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    Plan détaillé Texte intégral La situation factuelle et sa perception avant l’enquête La demande d’enquête et le protocole suivi Les dynamiques paysannes dans le Tombali : trois conclusions que l’enquête permit d’établir Notes de bas de page Auteur

    Les paysans, l’état et le marché

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Quelques données concernant la riziculture dans le sud de la Guinée-Bissau

    Gérald Gaillard

    p. 183-195

    Texte intégral La situation factuelle et sa perception avant l’enquête 1er point factuel : les techniques rizicoles 2ème point semi-factuel : l’autonomie alimentaire, les importations 3ème point : la situation telle qu’elle est perçue ; l’émigration rurale et ses conséquences sur la production agricole La demande d’enquête et le protocole suivi Les dynamiques paysannes dans le Tombali : trois conclusions que l’enquête permit d’établir Manque de force de travail et riziculture de bolanha Remarques sur les stratégies paysannes et l’exode : cajou contre riz Sur un "fait" qu’il convient d’interroger : l’autosubsistance alimentaire de la Guinée Portugaise Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Ces pages ont pour source un rapport (septembre 1995) commandé par le programme "Culture de fruits et riziculture dans la région de Tombali" de la Coopération française en Guinée-Bissau, programme qui vise au développement de la production rizicole dans la région Sud du pays, dite région de Tombali. L’enquête devait prendre la mesure de l’exode rural et proposer un ensemble de mesures pour le freiner. On présentera successivement :

    • la situation factuelle et la façon dont elle a été présentée,
    • la demande d’enquête et le protocole suivi,
    • enfin quelques conclusions concernant les dynamiques paysannes récentes dans cette région.

    La situation factuelle et sa perception avant l’enquête

    1er point factuel : les techniques rizicoles

    2Les paysans du Tombali pratiquent deux techniques rizicoles : la riziculture sur brûlis et la riziculture irriguée sur sols salins (de bolanha) Dans les deux cas, on observe deux types (ou modes) de production :

    • Une activité "individuelle" effectuée au niveau de l’unité familiale. Le chef de famille dispose de sa force de travail, de celles de ses épouses et enfants et, à différents moments de la reproduction des rapports sociaux, de celle de ses beaux-fils.
    • Un appel systématique, par cette unité de production aux différentes associations (souvent appelées kilé1) : associations de l’ensemble des villageois, des femmes, des jeunes, des hommes, des enfants. Le kilé peut se définir comme une coopérative de force de travail dont la règle est l’échange. S’il comprend un président et un trésorier, son fonctionnement ne participe pas (encore) dans la région de Tombali de la pure logique de l’échange monétaire : la force de travail ne s’y échange que contre de la force de travail. Lorsqu’on rencontre le cas d’une association de jeunes gens rémunérés, travaillant sur le champ d’une femme ou d’un individu qui n’en est pas membre, on peut avoir l’impression que ce groupe vend sa force de travail contre de la monnaie (comme l’avait d’ailleurs pensé la section crédit du projet français). Une analyse plus fine montre que, si le bénéficiaire de la prestation débourse une somme relativement importante tant pour nourrir le groupe venu que pour payer sa prestation, il n’en reste pas moins que chacun sait que c’est parce que tel ou tel de ses membres est en lien de parenté avec le bénéficiaire que le "contrat" a eu lieu.

    3Ce membre travaillera par la suite avec ses camarades, pour le bénéfice d’un grand frère, d’une belle-mère, etc., ou d’un autre membre du kilé. Le président qui négocie les "contrats" détermine "sur le champ de qui on ira travailler", et le fait qu’il soit parfois remplacé parce qu’il "avantage trop ses parents" montre qu’il n’est pas le simple gérant d’une association à but lucratif et que l’argent n’est donc pas entièrement utilisé comme monnaie dans les rapports sociaux.

    4Bien qu’ainsi largement symétrique dans l’échange et donc constituant un jeu à somme nulle, le rôle des associations est absolument essentiel dans la production, et ce à trois niveaux. Le premier est celui de l’obligation dans quelques cas d’une action collective (la construction de la digue principale, la pose d’un toit). Le second est celui de l’exploitation des cadets par les aînés que permet cette organisation : le groupe travaille sur le champ d’un aîné pour le compte d’un membre, qui en échange travaille sur le champ d’un autre aîné. Dans les deux cas, les cadets payent de leur personne. Très loin d’être négligeable, le troisième niveau est celui du pouvoir d’incitation du kilé : le taux de productivité du travail d’un individu y est très nettement supérieur à celui d’un travail solitaire.

    5Si l’on peut imaginer un agriculteur sur brûlis ne faisant appel à aucun kilé, car rien dans son processus de production n’implique l’absolue nécessité d’une action collective, il n’en va pas de même avec la production de bolanha. Moins connue que l’agriculture sur brûlis, celle-ci demande que les paysans 1) élèvent une digue permettant d’isoler le terrain sélectionné de l’influence du cours d’eau salée (sa hauteur est fonction de l’amplitude des marées), 2) abattent les palétuviers et en effectuent le dessouchage, 3) retiennent sur cet espace les eaux de pluie qui 4) lessivent les sols grâce à un système de vanne. On doit compter environ quatre à cinq saisons des pluies pour qu’un sol ainsi nettoyé soit exploitable. L’espace est ensuite divisé en casiers et en cordes séparées par des digues. La corde est une bande de terre exploitée par l’unité de production familiale minimale.

    6La différence de productivité entre les deux techniques est d’environ un à huit en faveur des bolanhas. Par contre, le riz de plateau est préféré pour la consommation.

    2ème point semi-factuel : l’autonomie alimentaire, les importations

    7Il est répété par toute la littérature que la Guinée-Bissau était autonome du point de vue alimentaire avant la décolonisation. Nous y reviendrons mais, en attendant, qualifions ce point de semi-factuel. Toujours est-il que les importations de riz n’ont cessé d’augmenter depuis l’indépendance.

    3ème point : la situation telle qu’elle est perçue ; l’émigration rurale et ses conséquences sur la production agricole

    8La riziculture submergée sur "sols salins" est exigeante en main-d’œuvre, c’est la contrainte et le facteur limitant majeur. Or, poussant à l’accroissement des productions rizicoles, les responsables du programme de développement ont partout entendu les paysans dire que les "forces des jeunes manquent", ce qui expliquerait que, bien que des variétés performantes aient été introduites, la production baisse.

    La demande d’enquête et le protocole suivi

    9En bref, la Coopération demandait d’étudier les formes et le volume de l’émigration rurale, ce qu’elle représente en manque à gagner en force de travail, et que je propose une série de mesures visant à l’enrayer.

    10Un échantillon de villages a été sélectionné (12 sur 50) à partir de la distance et des difficultés de transport, des types de production rizicole (bolanha ou riz de montagne), de l’importance démographique, des structures religieuses et culturelles (lieux Biafada, Nalou ou Balanta homogènes ou mixtes du point de vue ethnique).

    11L’enquête a employé quatre techniques différentes : la méthode généalogique, le questionnaire, l’entretien et l’observation. S’il est commode d’établir un échantillon de villages, il ne nous apparaissait pas souhaitable de procéder par sondage à l’échelle villageoise. A l’intérieur d’un même groupe domestique, les exodes et les phénomènes similaires sont comme "contagieux". Or, à l’échelle qui nous occupait, l’absence de prise en compte d’un seul de ces lignages aurait éventuellement transformé les données. Il fallait ainsi retenir l’ensemble de la population pour chacune des localités et, à cet effet, nous avons utilisé ce que les ethnologues appellent la méthode généalogique. Elle consiste à partir des tracés des villages (effectués par nos soins) où figurent les demeures, puis, pour chacune, à établir une généalogie complète de la famille élargie. Après une codification permettant d’éviter les doublons, les généalogies recueillies ont servi de base de travail pour les questionnaires.

    12Pour les individus figurant sur la généalogie, un questionnaire assez simple a été rempli. Après une sorte d’état-civil2, suivait une série de questions visant à situer l’individu : par exemple, s’il en était parti, s’est-il ou non rendu au village ces trois dernières années ? quand ? Enfin, une troisième série de questions traitait du travail agricole : par exemple, l’individu concerné a-t-il ou non participé aux labours ? au désherbage ? à la récolte ? à la réparation des digues ? Ces dernières questions permettaient ainsi de déterminer la perte effective en main-d’œuvre de l’unité de production.

    13Les entretiens visaient à compléter les données : par exemple, comment un toit de tôle avait-il été payé ? pourquoi manquait-on de "forces vives" ? combien tel outil avait-il été payé ?

    14L’observation porta sur l’état des digues des rizières de mangrove, sur la représentativité de nos interlocuteurs... et, afin que nos propositions soient réalistes, sur le fonctionnement du projet sur le terrain.

    Les dynamiques paysannes dans le Tombali : trois conclusions que l’enquête permit d’établir

    15Les données exploitées montrèrent que la mise en relation de trois paramètres (techniques de riziculture, autoconsommation et exode des jeunes) conduit à la division de la péninsule en trois ensembles distincts :

    • Une première région de producteurs sur brûlis est constituée d’unités islamiques vivant de riziculture de plateau, et cela pratiquement en autosubsistance puisque l’autoconsommation est assurée avec quelques difficultés d’une récolte à l’autre (onze mois). L’exode rural y est faible mais les paysans se plaignent du "manque de bras".
    • Une seconde région (au centre et au sud de la péninsule) est habitée par des Balante, Soussou, Nalou, Peul, Mandjak. On y cultive à la fois du riz de plateau et du riz de bolanha. L’autoconsommation est assurée jusqu’aux mois de juin/juillet, soit six mois environ dans l’année. C’est une région au taux d’émigration assez fort, touchant dans certains cas 50 % des effectifs jeunes d’un lignage donné.
    • Une troisième région (le Grand Sud), plus traditionnelle, a son autosubsistance quasiment assurée jusqu’aux mois de septembre/octobre, soit pendant neuf à dix mois. L’émigration touche 14 % des jeunes, mais beaucoup reviennent participer aux travaux des champs.

    16Ces régions établies, un tableau en présentera de façon plus fine le découpage (tableau 1).

    Image

    Tableau 1 : Exode des jeunes par régions et manque à gagner en force de travail
    N.B : – l’enquête portant aussi sur les effets sociaux de la création récente d’un marché, la région 2 (Centre et Sud) a été subdivisée.
    – W : force de travail

    17Afin de saisir la dynamique et l’importance de l’exode, les chiffres de ce tableau doivent être comparés à ceux de l’exode de la génération précédente, puis à ceux de l’exode par ethnie3. Nous avons fixé à 35 ans la barrière "générationnelle" (tableau 2).

    Image

    Tableau 2 : Exode dans la génération des chefs de famille

    18Ces données appellent un certain nombre de commentaires :

    191) Exode et identité ethnique.

    20Nous n’avons pas inclus ici les tableaux analysant la répartition de l’exode en fonction de critères ethniques, c’est-à-dire culturels. On soulignera seulement que cette répartition ethnique, qui n’apporte aucune information supplémentaire, tend à tasser les disparités régionales. Il convient donc de rejeter une réflexion en termes de composante ethnique pour ne considérer qu’une subdivision en régions.

    212) L’exode d’une génération à l’autre.

    22Il s’avère que, dans les régions du Nord et du Grand Sud, l’exode des plus de 35 ans présentait un taux plus élevé que celui observable actuellement pour leurs cadets4. Le fait est en grande partie explicable par la guerre de libération nationale et ses implications. Les fuites en Guinée-Conakry furent importantes, les militaires engagés dans la foulée de la guerre furent nombreux et on assista à une recomposition du paysage humain citadin après la guerre.

    23À l’inverse, on constate, d’une génération à l’autre, un accroissement important de l’exode dans la région du Centre (région 2). Ceci nous laisse avec la question de la détermination des causes de cette disparité.

    243) L’absence de corrélation entre exode et technique agricole.

    25On peut considérer que l’exode "pur" (c’est-à-dire sans les scolarisés) tourne autour de 10 % dans la région dite du Nord et dans celle dite du Grand Sud.

    26La région du Nord pratiquant la riziculture pluviale et celle du Grand Sud entretenant les bolanhas, il ne semble donc pas y avoir de corrélation entre l’exode et les techniques agricoles.

    27Ces régions s’opposent ainsi à celles du Centre et du Sud, où il est de moitié plus important.

    284) La perte en force de travail représentée par l’exode.

    29La perte en force de travail n’est pas symétrique à l’importance de l’exode, mais la participation des exilés aux travaux agricoles semble dépendre de l’éloignement entre le lieu dont ils proviennent et le centre citadin : la perte totale effective s’échelonne de 66,6 % pour le Nord à 87,4 % pour le Grand Sud. Les exilés revenant pour les travaux ne repartent ordinairement pas les mains vides, mais emportent du riz avec eux. Aussi peut-on lier la diminution de leur participation en fonction de l’éloignement à la croissante difficulté du transport du riz qu’ils rapportent.

    30Il n’en est pas de même en ce qui concerne la participation des scolarisés, qui partout est relativement forte à l’exception du Centre : le Nord perd 20 % de la force de travail des scolarisés, le Grand Sud 37 % et le Sud 44 %, alors que la perte atteint 75 % pour la région du Centre.

    31Les scolarisés reviennent plus que les exilés participer aux travaux. Il s’agit donc d’une population différente, mais dont les taux de participation au niveau des régions reproduisent presque à l’identique les taux de départ en exode par région. On retrouve ainsi la question sur laquelle nous laissait le second point : pourquoi cette disparité du retour des scolarisés selon les régions ?

    Manque de force de travail et riziculture de bolanha

    32Rappelons que la riziculture de bolanha consiste à dessaler un terrain, à constituer, par l’élévation de digues, des casiers protégés dans leur ensemble de l’eau salée par une digue commune et à profiter ainsi d’une terre riche en limon. La digue comme la "corde" qu’elle protège est désignée par le nom du coordinateur, de son "responsable" disent les gens, qui l’appellent "l’ourik d’un tel ou d’un tel". Ce dernier a la charge d’encourager, de surveiller, de coordonner les importants travaux de réparation annuels qu’exige sa bonne conservation5.

    33Nous avons longé les ouriks du Centre, région la plus touchée par une baisse de production, sur une trentaine de kilomètres. Des quatorze ouriks évaluées, seules trois permettaient une exploitation satisfaisante.

    34Il était assuré avant notre enquête que l’absence de réparations avait une double cause :

    • l’exode rural privant l’unité de production des forces vives nécessaires aux réparations et
    • l’introduction de rapports marchands, les travailleurs voulant toucher des sommes que les chefs de lignages ne peuvent fournir.

    35Les bolanhas du Grand Sud étant restées en bon état, cette disparité nécessitait une explication.

    36En l’absence de force de travail salariée libre, la coordination du travail sur les ouriks suppose un lien social fortement structuré autour d’une autorité unique régnant sur un ensemble humain dont l’importance numérique soit suffisante pour la production. Deux faits conditionnent la reproduction de cette structure sociale traditionnelle :

    • d’une part, la séparation d’une partie du clan de la souche-mère lorsque le terroir n’est plus assez vaste (segmentarité) ;
    • d’autre part, une constante redistribution démographique, anciennement assurée par l’enlèvement des femmes et de jeunes gens réduits en captivité (ou par la constante arrivée d’esclaves en fuite) et, aujourd’hui encore, par le placement d’enfants (fosterage).

    37La tabanca balanta reste le modèle d’une telle structure. Les Nalou, Papel et Biafada ont le plus souvent abandonné les techniques de bolanha pour la culture du riz sec (de plateau). Certains phénomènes sociaux laissent penser que les Balante pourraient suivre. Citons une redéfinition des rapports sociaux accompagnant le développement d’une nouvelle identité. La Nation et l’Islam fournissent de nouveaux modèles sociaux (en ce qui concerne l’héritage, les relations familiales...) et proposent l’un et l’autre un pôle identificatoire plus large que l’espace ethnique (passage du microcosme au macrocosme) : les espaces identitaires traditionnels sont ainsi comme en opposition aux espaces musulmans ou nationaux (l’opposition classique entre des esprits des lieux partout différents et la Fâtiha partout identique). Le nouveau modèle social pousse à des unités de coopération économique pour la production et la consommation plus petites et à un affaiblissement de la prééminence des aînés sur les cadets, des hommes sur les femmes, de la collectivité sur l’individu. Sous l’influence de leur voisinage le plus immédiat, on assiste chez les Balante à un affadissement des cérémonies d’initiation et à un relâchement des classes d’âge (affectant directement les regroupements de jeunes producteurs) bien avant une conversion définitive6. S’ajoute encore, une fois réalisée la conversion, l’abandon des boissons alcoolisées7. On doit prendre la mesure de cette révolution : la consistance subjective de l’individu, ne se définissant plus en fonction de sa communauté proche, se trouve libérée du poids de l’ancien statut (cadets, frères, membres d’une classe d’âge...).

    38Cette redéfinition des rapports sociaux et l’introduction de l’individualisme ont pour effet premier la fin du centralisme décisionnel, ce qui affecte directement la production puisque, là où l’organisation sociale est traditionnelle, la digue principale est élevée puis entretenue sous la coordination d’une même entité politico-sociale à laquelle sont soumis les regroupements en classes d’âge. Les parcelles particulières (cordes) que découpent les digues secondaires sont la propriété des différents segments de lignage (des familles unies les unes aux autres par les maillons de l’échange matrimonial et d’autres regroupements sociaux à caractère horizontal, telles que les classes d’âge). Or, les dynamiques sociales évoquées et certains événements historiques ont amené à l’exploitation d’une même digue principale par des unités de production dont les relations horizontales sont faibles.

    39Lorsqu’il s’agit de réparer les ouriks (les digues), le travail se prolonge entre trois et huit jours. Il est indéniable que se manifestera de plus en plus une tentative de la part des jeunes de monnayer leur participation collective aux travaux. La somme varie de 2 à 4 millions de pesos pour le plus souvent six à dix travailleurs, somme partagée entre l’ensemble des bénéficiaires de la digue principale, et c’est à ce point que se situe le problème. Le discours des aînés est que "ce qui manque est l’entente et non pas l’argent " (ce qu’une enquête sur les entrées et sorties d’argent nous confirme). Si "l’entente n’existe pas", c’est d’une part que manque le coordinateur, de l’autre que cette transaction traditionnelle est devenue l’un des lieux du rapport de force conflictuel entre aînés et cadets. "Payer" les cadets est, pour les aînés, accepter de leur reconnaître un nouveau statut. Il ne s’agit donc pas principalement d’une impossibilité financière, mais d’un blocage idéologique.

    40À l’inverse du Grand Sud où la structure sociale traditionnelle est encore très prégnante et les digues réparées, un seul cas de réparation a été observé dans la région du Centre, et il symptomatique que les membres de cette bolanha ont réparé l’ourik principale après que le centre du pouvoir religieux, ayant parlementé durant deux années avec chacun, ait, selon l’expression de mes interlocuteurs, "réussi à gagner l’union". Si l’on ajoute que l’une des bolanhas les mieux entretenues, et renommée comme la plus productive, est dirigée par un marabout, on pourrait demander un peu emphatiquement si, après les "marabouts de l’arachide", n’apparaîtraient pas ceux de la bolanha ?

    41Il est cependant manifeste que les facteurs cités plus haut ne sont pas la seule cause de l’abandon des réparations, qui résulte de la restructuration sociale que nous venons de décrire mais aussi de la commercialisation du riz d’importation autorisant sans famine une importante baisse de la production locale.

    42On sait que les jeunes scolarisés sont, du fait de leur âge et de leur dépendance économique, assez soumis à leurs aînés. Si le pouvoir de ceux-ci n’est pas absolu, ils reviennent cependant sans hésitation lorsque leur(s) père(s) l’exige (nt). Aussi peut-on émettre l’hypothèse que, comme l’indiquent les chiffres de nos tableaux, les scolarisés du Centre reviennent moins parce, tout simplement, on le leur demande moins. Or, c’est dans ces mêmes régions que l’exode est le plus élevé. Bien qu’existent certainement de nombreuses exceptions, il n’y a émigration, dans l’état subjectif actuel des membres de ces sociétés, qu’avec une autorisation au moins passive des aînés. Aussi peut-on supposer que c’est parce qu’on y laisse plus facilement partir les jeunes gens que ces régions ont un taux d’exode plus élevé que celles du Nord et du Grand Sud.

    43Il s’agit donc à présent de comprendre pourquoi les aînés n’exigent pas le retour de leurs cadets lors des travaux.

    Remarques sur les stratégies paysannes et l’exode : cajou contre riz

    44Quelle que soit la plainte, c’est presque toujours avec l’accord du groupe que les jeunes ont quitté l’unité de production, et ces départs correspondent donc à de nouvelles stratégies paysannes. Les jeunes scolarisés de Kamsar ou Conakry, à travers lesquels le groupe espère une promotion sociale, en sont l’exemple. Si dans certains lieux ces scolarisés participent au travail agricole et dans d’autres non, c’est souvent que leur présence n’est pas dans ce dernier cas indispensable. Ainsi, dans le Grand Sud, il est répondu pour les scolarisés que ces derniers viennent apporter leur concours, à l’inverse de ce qui se passe dans la région du Centre.

    45La cause en est que les paysans de cette dernière région ont trouvé "mieux" que la riziculture de bolanha, avec la mise en culture des anacardiers permettant l’acquisition de riz importé. On constate que la production anacardière, rapportée à l’économie de chacune des régions considérées, varie en fonction de l’exode rural et de l’autosuffisance alimentaire : la riziculture de plateau nourrit presque toute l’année une population qui ne pratique que peu jusqu’à ce jour la culture de l’anacardier ; les bolanhas de la troisième zone sont restées productives et nourrissent encore une population qui vient de planter des anacardiers ; alors que, dans le Centre, l’anacardier prédomine sur la riziculture, les bolanhas sont peu travaillées, l’on s’y alimente principalement de riz d’importation et l’exode rural est important.

    46Les lignages du Centre ne gardent auprès d’eux que la main-d’œuvre dont ils ont besoin. Une importante réduction de celle-ci a été autorisée par le passage de la bolanha au riz pluvial et surtout aux plantations d’anacardier qui, de plus, développent la disponibilité en numéraire permettant ainsi de payer les transports et de se rendre en ville. L’exode massif est corrélé à une reconversion des activités économiques et non pas l’inverse. L’absence de nécessité d’un travail plus soutenu permet aux jeunes de se rendre en ville et à leurs aînés de tenter d’autres stratégies d’enrichissement du lignage.

    47C’est pourquoi le développement des marabouts de la bolanha semble peu probable. Le paramètre clé de la culture du riz dans la région est d’abord l’existence de l’échange massif de riz d’importation contre du cajou (à l’actuel taux d’un kilo pour un kilo) et il est inutile de mesurer le rapport des productivités du travail des bolanhas et de l’anacardier pour savoir qu’il est très largement défavorable à la production rizicole.

    48On doit donc être ici parfaitement objectif : hormis l’émergence brusque d’une situation extrême (que personne ne souhaite), aucune force idéologique ne persuadera le paysan qu’il lui faut continuer à travailler aussi durement pour produire une subsistance qu’il lui est possible d’acquérir grâce à une culture de rente !

    49La Guinée-Bissau est à l’heure des choix : ou elle bloque ou réduit les importations et met en place une surveillance efficace des circuits d’importation illégaux, ou l’on assistera à l’abandon progressif des bolanhas.

    50Une chute brutale du cours du cajou et la disette correspondante n’entraîneraient d’ailleurs pas la remise au travail sur les bolanhas des jeunes, dont certains n’ont jamais connu les anciennes techniques.

    51Rappelons aussi que l’abandon des bolanhas n’est pas celui de la riziculture, mais le passage à la culture du riz pluvial dans les cas observés. On aurait donc plutôt un accroissement des surfaces brûlées.

    Sur un "fait" qu’il convient d’interroger : l’autosubsistance alimentaire de la Guinée Portugaise

    52Il peut sembler paradoxal que nous affirmions que les bolanhas du Grand Sud fonctionnent, alors que l’autoconsommation n’y est pas totalement satisfaite ! C’est oublier que le manque "à manger" de la période de soudure est structurel dans ce type de sociétés traditionnelles8. Séduits par les ingénieuses techniques agricoles des bolanhas, les observateurs ont trop souvent donné des descriptions idylliques du système, présenté comme fonctionnant sans accroc, et décrit des communautés domestiques totalement enfermées sur elles-mêmes.

    53Ce ne fut jamais le cas. Ces structures sociales supposaient pour se reproduire un parfait équilibre démographique, qui ne se réalise que momentanément dans la réalité. Les aléas de la reproduction naturelle, dans ces petites unités démographiques, ne permettent nullement de maintenir à tout moment la proportion nécessaire ni entre producteurs et improductifs, ni entre hommes et femmes, que les lois des grands nombres autorisent dans d’autres sociétés. Les prêts et dons d’enfants font partie des mécanismes employés, mais restent insuffisants : aussi la réduction en captivité a-t-elle toujours été employée comme régulateur démographique. Dans le cas des hommes déjà actifs, elle économise la période de la gestation ; dans celui des jeunes filles, elle donne une femme de plus sans avoir à en céder. Ces mécanismes étant aujourd’hui interdits, certains lignages le paient de leur disparition.

    54Reste que les bolanhas ont été exportatrices et que la Guinée-Bissau n’importait pas de riz. Une longue et minutieuse étude mériterait d’être menée sur cet unique point car : 1) Aujourd’hui encore, les différentes régions du Tombali exportent après les récoltes pour importer quelques mois plus tard. 2) Si anciennement elles exportaient plus, ce fut sous la loi des colonisateurs portugais : comment les choses se passaient-elles ? l’impôt n’exigeait-il pas des ventes importantes ? 3) Enfin, si l’on n’y importait aucun produit, y avait-on à manger en période de soudure ? quel était le degré de malnutrition ?

    55Y compris lorsque les conditions d’un équilibre général sont remplies, les périodes de soudure existent. Elles ont subsisté en Europe jusqu’à la mécanisation et la généralisation des engrais et de variétés hautement performantes. Comme d’autres populations, les Balante ont donc été soumis à des périodes de soudure et certains anthropologues étudient l’alimentation de ces périodes : racines, petits animaux..., dont personne aujourd’hui n’accepte plus de se nourrir.

    56Il est ainsi essentiel que les activités des projets de développement ne soient pas fondées sur une image de bolanhas idéales que l’exode aurait perturbées et ne visent pas à développer la production rizicole selon le modèle d’un monde traditionnel qui n’a jamais existé.

    Notes de bas de page

    1 Terme employé chez les Nalou, Biafada, Peul, Mandjak qui, historiquement, désignait dans le Fuuta Dialoo le groupe de travail des esclaves de Peul.

    2 Une suite de repères chronologiques avait été établie : avant ou après la "Guerre d’Hitler", l’assassinat d’Amílcar Cabral, l’indépendance de la Guinée-Conakry ou celle de la Guinée-Bissau ou l’initiation d’une classe d’âge précise. Nous avions reconstitué une chronologie datée des initiations pour la région de Gadamaël-Sangoya, qui nous sert habituellement pour situer temporellement divers faits.

    3 Les données préliminaires du recensement de 1991 pour la province Sud indiquent 3 932 jeunes entre 133 et 35 ans pour l’ensemble de la sous-préfecture. En présupposant une égale distribution de ce nombre entre hommes et femmes, nous aurions donc 1 966 jeunes gens dans cette tranche d’âge. Nous avons nous-même étudié un échantillon de 302 individus de ce même groupe, soit 15,36 %.

    4 Ce résultat semblait en contradiction avec les propos tenus par les paysans, répétant que "manque la force des jeunes". Ce discours, d’emblée interprétable comme l’expression d’une fuite des forces vives hors des campagnes, est pourtant infirmé par les données chiffrées recueillies. Il convient donc d’en interroger la signification. Rappelons que, dans une économie domestique de ce type, la totalité du surproduit est réinvestie dans la reproduction de futurs producteurs, dont le nombre est la mesure de la richesse de l’unité. A la question "que désirez-vous ?" ou encore "quels sont vos problèmes ?" posée aux paysans par les développeurs, il est normal que ces derniers répondent par "il me manque des jeunes gens (de la force de travail)", dans une culture où la richesse se mesure très exactement au nombre des dépendants ! Indiquons aussi que la génération des aînés a connu des villages plus peuplés avec un/des kilé rassemblant un bien plus grand nombre d’individus. Avec la guerre de libération nationale, Portugais et Guinéens créent de gros bourgs concentrant la population. Les géniteurs restés après la paix se souviennent d’un temps où les kilé dont ils faisaient partie rassemblaient plus de monde et constatent ainsi un manque de jeunes.

    5 Du fait surtout du minage destructif effectué par les crabes.

    6 Ainsi l’introduction de la pratique de la circoncision ou de l’excision -qui ne sont pas "traditionnelles"– précède toujours, dans tous les cas étudiés (Tenda, Biafada, Balante..), la conversion religieuse.

    7 Dans l’ouvrage de René Dumont L’Afrique étranglée, où quelques pages sont consacrées à la Guinée-Bissau, on peut lire : "un vieux paysan (Balante) nous demande "du miel et des tissus", pour accroître plus vite la production du riz. Avec le miel on fait de l’hydromel, ce qui garantit le succès des incitations à la culture” (p. 225).

    8 En dépit du fameux miracle du Nil et des techniques hydrauliques, les égyptologues découvrent grâce au scanner que les anciens Egyptiens souffraient de malnutrition systématique.

    Auteur

    • Gérald Gaillard

      Ethnologue, Maître de Conférences à l’Université de Lille 1

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    1 Terme employé chez les Nalou, Biafada, Peul, Mandjak qui, historiquement, désignait dans le Fuuta Dialoo le groupe de travail des esclaves de Peul.

    2 Une suite de repères chronologiques avait été établie : avant ou après la "Guerre d’Hitler", l’assassinat d’Amílcar Cabral, l’indépendance de la Guinée-Conakry ou celle de la Guinée-Bissau ou l’initiation d’une classe d’âge précise. Nous avions reconstitué une chronologie datée des initiations pour la région de Gadamaël-Sangoya, qui nous sert habituellement pour situer temporellement divers faits.

    3 Les données préliminaires du recensement de 1991 pour la province Sud indiquent 3 932 jeunes entre 133 et 35 ans pour l’ensemble de la sous-préfecture. En présupposant une égale distribution de ce nombre entre hommes et femmes, nous aurions donc 1 966 jeunes gens dans cette tranche d’âge. Nous avons nous-même étudié un échantillon de 302 individus de ce même groupe, soit 15,36 %.

    4 Ce résultat semblait en contradiction avec les propos tenus par les paysans, répétant que "manque la force des jeunes". Ce discours, d’emblée interprétable comme l’expression d’une fuite des forces vives hors des campagnes, est pourtant infirmé par les données chiffrées recueillies. Il convient donc d’en interroger la signification. Rappelons que, dans une économie domestique de ce type, la totalité du surproduit est réinvestie dans la reproduction de futurs producteurs, dont le nombre est la mesure de la richesse de l’unité. A la question "que désirez-vous ?" ou encore "quels sont vos problèmes ?" posée aux paysans par les développeurs, il est normal que ces derniers répondent par "il me manque des jeunes gens (de la force de travail)", dans une culture où la richesse se mesure très exactement au nombre des dépendants ! Indiquons aussi que la génération des aînés a connu des villages plus peuplés avec un/des kilé rassemblant un bien plus grand nombre d’individus. Avec la guerre de libération nationale, Portugais et Guinéens créent de gros bourgs concentrant la population. Les géniteurs restés après la paix se souviennent d’un temps où les kilé dont ils faisaient partie rassemblaient plus de monde et constatent ainsi un manque de jeunes.

    5 Du fait surtout du minage destructif effectué par les crabes.

    6 Ainsi l’introduction de la pratique de la circoncision ou de l’excision -qui ne sont pas "traditionnelles"– précède toujours, dans tous les cas étudiés (Tenda, Biafada, Balante..), la conversion religieuse.

    7 Dans l’ouvrage de René Dumont L’Afrique étranglée, où quelques pages sont consacrées à la Guinée-Bissau, on peut lire : "un vieux paysan (Balante) nous demande "du miel et des tissus", pour accroître plus vite la production du riz. Avec le miel on fait de l’hydromel, ce qui garantit le succès des incitations à la culture” (p. 225).

    8 En dépit du fameux miracle du Nil et des techniques hydrauliques, les égyptologues découvrent grâce au scanner que les anciens Egyptiens souffraient de malnutrition systématique.

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    Gaillard, G. (1997). Quelques données concernant la riziculture dans le sud de la Guinée-Bissau. In M. Haubert (éd.), Les paysans, l’état et le marché (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75484
    Gaillard, Gérald. « Quelques données concernant la riziculture dans le sud de la Guinée-Bissau ». In Les paysans, l’état et le marché, édité par Maxime Haubert. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1997. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75484.
    Gaillard, Gérald. « Quelques données concernant la riziculture dans le sud de la Guinée-Bissau ». Les paysans, l’état et le marché, édité par Maxime Haubert, Éditions de la Sorbonne, 1997, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75484.

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    Haubert, M. (éd.). (1997). Les paysans, l’état et le marché (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304
    Haubert, Maxime, éd. Les paysans, l’état et le marché. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1997. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304.
    Haubert, Maxime, éditeur. Les paysans, l’état et le marché. Éditions de la Sorbonne, 1997, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.75304.
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