1La planification du développement rural au Brésil est traditionnellement centralisée. Elle est assurée par des administrations publiques soumises aux pouvoirs politiques centraux pour l’obtention des ressources financières nécessaires à l’exécution de projets décidés institutionnellement (Santana et al., 1994). La voie du développement local, privilégiant la participation des communautés territoriales (villages, communautés rurales, organisations professionnelles agricoles), apparue récemment, est encore rarement empruntée, surtout au Nordeste (Tonneau et al., 1990). La planification à partir de la base se trouve souvent limitée aux échelles micro-locales, c’est-à-dire à des espaces géographiques et économiques réduits. Les démarches et méthodes sont alors difficiles à reproduire ou à extrapoler sur des échelles plus vastes.

2Depuis la nouvelle constitution brésilienne de 1988, la municipalisation des services techniques des États (santé, éducation, etc.) est à l’ordre du jour. Les fonctions qui étaient traditionnellement assurées par les gouvernements de l’union fédérale ou de chaque État doivent dorénavant être planifiées, conçues et réalisées par les municipalités. Les conditions de cette transition sont plus complexes dans le cas de l’appui au développement agricole, du fait de l’absence de participation populaire rurale aux processus d’administration municipale. Par ailleurs, il n’existe pratiquement pas de possibilités budgétaires locales ou régionales face au désengagement de l’État fédéral en matière de vulgarisation et d’appui à la production. Un des moyens essentiels pour le développement d’une agriculture familiale reste donc la conquête d’espaces permettant l’expression des aspirations et projets de la population rurale (Tonneau, 1994).

3Les sociétés rurales, même locales, ne sont pas homogènes, unanimes et solidaires : elles sont constituées de divers groupes socioprofessionnels qui agissent en fonction d’intérêts spécifiques et selon des stratégies1 propres (Yung et Zaslavsky, 1992 ; Caron et al., 1994). Certes, des formes d’alliance ou de complémentarité entre ces divers groupes ou agents socioéconomiques sont possibles, mais il existe des intérêts divergents et des contradictions, y compris au sein d’une même catégorie professionnelle comme celle des petits propriétaires.

4Ce texte présente une analyse comparée de trois initiatives municipales engageant les organisations d’agriculteurs. L’étude comparative considère surtout les conditions de l’implication des exploitations familiales dans les actions de planification municipale et les stratégies respectives des principales catégories d’acteurs : producteurs, responsables politiques, institutions techniques.

Trois expériences de planification municipale

5Les trois expériences analysées (carte n° 1) présentent des origines, des contextes et des cheminements sensiblement différents. Le premier cas, celui de l’Unité de Planification Agricole de la municipalité de Juazeiro dans le Nord-Est de l’État de Bahia, présente une expérience d’innovation institutionnelle. Le deuxième exemple, celui de la Commission Eau du municipe de Pintadas (Sertão Sud, État de Bahia) correspond à une initiative des associations de producteurs. Enfin, le projet de Tauá (Sertão central, État du Ceará) associe divers partenaires non gouvernementaux et les services publics à l’action des organisations d’agriculteurs.

L’Unité de Planification Agricole de Juazeiro-Bahia (UPAGRO)

6Juazeiro est un grand municipe (5 600 km²), avec une zone urbaine importante qui réunit 100 000 du total des 130 000 habitants. Les intérêts économiques et surtout politiques dépassent le cadre de l’État de Bahia. Juazeiro a développé un pôle d’agriculture irriguée d’importance nationale, actuellement en pleine expansion, mais qui contraste avec la marginalisation de la petite agriculture des zones sèches ou de l’élevage extensif.

7Créée en 1990 afin de mieux adapter les projets et investissements aux réalités des divers systèmes de production agricole du municipe de Juazeiro, l’Upagro a été conçue par des agronomes comme un forum de discussion en matière de développement rural municipal. Elle réunit les divers services techniques publics et les organisations civiles (organisations non gouvernementales – ONG –, association commerciale et organisations de producteurs) autour de deux objectifs prioritaires : élaborer un plan directeur municipal rural et proposer un appui technique, scientifique et financier à l’agriculture familiale de Juazeiro.

8Les fondateurs prétendaient corriger les écarts croissants entre un appui symbolique et assistancialiste à la petite agriculture des zones sèches et les importants investissements réalisés pour les zones irriguées. Pour les chercheurs, il s’agissait également d’expérimenter, en situation réelle, une innovation institutionnelle dont le suivi contribuerait à la définition des conditions de participation des petits agriculteurs au processus de développement municipal.

9Parallèlement aux études et à la mise en place de quelques projets locaux, un diagnostic agricole a été entrepris à travers le zonage participatif du municipe de Juazeiro en unités de développement homogènes (ADACUpagro, 1994 ; Santana et al., 1994). Lors du changement d’administration municipale en 1993, des conflits de type politique et institutionnel ont détourné l’Upagro de ses objectifs originels. La structure collégiale de planification a été transformée en un service technique exécutant les projets municipaux pour la zone rurale.

La "Commission Eau " de Pintadas-Bahia

10Le municipe de Pintadas est l’un des plus petits de l’État de Bahia (530 km² et 11 000 h.) ; il s’est émancipé récemment, en 1986, du municipe d’Ipirá ; il est assez isolé et dispose de peu d’infrastructures. L’expérience de Pintadas dans le Sertão Sud est devenue un symbole de l’organisation autonome de petits producteurs depuis les luttes foncières de 1985 à 1989 et la création du Centre communautaire de services (Sablayrolles et Albert, 1989).

11La "Commission Eau" a été créée en 1991 à l’initiative de la société civile, en particulier du Centre communautaire de services de Pintadas (CCSP) pour résoudre le problème de l’approvisionnement en eau (Bernat, 1992). Elle définit alors comme priorités l’approvisionnement de l’agglomération de Pintadas (3 000 habitants) et, en second lieu, la valorisation productive de retenues collinaires pour la zone rurale (45 communautés, 8 000 habitants). En 1994, en pleine période pré-électorale, quand la "Commission Eau" trouva auprès d’une ONG internationale le financement pour la construction d’un barrage en terre et l’installation d’une adduction, le maire obtint du gouvernement de l’État l’installation de l’eau à Pintadas, via l’extension du réseau régional. L’atout des organisations de producteurs fut d’obtenir des bailleurs de fonds et de la propre "Commission Eau" la redéfinition du projet, de manière à construire le barrage prévu pour la ville et devenu superflu dans une zone rurale sans accès à l’eau. Même si les techniciens ont eu un rôle dans la conception technique du projet, l’élaboration du diagnostic et l’introduction d’innovations, les négociations pour la recherche des fonds et pour la définition des projets ont été entièrement assumées par les organisations de producteurs moyennant une concertation, souvent très tendue, avec la mairie. Elles ont su faire preuve de maturité en se libérant de la tutelle des techniciens, des ONG et de l’Église catholique, de façon à impliquer et responsabiliser l’administration municipale.

Le Plan de Développement Agroécologique de Tauá-Ceará (PDA)

12Le municipe de Tauá est vaste (4 400 km² pour 52 000 h.). Essentiellement vouée au système "élevage-coton", la production est entrée en crise avec la fin de la culture du coton en 1985-87. Depuis la rupture de ce système, les recompositions sociales et foncières, mais surtout les transformations techniques et économiques, ont été intenses. On assiste à une différenciation socioéconomique accélérée des exploitations familiales.

13Le Plan (PDA) est issu d’un processus de diagnostic et planification participatif en milieu rural, commencé en 1991 à l’initiative du Syndicat des travailleurs ruraux (STR) du municipe de Tauá, avec l’appui du Centre de recherche et de conseil Esplar (Fortaleza) et du Réseau AS-PTA/Appui aux projets d’agriculture alternative.

14Tout au long du processus, l’administration et les services municipaux ont assuré une participation formelle et sporadique en fonction de la conjoncture politique municipale. Impliquée au début du processus par la mise en place d’une Loi agraire municipale et d’un Conseil agraire, la mairie a successivement encouragé ou dissuadé ses techniciens de s’associer au plan. Le diagnostic participatif a été réalisé à la suite d’un processus de formation de délégués syndicaux et de responsables des communautés. La restitution est passée par la mise en place de commissions ou groupes d’intérêt thématiques. La mobilisation de Conseils de planification et coordination (informels) à l’échelle des districts et du municipe a finalement permis l’élaboration d’un plan qui comprend trois axes prioritaires d’appui à la production et aux investissements en matière d’agriculture familiale : systèmes de cultures associées et diversifiées, modules élevage caprin/fourrages, modules ressources hydriques. Les travaux de recherche conduits par diverses institutions (Esplar, AS-PTA, Sudene, Embrapa) ont joué un rôle pour l’identification d’alternatives productives (systèmes techniques). Le "Plan" appuie directement plus de 100 agriculteurs "expérimentateurs" ou "diffuseurs", qui sont généralement membres des associations locales et du syndicat. La méthode expérimentée a déjà entraîné une mobilisation de communautés et de divers groupes de producteurs intéressés par l’accès à l’innovation et à diverses formes de crédit.

Comparaison des trois expériences

15Quelques critères déterminants pour l’analyse ont été retenus

16(tableau 1) :

• l’origine de l’initiative2 et les formes de socialisation et d’appropriation du projet, de son exécution et de ses résultats ;
• la participation respective de chaque catégorie d’acteurs, formulée en termes d’intérêts ou de stratégie quand celle-ci a été identifiée ;
• l’impact de l’expérience.

Les stratégies des principaux acteurs

17Sans entrer dans une analyse détaillée de chaque cas de stratégie d’acteurs, il s’agit d’examiner le jeu de contraintes et les espaces avec lesquels les agriculteurs et leurs organisations doivent ou peuvent compter pour défendre leurs projets à l’échelle municipale :

• Les organisations de producteurs évoluent entre une stratégie revendicatrice (demande, pression, mais participation minime, à Juazeiro par exemple) et l’exécution des projets ou la négociation des ressources (Pintadas), en passant par les stades intermédiaires : co-exécution des actions dans un cadre restreint et pour un public sélectif à Tauá, formalisation et exécution de projets à Pintadas.
• Les préfectures municipales (mairies) adoptent, dans les trois cas, une stratégie opportuniste, essentiellement électoraliste, voire clientéliste, ce qui implique une discontinuité dans l’action et une grande variabilité de comportement. Même si ce type de stratégie est condamné à terme, il se révèle encore efficace dans le Nordeste et constitue une des logiques politiques.
• Les institutions de recherche et de développement poursuivent des "projets modèles" et se retranchent facilement derrière les arguments techniques ou la neutralité scientifique. La prise de conscience des limites des propositions et des modèles techniques contribue progressivement à améliorer leur intervention. Elles peuvent et doivent faire plus, mais ne le font que sous la pression sociale, notamment celle des agriculteurs organisés.

• Les organisations non gouvernementales de caractère technique se différencient des institutions publiques par leur engagement social, voire parfois militant, ou par des attitudes plus critiques vis-à-vis des pouvoirs publics. Elles ne sont pas exemptes de dérives idéologiques ou technocratiques. Mais, plus exposées au contrôle social des acteurs locaux que les services publics, elles sont, pour les producteurs, des interlocuteurs plus souples, plus disponibles.
• L’Église catholique est incontournable, ce qui est caractéristique du crédit que lui accordent la grande majorité des communautés d’agriculteurs nordestins. Quelle que soit la qualité des engagements individuels des prêtres ou des laïcs, institutionnellement elle constitue une tutelle idéologique fortement attachée à son pouvoir. L’Église ne se positionne plus en première ligne aux côtés des marginalisés, mais elle entend conserver un rôle d’éminence grise auprès des organisations de producteurs. Une telle logique conduit à des stratégies parfois aussi opportunistes que celles des politiciens... auxquels elle sait s’allier ou bien s’opposer selon ses intérêts, comme c’est le cas à Juazeiro et à Pintadas.

18Les trois cas analysés présentent des caractéristiques communes qui permettent d’identifier quelques conditions de participation des acteurs municipaux :

• Le préalable de l’organisation des producteurs familiaux : il s’agit de zones rurales où les communautés et les petites exploitations familiales ont une densité importante et se sont dotées de formes de représentation ou d’organisation. En principe, celles-ci facilitent la mobilisation locale ou l’accès aux informations et aux services institutionnels. Bien entendu, les évolutions dépendent du degré de représentativité et d’autonomie de ces organisations ; mais on ne peut se dispenser d’en tenir compte.
• L’autonomie des organisations de producteurs face aux tutelles (Église, groupes politiques locaux, préfecture, parfois ONG ou services techniques) : les organisations de producteurs, pour survivre, doivent disposer d’une réelle base populaire et de possibilités de se libérer de ces tutelles. Elles ont recours à diverses stratégies : diversification et mise en concurrence des appuis (coopération internationale, fonds propres, etc.) ; négociation au coup par coup (accords ponctuels) ; participation à des groupes de pression plus larges (fédération, centrales syndicales, etc.) ; professionnalisation et formation des agriculteurs...
• Le partenariat : dans les trois cas, on observe une alliance d’objectifs et d’intérêts entre les services techniques (y compris la recherche) et les organisations de la société civile, en premier lieu celles des producteurs et les ONG d’appui technique. Dans chacune des situations étudiées, la discontinuité de la participation de l’administration ou du gouvernement municipal, souvent marquée par des engagements plus personnels qu’institutionnels, est une constante. Rappelons que la période de suivi de ces expériences est à cheval sur deux administrations (1988-1992 et 1993-1996). Là aussi, il s’agit d’apprendre à gérer pouvoirs, alliances et conflits.
• L’intervention extérieure et ses limites : les trois expériences sont liées à l’intervention d’agents de la recherche ou du développement, des services publics ou des organisations non gouvernementales. Quel a été leur rôle ? Est-il déterminant et en quoi ?

Conditions du dialogue entre acteurs municipaux

Connaissance et reconnaissance entre acteurs

19La qualité du dialogue pour établir des alliances ou des collaborations se trouve facilitée par deux facteurs principaux :

• la connaissance, la reconnaissance et la compréhension des stratégies des autres acteurs ou groupes d’acteurs passe par l’identification des différences d’intérêts, de valeurs, donc de stratégies entre les divers groupes locaux. C’est la cas des logiques économiques, civiques et donc politiques et de leur expression en termes de projets locaux ou municipaux.
• l’existence de relations de proximité et/ou d’alliances économiques ou idéologiques entre groupes d’acteurs (producteurs et techniciens par exemple) ; elle est plus fréquente dans les municipalités de taille réduite.

20Dans le cas de Tauá, les bénéficiaires du Plan sont essentiellement des membres du syndicat ou leurs parents. Lorsque les organisations de producteurs se substituent aux services publics selon une stratégie délibérée de conquête du pouvoir municipal, on mesure le risque de reproduction du clientélisme. Á Pintadas, la taille réduite du municipe est compatible : avec le maintien de relations de proximité entre les divers acteurs. Cela passe donc par des conflits de type familial ou des "querelles de clocher" caractéristiques du monde domestique (Boltanski et Thévenot, 1991).

21Il s’agit de savoir qui représente qui... Dans le cas de l’Upagro, il n’y a pas eu d’appropriation du dispositif ou du processus par les producteurs, en dépit de conditions favorables durant la première administration de l’UPAGRO et de l’existence d’organisations locales fortes des petits agriculteurs comme le Comité des associations agro-pastorales de Massaroca. En l’absence d’une fédération à l’échelle municipale, les responsables locaux n’y ont pas perçu d’amélioration par rapport aux canaux traditionnels d’accès aux autorités municipales via les leaders locaux et relais électoraux, vidant ainsi le forum de sa principale fonction.

Organisation des producteurs et partenariat

22À Juazeiro, l’attitude revendicatrice, ou parfois "quémandeuse", des dirigeants d’associations, préoccupés en priorité par l’obtention de ressources pour leur communauté d’origine, a rendu difficile le dimensionnement municipal du processus de planification. D’ailleurs, la fin virtuelle de l’expérience UPAGRO n’a provoqué aucune réaction de la part des organisations de producteurs. La recherche d’alliances et de partenariat entre agriculteurs et leurs organisations constitue de fait un préalable pour leur participation à la planification municipale. Le défi lié à l’acquisition par les organisations de producteurs d’une large représentativité et d’une plate-forme commune s’exprime pleinement.

23Comme le soulignent à juste titre Berthomé et Mercoiret (1992) à propos de l’Afrique de l’Ouest, "les mouvements paysans sont surtout, pour le moment, des groupes de pression qui, en jouant de la concurrence entre les institutions, réussissent à obtenir certains avantages pour leur base (forages, moulin à mil ou casa de farinha, etc.)... La possibilité de vivre à long terme sur un terroir ne repose pas sur de telles possibilités conjoncturelles, mais sur la capacité à inventer des systèmes de production performants, rentables... Et ceci, aucun acteur autre que la population du lieu ne le prendra désormais en charge".

24Dans les cas de Pintadas et de Tauá, l’initiative de la structure de planification concertée correspond à un passage, de la part des organisations de producteurs, d’une attitude essentiellement revendicatrice à une posture constructive : élaboration et négociation de projets via la formalisation de collaborations concrètes entre institutions ou groupes sociaux.

25Au Nordeste, dans un contexte néolibéral et entrepreneurial, on ne cesse de répéter aux organisations de producteurs qu’elles doivent dépasser un discours et une attitude fondés essentiellement sur la revendication, afin d’évoluer vers l’établissement de relations de partenariat avec d’autres agents socioéconomiques et de pouvoir élaborer et négocier leurs propres projets. Une telle évolution est bien entendu souhaitable, et le plus rapidement possible, mais il n’en reste pas moins qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir... et c’est aussi une question de priorité ou de préalable. On peut reprendre les propos de Berthomé et Mercoiret dans le cadre nordestin : "le discours actuel sur le partenariat est passablement idéaliste", dans la mesure où il "transpose au Sud un modèle de relations socio-économiques atteint dans les pays du Nord, au terme de siècles de luttes et d’investissement en éducation populaire et formation professionnelle.... c’est un mythe dangereux de laisser croire qu’une paysannerie dominée, aliénée, à la limite de la survie, puisse se transformer, par la vertu du verbe, en acteur économique capable de négocier sa place auprès des autres partenaires".

Le rôle de la recherche : élaboration de références et d’instruments d’aide à la décision

26Dans les trois cas, l’action de recherche-développement a joué un rôle important quant à la production de références, l’introduction d’innovations techniques, sociales ou institutionnelles et l’élaboration de méthodes et outils d’analyse de la situation.

Information et planification

27Planifier, c’est choisir une option parmi d’autres. Le rôle de l’information est déterminant : évolution des situations agraires de manière à identifier et formuler les scénarios possibles, mais aussi environnement économique, social et politique (prix et marché, crédit, législation, etc.). Étant donné les nouveaux enjeux liés au pouvoir législatif des municipalités brésiliennes, la production et l’organisation d’informations appropriées de manière à contribuer aux processus de prise de décision constitue : un défi important, entre autres pour les agriculteurs et leurs organisations (Gondim, 1990). Dans le contexte du Nordeste, même quand des données pertinentes existent à l’échelle municipale, ce qui est rare, il est difficile aux agriculteurs non seulement d’y avoir accès, mais surtout de pouvoir les utiliser.

28L’objectif étant la prise de décision et non pas la production de connaissances en soi, il convient de disposer d’informations valides, opérationnelles, mais surtout socialisables, appropriables par les usagers locaux. On ne peut dissocier la création de l’information et son utilisation (Le Moigne, 1990). D’autre part, divers travaux (Darre, 1986 ; Gallon, 1989) ont montré que l’information n’est pas neutre, qu’elle dépend également de qui la produit ou la diffuse. Il existe des relations fortes entre formes des réseaux et formes des connaissances élaborées (Darre, 1986).

29À Pintadas, le suivi des résultats technico-économiques des groupes d’irrigation, mais surtout l’appropriation sociale des innovations proposées via les groupes communautaires de production, ont produit des références qui ont contribué directement à la réflexion et aux prises de décision de la Commission Eau.

30Si le municipe représente une échelle importante en matière de planification, il l’est donc également pour ce qui touche à l’analyse des situations agraires et de leurs évolutions. L’élaboration de méthodes et d’instruments efficaces, opérationnels et de coût accessible, visant la production mais aussi la distribution d’informations, ouvre de nouveaux champs de recherche. Ce défi a été la principale préoccupation des techniciens impliqués dans la mise en place de l’Upagro, qui ont expérimenté une méthodologie participative de zonage, basée sur des enquêtes auprès de personnes-ressources (Santana et al., 1994).

31Cependant, ni l’intégration formelle des organisations de producteurs à l’organigramme de l’Upagro, ni la participation des agriculteurs en tant que "personnes-ressources" à l’élaboration du zonage municipal de Juazeiro, n’ont permis une réelle appropriation de l’information, des outils et de l’espace de négociation. Ce n’est que par la suite, via la restitution des résultats et données du zonage aux organisations ou aux communautés (de manière différenciée et avec des outils pédagogiques adaptés), ou par des actions de formation spécifiques, qu’une utilisation de l’information par les agriculteurs a été possible.

32Pour que les connaissances produites ne soient pas appropriées par un groupe ou une catégorie de producteurs (ou d’autres acteurs) pour son bénéfice exclusif, il est nécessaire de recourir à des modalités de restitution différenciée des informations à partir d’outils adaptés. À Tauá, la restitution des résultats du diagnostic considéra trois types d’acteurs (techniciens des services publics, organisations associatives, producteurs) et trois échelles (municipe, district et communauté). Il convient alors d’inventer ou d’adapter des systèmes d’information construits à partir de ce qui fonctionne déjà chez les agriculteurs, ou les acteurs locaux : le référentiel technique des groupes locaux, les circuits des réseaux interpersonnels, mais aussi les indicateurs "internes" ou endogènes utilisés par les producteurs en matière de formation des prix et de la valeur, de météorologie localisée (système d’alerte), de dénomination des sols ou de vocation des terroirs, pour citer quelques exemples.

Planification et innovation institutionnelle

33À Tauá, l’Esplar a répondu à une demande d’intervention directe auprès des agriculteurs après plus de trois ans de formation des responsables syndicaux. Cette démarche correspondait aussi à une évaluation des risques et limites d’une stratégie qui privilégiait la formation exclusive des dirigeants : différenciation accélérée, création d’une élite politique, valorisation de statuts nouveaux. Pour éviter ce type de dérive tout en maintenant la dynamique de formation, l’option choisie a été celle des groupes d’intérêt thématiques, réunissant producteurs, responsables associatifs, communautaires ou syndicaux et techniciens spécialisés d’origines diverses. Le groupe d’intérêt devient un espace privilégié, non seulement de réflexion et de formation (ateliers ou sessions, visites et échanges entre agriculteurs), mais aussi d’expérimentation (unités-tests d’utilisation productive des retenues collinaires, de citernes, essais de coton arboré, etc.).

34L’expérience de Juazeiro a contribué à la validation (ou non), en situation réelle, de processus de prises de décision collectives et de méthodes d’élaboration participative de projets. Dans ce cas précis, si la recherche de financements et les décisions d’affectation des ressources se trouvent facilitées par une structure collégiale, il en va différemment de l’exécution pluri-institutionnelle des projets conçus en "partenariat", qui a souvent été entravée par des conflits corporatistes. Un nombre limité de partenaires favorise le contrôle des ressources et de leur utilisation mais offre des possibilités de concertation plus restreintes. Une commission municipale comme celle de Pintadas est adaptée pour résoudre des questions thématiques ou techniques, elle n’implique qu’un nombre réduit d’institutions et sa durée est limitée à la résolution des problèmes considérés.

Conclusion

35L’analyse comparative ne vise pas à porter un jugement ou à réaliser une évaluation définitive sur des expériences actuellement en cours. Au contraire, elle met en évidence l’intérêt d’un "suivi en chemin". Nées dans des contextes différents, chacune d’elles offre des éléments de conclusion différents. Chacune a, en effet, considéré plus particulièrement l’une ou l’autre des composantes d’un processus de planification : résolution d’un problème spécifique à l’échelle du municipe, élaboration par les producteurs et leurs organisations d’un projet collectif de développement, création d’un espace de débat et de négociation pour les thèmes touchant au développement rural, production d’informations susceptibles d’alimenter les prises de décision. Tous ces éléments sont complémentaires et le suivi des activités mises en place peut conduire d’une part à leur propre évolution, et d’autre part à la conception de nouvelles expériences.

36Les premières observations permettent de dégager quelques éléments clefs en ce qui concerne les conditions d’émergence de telles initiatives :

• Poser le préalable de l’organisation de producteurs avant le postulat partenariat : en matière de planification du développement rural dans le Nordeste, il est fondamental de compter avec une base populaire et d’impliquer les organisations de producteurs, même si elles ne sont pas encore suffisamment autonomes ou représentatives ; s’il est une forme de partenariat prioritaire, mais difficile à appréhender, c’est celle qui peut s’établir à l’échelle du municipe entre différentes organisations locales ou entre les diverses formes de structuration et de relationnement des agriculteurs (associations formelles, réseaux informels, communautés traditionnelles, etc.).
• Favoriser la production d’informations, leur socialisation et la formulation de projets via des espaces de négociation adaptés : la (re)construction de systèmes d’information à partir des références des producteurs est une démarche qui peut orienter l’appui à l’élaboration et à la négociation des projets ; par ailleurs, la mise en place ou l’actualisation de structures ou d’espaces adaptés, depuis l’arbre à palabres africain commun à tous les tropiques, le manguier, jusqu’aux forums agraires, en passant par les conseils municipaux ou de district au Brésil, sont des éléments essentiels pour le dialogue et la concertation. Cela suppose un effort en matière de communication et de pédagogie pour favoriser l’identification puis la reconstruction des identités, logiques et stratégies de chaque groupe d’acteurs.

37Le rôle des institutions de recherche impliquées dans la conduite de telles expériences et dans l’évaluation de leurs résultats passe par la production et la validation de références et d’un ensemble de méthodes adaptées au contexte et aux enjeux régionaux. La mise au point, l’expérimentation et le suivi d’innovations institutionnelles s’intègrent bien dans une démarche de recherche-action, visant à favoriser les transformations agraires et à en mesurer les conséquences.