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Les paysans peuvent-ils nourrir le Tiers-Monde ?

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Maxime Haubert

2. Les reactions des petits producteurs

Consommations alimentaires et libéralisation du commerce agricole en Chine

Claude Aubert

Texte intégral

1Après une décennie de réformes, la Chine, en cette fin de siècle, semble vouloir tourner définitivement le dos à l’économie planifiée et se propose de lui substituer une "économie socialiste de marché". L’abandon du Plan a été ratifié dans la Constitution même du pays, tandis que des réajustements majeurs ont été entrepris dans les derniers domaines encore régis par les prix administratifs. Fin 1992, officiellement, ces prix administratifs ne concernaient plus que 10 % du volume de l’ensemble des ventes au détail, les mécanismes du marché étant donc censés régir 90 % de ces transactions.

  • 1 Voir également notre article in L’Observateur de l’OCDE, août-septembre 1993, pp. 30-33.

2Bien entendu, l’agriculture ne fait pas exception à cette vague de libéralisation du commerce, elle – même en a été pionnière à bien des égards. Pour l’essentiel achevée en ce qui concerne la viande, les fruits et les légumes, la réforme de ce commerce et la levée des monopoles d’Etat sont en cours pour le dernier bastion des produits alimentaires, celui des céréales1. Sans pour autant bouleverser une politique alimentaire déjà caractérisée par la suffisance des approvisionnements, cette réforme met en lumière les intérêts divergents des citadins et des paysans, et sa mise en oeuvre illustre les difficultés de la transition pour les organismes étatiques tout autant que les incertitudes liées au marché pour les céréaliculteurs.

Décollectivisation et décollage alimentaire

3Avant que d’aborder les détails de cette dernière étape de la libéralisation du commerce agricole, il faut rappeler le contexte alimentaire général qui est celui de la Chine de l’après-décollectivisation.

4La collectivisation de l’agriculture (hiver 1955-1956) avait été précédée par l’imposition d’un monopole d’Etat complet en ce qui concerne les produits de base (dits de première catégorie) – grains, oléagineux et coton pour l’essentiel –, dont les achats étaient régis par des quotas payés à prix administratifs et la vente au détail sujette au rationnement dans les villes. Les produits de l’élevage, porc notamment, et autres produits dits de seconde catégorie étaient également soumis à des quotas de livraison et à rationnement urbain, mais les surplus pouvaient en être écoulés sur les marchés paysans.

5La pratique de bas prix pour les livraisons avait ainsi permis le ravitaillement bon marché des ouvriers et employés des villes, aux dépens des revenus paysans. Ce faisant, la Chine participait donc d’un modèle de développement, et de politique alimentaire, couramment observé dans les pays à économie administrée.

6La décollectivisation du début des années 80 (1979-1984) allait radicalement changer cet état de choses. Tandis qu’était étendu à toute la Chine un système général de fermage individuel sur les terres collectives, l’exploitation familiale étant donc réhabilitée et les Communes Populaires supprimées, les prix et les productions connaissaient un essor sans précédent.

7Pour les grains, base de l’alimentation (85 % des apports caloriques en début de période), les deux décennies d’agriculture collective avaient certes connu la Révolution Verte et le croît des rendements, mais les disponibilités par tête étaient restées stagnantes aux environs de 300 kg bruts per capita et par an (Cf. Tableau 1). La décollectivisation et l’efficience retrouvée des exploitations familiales ont permis au contraire une formidable progression des récoltes tandis que les disponibilités dépassent désormais les 370 kg par tête.

8La progression des autres cultures vivrières et de l’élevage a été plus remarquable encore. Alors que, de 1957 à 1977, la production de viande (viande rouge et volailles) avait doublé en 20 ans d’agriculture collective, elle quadruple dans les seize dernières années, entre 1977 et 1993 (Cf. Tableau 1). Les oléagineux qui, victimes de la politique d’autosuffisance céréalière locale et de la priorité donnée aux grains, n’avaient pas du tout progressé entre 1957 et 1977, entraînant un effondrement des rations d’huile, quadruplent également leur production entre 1977 et 1993. La production de sucre avait doublé entre 1957 et 1977, elle est aussi quadruplée au cours des seize dernières années.

9La résultante de cet essor des productions est une situation alimentaire radicalement nouvelle qui permet de mieux situer le contexte général des mesures de libéralisation actuelles.

  • 2 L’enquête massive réalisée entre 1929 et 1933 auprès de plus de quinze mille fermes indique que 87  (...)

10Avec une ration calorique moyenne de moins de 2 100 calories par personne et par jour jusqu’à la fin des années 70, la Chine d’avant les réformes, et surtout des campagnes collectivisées, n’avait pas vraiment réussi à dépasser le seuil d’où tout risque de famine est écarté. Sans parler de la famine massive du Grand Bond en Avant, qui fit plus de quinze millions de victimes, des disettes apparaissaient régulièrement dans les provinces touchées par des calamités et la ration alimentaire, à dominante végétale et céréalière, restait aussi peu diversifiée qu’elle ne l’était au cours des années 30, avant la "Libération" (voir les célèbres enquêtes de John Lossing Buck)2.

TABLEAU 1 – DISPONIBILITES VIVRIERES ET REVENUS EN CHINE (unités : million de personnes, million de tonnes, kg per capita, yuan per capita)

TABLEAU 1 – DISPONIBILITES VIVRIERES ET REVENUS EN CHINE (unités : million de personnes, million de tonnes, kg per capita, yuan per capita)

Sources : 1977 à 1992 = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993 ; 1993 = Abrégé Statistique de la Chine 1994
NB : Grains = céréales + tubercules (comptés au cinquième de leur poids) + soja.
Viande rouge = porc + boeuf + mouton

En 1990, la valeur des produits auto-consommés a été révaluée aux prix du marché dans les revenus paysans, les revenus aux anciens prix étant de 630 yuans, et de 686 yuans aux nouveaux prix.

11En ce début des années 90, la ration calorique moyenne, environ 2 600 calories par personne et par jour, place désormais la Chine au-delà de ce seuil (Cf. Tableau 2).

TABLEAU 2 – CONSOMMATIONS ALIMENTAIRES EN CHINE (unités : kg per capita et par an, calories per capita et par jour)

TABLEAU 2 – CONSOMMATIONS ALIMENTAIRES EN CHINE (unités : kg per capita et par an, calories per capita et par jour)

Sources : 1984 = Annuaire Statistique de la Chine 1985, Autres Années = Estimations
NB : Viande rouge = porc, boeuf, mouton et graisses animales

  • 3 En 1993, les localités pauvres, bénéficiant d’aides spéciales de la part du gouvernement, rassembla (...)
  • 4 Les rations de viande mesurées dans les échantillons urbains (36 000 foyers) et ruraux (67 000 foye (...)

12Si certaines populations de régions déshéritées (notamment dans les collines et montagnes du Sud – Ouest) connaissent encore des situations de misère réelles et une alimentation précaire3, globalement la Chine satisfait correctement les besoins alimentaires de ses habitants. Le problème n’est donc plus maintenant de garantir la survie des campagnards (ce qui, dans une certaine mesure pouvait justifier la répartition égalitaire des rations au sein des anciennes équipes de production), ni de pourvoir à bas prix au ravitaillement des citadins. Il est bien plus de satisfaire une demande diversifiée, où, en particulier, les produits animaux occupent une place de plus en plus importante (alors que la consommation de viande et d’oeufs était inférieure à 10 kg par personne et par an en 1977, elle dépasse maintenant les 30 kg, les grains ne représentant plus que 70 % de la ration calorique)4.

Essor de l’élevage et développement des marchés

13L’essor sans précédent de l’élevage que nous venons de noter n’est pas sans rapport avec les mesures de libéralisation du commerce et d’encouragement des marchés qui ont concerné ses productions ainsi que celles des autres produits de seconde catégorie (fruits et légumes...), depuis le début des années 80.

14De 1979 à 1984, le nombre de produits soumis à livraisons obligatoires était considérablement réduit, passant de 46 à 12. Dans le même temps, les ventes sur le marché des surplus après livraison des produits autres que grains, coton et huiles étaient vivement encouragées. Les produits de l’élevage, et surtout le porc, étaient les principaux bénéficiaires de ces mesures. En 1985, les quotas de livraisons obligatoires étaient supprimés et remplacés par des contrats d’achats passés entre les organismes de l’Etat et les paysans (sauf pour le coton). Alors que cette nouvelle disposition ne changeait pas réellement le contrôle étatique sur le commerce des grains et oléagineux (Cf. infra), l’essentiel du négoce des produits animaux, des fruits et des légumes allait de ce fait échapper aux circuits étatiques. Ainsi, les ventes au détail de la viande de porc dans les boutiques de l’Etat (99 % des ventes en 1978) ne constituaient plus que la moitié des ventes en 1986, et seulement 18 % en 1992. Pour les oeufs, dont 81 % étaient écoulés par l’Etat en 1978, ces ventes au détail dans le commerce étatique ne représentaient plus que 19 % des ventes en 1986 et seulement 5 % en 1992. Quant aux fruits et légumes, la quasi totalité des transactions est faite sur les étals des marchés paysans.

15Ce passage au négoce privé des ventes de ces produits de "seconde catégorie" s’est accompagné d’un développement spectaculaire des marchés. Au nombre de 33 000 en 1978, alors qu’ils venaient à peine d’être réhabilités, ils étaient 73 000 en 1990, et 79 000 en 1992. Leur chiffre d’affaires, pour les seuls marchés ruraux, passait de 12,5 milliards de yuans en 1978 à 39 milliards en 1984, 84 milliards en 1990 et 195 milliards en 1992, soit une multiplication par sept en valeur réelle depuis le début des réformes. En 1992, avec 8 millions d’actifs, les effectifs des commerçants privés à la campagne dépassait le nombre d’employés ruraux des organismes commerciaux de l’Etat ou des "coopératives (étatiques) d’achat et d’approvisionnement" (5 millions de personnes). Si 55 % (en valeur) des marchandises agricoles transitaient encore par le commerce d’Etat (essentiellement les grains, oléagineux et coton), les prix de marché régissaient désormais la majeure partie du commerce des produits agricole : fin 1992, 83 % de ces produits étaient régulés par le marché, contre 5 % soumis à des prix indicatifs de l’Etat et 12 % seulement contrôlés par les prix administratifs.

16L’essor des marchés et la dérégulation des prix a permis une revalorisation importante des prix à la production pour les éleveurs. Pour le porc, la libéralisation de 1984 provoquait aussitôt une hausse de 35 % des prix au poids vif, l’ensemble des hausses de 1984 à 1992 étant de 160 % contre moins de 70 % de 1978 à 1984. Le rapport "prix des porcs vifs / prix des grains", décisif pour les éleveurs, qui avait peu progressé entre 1978 et 1984, passant de 3/1 à 3,5/1, montait à 4,5/1 en 1985 et s’est depuis maintenu entre 4,5 et 5/1, assurant une rémunération satisfaisante pour les agriculteurs et expliquant ainsi la continuité de l’essor des productions.

17Pour les citadins, l’effet de cette dérégulation a été une forte augmentation des dépenses pour les viandes, oeufs, fruits et légumes. De 1984 à 1990, l’ensemble des dépenses pour ces aliments secondaires a augmenté de 140 % (Cf. Tableau 3). Au cours de cette période, les prix des produits animaux doublaient (et même davantage, la viande de porc gras passant ainsi de 1,2 yuan la livre à 2,7), tandis que ceux des légumes triplaient. Toutefois, l’augmentation des salaires urbains compensait ces hausses et la part de ces produits dans les budgets familiaux restait constante, à environ 30 % de l’ensemble des dépenses (la part de l’alimentation, tabac et alcool compris, diminuant, elle, de 58 % à 54 % des budgets). Malgré leurs récriminations, les citadins n’ont donc pas véritablement souffert de ces hausses tandis que leur alimentation gagnait en diversité et qualité (augmentation de la consommation de porc maigre et de chair de volaille, augmentation de la part des fruits et des légumes de qualité).

18Bien plus, lors de la hausse de 1985, le gouvernement accordait des subsides directs aux consommateurs urbains, de l’ordre de 5 yuans par travailleur et par mois, et de nouveau 10 yuans en 1988 (du moins dans les grandes villes). L’ensemble des subventions directes pour ces hausses des prix de la viande se montait à plus de 4 milliards de yuans en 1991, somme à laquelle il fallait encore ajouter deux milliards de yuans consacrés à combler les pertes d’exploitation du commerce étatique de la viande. Jusqu’à une date récente (janvier 1993 pour Pékin), en effet, les habitants des grandes villes pouvaient encore bénéficier, en dehors des marchés paysans assurant plus de la moitié de leur approvisionnement en viande, de prix légèrement inférieurs au marché pour des achats en quantités limitées dans les boucheries de l’Etat.

TABLEAU 3 – BUDGETS URBAINS EN CHINE, 1981 – 1993

TABLEAU 3 – BUDGETS URBAINS EN CHINE, 1981 – 1993

Sources : 1981,1984,1990 = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982,1985,1991,1993 = Abrégé Statistique de la Chine 1994 et "Matériaux d’Enquête sur les Revenus et les Dépenses des Résidents Urbains de la Chine, 1990" (le détail des quantités et prix des consommations alimentaires secondaires a été partiellement estimé)
NB : jin = 0,5 kilogramme
légumes 1 = légumes bon marché (choux chinois, ...)
légumes 2 = autres légumes
Le budget de 1993 ne tient que partiellement compte des hausses des prix alimentaires de fin d’année

19La transition vers le marché ayant été assurée en douceur pour les produits de l’élevage, dans un contexte de croissance rapide des approvisionnements, un changement radical a commencé de s’opérer dans l’utilisation des grains (Cf. Tableau 4). La baisse des rations céréalières urbaines (per capita) depuis plus de dix ans (au profit des produits animaux), le plafonnement de celles des ruraux, joints à l’augmentation de l’urbanisation, font que le volume total de la consommation de grains alimentaires, qui a atteint un pic en 1990, tend à diminuer depuis. La totalité du croît des disponibilités céréalières des années à venir ira donc, pour partie, vers les consommations industrielles (brasseries et distilleries notamment) et, pour l’essentiel, aux grains fourragers en pleine expansion. Ceux-ci qui, avec 40 millions de tonnes en 1978 ne constituaient que moins de 15 % des disponibilités, dépassent maintenant les 100 millions de tonnes et absorbent plus du quart des grains disponibles.

  • 5 Pour minorer l’impôt agricole et les livraisons obligatoires calculées au prorata des surfaces cult (...)

20La conséquence de cette évolution est moins l’apparition de soldes déficitaires globaux, la production réelle de grains étant sans doute sous-estimée du fait de la non déclaration d’une part importante des surfaces cultivées, que la montée de déséquilibres structurels entre offre et demande5.

  • 6 Cf. Aubert (C.), "Problems of Agricultural Diversification : some aspects of animal husbandry and g (...)

21Il faut d’abord noter que la production de blé reste insuffisante pour le ravitaillement des grandes cités du Nord de la Chine, nécessitant la poursuite d’importations de quelques dix millions de tonnes annuellement, même en cas de bonnes récoltes et d’excédents globaux comme au cours de ces premières années 90. Ce déficit pour le blé coexiste, au niveau de la consommation alimentaire, avec des surplus de riz de mauvaise qualité (riz précoce "indica") qui ne trouvent plus preneur en ville, alors même que les urbains ont considérablement réduit leur consommation céréalière. Plus important encore est le déséquilibre entre les forts surplus de maïs (plus de 10 millions de tonnes) des trois provinces de Mandchourie, contrastant avec le manque de fourrages céréaliers en Chine du Sud (sur 100 millions de tonnes de grains consacrés aux fourrages en Chine, sous-produits non comptés, quelque 10 millions de tonnes sont constituées par du paddy, auquel il faut ajouter 15 millions de tonnes de brisures ainsi utilisées pour l’affouragement des porcs dans les zones méridionales)6.

TABLEAU 4 – UTILISATION DES GRAINS EN CHINE unités : million de tonnes, million de personnes, kg/an (rations)

TABLEAU 4 – UTILISATION DES GRAINS EN CHINE unités : million de tonnes, million de personnes, kg/an (rations)

Sources : Populations et Rations Alimentaires = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993 et Abrégé Statistique de la Chine 1994.
Consommations Industrielles et Consommation Fourragère = Estimations.
NB : Output Grains Nets = Output grains nets des semences et pertes ; Rations et Consommations Alimentaires = grains non usinés ;
Consommation Fourragère, déduite des productions de porc, d’oeufs et de lait, et du nombre d’animaux de trait ; (les disponibilés fourragères réelles sont sans doute supérieures à celles calculées ci-dessus, du fait de la sous-estimation probable des récoltes de grains, surtout dans l’Ouest montagneux de la Chine).

Unités : millions tonnes ; ons (draft animals : million heads)
Ratios Grain / Produits Elevage : Porc 2.8/1, Oeufs 2.5/1, Lait 0.33/1
Ratio Grain / Animal de Trait : 0.14 tonne ! tête

22Le commerce inter-provincial, dominé par l’Etat et biaisé par des décennies de politique d’autosuffisance céréalière locale, est très réduit (20 millions de tonnes pour 140 millions de tonnes commercialisées et 180 millions de tonnes échangées annuellement) et ne parvient pas à réduire ces déséquilibres régionaux, les surplus de maïs du Nord-Est devant être exportés à l’étranger (à hauteur de 10 millions de tonnes en 1992 et 1993).

Premières réformes et dysfonctionnements du commerce des grains

23Seules l’instauration d’un vrai marché national pour les grains et l’application de prix reflétant mieux l’état de la demande seraient en fait en mesure de résoudre ces déséquilibres qui se manifestent tant au niveau régional que pour la nature et la qualité des grains consommés. Or, ces "produits de base" de l’alimentation, que sont grains et oléagineux, restent un quasi monopole de l’Etat qui en fixe une part importante des prix : en 1990, les marchés ou ventes directes aux entreprises ne représentaient que 15 % des grains commercialisés. C’est précisément à ce dernier bastion que s’est attaquée récemment la réforme du commerce des grains qui a visé à y étendre totalement les mécanismes du marché. Avant que d’analyser en détail cette dernière réforme, un retour en arrière sur les politiques des grains des quinze dernières années est toutefois nécessaire.

  • 7 Pour de bonnes analyses des rapports conflictuels entre paysans et Etat, notamment en ce qui concer (...)

24Si la décollectivisation n’a pas conduit à l’abandon des monopoles de l’Etat sur les grains, elle s’est traduite par de très fortes augmentations de prix, l’Etat n’ayant plus les moyens de contraindre les paysans à respecter les livraisons à bas prix7. En 1979 les quotas de livraisons obligatoires de grains avaient donc été maintenus, mais un relèvement des prix de base (plus 21 % en moyenne) avait été accordé, ainsi qu’une hausse du supplément pour les "hors quotas", payés désormais 50 % plus cher que les quotas, au lieu de 30 %. Les hausses observées ont été en réalité bien plus élevées que prévu. Les paysans, débarrassés de la tutelle collective, n’ont en effet plus respecté les quotas et l’Etat a été obligé d’acheter la majeure partie des surplus aux prix des hors quotas : ceux-ci, qui ne constituaient que 25 % des livraisons en 1978, en totalisaient 75 % en 1984 (Cf. tableau 5, où les hors quotas d’avant 1985 sont assimilés aux "prix négociés"). Les prix moyens augmentaient dans le même temps de 50 % tandis que les livraisons, stimulées par l’indexation de fait des prix sur le volume des ventes, doublaient (51 millions de tonnes en 1978, 112 millions lors de la récolte record de 1984).

TABLEAU 5 – COMMERCIALISATION DES GRAINS EN CHINE (unité : millions de tonnes)

TABLEAU 5 – COMMERCIALISATION DES GRAINS EN CHINE (unité : millions de tonnes)

Sources : Annuaires Commerciaux de la Chine, 1988 à 1993
Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993
Abrégé Statistique de la Chine 1994 et estimations
NB : grains semi-usinés = riz blanc + autres grains non usinés.
Pour 1978 et 1984, les livraisons à "prix négociés" désignent en fait les "hors quotas"

25La rationalité du système du monopole d’Etat sur les grains, conçu à l’origine pour prélever à bas prix les surplus paysans, était ainsi détournée au bénéfice des agriculteurs qui voyaient leurs revenus progresser de plus de 130 % de 1978 à 1984 (en termes réels), tandis que l’Etat était obligé d’éponger au prix fort les excédents céréaliers (Cf. Tableau 1 : l’augmentation des revenus paysans a tenu aussi à l’augmentation des récoltes et à la diversification des productions). Faute de vouloir relever les prix des rations urbaines qui restent alors quasiment inchangés, l’Etat a dû supporter l’essentiel des hausses accordées aux paysans et le gouffre des subventions au commerce des grains n’a cessé de se creuser : près de 20 milliards de yuans en 1984, soit plus de 10 % des ressources budgétaires.

26En 1985, l’Etat essayait donc de changer les règles du jeu. Il tentait de fixer un plafond à ses subventions en limitant la quantité des quotas, payés à prix fixe, au volume nécessaire aux ventes subventionnées, et projetait de faire transiter toutes les autres transactions aux prix des marchés. Un système de "double rail" était ainsi institué pour les livraisons paysannes, faisant coexister les prix fixés administrativement des quotas (appelés "contrats") vendus obligatoirement à l’Etat, et les "prix négociés", censés être ceux du marché, pour les surplus vendus hors contrats aux mêmes bureaux des grains.

27Le nouveau système n’a pas fonctionné comme prévu. Les quotas, ou "contrats", primitivement fixés à 79 millions de tonnes et payés au prix moyen de l’ensemble des livraisons de l’année précédente (quotas et hors-quotas), n’ont pu être respectés, et leur montant n’était que de 60 millions de tonnes en 1985, finissant par se stabiliser à 50 millions de tonnes seulement à la fin des années 80, soit 15 millions de tonnes de moins que le total des ventes au détail à prix administratifs (65 millions de tonnes en 1989). Inversement, les ventes à "prix négociés" dépassaient à nouveau celles des quotas, tandis que les prix flambaient. De 1984 à 1989, les prix moyens à la livraison augmentaient de 90 % (Cf. Tableau 6), les années 1988 et 1989 connaissant, il est vrai, une inflation annuelle moyenne de plus de 18 %. Les pertes du commerce étatique des grains se chiffraient à près de 40 milliards de yuans en 1990, soit la même proportion des ressources budgétaires qu’en 1985...

  • 8 En cas de pénurie, afin de garantir leurs approvisionnements sur quotas, les bureaux locaux des gra (...)

28Incapable de réduire le poids des subventions, ce système de "double rail" n’a pas permis non plus une régulation satisfaisante du commerce des grains. Lors des mauvaises récoltes de la seconde moitié des années 80, la différence de prix s’est creusée entre prix de quotas et prix de marché (Cf. Tableau 6) démotivant les paysans et accentuant la crise. Les prix négociés, déprimés par les mesures conservatoires des autorités locales, n’ont pas alors joué suffisamment leur rôle de compensation8. Une partie des livraisons à prix négociés, de 10 à 15 millions de tonnes chaque année, était d’ailleurs effectuée sous la forme d’une "seconde réquisition", à prix inférieurs au marché (mais supérieurs à ceux des quotas), pour essayer de combler la différence relevée plus haut entre les quotas et les quantités vendues à prix subventionné. Ceci ne pouvait que renforcer le sentiment de spoliation des paysans en dépit de la hausse effective des prix payés.

TABLEAU 6 – PRIX DES GRAINS EN CHINE (unité : yuans/tonne de grain semi-usiné)

TABLEAU 6 – PRIX DES GRAINS EN CHINE (unité : yuans/tonne de grain semi-usiné)

Sources : Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993, Abrégé Statistique de la Chine 1994 ; Annuaires des Prix en Chine, 1989 à 1992 ; Revues "Economie Rurale de la Chine" (10/92p.11) et "Prix en Chine" (4/94p.20)
NB : – grains semi-usinés = riz blanc + autres grains non usinés
– la moyenne des prix à la vente au détail inclut les ventes rurales et les ventes à prix négociés

29Inversement, lors des bonnes récoltes des années 90, les excédents n’ont pu être épongés efficacement et les prix du marché (ainsi que les prix négociés) ont chuté, diminuant d’autant les revenus paysans. Le système de financement des bureaux locaux des grains, tout autant que le manque de capacités de stockage, a, là, accentué la mévente des surplus paysans. Devant financer par des emprunts auprès de la Banque Agricole le paiement des livraisons, les bureaux des zones excédentaires n’ont pu mobiliser à temps les ressources nécessaires pour des achats supplémentaires (ils étaient d’ailleurs dissuadés de le faire par le système forfaitaire qui, depuis 1985, régit le remboursement budgétaire de leurs pertes). Par ailleurs, leurs stocks ne pouvant être écoulés rapidement vers les zones déficitaires, ils ont été souvent contraints de refuser les livraisons à prix négociés des récoltes suivantes, précipitant encore davantage la chute des cours. En 1992, les récoltes pléthoriques ont fait que certains bureaux n’avaient même plus les liquidités nécessaires au paiement des paysans qui ont dû se contenter de reconnaissances de dettes (d’un montant estimé à plus de 3 milliards de yuans au début de 1993).

Tentative d’une libéralisation totale du commerce des grains

30Manifestement, la gestion étatique du commerce des grains, de par sa rigidité et de par les distorsions de prix qu’elle a introduites, s’est avérée tout au cours de cette période peu efficace dans le contexte nouveau des libertés paysannes et au regard des évolutions importantes de la demande relevées plus haut. Une réforme plus radicale, visant à modifier le rôle même de l’Etat dans ce commerce, a donc été mise en chantier.

  • 9 Au printemps 1993, ces réserves spéciales se montaient à 40 millions de tonnes, tandis que les stoc (...)

31Un premier élément de réponse à la carence des bureaux locaux a été la création en septembre 1990 d’un système de réserves spéciales de grains directement géré (et financé) par le Centre. Ces réserves ont alors absorbé quelques 28 millions de tonnes d’excédents, payés à des prix garantis, supérieurs localement aux "prix négociés" qui s’étaient effondrés tout comme ceux du marché. Ce système gérerait actuellement un stock permanent d’environ 35 millions de tonnes de grains9, et pourrait à terme devenir pour l’Etat l’instrument d’une véritable régulation des marchés avec l’institution d’un fonds de garantie et la pratique de prix planchers pour les céréaliculteurs.

32L’Etat a également essayé de faciliter et de régulariser les échanges interprovinciaux, mal gérés au niveau cloisonné des différentes administrations provinciales des grains, par l’établissement de marchés de gros de niveau national. Ces marchés permettent des transactions horizontales directes entre les entreprises (en quasi-totalité étatiques) ou les bureaux de différentes provinces qui y échangent des grains à prix de marché. Le premier d’entre eux, spécialisé dans le blé et le maïs, voyait le jour à Zhengzhou (Henan, dans la grande plaine du Nord) en octobre 1990, bientôt suivi par sept autres, dont Jiujiang au Jiangxi pour le riz, Wuhan (Hubei) pour blé et riz, Changchun (Jilin) pour le maïs, etc... On a pu estimer leur activité pour 1991 à environ 5 millions de tonnes, ce qui représente une part non négligeable du commerce inter-provincial. La publicité donnée aux prix pratiqués sur ces marchés (Zhengzhou publie ses "mercuriales") permet par ailleurs d’apporter plus de transparence aux transactions et présage une certaine unification des marchés. Autre innovation en ce sens, un marché à terme, embryonnaire, existe d’ores et déjà à Zhengzhou.

33Pour intéressantes que soient ces réalisations, le coeur des problèmes de la circulation des grains, et la raison d’être même du monopole étatique, restait la survivance d’un rationnement dans les villes, permettant à leurs résidents légaux, dûment enregistrés comme tels, d’avoir le privilège d’un ravitaillement extrêmement bon marché en farine, pâtes alimentaires, riz et huile (les résidents non enregistrés pouvant évidemment acheter leurs grains au prix fort des marchés). Ce privilège était devenu d’autant plus exorbitant que les rations, inchangées depuis des décennies, étaient devenues supérieures aux besoins réels d’une population dont l’alimentation s’est considérablement diversifiée, les coupons non utilisés faisant (jusqu’à une date récente) l’objet d’un important marché noir. Ce rationnement n’avait surtout plus guère de raison d’être dans la mesure où les grains ne constituaient plus qu’un poste de dépense mineur dans le budget des ménages : en 1990, ils ne constituaient que moins de 7 % des dépenses des ménages urbains (auxquels il fallait ajouter moins de 2 % pour l’huile rationnée, contre, nous l’avons vu, 31 % des dépenses pour viandes, poissons, oeufs, fruits et légumes, Cf. Tableau 3).

34Une réforme radicale, lancée depuis bientôt quatre ans, a visé précisément à la suppression à terme des rations. Déjà, en 1988, des expérimentations avaient été faites dans des localités du Shanxi et du Jiangxi, réduisant le montant des rations et faisant payer aux prix fort du marché les approvisionnements des entreprises agro-alimentaires autrefois ravitaillées aux bas prix administratifs. En 1988 également, de fortes hausses des prix au détail avaient été tentées localement au Guangxi, et, sur une grande échelle, au Guangdong (Sud de la Chine). Le pas décisif a été franchi au cours des mois de mai 1991 et 1992, lorsque, par deux hausses successives à un an d’intervalle, le prix des rations a été augmenté dans tout le pays de quelque 140 % (le prix de l’huile étant également plus que doublé). Les prix de ces rations qui, en 1990, n’étaient que le tiers de ceux des marchés paysans, devenaient, fin 1992, pratiquement équivalents à ces prix de marché (Cf. Tableau 6). Ainsi, à Beijing, la livre de farine de médiocre qualité passait de 0,185 yuan en 1990 à 0,28 yuan en 1991 et 0,40 yuan en 1992, la farine de bonne qualité passant, elle, de 0,25 à 0,35, puis 0,52 yuan. La livre de riz de médiocre qualité augmentait de 0,157 yuan en 1990 à 0,40 yuan en 1992 (plus de 0,60 yuan pour un riz de bonne qualité).

35Le budget de l’Etat a donc été allégé d’autant, et n’avait, théoriquement, plus à subventionner que les frais de fonctionnement des bureaux et boutiques de grains. Ce qui a été gagné d’un côté a cependant été partiellement perdu de l’autre, puisque les gouvernements municipaux ont dû prendre à leur charge des subventions directes aux consommateurs urbains, 6 yuans par travailleur et par mois lors du premier train de hausses en 1991 et 5 yuans supplémentaires en 1992.

36L’aboutissement de la réforme devait être, après ces hausses, d’une part la suppression des rations en ville, et d’autre part l’abolition des quotas et la libération totale des prix à la production. C’est précisément ce qui a été expérimenté dès avril 1991 à Guanghan, district pilote de la province du Sichuan. Cette expérience était ensuite étendue à près de 300 localités, telles Yulin au Guangxi, Shishi au Fujian, Shishou au Hubei. En avril 1992, c’était toute la province du Guangdong qui était concernée. Pour 1993, il était initialement prévu d’étendre ces mesures aux seules provinces du Sud et de L’Est côtier de la Chine (Zhejiang, Hunan, Hubei, Jiangsu, Jiangxi), ainsi qu’aux municipalités de Beijing, Shanghai et Tianjin. En fait, la réforme connaissait alors une brusque accélération et c’est la majeure partie de la Chine (95 % des districts) qui allait être touchée en 1993 par cette tentative de libéralisation totale du commerce des grains.

37De façon générale, dans la plupart des localités concernées, des contrats devaient en principe être signés avec les céréaliculteurs dont les quantités, suivant un plan indicatif, devaient être suffisantes pour le ravitaillement urbain, les prix payés étant ceux du marché au moment de la récolte. Des dispositions étaient théoriquement prévues par ailleurs pour instituer des fonds de garantie et des systèmes de réserves locales permettant d’assurer un prix plancher aux agriculteurs en cas d’excédents. Pour les citadins, dont les rations étaient supprimées, des subventions directes compensaient la hausse des prix.

Les dérapages de la libéralisation

  • 10 En octobre 1994, aucun chiffre n’était encore disponible sur les livraisons de grains de l’année pr (...)

38Pour autant que les rares informations publiées depuis 1993 le laissent entrevoir10, cette tentative de libéralisation totale du négoce céréalier s’est traduite par des dérapages tels, qu’un retour en arrière a dû être effectué en 1994.

39Pourtant, cette libération des prix semblait intervenir à un moment opportun, après que trois années successives de récoltes excédentaires aient fait chuter les prix du marché. D’après nos estimations (Cf. Tableau 6), les prix moyens des livraisons à l’Etat pour l’ensemble de la Chine n’auraient été que de 10 à 15 % inférieurs à ceux du marché en 1992, rendant la transition d’autant plus facile. De plus, les réformes globales tentées devaient concerner au départ surtout les provinces du Sud et de L’Est de la Chine, celles précisément où les cours du paddy s’étaient effondrés en 1991 et 1992 (les prix des marchés devenant parfois inférieurs à ceux des quotas). Compte tenu de la hausse générale du prix des rations déjà effectuée, les conditions semblaient donc mûres pour un passage en douceur vers le marché pour l’ensemble des grains sur tout le pays.

40En fait, et pour la première fois depuis quarante ans, les bureaux des grains se sont trouvés en situation de concurrence avec les négociants privés, et cette concurrence n’a pas tourné à leur avantage. Tandis que les négociants allaient acheter blé et paddy dans les cours mêmes des fermes, n’étaient pas trop regardants quant à la qualité et payaient cash, les bureaux ont attendu que les paysans viennent acheminer leurs livraisons comme par le passé, continuant à procéder à des contrôles sévères de qualité et à déduire forfaitairement les retenues collectives et les taxes cantonales sur le montant des sommes dues. Rien d’étonnant dans ces conditions que les livraisons à l’Etat se soient effondrées (d’un tiers dans l’hypothèse optimiste retenue dans le Tableau 5, peut-être davantage dans la réalité). Concurrence aidant, les paysans ont par ailleurs, semble-t-il, retardé leurs ventes, faisant grimper les prix. Alors que les bureaux des grains proposaient, très bureaucratiquement, un prix d’achat égal à la moyenne des livraisons de l’année précédente, les prix du marché s’envolaient, retournant la tendance à la baisse observée depuis 1990 (Cf. Tableau 6, pour 1993 où les prix étatiques sont assimilés aux anciens prix de quotas).

  • 11 La vague spéculative a pris sa source au Guangdong en fin d’automne 1993, après qu’une baisse impor (...)

41Si la hausse des prix pour les céréaliculteurs est restée modérée en 1993 (environ 17 % pour la moyenne des livraisons), la baisse des stocks étatiques, le comportement spéculatif des négociants privés, inévitable en l’absence de marché national bien organisé, ont provoqué en fin d’année une inflation considérable des prix de détail urbains, alors que les rations étaient précisément supprimées11. En décembre, la livre de riz de qualité se montait à 0,9 yuan et celle de farine à 0,7 yuan, soit une hausse de 40 % par rapport à 1992. Dans la foulée, le prix de la viande augmentait dans les mêmes proportions (près de 4,5 yuans la livre de porc gras contre 3 yuans un an auparavant).

42Cette hausse de la fin 1993, qui n’était en rien due à une crise des approvisionnements mais reflétait l’inorganisation des marchés, s’est malheureusement jointe, en 1994, à la conjoncture inflationniste de la forte croissance économique chinoise : l’augmentation des prix de détail, contenue à 13 % en 1993, a dépassé les 20 % en 1994, et les prix alimentaires ont continué de grimper. En octobre 1994, farine et riz de qualité dépassaient 1.4 yuan la livre dans les grandes villes, tandis que le porc gras dépassait 6,5 yuans (10 yuans pour la livre de porc maigre), soit un quasi doublement par rapport à la mi – 1993, avant la flambée des prix.

  • 12 Les budgets urbains moyens de 1993, dans le Tableau 3, ne reflétant que partiellement les hausses a (...)

43Même si ces hausses ont été amorties par l’augmentation moyenne des revenus urbains (27 % en valeur nominale en 1993 et probablement plus de 30 % en 1994)12, les foyers citadins les plus pauvres ont été durement touchés et les risques d’explosion sociale en ont été d’autant aggravés. Le gouvernement a donc, semble-t-il, décidé de faire marche arrière quant à la réforme de la commercialisation des grains. Si les rations de grains et d’huiles n’ont été rétablies que ponctuellement dans certaines cités, les citadins ayant donc pu supporter globalement les hausses alimentaires, les livraisons obligatoires de grains et oléagineux à prix fixés par l’Etat ont été de fait réimposées en 1994. L’objectif de l’Etat est que 80 % des livraisons (à prix fixés ou à prix négociés) passent de nouveau par les bureaux des grains (contre tout au plus 50 % en 1993).

44Pour décider les paysans à vendre de nouveau aux bureaux des grains et les convaincre de mettre sur le marché les stocks considérables qu’ils détiennent (175 millions de tonnes commercialisables en plus des réserves nécessaires en semences et fourrages, fin 1993), l’Etat a par contre été obligé d’augmenter considérablement les prix d’achat des quotas : 49 à 54 yuans les 100 livres de paddy ou de blé contre 31 à 35 yuans en 1993, soit des hausses supérieures à 40 %. Ces nouveaux prix étatiques étaient toutefois déjà inférieurs aux prix de marché de l’été 1994 : de 75 à 90 yuans pour paddy et blé.

  • 13 Les coûts matériels constituant environ l’équivalent de la moitié du revenu brut des récoltes de gr (...)

45Si cette augmentation des prix a sans doute permis aux céréaliculteurs de sauvegarder le pouvoir d’achat du prix de leurs récoltes, l’augmentation du prix des intrants (30 % environ pour les engrais chimiques) ayant été inférieure à celle des prix à la production13, il n’empêche que le "double-rail" est de fait rétabli et que de nouveau se creuse la différence entre prix étatiques et prix de marché.

Conclusion

46Ce retour en arrière est-il définitif ? Présage-t-il de la politique future des autorités en la matière ? Le silence des médias et des publications officielles, reflet sans doute de dissensions internes, ne permet guère de se prononcer. De même, l’absence d’informations fait qu’il est sans doute trop tôt pour juger cette tentative interrompue de libéralisation du commerce des grains.

47Quelques remarques peuvent toutefois être faites, qui, bien entendu, n’ont pas valeur de conclusions définitives.

48L’augmentation des prix alimentaires urbains de 1993 – 1994 doit être rapportée au contexte inflationniste général de l’économie chinoise, alimenté principalement par les déficits des entreprises industrielles étatiques, et non pas par l’augmentation des prix agricoles aux producteurs (laquelle est restée modeste en 1993). La libération des prix des grains, par elle – même, ne semblerait donc pas être la source première de cette inflation. Mais il est clair que le niveau des prix des grains détermine en aval celui de la majeure partie des prix alimentaires (produits de l’élevage en particulier) et que leur poids ne se limite donc pas à celui de leurs achats directs par les consommateurs urbains.

49L’Etat ne peut donc pas ne pas intervenir, tant pour garantir aux agriculteurs un revenu minimal, que pour contenir les prix au détail. De cela, tout le monde convient en Chine. Le problème reste celui de la nature des interventions souhaitables de l’Etat, du rôle de l’Etat dans la mise en place d’un marché national, dans ses relations avec les nouveaux acteurs du secteur marchand. L’expérience avortée de 1993 a montré que les bureaux des grains n’avaient pas le savoir-faire commercial pour faire face à une situation de concurrence véritable et, inversement, que l’inorganisation des marchés ouvrait la voie aux spéculations des négociants privés dès lors que l’Etat perdait son monopole. L’expérience des réformes depuis 1985 a par ailleurs montré que ce monopole, joint au "double rail" des prix, ne permettait pas, quant à lui, une régulation satisfaisante de la circulation des grains.

50La voie de la réforme, si celle-ci doit être poursuivie, sera donc étroite et son cheminement ne pourra être que long. L’institution de fonds de garantie, la constitution de réserves seront certainement essentielles pour une régulation efficace des marchés. Par ailleurs, une refonte des bureaux des grains et de leurs modes de financement ne pourra être évitée. En particulier, des règles claires devraient être établies pour distinguer leurs activités commerciales proprement dites, pouvant être ouvertes à la concurrence, et leur rôle en tant qu’agents de l’Etat pour la régulation du marché. Le problème de l’ouverture de ce marché intérieur au commerce international, dont pour l’instant il n’est nullement question, ne pourra non plus être éludé à terme.

51Quelles que soient les solutions retenues, les contraintes politiques pèseront lourdement dans les choix opérés. La volonté d’autosuffisance alimentaire de la Chine, toujours soutenue, et non sans raison, par ses dirigeants, ne rend guère vraisemblable une large ouverture du marché des grains au libre-échange du commerce mondial. Le souci de ménager la "stabilité" des villes conduira probablement aussi l’Etat à continuer de peser, par un biais ou un autre, sur le niveau général des prix payés aux céréaliculteurs. Le conflit d’intérêts entre céréaliculteurs et consommateurs urbains n’est donc pas près de disparaître et l’arbitrage de l’Etat restera sans doute longtemps nécessaire.

52De façon plus générale, la réforme, pour aboutir, devra être fondée sur un environnement socio-politique qui fait encore cruellement défaut en Chine. Faute d’organisations autonomes des producteurs (comme sans négoce privé organisé), sans pratique effective d’un droit commercial indépendant face à une bureaucratie omnipotente, et souvent corrompue, les cadres institutionnels manquent pour l’instauration d’un véritable marché qui soit autre que celui d’un simple "affairisme", fût – il privé ou d’Etat. De ce point de vue, les problèmes posés par la libéralisation du commerce des grains ne sont guère différents de ceux de l’introduction d’une véritable économie de marché en Chine.

Bibliographie

Bibliographie

La majeure partie des sources utilisées dans ce texte sont des publications spécialisées en langue chinoise. Ont été notamment utilisées :

Périodiques

– Le Quotidien des Paysans (Nongmin Ribao)

– Problèmes d’Economie Agricole (Nongye Jingji Wenti), mensuel

– Economie Rurale de la Chine (Zhongguo Nongcun Jingji), mensuel

– Les Prix en Chine (Zhongguo Wujia), mensuel

Annuaires

– Abrégé Statistique de la Chine (Zhongguo Tongji Zhaiyao)

– Annuaire Statistique de la Chine (Zhongguo Tongji Nianjian)

– Annuaire de l’Economie Chinoise (Zhongguo Jingji Nianjian)

– Annuaire Agricole de la Chine (Zhongguo Nongye Nianjian)

– Annuaire du Commerce de la Chine (Zhongguo Shangye Nianjian)

– Annuaire Statistique des Prix en Chine (Zhongguo Wujia Tongji Nianjian)

Enquêtes sur échantillons

– Matériaux d’enquête sur les revenus et les dépenses des résidents urbains de Chine (Zhongguo Chengzhen Jumin Jiating Shouzhi Diaocha Ziliao), Bureau Statistique National (enquête annuelle)

– Recueil de matériaux sur les coûts et profits des produits agricoles dans tout le pays (Quanguo Nongchanpin Chengben Shouyi Ziliao Huibian), Bureau National des Prix (enquête annuelle)

En langue occidentale, le lecteur pourra se référer avec profit à deux ouvrages de base qui, toutefois, ne prennent pas en compte les évolutions les plus récentes retracées dans le présent article :

– Lardy (N. R.), Agriculture in China’s Modem Economie Development, Cambridge University Press, 1983, 285 p. (pour la période antérieure aux réformes).

– Kueh (Y.Y.) and Ash (Robert F.), Economic Trends in Chinese Agriculture, the Impact of Post-Mao Reforms, Oxford, Clarendon Press, 1993, 405 p. Voir notamment le chapitre par Sicular (T.), "Ten Years of Reform : Progress and Setbacks in Agricultural Planning and Pricing", pp. 47 – 96.

Pour une présentation plus générale de l’agriculture chinoise (données essentiellement géographiques et statistiques), voir :

– Xu (G.) and Peel (L.J.), The Agriculture of China, Oxford University Press, 1991, 300 p.

Pour un résumé de la décollectivisation et une synthèse des politiques agricoles récentes, voir :

– Aubert (C.), "Collectivisation/décollectivisation en Chine rurale, ou le triomphe de l’économie paysanne", Historiens & Géographes, mai-juin 1993,pp. 175-184.

– Aubert (C.), "Agriculture Chinoise : de la crise à la reprise ?", Le Courrier des Pays de l’Est, mai 1992, pp. 3-28.

Notes

1 Voir également notre article in L’Observateur de l’OCDE, août-septembre 1993, pp. 30-33.

2 L’enquête massive réalisée entre 1929 et 1933 auprès de plus de quinze mille fermes indique que 87 % de la ration calorique étaient alors fournis par les "grains" (céréales et patates), Cf. Buck (John Lossing), Land Utilisation in China, University of Nanking, 1937, p. 411.

3 En 1993, les localités pauvres, bénéficiant d’aides spéciales de la part du gouvernement, rassemblaient environ 80 millions de personnes (soit moins de 10 % de la population rurale totale), disposant de revenus annuels inférieurs à 350 yuans (ou 300 yuans en prix constants de 1990), contre une moyenne nationale de plus de 900 yuans pour les revenus paysans (Cf. Tableau 1).

4 Les rations de viande mesurées dans les échantillons urbains (36 000 foyers) et ruraux (67 000 foyers) du Bureau Statistique National semblent sous-estimer considérablement les consommations réelles : ainsi, pour la viande rouge, les rations mesurées en 1992, 12 kg pour les ruraux et 21 kg pour les citadins, conduiraient à une moyenne générale de 15 kg par personne et par an, contre 20 kg, chiffre officiel de consommation nette publié par ailleurs, et 25 kg de disponibilités brutes telles qu’on peut les déduire des chiffres de production (Cf. Tableau 1). Dans le Tableau 2, nous présentons donc nos propres estimations, fondées seulement pour partie sur les chiffres des Annuaires Statistiques.

5 Pour minorer l’impôt agricole et les livraisons obligatoires calculées au prorata des surfaces cultivées, les paysans (avec la complicité des cadres villageois) ont, depuis des décennies, volontairement sous-estimé les superficies déclarées, soit en manipulant les unités locales de surface, soit en cachant les terres nouvellement défrichées. Le recensement (par photographies aériennes) des terres cultivées, achevé en 1985, a fait apparaître (après réajustement) une sous-estimation d’environ 30 % entre données officielles et chiffres réels. Les plus grands écarts apparaissent dans les régions montagneuses de l’Ouest de la Chine où de nombreuses terres "au noir" ont été défrichées sur les pentes. Faiblement productives ces terres procurent néanmoins des ressources alimentaires et fourragères redressant un bilan qui serait sinon localement déficitaire.

6 Cf. Aubert (C.), "Problems of Agricultural Diversification : some aspects of animal husbandry and grain utilization in China", in Vermeer (editor), From peasant to entrepreneur : growth and change in rural China, Wageningen, Pudoc, 1992, pp. 105-128.

7 Pour de bonnes analyses des rapports conflictuels entre paysans et Etat, notamment en ce qui concerne la commercialisation des récoltes, voir Oi (J.C.), State and Peasant in Contemporary China, the political economy of village govemment, University of California Press, 1989, 287 p., et Kelliher (D.), Peasant Power in China, the era of rural reform, 1979-1989, Yale University Press, 1992, 264 p.

8 En cas de pénurie, afin de garantir leurs approvisionnements sur quotas, les bureaux locaux des grains interdisaient souvent l’ouverture des marchés des grains tant que les quotas n’avaient pas été livrés, des plafonds pouvaient par ailleurs y être imposés quant aux prix pratiqués, et des barrières douanières érigées, interdisant tout acheminement privé des céréales vers les régions offrant de meilleurs prix. Toutes ces mesures avaient pour conséquence de fausser les prix de marché et de peser sur les "prix négociés" consentis sur les "hors contrats".

9 Au printemps 1993, ces réserves spéciales se montaient à 40 millions de tonnes, tandis que les stocks commerciaux de l’Etat étaient de 120 millions de tonnes dans les greniers des bureaux locaux, et de 50 millions de tonnes de grains "hors greniers". Le montant des achats pour le renouvellement des réserves spéciales n’étant plus disponible depuis 1991, ces achats n’ont donc pu être apparaître dans le Tableau 5, pour les deux dernières années.

10 En octobre 1994, aucun chiffre n’était encore disponible sur les livraisons de grains de l’année précédente, l’Abrégé Statistique de 1994 ayant "omis" cette rubrique, et l’Annuaire Statistique 1994 n’étant toujours pas paru (il est ordinairement publié fin août).

11 La vague spéculative a pris sa source au Guangdong en fin d’automne 1993, après qu’une baisse importante des superficies récoltées ait réduit de plus de 10 % les récoltes de paddy. De proche en proche l’augmentation des prix de détail a ensuite gagné tout le pays et concerné tous les grains.

12 Les budgets urbains moyens de 1993, dans le Tableau 3, ne reflétant que partiellement les hausses alimentaires de fin d’année, font apparaître une légère diminution en part relative des dépenses d’alimentation. Cette part aura sans doute augmenté sensiblement dans les budgets de 1994.

13 Les coûts matériels constituant environ l’équivalent de la moitié du revenu brut des récoltes de grains, l’augmentation du revenu net résultant des hausses des prix à la production de 1994 pourrait être supérieure à l’augmentation du coût de la vie en milieu rural pour cette même année.

Table des illustrations

Titre TABLEAU 1 – DISPONIBILITES VIVRIERES ET REVENUS EN CHINE (unités : million de personnes, million de tonnes, kg per capita, yuan per capita)
Légende Sources : 1977 à 1992 = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993 ; 1993 = Abrégé Statistique de la Chine 1994NB : Grains = céréales + tubercules (comptés au cinquième de leur poids) + soja.Viande rouge = porc + boeuf + mouton
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-1.jpg
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Légende En 1990, la valeur des produits auto-consommés a été révaluée aux prix du marché dans les revenus paysans, les revenus aux anciens prix étant de 630 yuans, et de 686 yuans aux nouveaux prix.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-2.jpg
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Titre TABLEAU 2 – CONSOMMATIONS ALIMENTAIRES EN CHINE (unités : kg per capita et par an, calories per capita et par jour)
Légende Sources : 1984 = Annuaire Statistique de la Chine 1985, Autres Années = EstimationsNB : Viande rouge = porc, boeuf, mouton et graisses animales
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-3.jpg
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Titre TABLEAU 3 – BUDGETS URBAINS EN CHINE, 1981 – 1993
Légende Sources : 1981,1984,1990 = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982,1985,1991,1993 = Abrégé Statistique de la Chine 1994 et "Matériaux d’Enquête sur les Revenus et les Dépenses des Résidents Urbains de la Chine, 1990" (le détail des quantités et prix des consommations alimentaires secondaires a été partiellement estimé)NB : jin = 0,5 kilogrammelégumes 1 = légumes bon marché (choux chinois, ...)légumes 2 = autres légumesLe budget de 1993 ne tient que partiellement compte des hausses des prix alimentaires de fin d’année
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-4.jpg
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Titre TABLEAU 4 – UTILISATION DES GRAINS EN CHINE unités : million de tonnes, million de personnes, kg/an (rations)
Légende Sources : Populations et Rations Alimentaires = Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993 et Abrégé Statistique de la Chine 1994.Consommations Industrielles et Consommation Fourragère = Estimations.NB : Output Grains Nets = Output grains nets des semences et pertes ; Rations et Consommations Alimentaires = grains non usinés ;Consommation Fourragère, déduite des productions de porc, d’oeufs et de lait, et du nombre d’animaux de trait ; (les disponibilés fourragères réelles sont sans doute supérieures à celles calculées ci-dessus, du fait de la sous-estimation probable des récoltes de grains, surtout dans l’Ouest montagneux de la Chine).
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-5.jpg
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Légende Unités : millions tonnes ; ons (draft animals : million heads)Ratios Grain / Produits Elevage : Porc 2.8/1, Oeufs 2.5/1, Lait 0.33/1Ratio Grain / Animal de Trait : 0.14 tonne ! tête
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-6.jpg
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Titre TABLEAU 5 – COMMERCIALISATION DES GRAINS EN CHINE (unité : millions de tonnes)
Légende Sources : Annuaires Commerciaux de la Chine, 1988 à 1993Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993Abrégé Statistique de la Chine 1994 et estimationsNB : grains semi-usinés = riz blanc + autres grains non usinés.Pour 1978 et 1984, les livraisons à "prix négociés" désignent en fait les "hors quotas"
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-7.jpg
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Titre TABLEAU 6 – PRIX DES GRAINS EN CHINE (unité : yuans/tonne de grain semi-usiné)
Légende Sources : Annuaires Statistiques de la Chine, 1982 à 1993, Abrégé Statistique de la Chine 1994 ; Annuaires des Prix en Chine, 1989 à 1992 ; Revues "Economie Rurale de la Chine" (10/92p.11) et "Prix en Chine" (4/94p.20)NB : – grains semi-usinés = riz blanc + autres grains non usinés– la moyenne des prix à la vente au détail inclut les ventes rurales et les ventes à prix négociés
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/75912/img-8.jpg
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