Colonisation et modernisation des exploitations agricoles dans l’ouest du Burkina Faso
Succès et fragilité de l’agriculture familiale
p. 197-210
Texte intégral
1En 20 ans (1975-1995), la région Ouest du Burkina Faso a connu de profondes mutations placées sous le signe de progrès importants de la production agricole. L’Ouest a confirmé sa première place dans la production cotonnière au point d’être souvent qualifié d’aire cotonnière : plus de 90 % de la production nationale vient de cette région1. Mais c’est l’ensemble des productions qui ont augmenté : la région est devenue régulièrement excédentaire en céréales, en particulier en maïs. Les cultures spécialisées (fruits et légumes), orientées vers les marchés urbains (Bobo-Dioulasso, Ouagadougou) ou l’exportation vers les pays côtiers, ont connu une forte hausse. Ces résultats ont été obtenus dans le cadre d’une agriculture familiale qui a su évoluer et se moderniser. L’observation attentive du monde rural2 indique que les succès sont réels mais qu’ils reposent sur des bases fragiles hypothéquant l’avenir. Avant de dégager les conditions de la pérennisation de systèmes de production viables dans le cadre d’une agriculture familiale, il est important de rappeler les traits majeurs de l’évolution régionale.
Une dynamique productive, source d’excédents réguliers
2Le grand dynamisme observé pendant la décennie 1980 dans l’ensemble de l’Ouest du Burkina Faso a reposé sur la conjonction de facteurs favorables ; les exploitations agricoles ont disposé de terres à mettre en culture et de ressources monétaires. Trois éléments ont dominé cette période de modernisation agricole :
- Un accès facile à la terre. Jusqu’à aujourd’hui, l’accès à la terre n’a pas constitué un facteur limitatif ; au contraire, l’Ouest, zone traditionnellement peu peuplée, est devenue une zone d’attraction pour de nombreux migrants. Si l’expression de "terres neuves" souvent utilisée apparaît comme abusive car, sur les terres non cultivées, les populations autochtones exercent leurs droits coutumiers de contrôle, l’appel du vide a joué pour déclencher et entretenir un fort courant migratoire issu du plateau mossi central3. Cette dynamique migratoire a conduit dans l’Ouest une main-d’œuvre agricole jeune et dynamique, ouverte aux innovations techniques.
- Le rôle des structures d’encadrement. La transformation des systèmes de culture a été encouragée par les services d’encadrement agricole. La "locomotive" cotonnière a tiré l’ensemble des changements : la Sofitex (Société des Fibres Textiles) et les ORD (Organismes régionaux de développement, en particulier celui des Hauts-Bassins intervenant sur les provinces actuelles du Houet et de Kenedougou, et celui de la Volta Noire pour les provinces actuelles de la Kossi, du Mouhoun et du Sourou) ont bénéficié d’importants appuis financiers (projets de développement financés par l’aide internationale : aide française, Banque mondiale) afin d’impulser les changements techniques et économiques. Dans cette volonté de moderniser l’agriculture paysanne, la diffusion du système de crédit a joué un rôle important.
- L’attrait des productions commercialisables. Interpréter les évolutions de la production agricole dans l’Ouest du Burkina en 20 ans, c’est reconnaître le passage d’une agriculture vivrière, largement autarcique, à une agriculture soucieuse de dégager des revenus monétaires. L’attrait du coton est significatif : de 62 000 tonnes en 1980/81, la production atteint 180 000 tonnes en 1990/91, soit dix années de progression continue. Une autre façon d’illustrer cet essor du coton est le rythme d’adoption de cette culture par les chefs d’exploitations agricoles : 62 % ont accédé à cette culture au cours de la décennie 1980 et 34,3 % au cours de la seconde moitié de la décennie. Ces informations collectées par A. Schwartz (1991) montrent qu’il s’agit d’un phénomène récent.
3Si le coton constitue la principale source de revenus, il ne faut pas négliger la recherche de revenus monétaires par d’autres cultures. Au cours de la décennie 80, la production de céréales, en particulier de maïs, devient régulièrement excédentaire, et cela malgré les aléas climatiques.
4L’essor des arbres fruitiers, en particulier les manguiers, et du maraîchage de saison sèche témoigne des efforts de diversification pour se procurer des ressources monétaires. Enfin, l’accès au bétail doit être mentionné dans la stratégie des exploitations les plus dynamiques : le bétail comme moyen de thésaurisation des revenus agricoles mais aussi, plus novatrice, en lien avec la diffusion de la culture attelée, l’attention portée aux bœufs de trait.
5Dans la décennie 1980, flux migratoire et diffusion de la culture attelée se sont conjugués pour donner un image dynamique de la région Ouest du Burkina, marquée par les revenus cotonniers et les excédents céréaliers. Mais les succès rencontrés ont occulté l’accumulation d’incertitudes sur l’avenir de la région et sur la capacité de l’agriculture familiale de consolider les résultats obtenus.
La rançon du succès : des systèmes de production fragilisés
6L’affirmation sur l’accumulation des incertitudes peut être illustrée par l’évolution des principales productions au cours de la première moitié de la décennie 1990 : les courbes régulières de croissance font place à des rythmes saccadés. Ce changement de tendance mérite d’être analysé.
Une maîtrise difficile de l’environnement naturel et économique
7L’allure en dents de scie de la production cotonnière est révélatrice du changement de tendance : l’ascension de la courbe de production a été stoppée depuis 1992 ; le chiffre record de 1990-91 (180 000 tonnes) n’a plus été retrouvé.
8Ces résultats médiocres de la filière cotonnière sont en cohérence avec les difficultés rencontrées sur le marché international au début de la décennie 1990 (chute des prix internationaux) ; mais, ultérieurement, la production cotonnière n’a pas réussi à se relever ou à profiter du gain de compétitivité entraîné par la dévaluation du franc CFA en 1993 (à la différence des pays voisins comme le Bénin ou le Mali, où la production cotonnière est en forte augmentation). Des explications internes au Burkina sont à rechercher dans l’environnement institutionnel (difficile coordination entre la Sofitex et les services agricoles ; dérapage du système de crédit aboutissant à un fort endettement paysan) mais aussi dans le comportement des producteurs (crise des groupements villageois chargés de cogérer la commercialisation primaire du coton, de gérer les commandes d’intrants et de garantir le crédit par le système de la caution solidaire).
9Mais le coton n’est pas la seule production à connaître des difficultés ; devenue excédentaire, la production de maïs n’assure pas systématiquement des prix rémunérateurs aux paysans. Les difficultés d’écoulement du maïs peuvent entraîner l’effondrement des prix d’achat ; ainsi, en 1993-94, les producteurs, ayant réduit leur surface cultivée en coton, ont mis sur le marché des quantités de maïs telles que les prix n’ont jamais dépassé 2 500 à 3 000 francs CFA le sac de 100 kg ! Un tel niveau de prix ne rémunère pas la main-d’œuvre familiale et encore moins les quantités d’engrais utilisées ! L’Ouest semblait ainsi s’installer dans une situation de surproduction relative : les demandes solvables des marchés urbains ne sont pas assez fortes pour soutenir un marché céréalier pourtant bien modeste.
10Or, en 1994-95, la situation a été brutalement très différente : dès le démarrage de la campagne de commercialisation, le sac de 100 kg a atteint le prix de 7 000 à 8 000 francs CFA. Cette forte hausse est liée à l’effondrement des quantités disponibles pour la commercialisation : suite à des pluies abondantes et tardives, le Mouhoun a largement débordé de son cours en octobre et novembre, noyant plusieurs milliers d’hectares de terres basses cultivées en coton et maïs. La diminution de la production de maïs dans les provinces de la Kossi et du Mouhoun, habituellement excédentaires, a complètement perturbé le marché céréalier.
11La brutalité des variations des prix observées entre 1993-94 et 1994- 95 illustre le maintien de la dépendance envers l’environnement naturel. Les écarts climatiques sont d’autant plus fortement ressentis que les quantités commercialisées sont modestes, quelques milliers de tonnes4 chaque année. Les mouvements de céréales, encore mal connus, ne répondent pas à l’attente des producteurs : lors d’une enquête de connaissance du milieu effectuée en 1992 par les équipes du Projet de Développement Rural Intégré/Houet-Kossi-Mouhoun dans chaque village de dix départements de ces trois provinces, la question de la commercialisation des céréales est apparue comme une préoccupation majeure pour les chefs d’exploitation, à cause de leur absence de maîtrise des prix.
12Mais, face à la complexité croissante des échanges commerciaux, toutes les exploitations agricoles ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre.
Les disparités croissantes entre les exploitations agricoles familiales
13Les disparités entre exploitations agricoles sont bien antérieures aux années 1980 de fort accroissement des productions agricoles ; mais la modernisation agricole entraîne des changements dans la nature des disparités.
14La multiplication des facteurs de disparité marque en effet cette période. Le facteur classique du contrôle de la main-d’œuvre prend une nouvelle dimension : l’existence d’une force de production importante, élément majeur dans les agricultures manuelles, devient une condition pour accéder à des moyens de production modernes. Les conditions d’accès au crédit pour l’équipement en culture attelée sont significatives de cela : fixation d’un seuil minimum pour l’effectif des exploitations, pour les superficies cultivées ; existence de possibilités d’extension des exploitations. Dans le cadre du projet de motorisation intermédiaire lancé par la Sofitex, l’octroi d’un tracteur est soumis à des conditions similaires, avec un seuil plus élevé : 30 hectares en cultures, 15 actifs agricoles. Une logique financière (garantir les perspectives de remboursement) a ainsi des répercussions sur la sélection des exploitations agricoles bénéficiaires des équipements.
15Mais d’autres éléments apparaissent comme des facteurs discriminants : l’accès à de nouvelles terres, en particulier de qualité, devient un enjeu. Le fort accroissement démographique que connaît la région (cumul du croît naturel et d’un solde migratoire fortement positif) réduit les terres disponibles. Les familles autochtones et souvent les migrants anciennement installés contrôlent les meilleures terres, repoussant les derniers arrivés sur des sols marginaux, aux faibles potentialités.
16Le niveau d’équipement renforce les disparités : les travaux à façon sont remboursés en journées de travail ou en sacs de céréales. La préparation des champs en culture attelée pour des exploitations en culture manuelle entraîne des contreparties en temps de travail au moment des goulets d’étranglement : sarclages ou récoltes. De même, les exploitations équipées en tracteur rentabilisent cet investissement en faisant tourner une égreneuse avec le moteur du tracteur : sur 10 sacs égrenés, 1 sac reste acquis au tractoriste. Comme les exploitations motorisées sont capables de dégager des excédents de céréales et de coton, elles accroissent ainsi leur capacité de commercialisation.
17La capacité d’accumulation de certaines exploitations familiales ne doit pas faire oublier la fragilité économique du plus grand nombre5. La question du contrôle de la force de travail reste déterminante ; or, le désir d’autonomie des cadets sociaux (frères ou enfants des chefs d’exploitation) a entraîné la multiplication des exploitations agricoles conduites par un nombre restreint d’actifs. Ces exploitations de dimension modeste ont le plus grand mal à dépasser le niveau de la subsistance alimentaire : faute de surplus commercialisable, le mouvement de modernisation ne les touche que faiblement. Si nous reprenons l’image déjà utilisée du coton comme "locomotive" des changements agricoles, l’enquête d’ Alfred Schwartz (1991) illustre ce phénomène d’un processus de modernisation réservé à une minorité d’exploitations :
18– 57 % des exploitations agricoles cultivent du coton, 43 % sont donc des exploitations non cotonnières, ce qui limite très fortement, vu le système de crédit en place, leur accès aux intrants et la possibilité d’accéder à la culture attelée ;
19– la modestie des superficies cultivées en coton par exploitation renforce cette tendance :
- 49 % des exploitations cultivent moins de 1 ha de coton,
- 36,2 % de 1 à 2 ha,
- 27,2 % de 2 à 4 ha,
- 7,6 % plus de 4 ha.
20Donc, pour environ la moitié des exploitations cotonnières, la part réservée au coton est si restreinte que les revenus tirés de cette culture sont insuffisants pour engager un processus d’accumulation et de modernisation.
21Pour donner un ordre de grandeur de ces exploitations aux capacités productives modestes, le cumul des exploitations ne cultivant pas de coton ou en cultivant moins de 1 ha représente environ 70 % du total des exploitations agricoles de l’aire cotonnière, estimé à 120 000. Cet ordre de grandeur peut être rapproché du niveau de mécanisation : malgré les incertitudes qui entourent les données statistiques, environ le tiers des exploitations peuvent être considérées comme équipées en culture attelée. L’adoption de la culture attelée étant conditionnée par le contrôle d’une main-d’œuvre familiale importante et de terres cultivables disponibles, le pourcentage de culture attelée désigne les exploitations ayant pu se moderniser : ce sont elles qui dégagent les excédents céréaliers et cotonniers de la région.
22À la lumière des disparités ainsi mises en évidence, le questionnement doit porter sur l’avenir de la région : s’agit-il d’un processus de diffusion du progrès technique et économique qui est en cours et qui va gagner d’autres exploitations agricoles ? Ou au contraire s’agit-il de mécanismes de marginalisation durables pour un grand nombre d’exploitations familiales ?
Inquiétudes pour l’avenir : des défis à relever
23L’observation de l’agriculture dans l’Ouest du Burkina sur une période de 20 ans montre une capacité indéniable des exploitations familiales de se transformer, d’évoluer. Mais les formes prises par ces évolutions soulèvent des interrogations sur l’avenir de la région.
Une maîtrise très incomplète des processus d’intensification agricole
24Les modèles productivistes de développement diffusés par l’encadrement agricole ont été acceptés par certaines unités de production en cours de modernisation grâce à un jeu complexe d’adaptation. L’appropriation des schémas techniques de modernisation a eu lieu lorsqu’il n’y a pas eu de contradiction avec le souci de maintenir et d’accroître la sécurité alimentaire. Les succès les plus évidents ont été obtenus quand les changements renforçaient les capacités de production céréalière des exploitations ; il en va ainsi du recours à l’engrais-coton pour amender les champs de maïs, ou de l’engouement pour la culture attelée qui permet d’étendre les superficies cultivées.
25Cette interprétation de la diffusion des changements techniques est illustrée par la simplification rapide des systèmes de production, dominés dans les exploitations modernisées par l’association coton-maïs. Cette façon de s’approprier les innovations techniques devient dangereuse quand le contexte économique n’est pas favorable à une véritable intensification des systèmes de production. Alors, les innovations sont acceptées de manière sélective et peuvent même entraîner des effets négatifs. En zone cotonnière, ce type d’évolution se met en place depuis plusieurs années ; la hausse de prix des intrants agricoles (dans le cadre du plan d’ajustement structurel, les subventions en faveur des engrais ont été fortement réduites) et l’existence de prix d’achat faiblement rémunérateurs pour les céréales et le coton ne favorisent pas des schémas d’intensification de la production. L’échec de la diffusion d’un produit comme Burkina-phosphate destiné à amender les sols dans la durée confirme une logique d’exploitation minière des sols. Indéniablement, le maintien de prix peu rémunérateurs entraîne des solutions extensives : la mise en culture de terres neuves sur défriche est toujours recherchée comme la solution la plus rentable, avec un complément d’intrants modernes. Aussi la dynamique productive précédemment décrite repose-t-elle pour beaucoup sur la forte augmentation des surfaces cultivées : le front de colonisation où se retrouvent autochtones et migrants a d’abord permis de défricher la brousse, d’obtenir des récoltes abondantes sur des sols neufs.
26La véritable bataille pour l’intensification va commencer car, pour la plupart des exploitations, le recours à de nouvelles terres n’est plus possible. Si des migrants sont encore tentés par de nouveaux déplacements vers des zones plus méridionales du pays, les espaces colonisables se restreignent ; la plupart des migrants resteront sur place et devront continuer à mettre en valeur les terres qui leur ont été prêtées. La zone de colonisation agricole de l’Ouest du Burkina n’est plus un front migratoire, sauf sur des espaces résiduels ; en conséquence, les évolutions de la production agricole devront désormais se faire sur un espace limité. C’est une donnée nouvelle pour les dynamiques régionales : avec la fin des défrichements, avec les risques de dégradation des sols, comment arriver à maintenir le niveau de production ? comment dessiner les contours de l’avenir ?
27Pour éviter que les évolutions régressives ne l’emportent (paupérisation des exploitations familiales, marginalisation croissante des éleveurs, tensions entre autochtones et migrants), il faut réunir un ensemble de conditions qui définissent les orientations du développement rural dans cette région.
Les défis à relever
28Ils sont de plusieurs ordres dans le cadre de politiques agricoles qui poursuivent un double but :
- améliorer les systèmes productifs afin de dégager des excédents pour approvisionner les villes et pouvoir exporter ;
- maintenir un nombre élevé d’exploitations agricoles familiales, afin d’éviter le renforcement de l’exode rural vers des villes au marché du travail saturé.
• Sauvegarder le potentiel productif de la région
29Le changement de situation foncière est la donnée nouvelle de la décennie 1990 : progressivement de nouvelles relations à l’espace agricole s’établissent. Les évolutions des paysages agricoles ont été très fortes dans un passé récent : la recherche de terres à défricher en brousse a été telle que, dans de nombreux villages, les champs permanents sous parc arboré ont été abandonnés. L’arrivée massive de migrants a aussi déclenché une véritable course aux défrichements en vue de s’assurer le contrôle de nouvelles terres. Les besoins croissants en terre ont entraîné des défrichements inconsidérés : mise en culture de sols marginaux, de sols en pente ; ouverture de champs jusqu’aux berges des rivières.
30Cette extension des espaces cultivés a fortement réduit les zones de parcours et de pâturages pour le bétail. Les tensions entre agriculteurs et éleveurs ont augmenté dans un contexte de rivalité pour l’utilisation de l’espace où l’opposition entre agriculture et élevage l’emporte sur les formes d’association entre les deux activités.
31Faute de mesures préventives qui auraient pu, peut-être, freiner la consommation d’espace, les risques accumulés nécessitent des mesures d’accompagnement : protection et mise en défens des zones les plus fragiles, mesures de défense et de restauration des sols... Ces mesures sont des axes de travail avec les populations rurales dans le cadre des récents projets de développement centrés sur la gestion des terroirs et la pérennisation des ressources naturelles.
32Accueillis souvent sur les sols les plus pauvres et fragiles, les migrants sont d’abord concernés par les mesures de protection du sol, ce qui suppose une clarification de leur statut foncier.
• Sécuriser les statuts fonciers
33En zone de colonisation agricole, la question foncière est centrale pour l’avenir économique, et fort délicate à manipuler. La tentative de régler la question foncière, à l’échelle nationale, par le texte de 1984 portant Réorganisation agraire et foncière a démontré que légiférer en droit moderne s’accommode mal de pratiques coutumières fort vivantes ; de plus, les spécificités foncières d’une zone de colonisation agricole n’ont pas été prises en compte. Ces difficultés ont conduit à ce que la nouvelle législation ne soit pas mise en œuvre ; or, l’urgence et la gravité de la question foncière demeurent. L’insécurité foncière que connaissent beaucoup d’exploitations de migrants n’est pas favorable à l’investissement financier et humain que supposent les mesures de protection des ressources naturelles et de gestion de la fertilité.
34En vue d’améliorer la sécurité foncière, une approche pragmatique de la réalité pourrait donner lieu à discussion entre les composantes de la société rurale et aboutir à des accords négociés, selon le schéma suivant :
- reconnaissance de la primauté coutumière des autochtones et d’une gestion traditionnelle des parcours pour le bétail ;
- acceptation de la présence des migrants par la reconnaissance de leur accès à la terre.
35Seraient ainsi reconnus les actes fondateurs pour chaque communauté : respect de la coutume pour les autochtones, accès reconnu aux pâturages pour les éleveurs, acceptation du fait historique ; de la migration. Cette reconnaissance réciproque pourrait ouvrir la voie à des mesures concrètes négociées et acceptées par tous : délimitation de couloirs de passage entre points d’abreuvement et zones de pâturage pour le bétail, nouvelle réglementation pour la vaine pâture sur les terres cultivées après les récoltes, possibilités d’aménagement de cordons pierreux ou de reboisement sur des parcelles travaillées par les migrants... Ces mesures concrètes contribueraient à améliorer les systèmes de production, et surtout à éloigner les risques d’affrontements (dérapages violents, illusion de croire que l’exclusion ou la marginalisation d’un groupe apporteraient une solution durable) sur le sujet sensible du contrôle foncier.
• Renforcer la professionnalisation des organisations paysannes
36La zone cotonnière est la seule région du Burkina où les organisations de statut pré-coopératif, les groupements villageois (GV), sont nombreuses et fonctionnelles. Cette originalité est due à leur lien avec la filière cotonnière : les GV assurent la commercialisation primaire du coton ; en contrepartie ils reçoivent de la Sofitex une ristourne pour frais de marché qui alimente leurs caisses. Les GV sont aussi fortement impliqués dans la gestion du crédit agricole, notamment par le système de la caution solidaire.
37L’ensemble de ces mécanismes, après une phase de montée en puissance des GV parallèle à l’essor de la culture cotonnière, traverse depuis plusieurs années une crise grave, révélée et amplifiée par les difficultés de la filière cotonnière au début des années 1990. Cette crise se traduit par un endettement à un double niveau : endettement externe envers le CNCA, endettement interne envers certains membres des GV victimes de la caution solidaire. La crise de confiance entre les producteurs et les intervenants extérieurs (CNCA, Sofitex, encadrement agricole) se double donc d’un malaise interne, souvent très grave. Ceci aboutit à une perte d’efficacité très importante : mauvaise gestion du crédit compromettant l’apport en intrants et la poursuite des programmes d’équipement en culture attelée ; absence de suivi sérieux de la culture cotonnière (lutte anti-parasitaire, notamment).
38Le renouveau des organisations de producteurs est nécessaire pour que les chefs d’exploitation puissent mieux maîtriser l’environnement économique de leur unité de production :
- véritable cogestion de la filière avec, du côté de la Sofitex, information préalable sur les coûts des intrants et les prix d’achat et effort de diffusion d’innovations fiables (semences sélectionnées, traitements) et, du côté des producteurs, un engagement sur l’amélioration de la qualité du coton produit.
- meilleur contrôle sur la commercialisation des céréales avec une information sur les marchés et le développement des capacités locales de stockage.
39Ce renouveau passe par un travail de formation et de suivi des responsables d’organisations paysannes ; il doit aussi être doublé de la refonte de l’encadrement agricole, appelé à évoluer vers une fonction de conseil aux exploitants agricoles.
40Les différenciations déjà mentionnées entre les exploitations agricoles entraînent des besoins en conseils et en services différents. Pour y répondre, l’ensemble des intervenants dans le secteur agricole doivent évoluer.
• Accompagner les évolutions différenciées des exploitations familiales
41Pour dégager des perspectives de développement économique et social, le mythe de l’uniformité du monde paysan doit être bousculé : les unités de production ont besoin d’appuis et de conseils ciblés en fonction de leurs capacités et de leurs orientations.
42Une attention particulière doit être portée aux exploitations de dimensions modestes, tournées prioritairement vers la recherche de l’autosubsistance. Leur marge de manœuvre réduite accentue leur fragilité et les risques de disparition ; or, ces exploitations représentent environ 70 % des unités de production en zone cotonnière. Accédant difficilement au processus de modernisation, ces exploitations ont un besoin impérieux de structures collectives qui mettent à leur portée les moyens d’obtenir, même en quantités limitées, du crédit et des intrants. Elles ont besoin de conseils spécifiques au regard de la faiblesse de leur production : les pertes post-récolte (attaques des rongeurs, mauvaises conditions de conservation) sont particulièrement graves ; le maintien des rendements doit être recherché par d’autres moyens que le recours à l’engrais chimique coûteux (mesures de protection des sols, associations culturales).
43La diffusion d’un modèle unique de modernisation (adoption de la culture attelée, association maïs-coton) a permis l’émergence d’une minorité d’exploitations agricoles dynamiques, mais la majorité des exploitations ne peut y accéder immédiatement. Ce constat doit conduire à chercher des réponses aux attentes d’un grand nombre d’exploitations : sécurité alimentaire, sécurité foncière, complément de ressources (petit élevage, par exemple ; or, il est décimé par les maladies faute d’un environnement sanitaire efficient).
44En parallèle, l’émergence d’exploitations dégageant des excédents céréaliers et cotonniers doit être soutenue, en particulier par des mesures de clarification des circuits de commercialisation. Pour des unités de production où les ressources monétaires prennent de plus en plus d’importance, la maîtrise des outils de gestion est un facteur clef de la réussite (information sur les prix ; capacité de gérer les stocks, les flux ; calculs prévisionnels). Une meilleure connaissance de l’environnement économique est un élément important pour ces exploitations qui s’engagent dans des processus d’intensification de la production. Ces processus apparaissent aujourd’hui comme incomplets et mal maîtrisés : les insuffisances actuelles peuvent être corrigées, notamment par des mesures de rationalisation des systèmes de production. L’apport d’engrais chimiques coûteux doit être mieux géré, complété par la fumure organique. Les exploitations cotonnières ont capitalisé en têtes de bétail, possédent des bœufs de trait ; les fosses et étables fumières se répandent. Des marges de manœuvre existent : efforts d’association entre agriculture et élevage, meilleure gestion des terres.
45La présentation, même rapide, d’un certain nombre de défis à relever pour assurer la pérennisation des systèmes de production dans l’aire cotonnière indique l’ampleur des tâches de développement rural : il faut agir conjointement sur plusieurs fronts pour éviter des évolutions régressives. Pour écarter les difficultés qui touchent d’autres régions du pays moins favorisées par les conditions naturelles, il faut intervenir énergiquement sur deux plans :
- préserver les capacités productives du milieu (par l’amélioration des systèmes de gestion de la terre et de l’ensemble des ressources naturelles, par l’évolution des statuts fonciers) ;
- structurer le milieu paysan (par la formation des producteurs, par le renouveau et la professionnalisation des organisations paysannes).
46Une meilleure maîtrise dans ces deux domaines doit renforcer les capacités d’évolution des unités familiales de production agricole. Il reste un troisième domaine, l’environnement économique (notamment l’évolution des prix), fortement conditionné par le marché international : les marges de manœuvre locales sont ici réduites. Or, dans une agriculture en voie de modernisation, les répercussions de l’environnement économique sont de plus en plus fortes, comme le montrent les évolutions des productions agricoles au cours des dernières années (effet des variations des prix d’achat du coton, de la hausse des intrants agricoles). Tout indique que l’ouverture sur l’extérieur de nombreuses exploitations agricoles est source d’innovation et de fragilité. Au-delà des capacités d’évolution des exploitations agricoles, dont les perspectives et les conditions ont été évoquées précédemment, l’interrogation sur l’insertion économique des exploitations agricoles devient cruciale. La politique agricole nationale d’un pays aussi dépendant de l’extérieur que le Burkina Faso (programme d’ajustement structurel, poids de l’aide étrangère) peut-elle garantir un environnement économique stable aux exploitations agricoles ? ou même éviter des variations trop brutales ? Rien n’est moins sûr ; en conséquence, les évolutions des exploitations agricoles familiales se dérouleront dans un contexte incertain, mal maîtrisé. Les risques majeurs, en cas de perturbation grave, seront supportés par la structure familiale des unités de production ; ils seront accompagnés d’une accélération de l’exode rural.
47Cette hypothèse pessimiste d’une dégradation de la situation économique souligne le besoin de prix rémunérateurs pour rendre efficaces les efforts de modernisation. La voie est donc étroite pour la consolidation des transformations observées depuis une vingtaine d’années dans l’aire cotonnière du Burkina.
Notes de bas de page
1 L’aire cotonnière correspond aux provinces du Mouhoun, du Houet, du Kénédougou, à une partie des provinces du Sourou, de la Kossi, de la Bougouriba et de la Comoe, soit 20 % du territoire national ; cf. A. Schwartz, L’exploitation agricole de l’aire cotonnière burkinabé, ORSTOM, 1991.
2 Observations faites dans le cadre de travaux de recherches sur le mouvement de colonisation agricole dans l’Ouest du Burkina (1980-1990) puis comme conseiller technique auprès du projet de Développement Rural Intégré/Houet-Kossi-Mouhoun (1991-1995).
3 Pour des informations plus complètes sur le mouvement migratoire, se reporter à mon article "Espaces ethniques et migrations : comment gérer le mouvement Politique africaine, n° 20, 1985.
4 I. Drabo, Comment se nourrit le Yatenga ? Un exemple de transfert de céréales avec la Kossi. Thèse de géographie soutenue à l’Université de Paris X en décembre 1993.
5 B. Tallet, "Instabilité des unités familiales de production alimentaire et fragilisation des systèmes de production (Burkina-Faso)", in : Crise agricole et crise alimentaire dans les pays tropicaux, éd. CNRS, 1987.
Auteur
Maître de Conférences en géographie
Université de Paris I
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011