1La diminution de la pluviométrie et l’irrégularité de la crue d’une année sur l’autre à partir des années 70 ont remis en cause le relatif équilibre sur lequel reposait l’économie des Haalpulaar de la moyenne vallée du Sénégal. Le développement de la culture irriguée a entraîné de profondes mutations sociales et économiques : un système de production fortement impliqué dans l’économie marchande, de nouvelles modalités d’accès à la terre et de nouvelles formes d’organisation des producteurs rendues nécessaires par l’utilisation d’infrastructures communes (réseau d’irrigation, station de pompage). Si les premiers groupements de producteurs ont été mis en place par la SAED1, la tendance actuelle est le développement de groupements privés2, sous la forme de Groupements d’intérêt économique (GIE).

2L’objet de ce texte est d’apporter quelques éléments de réflexion sur ces GIE privés, en montrant la diversité des logiques sous-jacentes, révélatrice des stratégies en cours dans la moyenne vallée3

3Auparavant, nous rappellerons le contexte dans lequel se développent ces GIE privés : une gestion décentralisée des terroirs avec l’application à partir de 1980 de la réforme territoriale et administrative, la mise en place de la Nouvelle Politique Agricole (NPA) de 1984 et de nouveaux enjeux liés à l’Après-Barrage.

Environnement politique et institutionnel

La loi sur le domaine national et la réforme administrative et territoriale

4L’accès au foncier est influencé par la loi sur le domaine national de 1964 et par la réforme administrative et territoriale de 1972. En théorie, les droits fonciers traditionnels ne sont plus reconnus, la terre revenant à celui qui la met en valeur. Un membre de la communauté rurale ou plusieurs regroupés en association ou en coopérative peuvent bénéficier d’une affectation de terre, donnant un droit d’usage personnel délivré par le conseil rural. L’affectation est faite en fonction de la capacité des bénéficiaires d’assurer directement ou avec l’aide de leur famille la mise en valeur de la parcelle. Le conseil rural peut procéder à une désaffectation si le bénéficiaire cesse d’exploiter personnellement la terre, ou suite au non-respect des règles en matière d’utilisation des terres.

5L’application de cette réforme est subordonnée à la mise en place des communautés rurales, nouvel organe de gestion des droits fonciers, dans le cadre de la réforme territoriale et administrative. L’application de celle-ci se fit progressivement, la région du Fleuve n’étant touchée qu’à partir de 1980. Dans la pratique, la réforme foncière ne sera qu’en partie appliquée dans la vallée, servant davantage à consolider les droits fonciers traditionnels qu’à procéder à une nouvelle redistribution des terres.

La Nouvelle Politique Agricole

6Dans le cadre de l’application des mesures d’ajustement structurel, le gouvernement sénégalais met en place en 1984 une Nouvelle Politique Agricole (NPA). La responsabilisation paysanne et le désengagement de l’État sont les deux principaux soubassements de cette nouvelle politique. Le premier passe par une réorganisation du système coopératif. Le second se concrétise par un désengagement progressif de la SAED. En 1986, la saed se désengage de la fonction crédit et signe un protocole d’accord avec la Cncas (Caisse Nationale de Crédit Agricole du Sénégal). À terme, la saed doit se désengager de la production et de toutes les fonctions qu’elle assure en amont et en aval de celle-ci (aménagement, gestion des infrastructures, fourniture d’intrants, commercialisation, transformation). Le transfert doit s’opérer au profit d’organisations de producteurs ou du secteur privé. Pour leur permettre d’assurer leurs nouvelles fonctions, et plus particulièrement l’accès au crédit, la loi du 11 mai 1984 permet la création des GIE. Définie comme un groupement économique formé d’au moins deux personnes morales ou physiques réunies par une simple convention, cette forme d’organisation souple, sans obligation de versement d’un capital initial, doit permettre aux initiatives les plus modestes de s’organiser et d’accéder aux organismes de crédit.

Les enjeux économiques, politiques et sociaux de l’ "Après-Barrage"

7Les principaux enjeux actuels dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal relèvent de la problématique de "l’Après-Barrage", l’objectif étant une mise en valeur rapide et durable de la vallée, par un accroissement des terres aménagées et la généralisation de la double culture4 ; celle-ci est elle-même liée au contexte politique et institutionnel (modalités d’accès au foncier, NPA), qui prend un sens particulier dans la moyenne vallée, orientant les modalités d’application des réformes et les enjeux qui leur sont sous-jacents.

Enjeux économiques

8Les cultures traditionnelles étant entièrement fonction des données climatiques, qui se sont dégradées, le développement de la culture irriguée a permis de maintenir une activité agricole dans la zone et d’assurer une sécurité alimentaire minimale. Les activités économiques induites par la culture irriguée (commercialisation d’intrants et de la production, développement de rizeries pour la transformation du paddy, prestation de services en machinisme agricole et en transport) devraient se développer. Cependant, certaines inquiétudes pèsent sur l’avenir.

9À terme, lorsque le barrage de Manantali5 jouera son rôle dans la production d’électricité, la suppression de la crue artificielle condamnera toute possibilité de culture de décrue. Dans la phase actuelle de transition, où une crue artificielle est maintenue, si les cultures traditionnelles sont en recul, elles n’ont pas totalement disparu ; il suffit d’un bon hivernage pour que leur mise en valeur redevienne importante. La sécurité alimentaire et l’amélioration des conditions de vie des paysans doivent-elles entièrement reposer sur l’agriculture irriguée ?

10Nous pouvons nous demander, avec S.M. Seck6, si le recul ou la disparition de facteurs ayant permis le développement de la culture irriguée (sécheresse, assistance et subvention des pouvoirs publics) ne va pas le compromettre à terme. La tendance générale risque d’aller vers une baisse des rendements, qui commence déjà à se faire sentir (baisse de la fertilité des sols, vétusté des aménagements). La viabilité des périmètres dépendra en grande partie de la capacité des acteurs d’assumer des charges de plus en plus importantes.

11Sous quelles formes la culture irriguée va-t-elle continuer de se développer ? Faut-il tout parier sur elle et notamment sur la riziculture pour le développement économique de la vallée et plus particulièrement pour l’amélioration des conditions de vie des producteurs ? Autant d’enjeux économiques auxquels sont liés de nombreux enjeux politiques.

Enjeux politiques

12L’État a longtemps été l’acteur dominant dans le développement de la culture irriguée, à travers la mise en place des infrastructures lourdes que cette dernière rendait nécessaires. L’optimisation de la production doit pour lui répondre à un double objectif : rentabiliser les investissements réalisés dans la région du Fleuve et contribuer à l’autosuffisance alimentaire du pays. Par ailleurs, pour la population de la vallée, l’objectif est d’avoir accès à la culture irriguée, afin d’assurer sa subsistance, les cultures de décrue et pluviale étant devenues insuffisantes. Nous sommes donc en présence de deux logiques différentes : d’un côté, l’État doit dégager des surplus et donc obtenir des rendements importants ; de l’autre, les producteurs poursuivent une stratégie de sécurité alimentaire, par une minimisation des risques, et en particulier par une diversification de leurs activités.

13L’enjeu de cette contradiction est d’autant plus important aujourd’hui dans le contexte de la NPA, qui implique une redistribution des responsabilités entre l’État et les différents acteurs de la vallée. L’État doit se désengager tout en assurant la poursuite de l’objectif de rentabilisation des aménagements. Assurer la rentabilité des aménagements et l’autosuffisance alimentaire nationale (donc dégagement de surplus) est-il compatible avec une agriculture familiale ? Ou va-t-on voir se développer une agriculture du type agro-business ? Si le développement de cette dernière semble peu probable dans l’immédiat au niveau de la moyenne vallée7, il n’en demeure pas moins que cette éventualité est prise en compte par les producteurs, notamment au niveau de leur stratégie foncière.

Enjeux sociaux

14La vallée, longtemps délaissée économiquement, est aujourd’hui une région où sont déversés de nombreux financements. Elle attire beaucoup d’acteurs (ONG, bailleurs de fonds, ressortissants des autres régions, émigrés du Fleuve, personnel de la saed touché par la "déflation") cherchant à se positionner et à tirer profit des potentialités actuelles et futures suscitées par l’Après-Barrage. Des recompositions sociales sont donc en cours, liées à la fois à l’émergence de nouveaux acteurs, mais aussi à l’apparition de nouvelles différenciations sociales, basées notamment sur la forme et le degré d’insertion dans l’irrigué.

15La cristallisation des tensions sociales qui en résultera, va s’opérer essentiellement au niveau du foncier. Aujourd’hui, le développement de périmètres familiaux est l’expression d’une "course à la terre", où les détenteurs de droits fonciers traditionnels cherchent à se faire attribuer officiellement leurs terres. Ceci s’inscrit davantage dans une logique de sécurisation foncière que dans une volonté d’accroître les potentialités agricoles au sein de l’exploitation familiale. Dans le cadre de la loi sur le domaine national, la sécurisation relative de la terre n’est effective que si celle-ci est mise en valeur. La culture irriguée nécessitant d’importants moyens financiers, on voit apparaître de nouveaux critères de différenciation sociale et d’accès à la terre, basés essentiellement sur des possibilités financières ; et ceci d’autant plus dans le cadre du désengagement de l’ État. Il est donc probable que se multiplie la pratique d’alliances entre d’une part les détenteurs de terres et d’autre part les détenteurs de capitaux.

16Pour les populations et les organisations paysannes, l’enjeu est de taille : le désengagement de l’État représente une possibilité pour le monde rural de prendre davantage en charge son propre avenir, et en particulier de s’approprier réellement l’irrigation. Mais, dans le cadre d’une agriculture fortement intégrée dans l’économie de marché, très coûteuse en capitaux et de moins en moins subventionnée, les moyens à la fois au niveau des capacités économiques et des compétences, notamment de gestion, sont-ils suffisants ? La responsabilisation paysanne mise en exergue dans la NPA ne risque-t-elle pas de se limiter au seul transfert des charges ? Les organisations paysannes, et notamment les fédérations et unions qui se mettent en place, auront sans aucun doute un rôle majeur à jouer.

17Pour l’État, la privatisation de la filière rizicole et le transfert de la gestion des périmètres aux producteurs devrait représenter une baisse importante des charges financières qu’il assumait jusqu’à présent. Mais la rentabilité des investissements qu’il a opérés dans la vallée dépendra du respect par les producteurs des normes d’entretien et de maintenance des aménagements ainsi que de la réalisation effective de la double culture. Pour cela, l’État devra assurer pleinement son rôle de service public et permettre un environnement économique sain pour le développement du secteur privé.

Un rapide développement des périmètres privés

18Le développement de la culture irriguée s’est d’abord fait selon deux processus en partie parallèles : d’une part l’implantation de grands périmètres sous l’égide de la Saed, et d’autre part la mise en place de PIV (périmètres irrigués villageois) par les paysans, soutenue ensuite par la Saed. La faible implication des paysans, les lourdes charges pour l’État et les faibles superficies réellement cultivées et récoltées sont autant de révélateurs des points faibles des grands aménagements, auxquels les PIV répondront en partie. À partir de 1982, aucun nouveau grand périmètre n’est réalisé, seuls les anciens sont réhabilités. La priorité est donnée à l’aménagement de périmètres intermédiaires, alliant les avantages des PIV à l’avantage supposé d’économie d’échelle des grands périmètres.

19À partir de la seconde moitié des années 80 et surtout des années 90, des périmètres privés se développent. Ayant les caractéristiques techniques des PIV, ils sont conçus en dehors de toute structure d’encadrement. Contrairement aux autres types de périmètres, ils ne sont pas gérés par des groupements villageois, mais par des groupements essentiellement constitués sur la base de liens familiaux.

20En 1993, la communauté rurale de Guédé comptait 70 périmètres privés, représentant 29 % des superficies aménagées (graphique 1). Selon la SAED, les groupements privés étaient en 1993 au nombre de 104, soit 65 % des organisations pratiquant la culture irriguée (tableau 1).

Diversité des GIE privés

21Il s’agit le plus souvent de quelques individus, d’une ou plusieurs familles, détenteurs de droits fonciers traditionnels, qui se rassemblent pour demander une affectation de terres auprès de la communauté rurale. Une commission vient sur place délimiter le terrain en présence du chef du village et de notables. Une fois l’affectation de la terre obtenue, l’inscription du GIE au registre de commerce leur permettra si besoin est d’accéder au crédit. L’apport personnel demandé pour l’octroi de crédit est dans certains cas rassemblé par la cotisation des membres. Dans d’autres cas, les propriétaires fonciers font appel à une tierce personne, avec laquelle un contrat est passé. Si la majorité des périmètres privés ont été réalisés avec des crédits octroyés par des institutions bancaires, nombreux sont ceux financés sur fonds propres ; dans ce cas, les ressources ne viennent généralement pas de revenus agricoles, mais sont fournies soit par des ressortissants résidant à Dakar ou à l’étranger, soit par d’anciens émigrés revenus au village et qui ont investi dans l’agriculture. Ici, le statut de GIE permet une reconnaissance officielle, pour des besoins autres que l’accès au crédit, qui peuvent être, par exemple, l’exonération du matériel ou l’adhésion à des unions ou fédérations.

22Au-delà du mode de financement, trois types de GIE privés peuvent être distingués, reflétant l’adaptation du cadre juridique par les acteurs, selon leurs objectifs et leurs moyens.

Adaptation du statut de GIE par les acteurs

• GIE familial

23Une ou, le plus souvent, plusieurs familles8, ayant des terres contiguës, se regroupent afin d’accéder au crédit et mettre en valeur des terres qui leur ont été affectées. Le nombre de membres peut dépasser la centaine, tout membre de la famille ayant droit à la terre figurant généralement sur la liste des membres du GIE, même si tous ne peuvent avoir accès à la terre dès le début. L’enjeu de ces GIE familiaux, qui est de sécuriser un patrimoine foncier, explique le nombre important de membres. La famille initiatrice du projet sera le plus souvent celle ayant des terres au bord du fleuve, à laquelle peuvent s’associer par la suite des voisins ayant des terres situées plus en arrière, et donc dépendant de la première pour l’accès à l’eau. Ce regroupement de familles peut être lié aussi à des problèmes financiers : la somme nécessaire à l’apport personnel (10 %) pour les demandes de crédit sera alors rassemblée grâce à la cotisation de chaque membre.

• GIE "individuel" ou GIE "entreprise"

24Cette forme de GIE est peu répandue dans la zone, contrairement au Delta où de nombreux privés individuels, extérieurs au village, peuvent investir dans ce domaine. La situation dans le Delta est différente, car il s’agit essentiellement de terres de colonat longtemps gérées par la SAED. Dans la moyenne vallée, la pression foncière étant plus forte, il s’agira plutôt de ressortissants du terroir. Généralement, le nombre de personnes effectivement impliquées dans le GIE est faible, même si certains individus y sont associés par complaisance. L’objectif est ici davantage la recherche d’un profit économique que la sécurisation d’un droit foncier, même si la détention d’un droit foncier est une condition d’accès à la terre. Le GIE, en tant que structure de promotion d’entrepreneurs et d’initiative individuelle, semble difficilement adapté à la société haalpulaar où le poids de la famille et surtout l’attachement à la terre ancestrale sont des facteurs déterminants. Par contre, cette forme de GIE tend à se développer pour des activités n’impliquant pas de biens fonciers familiaux, telles que le commerce, les prestations de services, le transport ou l’élevage.

• GIE mixte

25Il s’agit de GIE familiaux qui, ne pouvant fournir l’apport personnel nécessaire à l’octroi du crédit, s’associent avec un "entrepreneur". Ce dernier cherche le financement pour l’aménagement et l’achat du groupe : motopompe (GMP) et préfinance la campagne ; en échange, les paysans lui "prêtent" une partie de leurs terres, sur laquelle il emploiera des salariés agricoles. A la fin du contrat, qui est généralement d’une durée de 5 à 6 ans, l’entrepreneur se désengage et les paysans récupèrent leurs terres. L’avantage pour les paysans, dans ce type de contrat, est que le risque financier est entièrement supporté par l’entrepreneur. Mais les termes du contrat sont parfois flous et une certaine ambiguïté règne quant au statut de la terre "prêtée" à l’entrepreneur ; dans certains cas, il y a eu des procédures de désaffectation et de réaffectation au bénéfice de l’entrepreneur, plus ou moins à l’insu des paysans.

Diversité des modalités de répartition foncière et d ’organisation

26À l’instar des autres types d’aménagement, l’exploitation des parcelles est individuelle et les travaux collectifs concernent l’entretien des canaux. L’attributaire exploite généralement lui-même sa parcelle, avec l’aide des femmes et des enfants pour les travaux nécessitant une main-d’œuvre importante (repiquage, désherbage, récolte). Certains membres ont aussi recours à des journaliers, ou à des ouvriers agricoles permanents.

27Dans certains cas, l’ensemble du périmètre sera divisé en parcelles de superficies égales, réparties entre les attributaires. Dans d’autres, chaque famille cultivera sur les terres de ses ancêtres, la répartition des parcelles se faisant entre les membres d’une même famille, tous les attributaires ne bénéficiant pas alors de superficies équivalentes. L’histoire du projet, sa composition et son mode de financement détermineront le mode de répartition foncière et de fonctionnement.

• Aménagement à gestion unique ou superposition de plusieurs unités d’exploitation

28Le GIE Arzuka a été mis en place et financé au départ par la famille de M. Sall. Par la suite, deux autres familles, détentrices de terres, se sont associées. La famille Sall assure le financement et récupère en fin de campagne les frais de gazole. Chacune des familles est libre de cultiver ce qu’elle veut. On a donc une juxtaposition de trois exploitations autonomes sur le même aménagement, puisque la production et la commercialisation se font par famille. Le foncier est l’élément rassembleur. Les familles associées bénéficient du GMP et de l’aménagement mais sont tributaires de la famille initiatrice : le jour où celle-ci cesse son activité, elle part avec le GMP. Les risques financiers sont pris par le responsable du projet. Il y a par contre une répartition des coûts pour l’entretien du GMP et la location éventuelle de machines.

29Le GIE Bekeweke est constitué de trois familles ayant rassemblé leurs terres au sein d’un même aménagement. Elles se sont cotisées pour l’apport personnel leur permettant l’octroi d’un prêt pour le financement de l’aménagement et du GMP. Ce dernier est donc la propriété du groupement. Les parcelles sont attribuées et gérées individuellement, mais la gestion de l’approvisionnement et la commercialisation sont prises en charge par le groupement. Les campagnes sont financées par les cotisations des membres. On se rapproche ici du modèle des PIV, où il y a une seule unité de gestion de l’aménagement, avec un centre de décision unique pour l’ensemble des opérations ne relevant pas de la parcelle (date du début de la campagne, mode de distribution de l’eau, entretien du réseau,...).

• Achat des intrants et financement de la campagne

30Aucun GIE ne dispose de fonds de roulement permettant le préfinancement de la campagne. Les aménagements qui ont été financés par crédit bénéficient de prêts pour les deux premières campagnes, chaque membre remboursant sa part en fin de campagne. Pour les campagnes suivantes, les membres se cotisent en début de campagne. Il y a aussi des possibilités de ne payer qu’en fin de campagne avec certains fournisseurs. En cas de difficultés, les producteurs membres de plusieurs groupements utilisent les intrants destinés à un autre aménagement, quitte à gonfler les demandes d’intrants là où l’accès est plus facile (en particulier là où il existe des fonds de roulement).

31Dans le cas du GIE Arzuka, qui est financé sur fonds propres, c’est le président qui pré-finance la campagne, et les membres le remboursent en fin de campagne, en fonction de la superficie de la parcelle. Le président ne cache pas que certains membres peuvent avoir du mal à rembourser. Mais la relation de proximité intervient alors car, comme l’explique le président : "nous sommes des cousins, nous nous connaissons". Si ici le président prend l’ensemble des risques financiers, il demeure le seul propriétaire d’un GMP amorti par l’ensemble des membres.

L’enjeu des GIE privés

32Si le statut de GIE permet d’accéder au crédit et d’avoir accès à l’irrigation, il est souvent utilisé comme moyen d’officialiser les droits fonciers. L’enjeu foncier apparaît comme une des caractéristiques importantes des GIE familiaux, basés sur la reconnaissance d’un droit foncier traditionnel.

Produire ou sécuriser des terres ?

33La majorité des GIE privés ont pour activité la culture irriguée, soit de façon exclusive, soit associée à une autre activité (embouche, élevage, prestation de services). Toutes les personnes initiatrices sont originaires du village et détentrices de droits traditionnels sur les terres aménagées. Si le statut de GIE n’intervient pas comme facteur décisif pour obtenir l’affectation des terres, il peut permettre pour certains l’accès au crédit. La possibilité de mettre en valeur sa terre sera ainsi pour certains un moyen de sécuriser sa possession, alors que pour d’autres ce sera un moyen d’accumulation. Nous voyons donc se dessiner deux types de stratégies : une stratégie de type défensif (défense des droits fonciers) et une stratégie de type offensif (recherche d’une rentabilité économique). Il est bien entendu que l’on retrouve généralement les deux tendances au sein d’un même GIE, mais l’une est généralement mise en avant par rapport à l’autre. Ainsi, les GIE familiaux tendent plutôt vers une stratégie défensive, alors que les GIE "individuels" tendent vers une stratégie offensive. Les GIE mixtes sont la rencontre des deux types de stratégies, l’"entrepreneur" recherchant la rentabilité, les détenteurs de droits fonciers traditionnels cherchant à sécuriser leurs terres.

Retour vers une aristocratie foncière

34En introduisant le principe d’un accès égalitaire aux parcelles irriguées, la SAED ne faisait qu’appliquer les principes de la réforme foncière, selon laquelle la terre appartient à celui qui la met en valeur. La non-reconnaisance des droits fonciers traditionnels mettait donc sur le même pied d’égalité l’ensemble de la population villageoise, quel que soit son statut social. Les groupes statutaires défavorisés dans le cadre des cuvettes de décrue (descendants d’esclaves et dépendants) ont, davantage que les autres, tiré bénéfice de la culture irriguée : ils se sont vu attribuer des parcelles de même superficie que les anciens détenteurs de droits fonciers.

35Avec le développement des périmètres privés, ce n’est pas tant la capacité de mettre en valeur la terre que l’existence non contestable d’un droit traditionnel détenu par le demandeur qui conditionne l’affectation de la terre. Rappelons que l’affectation des terres est du ressort du conseil rural, qui envoie une commission domaniale sur place lorsqu’une demande d’affectation est faite. Rappelons aussi que la plupart des conseillers ruraux incarnent le pouvoir local traditionnel et sont donc en majorité d’anciens propriétaires fonciers. Ainsi, comme nous l’a indiqué le président de la communauté rurale, "ici, on incite les Jom Leydi (maîtres de la terre) à venir demander l’affectation de leurs terres".

36Cependant, ceci ne signifie pas que seuls les détenteurs de droits traditionnels sont concernés par ce type de périmètre. À part les membres du lignage et anciens dépendants, d’autres individus peuvent être associés au GIE, par exemple en reconnaissance de services rendus. L’étude des GIE privés du village de Donaye (communauté rurale de Guédé) indique que, pour l’ensemble des attributaires des aménagements privés, on retrouve une structuration sociale (par groupes statutaires) similaire à celle du village ; et l’étude de la superficie moyenne détenue au sein de chaque GIE privé ne fait pas apparaître de distinction selon le groupe statutaire.

37Par contre, une analyse de la composition au niveau de chaque GIE montre que le groupe statutaire et le lignage dominants sont fortement liés à ceux du président. Et, si on considère le nombre moyen de parcelles détenues dans différents GIE privés, les groupes statutaires détenteurs traditionnels dominants des terres dans le village sont davantage que les autres catégories sociales impliqués dans différents périmètres privés. La constitution de GIE privés apparaît donc comme un facteur de réappropriation de la "propriété foncière" traditionnelle.

De nouveaux critères de différenciation sociale ?

38Si, dans le système traditionnel, le pouvoir d’une famille était étroitement lié à son patrimoine foncier, dans le système irrigué la différenciation s’opère davantage au niveau de la capacité économique du foyre9. Cette dernière est en effet déterminante pour faire face aux charges d’exploitation et pour s’acquitter des dettes contractées. Elle est aussi un élément déterminant pour le choix de recours à la mécanisation ou à de la main-d’œuvre salariée, ou encore pour la prise ou non de risques. La capacité financière de l’exploitant va apparaître encore de façon plus nette comme facteur de différenciation avec le développement des aménagements privés. Rappelons, en effet, que l’attribution d’une terre est conditionnée par sa mise en valeur qui, dans le cadre spécifique du système irrigué, nécessite un investissement financier important. Ainsi, la capacité financière ou la capacité de mobiliser du financement par ses relations va devenir un critère nouveau de différenciation. L’irrigation introduit et met en jeu le capital financier, dont l’importance vient supplanter celle du capital foncier.

39Le développement de la culture irriguée induit aussi de nouveaux rôles et de nouvelles fonctions au sein du village, et en dehors du village, par la mise en place des structures paysannes de gestion des périmètres. Ces nouvelles structures ont permis aux groupes statutaires traditionnellement exclus de l’espace politique d’y accéder, même si les postes de décision sont encore largement détenus par les groupes traditionnellement dominants. Les multiples GIE privés sont autant de lieux et d’occasions pour certains d’améliorer leur position sociale.

Difficultés et contraintes des GIE

40Les producteurs doivent assumer seuls des aménagements techniquement insuffisants (problème de planage), l’usure de l’équipement (rupture des canaux d’irrigation, GMP défectueux), un coût de production de plus en plus élevé (arrêts des subventions aux intrants, prix élevé du machinisme agricole dont l’exonération est difficilement accordée). Les producteurs doivent aussi faire face aux nombreuses défaillances liées à l’organisation des filières. La production de tomates subit souvent de fortes pertes suite aux délais d’évacuation. Le riz connaît le même sort, les capacités de transformation devenant insuffisantes avec l’augmentation des quantités produites. Les producteurs faisant le choix de la production d’oignons sont confrontés au problème de la saturation du marché et de l’absence de possibilité de stockage les obligeant à vendre leur production à un prix modique. Les délais tardifs de paiement des productions entraînent des difficultés de trésorerie pour entamer la campagne suivante. Les rapports entre les producteurs et les industriels sont le plus souvent en défaveur des premiers, du fait de la situation de monopole dans laquelle se trouvent les seconds. La commercialisation et la transformation du paddy (riz non décortiqué) sont essentiellement effectuées par Delta 2000, seule unité importante de décorticage existant actuellement. Le développement de décortiqueuses privées ou villageoises participe au déploiement de marchés parallèles, mais doit faire face à l’absence d’exonération et à la faiblesse des crédits d’équipement.

Les fédérations de GIE

41La multiplication de fédérations de GIE se présente comme une réponse possible aux nombreux problèmes auxquels doivent faire face aujourd’hui les producteurs. La plupart se positionnent clairement par rapport au désengagement de l’État, en souhaitant prendre en charge des secteurs délaissés par la Saed : approvisionnement en intrants, réalisation de façons culturales, maintenance mécanique, fourniture de crédit, formation des producteurs à la gestion. Leur rôle est de parer au manque d’encadrement, de rechercher des financements, de planifier la production dans le temps pour éviter la saturation des marchés, de faire des démarches auprès des autorités administratives (préfets, gouvernement) ou des industriels (pour faire respecter les contrats), ou encore de lutter pour une meilleure reconnaissance auprès des bailleurs de fonds. Dans le Delta, les fédérations se font affecter des terres, les aménagent grâce à des fonds internationaux qu’elles négocient, et les répartissent ensuite entre les GIE membres. À cet égard, les fédérations peuvent être une réponse aux contraintes de financement : la Cncas n’ayant pas de crédit à long terme, les privés réalisent souvent des aménagements sommaires en utilisant des crédits de campagne.

42Cependant, si certaines fédérations naissent de la volonté des GIE de base, nombreuses sont celles créées par des néo-ruraux (jeunes diplômés, déflatés,...) pour qui le contexte institutionnel et la situation défavorable des producteurs représentent une occasion à saisir. Les responsables sont alors généralement des salariés de la fédération, souvent largement financée par une ONG du Nord. Pour illutration, le cas d’une fédération créée en 1991 dans le département de Podor, dont le président, un agriculteur de la zone (avec déjà de nombreuses responsabilités, dont la présidence d’un comité de coordination de GIE familiaux), est entouré d’un socio-économiste, d’un banquier et d’un inspecteur de l’enseignement. Si on ne peut critiquer l’équipe dirigeante pour son manque de compétence, on peut en revanche se demander quelle est l’implication des producteurs. Ces derniers payent un droit d’adhésion et une cotisation mensuelle, sans pour autant bénéficier des avantages qui leur avaient été promis.

43La mise en valeur de la moyenne vallée se caractérise aujourd’hui par le développement de l’irrigation privée, sous des formes diversifiées de groupements de producteurs. A côté des groupements mis en place par la Saed, dans le cadre du transfert de la gestion d’aménagements aux producteurs, des groupements spontanés se développent. Parmi ces derniers, nous pouvons distinguer trois types principaux : les GIE de base, où le regroupement des producteurs est nécessaire pour avoir accès à l’eau, à la terre, au crédit ; les fédérations de GIE, dont l’objectif est d’améliorer les conditions de production des GIE de base, en intervenant dans des secteurs situés en amont et en aval de la production ; enfin, les groupements mis en place à l’initiative d’acteurs non paysans.

44Au contraire des groupements imposés, qui répondent d’abord aux intérêts des pouvoirs publics, les groupements spontanés sont créés en fonction des intérêts des paysans. Ceci a été illustré par les GIE familiaux fortement développés dans la zone. L’objectif de ces derniers est davantage la sécurisation de droits fonciers traditionnels qu’une production tournée vers le marché en vue du profit. À terme, le risque d’une crise du secteur irrigué, marqué par une faible mise en valeur des superficies, n’est pas à exclure, à moins que ne se généralise la pratique d’alliances avec des détenteurs de capitaux.

45Une efficacité réelle des fédérations pourrait jouer un rôle déterminant. D’autres éléments doivent retenir l’attention de l’observateur, tels que les organisations de femmes et les associations villageoises de développement qui pratiquent, de façon encore très marginale, la culture irriguée. Leur présence est numériquement faible et les superficies de terres aménagées dont elles disposent sont souvent inférieures à 10 ha, pour un nombre de membres très important. Néanmoins, leur présence dans la culture irriguée peut être significative d’une tendance qui pourrait se développer à l’avenir.