Agriculture paysanne, interventions de l’état et limites de la "révolution verte" en Thaïlande
p. 121-136
Texte intégral
1La Thaïlande est depuis déjà longtemps un pays exportateur de produits agricoles et alimentaires. Cette situation, très originale en Asie du Sud-Est, est l’aboutissement d’une longue histoire au cours de laquelle l’État thaïlandais n’a jamais cessé d’intervenir en direction des agriculteurs. Elle est aussi et surtout le résultat des progrès d’une agriculture paysanne extensive dans un pays où les terres cultivables étaient relativement abondantes, eu égard à la force de travail et aux moyens de production disponibles.
2Cet essor de l’agriculture s’est opéré largement au détriment des ressources forestières dont la réduction atteint désormais des proportions alarmantes. La question se pose donc aujourd’hui de savoir si l’État thaïlandais pourra, dans le futur, promouvoir des systèmes de production agricole qui soient à la fois plus intensifs et plus respectueux des potentialités productives des écosystèmes.
Prédominance de l’agriculture paysanne
3La Thaïlande est le seul pays d’Asie du Sud-Est à ne pas avoir été colonisé, ce qui lui a permis d’éviter l’établissement de grandes plantations étrangères.
4Les souverains furent pendant longtemps considérés comme les propriétaires éminents de l’ensemble des terres du royaume. Mais les paysans bénéficiaient de droits usufructuaires sur le foncier, en fonction de leur capacité effective de défricher les terrains et aménager les rizières. Progressivement libérés des anciennes formes de servage entre 1874 et 1889, ils purent occuper et mettre en valeur de nouveaux terrains. Seules les populations d’origine étrangère ne purent le faire facilement. Cependant, engagés par l’aristocratie royale pour les travaux de mise en place d’infrastructures, les immigrés chinois ne tardèrent pas à s’imposer dans les activités commerciales et les petites industries agro-alimentaires (Chaponnière et Garin, 1993). Plusieurs parvinrent ensuite à accaparer des terres en utilisant des "prête-noms" ou en nouant des alliances matrimoniales avec des membres influents de la bureaucratie thaï.
5La croissance des échanges marchands est allée de pair avec l’apparition progressive de la propriété privée du sol à l’intérieur et à l’extérieur. Selon le code foncier de 1954, les superficies en propriété foncière ne peuvent théoriquement dépasser la surface de 50 raï (8 hectares), mais cette limite légale ne sera pratiquement jamais respectée. Si la grande propriété foncière (supérieure à 10 hectares) s’est ainsi imposée dans certaines régions, nombreux sont en fait les propriétaires absentéistes qui confient leurs terres en faire-valoir indirect à de petits fermiers ou métayers. L’exploitation agricole familiale n’en continue donc pas moins de prédominer dans toutes les régions du pays, y compris celles où sont apparues les grandes propriétés foncières.
La mise en place d’infrastructures rurales
6L’État thaïlandais a joué un rôle considérable dans la mise en place d’infrastructures d’intérêt collectif dans les campagnes, et ce rôle s’est fortement accentué dans les années soixante avec le renforcement des régimes militaires et le soutien des bailleurs de fonds internationaux.
7Conçue en premier lieu pour des raisons stratégiques, l’ouverture de nouvelles routes en direction des provinces, en intégrant au marché national les régions les plus éloignées de la capitale, permit l’installation de nouveaux agriculteurs dans ces mêmes régions et facilita l’accroissement des surfaces cultivées et pâturées aux dépens de la couverture forestière.
8De grands aménagements hydrauliques ont été entrepris dans la plaine centrale et quelques bassins rizicoles du Nord et du Nord-Est. Très coûteux à l’installation, ils ont été placés sous la tutelle d’institutions étatiques, nombreuses et mal coordonnées. La construction des barrages et canaux primaires et secondaires, prise en charge par le "Royal Irrigation Department", n’a pas toujours bien été relayée par la mise en place de réseaux tertiaires et l’aménagement des parcelles, dont la responsabilité incombe au "Central Land Consolidation Office" ou aux seuls paysans livrés à eux-mêmes. Une spéculation foncière de grande ampleur n’a pas tardé à se manifester dans les périmètres aménagés ou en cours d’aménagement. Nombreux furent les paysans pauvres et endettés qui entreprirent de vendre leurs terrains à bon prix avec l’espoir d’acquérir de plus grandes surfaces ailleurs (Chiengkul, 1983). Le fonctionnement bureaucratique des administrations en charge des zones aménagées et les contradictions d’intérêt entre exploitants et propriétaires sont allés à l’encontre d’une répartition équitable et d’une gestion rigoureuse de l’eau d’irrigation. Les installations n’ont pas été bien entretenues et force est de constater aujourd’hui que rares sont les aménagements qui fonctionnent à pleine capacité. Seulement 17 % des surfaces cultivées peuvent être de nos jours irriguées (Trébuil, 1993).
9Les investissements de l’État jouèrent un rôle considérable dans le développement des premières industries agro-alimentaires avec l’établissement de relations contractuelles entre les paysans et les industries de transformation (Taillard, 1995). Les militaires au pouvoir s’efforcèrent, dans un premier temps, d’éviter la mainmise des commerçants d’origine chinoise sur le secteur agro-alimentaire. Des rizeries détenues par ces derniers furent nationalisées et transférées à des entreprises publiques. Mais ces tentatives ne résistèrent pas longtemps aux critiques de la Banque mondiale et aux pressions des hommes d’affaires (Chaponnière et Garin, 1993). Dès le premier plan de développement quinquennal (1962-1966), l’État s’est engagé à ne plus entraver le développement du secteur privé, en échange de quoi de nombreux entrepreneurs sino-thaï acceptèrent d’associer des militaires de haut rang à leurs activités.
10Un code des investissements particulièrement favorable au capital étranger permit ensuite à des firmes multinationales de s’implanter à leur tour dans les agro-industries : grandes sociétés européennes pour la transformation du manioc, société chinoise de Hong-Kong pour la fabrication d’aliments du bétail (elle dicte aujourd’hui ses conditions à des milliers d’aviculteurs dans le cadre d’une très forte intégration contractuelle), etc. Le réseau des commerçants sino-thaï joue un rôle essentiel pour mettre les exploitants agricoles sous la dépendance des entreprises agro-industrielles. Ainsi en est-il pour les producteurs de canne à sucre dans le bassin du Mae Khlong. Les usines de fabrication et raffinage du sucre distribuent des quotas de canne à sucre à collecter à des middlemen qui les attribuent à leur tour aux petits paysans. Ces intermédiaires assurent eux-mêmes à crédit l’approvisionnement en intrants, les travaux de préparation du sol et la récolte de la canne. Ils récupèrent ensuite les prêts et intérêts correspondants lorsque les usines leur paient la canne livrée (Dubien et Srijantr, 1992). Des phénomènes similaires de dépendance par l’intermédiaire de commerçants usuriers se sont aussi imposés pour les productions de manioc, coton, soja, "baby corn", semences légumières, etc.
Les insuffisances du crédit agricole
11Soucieux d’aider les agriculteurs à équiper leurs exploitations et intensifier leurs systèmes de production, les gouvernements successifs voulurent faire en sorte qu’ils puissent avoir facilement accès aux services les plus essentiels : crédits, approvisionnement, commercialisation, etc.
12Les premières "coopératives villageoises de crédit" furent établies en 1916, selon un modèle importé d’Allemagne (Lelart, 1976). L’idée était alors de promouvoir des formes d’épargne et de crédit mutuels à l’échelle communale. Ces coopératives fonctionnèrent dans un premier temps sans grand appui de l’État. Ce n’est qu’en 1947 qu’une banque d’État fut spécialement créée pour aider à leur financement. Des fédérations provinciales furent alors établies pour servir d’intermédiaires entre cette nouvelle institution et les coopératives villageoises.
13Le mouvement prit surtout de l’ampleur dans la région Nord et la grande plaine centrale. Mais, à l’échelle du pays tout entier, les coopératives de crédit n’étaient guère parvenues à regrouper plus de 5 % des familles paysannes dans les années cinquante et soixante. Le régime militaire voulut donc accélérer le mouvement en demandant aux agents de la banque de promouvoir de nouvelles "coopératives villageoises", de les regrouper dans des "unions" constituées au niveau des districts et d’élargir leurs fonctions aux tâches d’approvisionnement en intrants et commercialisation des produits. Entre 1967 et 1973, le nombre de "coopérateurs" fut ainsi multiplié par 4,2 et le montant des prêts accordés à ces derniers par cinq (Lelart, 1976). En 1979, 830 "coopératives villageoises" purent accorder des crédits à plus de 700 000 adhérents, soit près de 15 % du total des familles paysannes du pays (Chiengkul, 1983). Mais les "coopératives" n’eurent plus de coopératif que le nom. Leur fonctionnement est devenu, de fait, rapidement similaire à celui d’institutions bancaires étatiques. Les taux d’intérêt purent être "bonifiés" par l’État, mais les prêts octroyés aux paysans furent de plus en plus conditionnés par l’emploi qui devait en être fait et l’importance des garanties ou cautions offertes par les agriculteurs (titres fonciers, achat de parts de la coopérative, etc.).
14La banque, dont les prêts ne pouvaient être initialement accordés qu’aux seules "coopératives villageoises", fut remplacée en 1967 par la "Banque de l’agriculture et des coopératives agricoles", avec laquelle les particuliers purent désormais traiter directement à la condition de présenter des garanties matérielles suffisantes. Des crédits à taux d’intérêt subventionnés purent être aussi octroyés par le ministère de l’Agriculture ou le ministère de l’Intérieur dans le cadre de projets de développement rural financés par les bailleurs de fonds internationaux Mais ces crédits furent généralement assortis de conditions draconiennes quant à leurs modalités d’utilisation et de remboursement. Ainsi en est-il d’ailleurs encore aujourd’hui dans la plupart des projets, où crédits et vulgarisation sont très étroitement associés. Les bénéficiaires doivent notamment utiliser les prêts qui leur sont accordés pour des usages spécifiques. Parfois, ils doivent aussi impérativement adhérer à des "groupements de producteurs" afin de faciliter la tâche des vulgarisateurs.
15Ces diverses formes de crédit ont parfois réellement permis aux agriculteurs d’accroître leur capital d’exploitation et de modifier les systèmes de production en conformité avec les objectifs gouvernementaux : ainsi en a-t-il été dans l’extrême Sud, où les agriculteurs ont largement étendu les surfaces cultivées en hévéas avec plantation d’hybrides à haut rendement (Thungwa, 1989). La Thaïlande est ainsi devenue le premier exportateur mondial de caoutchouc en 1991. Les résultats n’ont pas été, par contre, à la hauteur des espérances dans les régions rizicoles, où les paysans les plus pauvres ne purent avoir directement accès aux crédits proposés par l’État.
16Le fait est que ce sont généralement les intermédiaires qui bénéficient en premier lieu des filières de financement coopératives ou étatiques, et qu’elles ne profiteraient en définitive qu’à une minorité représentant moins de 20 % du total des familles paysannes (Lelart. 1976). Ces systèmes ne sont pas réellement parvenus à aider les paysans les plus pauvres, dont les besoins en financement ne sont pas toujours directement liés à la production agricole. Beaucoup de petits exploitants s’efforcent en fait d’obtenir des prêts à la consommation de façon à pouvoir survivre pendant les périodes de soudure qui précèdent les récoltes. De tels prêts à court terme ne peuvent souvent pas être accordés par les institutions spécialisées dans le crédit agricole. Aussi les paysans ont-ils alors recours à des emprunts à taux usuraires auprès des commerçants de leur voisinage, au risque de devoir hypothéquer leurs récoltes à venir. Ainsi, ils doivent souvent vendre leurs récoltes sur pied, à des prix dérisoires. Certains sont même parfois contraints de céder leurs terres pour rembourser les dettes accumulées au fil des ans.
17L’endettement paysan, phénomène déjà ancien, ne cesse de s’étendre à toutes les régions du pays. Les exploitations paysannes sont de plus en plus soumises, via les middlemen, aux exigences des grandes sociétés agro-industrielles et dépendantes des avances en capital que celles-ci leur consentent.
Les errements de la vulgarisation agricole
18Souhaitant encourager l’intensification des systèmes de production paysans, le ministère de l’Agriculture et des coopératives s’est très vite doté de services destinés à la recherche agronomique et à la vulgarisation agricole (Dauphin, 1979). L’objectif maintes fois affirmé était de promouvoir la "révolution verte", à l’instar de ce qui se réalisait déjà dans beaucoup d’autres pays d’Asie du Sud-Est (Taïwan, Indonésie, Philippines, etc.). Priorité fut d’abord accordée à la riziculture, avec la sélection, la création et la promotion de nouveaux cultivars à haut potentiel de rendement.
19La promotion des nouvelles variétés fut entreprise sous la responsabilité du Département de la vulgarisation agricole et organisée selon une hiérarchie pyramidale. Les méthodes de vulgarisation inspirées du système de "formation et visites" prôné par la Banque mondiale furent extrêmement directives et ne permirent guère aux paysans de présenter leurs problèmes techniques réels aux services de recherche et de vulgarisation (Charœnwastana, 1987). Ces derniers relevaient par ailleurs d’autorités différentes et leur coordination s’est longtemps révélée difficile (Uttayanaka et Pravichai, 1972). Aussi n’est-on pas surpris de constater la relativement faible diffusion des nouvelles variétés.
20Comme partout ailleurs en Asie du Sud-Est, les variétés et hybrides proposés aux agriculteurs thaïlandais ne purent réellement exprimer leur haut potentiel de rendement photosynthétique que si leur étaient appliqués des systèmes de culture intensifs en travail et coûteux en intrants d’origine industrielle : parfaite maîtrise de l’eau (irrigation et drainage), abondante fertilisation minérale, élimination des herbes adventices, forte protection à l’égard des maladies et insectes ravageurs, etc. Elles ne furent donc effectivement adoptées que dans les régions où les paysans avaient les moyens de mettre en œuvre ces systèmes de culture et y avaient vraiment intérêt, à savoir les zones les plus densément occupées des plaines et vallées irrigables : delta de la Mae Nam Chao Phraya, vallée de Chieng Maï, etc. (Donner, 1982) ; encore faut-il remarquer que les cultivars proposés par les services de vulgarisation n’ont pas tant été adoptés pour leur haut potentiel de rendement qu’en raison de la souplesse d’utilisation permise par leur absence de sensibilité à la photopériode (Ishii Y. 1978). Les niveaux de production obtenus dans les zones irriguées de la plaine centrale ne dépassaient toujours pas 3,9 tonnes à l’hectare en 1983, soit des rendements bien inférieurs aux rendements moyens obtenus à la même époque au Japon (5,7 t/ha) et en Corée du Sud (6,2 t/ha).
21Les riziculteurs dont les exploitations sont situées dans les périmètres irrigués continuent encore aujourd’hui de cultiver un grand nombre de variétés aux caractéristiques très différentes, de façon surtout à pouvoir étaler les périodes où les exigences en travail sont importantes, à savoir les périodes de repiquage et de récolte (Tanabe, 1994). Les variétés promues par le département de la vulgarisation agricole sont venues s’ajouter à la gamme des variétés déjà cultivées, mais ne se sont pas vraiment substituées à ces dernières. Le souci d’éviter les pointes de travail répond en fait au besoin de pouvoir cultiver le maximum de surface en rizière avec une main-d’œuvre familiale ou salariée relativement limitante, eu égard aux moyens de production disponibles pour les travaux correspondants (repiquage à la main, récolte à la faucille, etc.). La taille moyenne des exploitations à dominante rizicole oscille de nos jours entre 3 et 5 hectares selon les régions ; il n’est pas possible de promouvoir dans ces conditions des systèmes de culture aussi intensifs en travail que ceux observables dans le delta du Fleuve rouge et les plaines littorales de Java, où la taille des exploitations excède rarement un hectare.
22A contrario, il est particulièrement instructif d’observer comment la paysannerie thaïlandaise a eu très tôt recours à la petite moto-mécanisation pour un très grand nombre de travaux agricoles (Trébuil, 1991 et Tanabe, 1994). La promotion des petits motoculteurs diesel à deux roues n’a pas été le fait des services de vulgarisation agricole. Leur emploi s’est assez vite généralisé dans les plus grandes exploitations, depuis la fin des années soixante-dix, sous l’influence des commerçants villageois qui n’hésitent pas à vendre les engins à crédit aux éléments les plus aisés de la paysannerie. Ces motoculteurs ne servent pas seulement à la préparation des sols de rizières mais sont aussi fréquemment utilisés pour le pompage de l’eau, les transports et le battage (ou le dépiquage) des récoltes. Il s’agit en fait d’un matériel polyvalent et mobile dont l’amortissement est particulièrement aisé lorsque leurs propriétaires réalisent aussi des travaux à l’entreprise chez ceux des paysans qui ne peuvent directement en posséder. Nombreux sont aujourd’hui les entrepreneurs de travaux agricoles qui sillonnent les campagnes thaïlandaises et louent leurs services aux plus petits exploitants. Certains commencent même à acquérir des tracteurs de 22 à 75 CV et de petites moissonneuses-batteuses construites en Thaïlande.
23Le recours aux petits motoculteurs et tracteurs à roues-cages permet d’accélérer fortement les travaux de préparation du sol et de rendre plus aisé le planage des rizières. L’existence d’un sol parfaitement plan rend désormais possible le semis direct de semences prégermées, sans occasionner de trop fortes pertes à la levée, dans les rizières qui bénéficient par ailleurs d’une totale maîtrise de l’eau. Cette technique permet d’éviter les travaux de repiquage, particulièrement longs et pénibles. Les agriculteurs peuvent alors facilement élargir les surfaces cultivées. La technique du semis direct et la mécanisation de la récolte et du battage permettent de porter à huit hectares la surface de rizière cultivée par actif, au lieu d’un hectare (grand maximum) avec le repiquage manuel et la récolte à la faucille (Trébuil, 1991). Ici encore, c’est l’accroissement des superficies en culture qui a largement prévalu sur l’augmentation des rendements à l’hectare, malgré les efforts déployés en matière d’irrigation et de vulgarisation de nouvelles variétés. Cette extension des surfaces cultivées est surtout manifeste dans les périmètres irrigués, où il y a eu une concentration progressive des terres. Mais elle est restée modeste dans les régions où la maîtrise de l’eau est imparfaite et la mécanisation agricole encore très partielle : plateaux du Nord-Est et péninsule du Sud, où la technique du repiquage prédomine encore largement. Il ne faut pas non plus oublier que les agriculteurs de certaines régions montagneuses du Nord pratiquent encore la riziculture pluviale sur abattis-brûlis en rotation avec des friches arbustives ou arborées de plus ou moins longue durée (Mc Kinnon et Vienne, 1989).
24L’emploi des variétés de riz à haut potentiel de rendement est limité par le fait que les revenus de nombreux petits exploitants sont encore insuffisants pour leur permettre d’acheter les engrais chimiques et produits phytosanitaires et que le recours aux crédits de campagne peut s’avérer beaucoup trop risqué lorsque ces mêmes exploitants peuvent craindre d’éventuels accidents climatiques ou commerciaux. À quoi s’ajoute le fait que de nombreux métayers, qui doivent fournir un certain pourcentage de la récolte aux propriétaires fonciers tout en supportant la totalité des coûts en intrants, n’ont pas toujours objectivement intérêt à épandre de tels produits manufacturés, même lorsque les conditions de production ne sont pas très aléatoires. En effet, il se peut que, une fois partagée la récolte avec le propriétaire, le revenu marginal procuré à l’agriculteur par l’utilisation des intrants ne soit pas supérieur aux coûts de ces derniers. La concentration des terres dans les mains de quelques propriétaires et leur mise en valeur par des métayers apparaissent donc comme un obstacle majeur à l’intensification des systèmes de culture rizicole et à l’accroissement de leurs rendements. Le problème est que le métayage est un mode de faire-valoir très répandu dans les régions irriguées de la plaine centrale, où les potentialités agronomiques sont particulièrement élevées et les risques climatiques relativement réduits. Il en résulte une véritable sous-utilisation de leurs capacités productives. La réforme agraire réclamée par certains secteurs de la société ne semble donc pas seulement justifiée par des raisons de justice sociale mais aussi par des considérations d’efficacité économique (Feder, Onchan et Chamlawong, 1986).
Taxes et restrictions quantitatives à l’exportation
25Le caractère extensif des systèmes rizicoles pratiqués par les paysans s’explique aussi, pour une part non négligeable, par la politique des prix menée par les gouvernements successifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
26Un "office du riz" fut créé en 1945 avec l’objectif de contrôler l’ensemble des exportations rizicoles. Les rizeries privées furent autorisées à acheter le paddy commercialisé par les agriculteurs et à revendre librement le riz sur le marché intérieur ; mais la totalité des surplus destinés à l’exportation durent obligatoirement passer par l’office public (Ingram, 1971 ; Siamwalla, 1989). Ce dernier put ainsi revendre les surplus aux exportateurs privés à des prix inférieurs à ceux du marché intérieur.
27Les exportations rizicoles furent de fait taxées à deux niveaux (Benz, 1992) :
- un droit prélevé par l’office du riz lors de l’attribution des licences d’exportation aux opérateurs privés. Ce droit prit le nom de "rice premium" ;
- l’obligation pour les exportateurs de changer leurs devises étrangères à des taux de change inférieurs à ceux du marché libre (jusqu’en 1955, date à laquelle l’office du riz perdit sa position de monopole).
28Les taxes à l’exportation étaient surtout destinées à alimenter les caisses de l’État. Le "rice premium" représenta ainsi plus de 16 % des recettes au cours des années 1956 et 1957. Mais ces taxes contribuèrent en même temps à limiter les prix du riz sur le marché intérieur. Les paysans ne parvenaient alors pas à percevoir plus de la moitié du prix du riz vendu à l’export. A quoi s’ajoute aussi le fait que les taxes et attributions de licences semblent avoir donné lieu à d’importants détournements au profit de quelques hauts fonctionnaires et dirigeants. Les dangers du système sont apparus lorsque les prix internationaux du riz évoluèrent une première fois à la baisse vers la fin des années soixante. Soucieux de ne pas trop perdre de parts de marché face à la concurrence des Etats-Unis sur le marché mondial, le gouvernement dut se résoudre à diminuer progressivement l’importance relative des taxes à l’exportation (Benz, 1992). La pénurie mondiale des années 1972 à 1974 l’obligea par contre à suspendre épisodiquement les exportations de riz afin d’éviter toutes flambées exagérées des prix sur le marché national. Après quoi les taxes perçues à l’exportation furent transférées du budget global de l’État vers un fonds destiné à soutenir la production rizicole et stabiliser les prix intérieurs : le "Farmers’ Aid Fund".
29Les gouvernements thaïlandais s’étaient rendu compte entre temps des effets négatifs de la taxation sur l’intensification des systèmes rizicoles. Le "rice premium" fut ensuite diminué régulièrement jusqu’à être définitivement éliminé en 1986. Suite aux effets de l’industrialisation et de l’élévation progressive des revenus urbains qui commence à en résulter, la préoccupation majeure des autorités n’est plus désormais de maintenir les prix intérieurs à la baisse mais de soutenir au contraire les revenus des agriculteurs. Après quarante années de taxation, les exportations de riz commencent même désormais à être subventionnées pour permettre à la Thaïlande de rester compétitive sur le marché mondial.
30Les prélèvements proportionnels à la récolte (métayage et taxes parafiscales) auxquels furent soumis les paysans riziculteurs jouèrent bien évidemment un rôle dissuasif sur l’intensification des systèmes rizicoles. Les doses d’engrais utilisées dans les rizières thaï sont de nos jours dix fois inférieures à celles observées en Corée du Sud (Benz, 1992). Aussi n’est-on pas surpris de constater aujourd’hui que les rendements moyens excèdent à peine deux tonnes de paddy à l’hectare en Thaïlande et sont bien inférieurs à ceux rencontrés dans les autres pays d’Extrême-Orient : 4,3 tonnes en Indonésie, 5,6 en Chine et plus de 6 au Japon (Alexandratos, 1995).
Diversification des productions agricoles
31Les multiples prélèvements opérés sur la production rizicole ont aussi incité de nombreux paysans à diversifier leurs systèmes de culture et d’élevage. Ainsi en a-t-il surtout été dans les régions où les agriculteurs purent aisément occuper et défricher des surfaces exondées pour y pratiquer de nouvelles cultures pluviales : manioc, cotonnier, maïs, soja, hévéa, canne à sucre, etc. L’extension considérable de ces cultures fut particulièrement facile dans les zones où leurs exigences en travail intervenaient surtout à des périodes où la main-d’œuvre ne devait pas nécessairement se consacrer à la riziculture. Les productions supplémentaires ainsi permises furent donc surtout le résultat d’une extension des surfaces cultivées et d’un allongement très sensible de la durée du travail.
32Dans presque tous les cas, la diversification des productions agricoles paysannes est intervenue sous la dépendance d’une très étroite intégration agro-industrielle (Garin, 1989). Cette intégration est directe et prend une forme contractuelle lorsque les firmes agro-industrielles assurent à la fois l’approvisionnement des paysans en intrants et le débouché de leurs productions. Ainsi en est-il fréquemment pour les activités d’élevage hors sol et aquacole, largement dominées par le puissant conglomérat sino-thaï Charoen Prokaphan Ltd. Mais cette intégration s’exerce aussi très souvent par l’intermédiaire des nombreux commerçants et usuriers (middlemen) qui vendent les intrants et matériels à crédit et se remboursent eux-mêmes au moment de la commercialisation des produits. Ces commerçants sous la dépendance desquels les paysans mettent en œuvre leurs systèmes de culture contribuent désormais à favoriser l’emploi d’engrais chimiques et produits phytosanitaires dans les campagnes et pallient pour une part les insuffisances du système de vulgarisation et de la Banque pour l’agriculture et les coopératives. Mais les considérations de rentabilité immédiate vont alors bien souvent à l’encontre des préoccupations écologiques à plus long terme (Trebuil, 1993). Les difficultés actuelles de la production cotonnière sont directement le résultat de ces pratiques : la prolifération d’insectes ravageurs et résistants aux insecticides les plus habituellement utilisés oblige désormais à changer fréquemment les zones de production sans pouvoir toutefois enrayer la baisse des surfaces consacrées à cette culture (Napompeth, 1995.)
33Il est à noter aussi qu’un grand nombre de filières destinées à l’exportation (manioc, maïs, ananas, caoutchouc, crevettes,...) sont sous la dépendance de capitaux étrangers dont la mobilité sur le marché international varie en fonction des différentiels de coûts de main-d’œuvre et de rémunérations paysannes entre les divers pays.
Quelles perspectives ?
34L’agriculture thaïlandaise a finalement progressé au taux de 3 % par an, en moyenne, au cours des cinquante dernières années. Cet essor est intervenu dans une période au cours de laquelle l’accroissement démographique s’est poursuivi à un rythme sensiblement moins élevé : 1,8 % par an entre 1980 et 1990 et 1,5 % entre 1990 et 1994. Les surplus agricoles exportables ont pu se développer ainsi dans des proportions remarquables : les seules exportations annuelles de céréales ont plus que doublé entre 1970 et 1989, bien que le pays consomme lui-même une part croissante de sa production (27 % en 1989) pour l’alimentation animale (Alexandratos, 1995). La ration énergétique moyenne des Thaïlandais ne s’est accrue, il est vrai, que dans de modestes proportions (de 2 029 à 2 280 calories entre 1962 et 1989) mais provient d’une alimentation plus diversifiée avec une part accrue de protéines animales (viandes et poissons). La Thaïlande satisfait donc aujourd’hui globalement les besoins alimentaires de sa population tout en étant devenue exportatrice d’une très large gamme de produits agricoles et agro-industriels : riz, maïs, soja, manioc, sucre, caoutchouc, viandes, crevettes et poissons, fruits et légumes, etc.
35Mais ce développement remarquable de la production agricole a résulté pour l’essentiel d’un élargissement des superficies exploitées sans grande intensification des systèmes de culture. Les surfaces agricoles utilisées se sont en effet accrues de 17,9 à 23,7 millions d’hectares entre 1976 et 1990, soit une progression de 2 % par an (Trébuil, 1993). La progression des rendements est restée, par contre, beaucoup plus modeste, du fait de la relativement faible utilisation d’engrais chimiques. Ainsi en a-t-il été, par exemple, pour la culture du riz, qui recouvre encore 60 % de la superficie cultivée mais dont le rendement en paddy n’est passé que de 1,9 tonne à l’hectare au début des années soixante-dix à 2,1 tonnes en moyenne au cours des premières années de la décennie actuelle (Alexandratos, 1995), soit un accroissement annuel de seulement 0,5 % par an. Seuls les systèmes d’élevage et quelques fermes horticoles ont fait l’objet d’une réelle intensification avec la multiplication d’ateliers hors sol, de fermes aquacoles et de plantations fruitières ou maraîchères. Le paradoxe est que les régions de la plaine centrale qui présentent le plus d’avantages comparatifs pour la riziculture irriguée sont aussi les plus susceptibles de voir diversifier aujourd’hui leurs activités agricoles vers des productions à très haute valeur ajoutée : élevage de poissons dans des bassins piscicoles associé à du maraîchage et de l’arboriculture fruitière sur planches surélevées dans les campagnes périphériques de Bangkok, par exemple.
36L’élargissement des surfaces en culture s’est opéré au détriment du couvert forestier qui recouvrait plus de 50 % du territoire au début des années soixante et en occupe moins de 29 % aujourd’hui (Chaponnière et Garin, 1993). D’ancien exportateur de produits forestiers, la Thaïlande est devenue un grand importateur de grumes et les deux tiers des superficies cultivées seraient aujourd’hui affectés par des phénomènes d’érosion (Trébuil, 1993). Seuls restent à défricher les terrains les moins favorables à l’agriculture.
37La faiblesse des rendements actuels pourrait laisser penser qu’il existe encore une grande marge de progrès possible pour l’agriculture thaïlandaise. Mais il convient de ne pas oublier les éléments qui confèrent une fragilité certaine au développement agricole du pays :
381) Les paysans thaï sur qui reposent les transformations de l’agriculture restent très fortement dépendants des sources de financement et possibilités de commercialisation. Nous avons vu que l’intégration contractuelle avec les firmes agro-industrielles et les commerçants intermédiaires fut à l’origine du développement de nombreux systèmes de culture et d’élevage. Mais ce phénomène reste fortement conditionné par les mouvements souvent rapides du capital dans le Sud-Est asiatique. La Thaïlande, dont le prix de la main-d’œuvre est resté relativement bas durant plusieurs décennies, a bénéficié récemment de la délocalisation de capitaux en provenance de pays où le coût de la force de travail tend à augmenter plus rapidement : Corée, Taïwan, Malaisie,... (Chaponnière et Garin, 1993). Les élevages de crevettes et de nombreuses productions végétales (mangues, asperges, "baby corn", etc ;) se sont développés par suite de tels déplacements au profit de leurs industries d’amont et d’aval : usines de fabrication d’aliments, conserveries de légumes, entreprises de conditionnement, etc. En sera-t-il encore ainsi dans les années à venir si le coût relatif de la main-d’œuvre continue d’augmenter à son tour en Thaïlande du fait de son industrialisation progressive ?
392) Les déséquilibres écologiques auxquels ont abouti les techniques agricoles extensives pratiquées jusqu’à présent ne permettront peut-être pas de procéder facilement à l’intensification progressive des systèmes de culture. Les coûts en engrais chimiques et produits phytosanitaires risquent de s’avérer dissuasifs dans les nombreuses régions où le taux d’humus a considérablement chuté et les zones où la prolifération d’insectes ravageurs atteint des niveaux difficilement maîtrisables.
403) Les investissements nécessaires à l’intensification des systèmes de production agricole et au maintien des potentialités écologiques ne pourront avoir lieu que si les conditions relatives à l’accès des paysans au foncier sont préalablement éclaircies et sécurisées. Sur les 26 millions d’hectares de surface agricole utile dont dispose le pays, seuls 4 millions sont possédés aujourd’hui avec des titres de propriété en bonne et due forme. Les 85 % de surfaces restantes sont simplement exploitées par les agriculteurs sans grande sécurité sur la tenure foncière. Sur un total d’environ 7 millions de foyers agricoles, 11 % des familles doivent emprunter tout ou partie des surfaces qu’elles exploitent en fermage ou en métayage. Une loi de réforme agraire, promulguée en 1975 à l’issue d’un vaste mouvement populaire, devait permettre la redistribution des surfaces agricoles concentrées dans les mains de quelques grands propriétaires fonciers absentéistes. Mais, très vite amendée en 1979, cette loi sert, en fait, surtout à donner des titres d’occupation légaux à ceux des exploitants qui ont défriché des terres du domaine de l’État. En mai 1993, le gouvernement décida que ces titres pouvaient devenir aliénables (dans une limite de 16 hectares par personne) et servir de garantie pour avoir accès aux crédits bancaires. Mais ces dispositions contribuèrent de facto à relancer la spéculation foncière avec accaparement de nombreux titres par quelques non ayants droit. Ainsi la question agraire est-elle brutalement revenue au premier plan de l’actualité.
41La Thaïlande a la chance de pouvoir compter sur une agriculture familiale, marchande et très diversifiée, dont les possibilités de croissance et développement restent encore très élevées. Sécurité alimentaire et essor des exportations agricoles sont à mettre à l’actif d’une paysannerie laborieuse et avisée dont les systèmes de production ont pu constamment évoluer en fonction des conditions du marché et des politiques agricoles successives. Sans doute l’État devra-t-il par ailleurs continuer d’intervenir afin de ne pas soumettre cette paysannerie aux seules forces et "lois" du marché, dont les effets pourraient très vite devenir défavorables en matière de différenciations sociales, répartition foncière et protection de l’environnement.
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Auteurs
Professeur Institut National Agronomique Paris-Grignon
Enseignante Kasetsart University (Thaïlande)
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