. GAROT, "De Macintosh à PHIDIAS", in CONTROL n° 70, p. 11
10 P. BRETON, Histoire de l’informatique, Paris, La Decouverte, 1987, p. 213-214
11 Cette réflexion est développée dans l’histoire du CAUTRA dans le chapitre "Le temps des controverses". Cf. aussi sur ce point : P. LEVY, Les technologies de l’intelligence, Le Seuil, 1993.
12 Cf. sur ce point : Histoire du CAUTRA
13 J-M GAROT, "De Macintosh à PHIDIAS", op. cit p. 11
14 Patrick DUJARDIN, in Le transpondeur, n° 9, avril 1993 : "le contrôleur, l’automate et l’automatisation", p39-41.
15 "Intégrer PHIDIAS, gérer les contraintes d’exploitation", entretien avec P. JAQUART, in Revue Control, op. cit, p. 26-27.
16 Entretien PHIDIAS N° 5
17 S. MARTIN-GARIN, "La révolution tranquille", in Revue Control, op. cit. p. 17
18 Cf notamment sur ce point, notre conclusion.
19 Cf. B. LATOUR, La science en action, Paris, La Découverte, 1992.
20 Sur la notion de "réseau" cf. note n° 17, Première partie p. et M. CALLON (dir) : La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989.
21 Sur ce point, cf Alain GRAS, "Sur la terre comme au ciel", in L’imaginaire des techniques de pointe, op. cit.
22 Ces aspects sont développés dans un travail en cours : Le contrôle aérien ou le fil à la patte, (S. L. POIROT-DELPECH).
23 Entretien CAUTRA N° 1
24 Cf ; "PHDIAS Ou la transmutation informatique", plaquette pour "communiquer" le nouvel objet., DNA, 1992.
25 R. SALVI, "Les dix commandements", in Revue Control n° 70, op. cit. p. 13
26 Entretien CAUTRA N° 18
27 M. SERRES, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 302
28 Certains lecteurs de ce texte ont été choqués de la comparaison du travail du contrôleur aérien avec un jeu de balle. Mais ce n’est pas la fonction ludique du travail que nous soulignions ici, mais la circulation de l’objet-sujet avion comme tisseur du collectif au sein de la salle de contrôle.
29 M. SERRES, op. cit., pp. 313-314
30 R. SALVI, op. cit. p
31 Entretien CAUTRA n° 30
32 Cette sensation peut être interpétée dans le cadre d’une compréhension de l’espace de la salle de contrôle comme espace symbolique stucturé horizontalement par les relations entre les contrôleurs et la circulation de l’information, et verticalement par les relations avec le ciel par le radar qui est comme un "Axis mundi" incarnant la relation des contrôleurs avec l’espace hétérogène qu’est le ciel. Cette structuration renvoie bien entendu à l’opposition sacré/profane, mais il faut rappeler que pour les sociétés "religieuses", le sacré, c’est le réel par rapport au profane qui est l’irréel. Cette structuration permet de rendre compte dans un modèle anthropologique classique des relations sociales et horizontales entre les contrôleurs, mais aussi de leurs relations avec leur encadrement et les ingénieurs. Ce qui n’implique pas, bien entendu, que les contrôleurs constituent des sectes ou soient plus religieux que quiconque, c’est la spécificité de leur situation, la discontinuité entre les éléments qui fut un des éléments de construction de ce modèle anthropologique. Le terme de souillure renvoie à un vocabulaire de transgression, de profanation (Cf M. DOUGLAS : De la souillure, op.cit). Cette thèse est développée dans un travail en cours.
33 Cf. notamment : Groupe de travail : doctrine circulation aérienne, Rapport SCTA (DNA-DGAC), 1976.
34 R. SALVI, op. cit ; p. 13
35 Entretien PHIDIAS n° 3
36 Entretien CAUTRA N° 18
37 P. CLASTRES, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974
38 M. MAUSS, "Essai sur le don", in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1985, p.. 173
39 Cf., sur ce point, la thèse en cours de Pascal SISKIND déjà cité et le travail sur l’histoire du CAUTRA
40 L. RACINE, in, P. BONTE et M. IZARD (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 211
41 Ibid, p. 211
42 Dictionnaire : Petit Robert.
43 R. SALVI, op. cit. p. 13
44 – Entretien PHIDIAS N° 2
45 S. MARTIN-GARIN, "La révolution tranquille", in control, op. cit, P. 17.
46 Entretien CAUTRA, N° 16
47 Sur ces questions, cf. chap, 3 de la deuxième partie de ce rapport.
48 Plaquette de présentation de PHIDIAS, DNA.
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