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    Plan détaillé Texte intégral Le poids du passéUne agriculture marginaliséeL’impact des conditions d’existenceConclusionBibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Les paysans, l’état et le marché

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Quelles stratégies et quels dynamismes pour une paysannerie marginalisée ?

    Le cas des populations banda de la région d’Alindao (R.C.A.)

    Benoît Lallau

    p. 211-223

    Texte intégral Le poids du passéL’agriculture Banda à l’aube du XXe siècleLes violences de la colonisationLes aléas de la "modernisation "Une agriculture marginaliséeL’insertion aux marchésLa faible viabilité de systèmes de production extensifsLe désengagement étatiqueL’impact des conditions d’existenceLes comportements d’offre : une " imprévoyance" villageoise ?L’incertitude, frein à l’innovation ?Un contexte défavorable à la structurationConclusionBibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1À l’heure du désengagement étatique et de la prégnance du "marché global" sur la vie des populations rurales africaines, de nombreux écrits tentent, face aux limites des voies usuelles de "modernisation", de remettre à l’honneur un autre modèle de développement des campagnes, fondé sur l’exploitation paysanne ou "familiale", sur les capacités de mobilisation, d’adaptation et d’insertion aux marchés des acteurs ruraux.

    2Mais de telles capacités, si nécessaires et recherchées qu’elles soient, ne peuvent émerger ex nihilo. Leur apparition – ou leur non-apparition – semble d’abord devoir être reliée aux conditions matérielles d’existence, passées et présentes, de ces acteurs. Passées, ce qui implique une prise en compte de l’histoire des populations concernées. Présentes, ce qui renvoie au contexte socio-économique auquel les villageois doivent s’adapter.

    3Une illustration de ce principe peut être dégagée du cas des populations Banda de la région d’Alindao, en République Centrafricaine. Ayant longtemps constitué la "dernière tache blanche sur la carte de l’Afrique"1, ce pays enclavé et sous-peuplé est aujourd’hui pour une large part "oublié" du développement et des marchés. À 500 km de la capitale Bangui, sur la piste de l’Est, Alindao est le chef-lieu d’une sous-préfecture exclusivement vouée à l’agriculture. La marginalisation des paysanneries, qui semble ailleurs être à l’origine d’un foisonnement d’initiatives, d’un "retour des paysans", est ici une réalité ancienne et structurelle, qui influe fortement sur les comportements des villageois.

    Le poids du passé

    L’agriculture Banda à l’aube du XXe siècle

    4Au début du XXe siècle, les systèmes de culture de la région n’étaient pas, loin s’en faut, aussi frustres et primitifs que l’on a pu le prétendre, afin de légitimer la "mission" colonisatrice. De nombreux témoins décrivent au contraire, à côté d’une économie d’usufruit non négligeable, des systèmes de culture à la fois diversifiés et complexes, combinant trois influences essentielles : les Banda avaient apporté, au fil de leur longue migration2, un système vivrier de parenté péri-abyssine, basé sur la culture du sorgho ; ce système se juxtaposait au "vieux fonds de végéculture et de cueillette"3, basé sur les cultures plus "forestières" de l’Oubangui ; enfin, les plantes "américaines", tout particulièrement le manioc, étaient peu à peu introduites dans les rotations.

    5Cette adoption du manioc doit d’ailleurs être replacée dans le contexte "guerrier" de cette époque, alors que les razzias régulières des "sultans" esclavagistes engendraient une forte insécurité ; le manioc a souvent joué le rôle de culture refuge, du fait de ses nombreuses qualités agronomiques.

    6De telles circonstances historiques, plus qu’un "déterminisme" agroclimatique, permettent de comprendre la logique extensive des pratiques culturales Banda : la mise en valeur n’a guère d’intérêt aux yeux de migrants, voire de "fuyards". Elles ont aussi conduit à une régression certaine des systèmes agraires Banda.

    7Ainsi, l’insécurité persistante facilita l’apparition d’une mentalité de survie, de l’urgence, que les colonisateurs puis les "développeurs" mirent au mieux sur le compte d’une "tradition" immobile, au pire sur celui d’une arriération ethnographique. Les "fuites" désorganisèrent aussi profondément les clans. Usuellement, les Banda accordaient une large place à l’autonomie des individus, et particulièrement à celle des "hommes libres", tout en encadrant cette autonomie par de longues procédures initiatiques et l’action de puissantes sociétés secrètes. Le contexte "guerrier" et migratoire, en disloquant les clans, en exacerbant les tensions entre individus et groupes, en sapant les fondements agraires des sociétés Banda, en empêchant une adaptation des populations à leur nouveau milieu "naturel", fragilisa des sociétés peu à même, alors, de faire face au "choc" colonial.

    Les violences de la colonisation

    8Les manifestations du fait colonial n’ont en fait guère différé de ce que l’on pouvait observer dans toute l’A.E.F. : "rationalisation" de l’habitat, avec le regroupement forcé des villages au long des pistes ; alliance objective entre Administration et sociétés concessionnaires4 ; diffusion conjointe de la monnaie et de l’impôt ; nombreux travaux forcés, dont la cueillette du caoutchouc pendant la Première Guerre mondiale, et les champs collectifs durant les années 20 et 30 ; abandon des villageois à l’arbitraire des "auxiliaires indigènes", chefs administratifs des villages et gardes. Tout ceci a conduit à une diminution majeure de la viabilité de l’agriculture Banda.

    9Ainsi, alors que la dispersion précoloniale de l’habitat donnait une grande profondeur aux terres cultivables, la densification le long des pistes aboutit rapidement à une raréfaction des "bonnes" terres proches et obligea les villageois à travailler de plus en plus loin de leurs lieux d’habitation5. En outre, la promiscuité – inédite – induite par cette "rationalisation" de l’habitat, jointe aux nouvelles possibilités d’utilisation du numéraire, se traduisit par une exacerbation des tensions et des jalousies.

    10La cueillette du caoutchouc d’herbes, qui fut menée dans des conditions déplorables, la restauration des cultures vivrières dans des champs collectifs contraires aux usages Banda, les nombreuses réquisitions de main-d’œuvre, la généralisation du manioc, furent autant de causes d’une désaffection croissante de nombreux hommes vis-à-vis du travail de la terre6. La disparition des rites agraires, d’un calendrier lunaire basé sur les travaux du sorgho, causa aussi l’abandon de certaines régularités et "prévoyances", propres à toute céréaliculture. Un tel abandon ne fut d’ailleurs que l’une des manifestations de la grande désorganisation qui a atteint les villages "alignés", et de l’effondrement des encadrements coutumiers.

    Les aléas de la "modernisation "

    11Dès l’après-guerre, il fut décidé que les « indigènes » se devaient de franchir les "successives ’marches’ du progrès agricole"7, qui permettraient d’insérer les villages dans l’économie d’échanges.

    12Les modalités de cette "modernisation" ont été très "classiques" : promotion quasi exclusive des cultures d’exportation8 ; utilisation des intrants industriels, de la culture attelée ; réduction du "chômage déguisé" ; regroupement des producteurs au sein de structures coopératives ou précoopératives. Cette stratégie s’est soldée par un échec désormais patent, du fait, pour une large part, des instabilités qui sous-tendaient sa mise en œuvre, mais aussi de dogmes techniques irréalistes. Les aléas, et finalement l’abandon de la culture cotonnière en Basse Kotto, constituent un exemple très significatif de cet échec.

    13La production cotonnière a d’abord fluctué en fonction des évolutions politiques centrafricaines. Ainsi la "Réforme Agraire", décrétée en 1970 par J.B. Bokassa, a profondément désorganisé la filière cotonnière, entraînant une chute importante des volumes collectés. De même, l’éphémère Empire, à la fin des années 1980, a conduit à un marasme économique tel que de nombreux villages se sont repliés sur une stricte autosubsistance.

    14Les prix accordés aux producteurs n’ont en outre jamais incité ces derniers à produire mieux et plus de coton. Au contraire, ils ont été davantage portés, en milieu péri-urbain, à se tourner vers les cultures vivrières et les activités de cueillette, permettant des gains plus réguliers et moins contrôlés ; dans les zones agroclimatiquement propices, de nombreux villageois ont aussi privilégié leurs plantations de café, généralement plus rentables que les cultures sur champs. Les autorités ont donc alors souvent recouru à la contrainte pour perpétuer "une culture sans joie et sans profit", selon le mot de B. Boganda9.

    15Cette culture a enfin été promue sur la base des techniques dites "modernes" qui n’ont conduit, le plus souvent, qu’à une extensification des pratiques culturales et à un accroissement des phénomènes d’érosion.

    16Bien entendu, les "archaïsmes" paysans ont souvent été invoqués pour expliquer ces dysfonctionnements, alors que les réactions des producteurs renvoyaient clairement à des stratégies visant à diminuer les risques, mises en œuvre par des villageois très sensibilisés, de par leur histoire, aux incertitudes ressenties. Pour réussir, la promotion cotonnière aurait sans doute dû être davantage orientée vers une sécurisation de ces producteurs, une stabilisation de leur environnement. Ce sont pourtant ces mêmes "archaïsmes" qui ont contribué à justifier, en 1992, la fermeture du marché cotonnier dans toute la préfecture de la Basse Kotto, une fermeture qui répond en fait aux exigences de rentabilité posées par les institutions internationales, et qui marginalise un peu plus encore de nombreux villages.

    Une agriculture marginalisée

    17La situation actuelle de cette agriculture s’analyse au travers de la faiblesse de son articulation aux marchés, des limites des systèmes de production qui la sous-tendent et d’un désengagement majeur de l’État.

    L’insertion aux marchés

    18Il est aisé de montrer la médiocrité de l’insertion des systèmes productifs Banda à des marchés qui présentent quatre caractéristiques essentielles : ils sont partiels – presque inexistants dans certains cas –, instables, "asymétriques" et segmentés10.

    19Considérons le cas des ventes caféières. L’insertion des planteurs villageois à ce marché dépend de l’évolution des cours mondiaux et ne semble permise, sur le moyen terme, que du fait de la pérennité de la culture caféière, qui lui permet de s’adapter sans régression irréversible aux fluctuations de la demande : l’intensité des soins que les producteurs apportent à leurs caféiers dépend des gains qu’ils espèrent tirer de leurs cerises. Depuis 1994, la vente annuelle de café demeure, dans tous les villages où il existe des plantations de Robusta, le flux économique essentiel, car les hauts cours mondiaux incitent les acheteurs, "agréés" comme "clandestins"11, à se déplacer jusque dans ce "bout du monde".

    20Les marchés vivriers ne jouent le plus souvent qu’un rôle d’"appoint" : un appoint sur les marchés locaux d’abord, car il y a très peu de consommateurs potentiels, même à Alindao, ville de paysans12 ; un appoint pour les marchés extérieurs aussi, les commerçants prenant en charge le vivrier que les villages situés à proximité des chantiers diamantifères ne parviennent pas à fournir, et ne collectant les productions au long de la Route Nationale n° 2 que dans la mesure où les zones plus proches de Bangui ne suffisent pas à approvisionner la capitale. Ces rares commerçants, tous allochtones, demeurent souvent des "traitants", vendant quelques biens manufacturés, achetant manioc, sésame et arachides, prêtant, embauchant, etc.

    21Enfin, la pluriactivité ne permet que l’obtention de revenus monétaires assez faibles, lorsqu’elle n’est pas tout bonnement destinée à se substituer à des biens importés devenus inaccessibles, du fait de la faiblesse des revenus monétaires et de la hausse des prix dans les boutiques, depuis la dévaluation du franc CFA.

    22D’une manière générale, les villages demeurent donc largement en retrait des circuits d’échanges, surtout lorsqu’ils ne disposent pas de plantations de café et qu’ils ne sont pas situés au long de l’axe principal ou à proximité d’Alindao.

    La faible viabilité de systèmes de production extensifs

    23Lorsque l’on se penche sur la viabilité des systèmes de production mis en œuvre par ces populations, trois points méritent d’être soulignés. En premier lieu, la disposition de l’habitat, établi le long des pistes ou regroupé dans les centres, implique une distance telle entre habitation et champs que le travail agricole se double souvent d’un important travail de portage. Ces coûts en temps et en effort humain induisent une ponction importante sur une somme de travail déjà limitée par le peu d’actifs disponibles pour l’activité agricole. On voit alors à quel point la structure de peuplement mise en place par l’administration coloniale et consolidée par les autorités centrafricaines, si elle permet un meilleur contrôle des populations et un accès aux axes de communication, est défavorable à la vie agricole et aux tentatives menées depuis plusieurs décennies pour la transformer13. Comment en effet concevoir la mise en valeur d’un terroir qui se situe à plusieurs kilomètres du lieu d’habitation ?

    24Une autre limite à la viabilité de cette agriculture est plus d’ordre écologique : l’action combinée de l’itinérance culturale et de la pratique des feux de chasse annuels dégrade considérablement les écosystèmes, empêchant tout particulièrement l’apparition de recrûs forestiers et stimulant le développement de savanes appauvries à imperata. Sur des sols souvent dégradés, les productions obtenues sont peu abondantes, et non seulement les rendements sont médiocres, mais la productivité du travail elle-même se révèle très faible, surtout si l’on tient compte des temps de déplacements dans l’activité agricole totale.

    25Enfin, la présence croissante d’éleveurs Peuls transhumants, les Mbororo, accroît encore les difficultés rencontrées par les cultivateurs, désormais placés en concurrence avec les pasteurs pour les "bonnes" terres, subissant les destructions causées par la divagation du bétail ou par les feux de pâture. Certes, il existe de très vastes espaces vides de tout habitant que pourraient occuper des éleveurs décidés à vivre en autarcie ; mais ils tendent eux aussi, du fait de leur dépendance alimentaire vis-à-vis des paysans et de leur volonté d’intégrer les circuits commerciaux, à se rapprocher de ces portes ouvertes sur le monde extérieur que demeurent les pistes. Mieux organisés que les villageois, ils ont en outre la capacité, en cas de litige, d’influencer l’arbitrage des "autorités".

    26Il y a là trois éléments, d’ailleurs interreliés, qui limitent considérablement la viabilité des systèmes de production perpétués tant bien que mal, et sans guère d’appui étatique, par les villageois.

    Le désengagement étatique

    27Les événements du printemps 1996, à Bangui, ont montré la fragilité d’un État centrafricain "ajusté", qui ne doit sa survie qu’à l’assistance extérieure, financière ou militaire. Cette fragilité se traduit, en province, par une tendance majeure au désengagement – ou par un continu non-engagement.

    28En premier lieu, après l’échec des politiques de "modernisation", l’État n’intervient plus en milieu rural que par le biais de l’action des bailleurs internationaux. Seules subsistent en effet, dans cette région, l’Agence du développement communautaire (A.D.C.), dont les activités ne sont perpétuées que grâce à son insertion au sein de projets des Nations unies, et l’ancienne adecaf14, qui est devenue l’une des composantes, financée par le F.E.D., du projet "Centre-Sud".

    29L’entretien des pistes dépend aussi des subsides extérieurs. Si les axes principaux, et notamment la R.N. n° 2, qui passe par Alindao, sont entretenus au gré de ces financements, les voies secondaires demeurent très dégradées : ponts infranchissables, pistes impraticables en saison des pluies, etc. Les difficultés de transport handicapent un peu plus encore l’insertion des producteurs aux marchés agricoles.

    30Quant au secteur sanitaire, ses carences sont telles qu’il peut paraître illusoire d’attendre des villageois un effort productif accru, voire simplement maintenu. Les seuls médicaments accessibles sont souvent ceux revendus sur les marchés, qui ne présentent aucune garantie de fiabilité. Le rétablissement d’un minimum sanitaire15 semble alors passer par les progrès d’une médecine accessible aux villageois, mais aussi par une amélioration de leur alimentation ; en effet, quel effort de productivité, par exemple, peut être attendu de cultivateurs mangeant parfois très peu, souvent très mal ?

    31Enfin, le désengagement étatique, qu’il soit ou non recouvert d’une légitimité de "décentralisation", aboutit à exclure les ruraux du système scolaire, en leur refusant l’accession à ce minimum de connaissances qui devrait leur permettre de s’insérer à la fois dans la société centrafricaine et dans l’économie de marché qui les environne.

    32L’État centrafricain semble donc peu à même d’influer sur le destin des populations rurales, abandonnant celles-ci à l’arbitraire de ses derniers représentants, à un primat généralisé de la "loi du plus fort", en un jeu auquel les paysans sont globalement perdants.

    L’impact des conditions d’existence

    33Ces conditions d’existence, passées et présentes, influent évidemment sur les stratégies des acteurs. Notamment, le poids des incertitudes ressenties amène, très logiquement, beaucoup de villageois à adopter des visions de très court terme. Ce primat accordé à l’immédiateté joue un rôle important –. mais non exclusif – dans la détermination des comportements d’offre, dans les attitudes face aux innovations, ou encore dans le fonctionnement des organisations rurales.

    Les comportements d’offre : une " imprévoyance" villageoise ?

    34On a longtemps imputé l’"imprévoyance du sous-développé" à son irrationalité postulée. Pourtant, dès lors que l’on s’attache au contexte au sein duquel cette "imprévoyance" apparaît ou se perpétue, il est possible d’en mettre la logique en lumière sans faire appel à quelque détermination "culturelle" ou ethnologique.

    35Beaucoup de villageois, par exemple, ne défrichent plus aujourd’hui que des parcelles de taille restreinte, ou tendent à vendre plus qu’il ne faudrait pour assurer leur propre subsistance ou les semis futurs. Dans de nombreux cas, parler d’erreur de prévision ne suffit pas. Les producteurs qui vendent trop de manioc ou d’arachides, par rapport aux besoins familiaux à venir, ne commettent que rarement une erreur d’appréciation de ce qui sera nécessaire plus tard. Le plus souvent, ils peuvent, par expérience, estimer ces besoins. De même, on peut arguer de la pression de quelque impératif "social" ou sanitaire, qui nécessite d’importants et immédiats débours monétaires. Mais, même lorsqu’ils ne sont pas pressés par une telle urgence, beaucoup décident de s’en tenir à une stratégie de vente de très court terme. Ce choix pour l’immédiateté, s’il ne constitue pas l’unique fondement des "imprévoyances" constatées dans les villages, n’en demeure pas moins l’un de ses éléments essentiels.

    36Considérons le "cycle de l’arachide", de nombreux producteurs vendant, après une maigre récolte, des arachides qu’ils devront racheter beaucoup plus cher lors des semis suivants. Ce "cycle" s’analyse au travers d’une convergence de facteurs : le mauvais état sanitaire des villageois limite leurs capacités de travail et leur volonté d’"investir" ; le manque d’épargne implique certaines difficultés face aux besoins monétaires imprévus ; la monétarisation des "coutumes" induit parfois une recherche urgente de numéraire, obtenu grâce à des ventes supplémentaires ; les ventes structurellement faibles, mal payées et aléatoires découragent les producteurs de produire mieux et plus ; les enseignements du passé incitent les villageois à ne pas trop se préoccuper du lendemain16 ; la désorganisation des unités domestiques induit à la fois une diminution du travail fourni et des ventes "imprudentes" ; enfin, les méthodes culturales perpétuées limitent les rendements, ne permettent d’obtenir que des arachides de petite taille.

    37Beaucoup de ces facteurs renvoient clairement à une conception du temps orientée vers le très court terme, et, en dernière instance, à une situation de marginalité peu favorable à l’apparition d’une plus grande "prudence" productive. La rupture d’un tel cycle ne peut donc être envisagée que si les multiples incertitudes pesant sur les capacités des acteurs tendent à être réduites par une meilleure insertion aux marchés, de réelles améliorations sanitaires, etc., en d’autres termes si les incitations deviennent moins sporadiques et si l’environnement de ces incitations se révèle moins défavorable.

    L’incertitude, frein à l’innovation ?

    38Si les velléités de "modernisation" ont clairement échoué, l’impératif de l’intensification, lui, demeure. Deux O.N.G. confessionnelles et l’A.D.C. tentent aujourd’hui de diffuser des techniques satisfaisant aux trois contraintes suivantes : elles doivent n’impliquer que de faibles débours monétaires, ne doivent pas conduire à un trop fort accroissement de la charge de travail, et doivent préserver des écosystèmes fragilisés par des décennies de culture extensive. Un certain nombre de moyens dits "organiques" de fertilisation, l’agroforesterie, la pratique judicieuse des associations culturales semblent satisfaire à ces contraintes.

    39Mais il ne suffit pas que les contraintes "techniques" soient résolues pour que les producteurs adoptent en nombre les solutions préconisées. Le poids du contexte au sein duquel vivent ces derniers s’avère là encore déterminant. La grande désorganisation des villages, en premier lieu, bride les capacités d’innovation : elle induit de fortes jalousies vis-à-vis de celui qui tend à s’élever, elle conduit aussi, dans un monde "mobile", à de nombreux vols impunis, dont pâtit d’abord bien entendu celui qui possède quelque chose de plus ou de mieux que les autres.

    40Les incertitudes ressenties constituent d’autres freins majeurs à l’intensification. Face à une demande – de café ou de vivrier – qui s’est toujours révélée "erratique" et réduite, les villageois ne peuvent prendre le risque d’investir dans la production d’autres facteurs que leur travail, dont ils adaptent alors le volume fourni, d’une saison culturale à l’autre, en fonction des évolutions marquées de la demande, selon l’importance d’éventuelles désillusions subies les années précédentes et de la méfiance que celles-ci induisent, en lien aussi avec l’intérêt éventuel d’autres possibilités de revenus. De même, la "poussée" des éleveurs fait peser sur l’accessibilité au foncier une menace qui ne peut que dissuader les cultivateurs à entreprendre, sans "garantie", la mise en valeur d’un terroir.

    41En conséquence, même s’ils ont conscience des diminutions de fertilité, du temps perdu dans les déplacements, même s’ils sont informés de l’existence d’alternatives techniques, les villageois s’en tiennent le plus souvent à un statu quo technique, préférant la survie aujourd’hui à une hypothétique amélioration future de leurs conditions de travail et de vie. On retrouve là l’idée selon laquelle la gestion de fortes incertitudes, par le primat accordé au très court terme et au statu quo, constitue un obstacle majeur aux processus d’innovations, et accentue fortement l’incertitude à venir17.

    42Ainsi, puisque les incertitudes ressenties sont fortes et ne sont pas, au moins pour partie, compensées ou atténuées par un accès satisfaisant à l’épargne et au crédit, aux infrastructures routières, aux marchés, à l’école rurale, aux dispensaires, etc., les habitants des villages se trouvent dans des situations socioéconomiques qui ne leur permettent pas d’assumer ce risque de l’investissement productif.

    Un contexte défavorable à la structuration

    43L’émergence d’organisations paysannes viables ne semble guère possible dans des villages qui sont à la fois désorganisés et marginalisés.

    44La désorganisation tire ses racines de l’histoire. En premier lieu, les villages sont souvent "composites", issus des regroupements coloniaux, et l’hétérogénéité clanique constitue un obstacle majeur, mais non exclusif, à la mise en œuvre d’actions communes. En second lieu, l’effondrement des "encadrements" précoloniaux18 a permis un essor des motivations individualistes, mais a aussi suscité de fortes réactions égalitaristes. Au lieu de réduire le "désordre", ces réactions n’ont souvent abouti qu’à son accentuation, du fait de l’exode des jeunes désireux d’échapper aux pressions des anciens, de la multiplication des cas de sorcellerie d’agression, de l’augmentation du nombre des conflits interpersonnels19, du frein qu’il met à l’adoption d’innovations qui auraient peut-être permis une amélioration de la situation matérielle des villageois, etc.

    45En outre, une organisation ne se bâtit que sur la base de véritables possibilités d’amélioration économique, qu’il peut être avantageux de saisir et d’exploiter en commun. La marginalité économique des villages interdit donc la pérennité de tout "groupement d’intérêt", tant il paraît irréaliste d’inciter à l’action commune, à la participation, des populations n’ayant quasiment rien à vendre et disposant de revenus monétaires déjà insuffisants pour couvrir leurs besoins "élémentaires"20. La rupture – même relative – de l’enclavement régional semble être une condition sine qua non à l’existence d’un réel mouvement paysan.

    46Enfin, les logiques de "prédation", menaçant l’existence de toute organisation, sont renforcées par l’influence des incertitudes qui pèsent sur les acteurs, et auxquelles ils font face en adoptant des stratégies de très court terme, on l’a dit. Or, les gains liés à un "détournement" sont immédiats, alors que les gains à attendre d’un fonctionnement normal de l’organisation, d’un achèvement de l’action commune, paraissent eux lointains et incertains. Les premiers seront donc souvent préférés aux seconds. Là encore, la gestion individuelle de l’incertitude tend à accroître l’importance de l’incertitude qui pèse sur tous, en empêchant la constitution d’organisations viables, qui pourraient renforcer les pouvoirs de négociation et les moyens de défense des villageois, etc.

    Conclusion

    47Les trois types de comportements étudiés ci-dessus nous amènent à douter de la viabilité de l’agriculture perpétuée par les populations de cette région. En effet, la sensibilité aux incitations des marchés agricoles, l’ouverture aux innovations culturales, la participation à des organisations rurales constituent trois éléments majeurs de toute "voie paysanne" de développement, mais ne peuvent apparaître dans une telle situation de marginalité. Le contexte actuel, fait de libéralisation et de "globalisation", rend cette "voie" inaccessible pour une agriculture désorganisée et enclavée, qui demeure alors souvent une agriculture de survie.

    48Les conditions d’existence de ces ruraux ne leur permettent donc pas d’acquérir un "esprit paysan" qui, en quelque sorte, ne peut "venir de nulle part". Une densification de l’appui extérieur serait sans doute nécessaire, mais à l’heure où les "développeurs" recherchent d’abord des producteurs dynamisés par leur articulation aux marchés et leur participation à des organisations efficientes, une telle densification ne semble guère être à l’ordre du jour.

    Bibliographie

    Bibliographie

    Cantournet (J.), "Production cotonnière et développement : le cas centrafricain", Marchés Tropicaux et Méditerranéens, n° 2218, 13 mai 1988, pp. 1231-1236.

    Dumont (R.), "Le difficile développement agricole de la R.C.A.", Annales de l’Institut National Agronomique, tome IV, 1966.

    Hugon (P.), Pourcet (G.), Quiers-Valette (S.), dir., L’Afrique des incertitudes, Paris, I.E.D.E.S., P.U.F., Coll. "Tiers Monde", 1995.

    Kalck (P.), Histoire centrafricaine. Des origines à 1966, Paris, L’Harmattan, Coll. "Racines du présent", 1992.

    Prioul (C.), Entre Oubangui et Chari vers 1890, Paris, Université de Paris X, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Recherches Oubanguiennes n° 6, 1981.

    Tisserant (C.), "L’agriculture dans les savanes de l’Oubangui", Bulletin de l’Institut d’Études centrafricaines, n° 6, 1953, pp. 208-273.

    Notes de bas de page

    1 Une expression de P. Kalck (1992 : 127).

    2 Les Banda quittent vraisemblablement la région montagneuse du Darfour-Kordofan à la fin du XVIIIe et entreprennent une vaste migration qui n’aboutira, pour certains groupes, que vers 1900.

    3 C. Prioul(1981 : 89-90).

    4 En l’occurrence, « la Kotto ».

    5 Et ce d’autant plus que les routes, pour éviter d’avoir à multiplier les ponts, étaient souvent tracées au long des interfluves, c’est-à-dire dans des zones privilégiées de formation des cuirasses internes.

    6 Alors qu’autrefois le prestige du chef de famille se mesurait à l’abondance de sa récolte de sorgho.

    7 R. Dumont (1966, chap. 23).

    8 Le céara, introduit un temps pour remplacer le coutchouc d’herbes, puis le coton, le café et le tabac.

    9 Le "père" de l’indépendance centrafricaine.

    10 Sauf dans quelques cas localisés de perpétuation des mécanismes de traite, qui permettent des interrelations entre plusieurs micro-marchés.

    11 L’application du système de l’agrément, institué en 1974, est devenue de moins en moins effective, au fil des années.

    12 Les femmes des fonctionnaires, du fait des nombreux retards de traitement, cultivent souvent une parcelle vivrière.

    13 "Toutes les formules du développement agricole centrafricain butent fondamentalement sur ce type particulièrement artificiel d’organisation de l’espace" constate C. Prioul (1981 : 180-181).

    14 Agence centrafricaine de développement de la zone caféière.

    15 Dont les critères seraient à définir.

    16 D’expérience, les producteurs savent que les marchés sont fluctuants, que la détention de monnaie est très aléatoire, et qu’il vaut mieux tenter d’en obtenir aujourd’hui plutôt qu’espérer en avoir plus demain.

    17 Cf. P. Hugon et alii (1995).

    18 Les "développeurs" sont aujourd’hui confrontés à l’absence de structures socioéconomiques de base, qu’on les nomme "traditionnelles "ou non, à l’absence d’interlocuteurs "collectifs” ou "communautaires".

    19 En particulier au sein des unités domestiques elles-mêmes, les "ménages".

    20 La faiblesse des revenus monétaires des villageois accentue d’ailleurs le "désordre", puisque les conflits ne peuvent plus être éteints par le versement des "amendes" requises.

    Auteur

    • Benoît Lallau

      Université de Lille 1

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    1 Une expression de P. Kalck (1992 : 127).

    2 Les Banda quittent vraisemblablement la région montagneuse du Darfour-Kordofan à la fin du XVIIIe et entreprennent une vaste migration qui n’aboutira, pour certains groupes, que vers 1900.

    3 C. Prioul(1981 : 89-90).

    4 En l’occurrence, « la Kotto ».

    5 Et ce d’autant plus que les routes, pour éviter d’avoir à multiplier les ponts, étaient souvent tracées au long des interfluves, c’est-à-dire dans des zones privilégiées de formation des cuirasses internes.

    6 Alors qu’autrefois le prestige du chef de famille se mesurait à l’abondance de sa récolte de sorgho.

    7 R. Dumont (1966, chap. 23).

    8 Le céara, introduit un temps pour remplacer le coutchouc d’herbes, puis le coton, le café et le tabac.

    9 Le "père" de l’indépendance centrafricaine.

    10 Sauf dans quelques cas localisés de perpétuation des mécanismes de traite, qui permettent des interrelations entre plusieurs micro-marchés.

    11 L’application du système de l’agrément, institué en 1974, est devenue de moins en moins effective, au fil des années.

    12 Les femmes des fonctionnaires, du fait des nombreux retards de traitement, cultivent souvent une parcelle vivrière.

    13 "Toutes les formules du développement agricole centrafricain butent fondamentalement sur ce type particulièrement artificiel d’organisation de l’espace" constate C. Prioul (1981 : 180-181).

    14 Agence centrafricaine de développement de la zone caféière.

    15 Dont les critères seraient à définir.

    16 D’expérience, les producteurs savent que les marchés sont fluctuants, que la détention de monnaie est très aléatoire, et qu’il vaut mieux tenter d’en obtenir aujourd’hui plutôt qu’espérer en avoir plus demain.

    17 Cf. P. Hugon et alii (1995).

    18 Les "développeurs" sont aujourd’hui confrontés à l’absence de structures socioéconomiques de base, qu’on les nomme "traditionnelles "ou non, à l’absence d’interlocuteurs "collectifs” ou "communautaires".

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    Lallau, B. (1997). Quelles stratégies et quels dynamismes pour une paysannerie marginalisée ?. In M. Haubert (éd.), Les paysans, l’état et le marché (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75504
    Lallau, Benoît. « Quelles stratégies et quels dynamismes pour une paysannerie marginalisée ? ». In Les paysans, l’état et le marché, édité par Maxime Haubert. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1997. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75504.
    Lallau, Benoît. « Quelles stratégies et quels dynamismes pour une paysannerie marginalisée ? ». Les paysans, l’état et le marché, édité par Maxime Haubert, Éditions de la Sorbonne, 1997, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75504.

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    Haubert, M. (éd.). (1997). Les paysans, l’état et le marché (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304
    Haubert, Maxime, éd. Les paysans, l’état et le marché. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1997. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304.
    Haubert, Maxime, éditeur. Les paysans, l’état et le marché. Éditions de la Sorbonne, 1997, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304.
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