Ajustement structurel et agriculture familiale au Maroc
Le cas des Doukkala
p. 65-80
Texte intégral
1La montée des besoins alimentaires au Maroc, résultat de la pression démographique et des transformations dans le modèle de consommation, revêt une particulière gravité si l’on prend la mesure des contraintes qui pèsent sur l’agriculture, dont les plus importantes sont :
- des terres cultivables limitées, parfois dangereusement grignotées par l’extension des villes ;
- des aléas climatiques qui font peser des incertitudes sur les productions ;
- des ressources en eau limitées entraînant une compétition entre l’agriculture, l’industrie et la consommation d’eau potable.
2Partant, l’intensification agricole est un impératif que l’État a soutenu à travers le financement de la grande hydraulique. Sa politique volontariste a restreint la marge d’action des agriculteurs. Cependant, les exploitations familiales ont développé des stratégies adaptatives aux différentes contraintes. Un certain équilibre était ainsi trouvé. Mais tout change avec le désengagement de l’État.
L’ajustement structurel
3Au lendemain de l’indépendance du Maroc en 1956, les initiatives privées étaient rares et en tous les cas insuffisantes ; l’État s’est donc fait à la fois producteur, promoteur, banquier, investisseur.
4Un quart de siècle plus tard, cependant, les déficits accumulés par un grand nombre d’entreprises publiques ont amené les autorités à lancer, en collaboration avec le F.M.I., un programme de stabilisation. Les efforts pour limiter le déficit budgétaire ont été accompagnés par un Programme d’ajustement structurel (PAS).
5Le marché devant jouer le rôle de régulateur de l’économie, l’État va se désengager de certaines prérogatives et activités. Le Maroc opte ainsi en faveur d’une libéralisation qui a pour objet le rétablissement des équilibres internes et externes de l’économie et, dans une perspective à moyen et long terme, la réorganisation des structures de production et d’échange pour en libéraliser les rouages et développer l’ouverture sur l’économie mondiale.
6Le désengagement de l’État s’inscrit en fait dans le prolongement d’un processus de réforme du secteur public qui a commencé dans le milieu des années 1970. Ce mouvement concerne tous les secteurs de l’économie et de la société.
7Si l’on considère plus spécifiquement le secteur agricole, l’intervention de l’État y était auparavant massive ; le développement de ce secteur vital était contrôlé de près par l’État qui effectuait 90 % des investissements et fixait les prix des principaux produits agricoles locaux et importés.
8Les pouvoirs publics avaient multiplié les instruments favorisant l’édification des infrastructures nécessaires, la modernisation des exploitations concernées, l’intensification de la production recherchée, la réalisation de l’encadrement approprié : sous-tarification de l’eau, primes d’équipement, subventions aux intrants, crédits bonifiés, encadrement intégré, prix à la production rémunérateurs.
9Cette politique agricole est remise en cause par les nouvelles orientations. Ainsi l’engagement massif de l’État devient largement sélectif, puisqu’il donne la priorité à l’objectif d’irrigation d’un million d’hectares à l’horizon 2000 et ne concerne plus que les produits et les investissements jugés stratégiques.
10Pour le reste, l’État se désengage de l’agriculture, ce désengagement visant essentiellement à la libéralisation des processus de production, de transformation et de commercialisation des produits agricoles, par :
- la vérité des prix, qui vise à éliminer le caractère artificiel des prix subventionnés ou contrôlés par l’État et à diminuer ainsi les dépenses de la Caisse de compensation, par la hausse des prix des produits alimentaires de base et la suppression des subventions aux organismes publics ;
- l’amélioration de l’efficacité et de l’affectation des ressources dans le secteur agricole par des mesures progressives à court et à moyen terme :
- la suppression graduelle des subventions généralisées à la consommation ;
- l’installation d’une compensation ciblée de l’augmentation des prix, dont bénéficieraient les populations à faible revenu ;
- la libéralisation progressive des échanges extérieurs de produits alimentaires, par l’élimination des monopoles et des quotas ;
- l’élimination des distorsions à l’intérieur du secteur agricole qui pénalisent l’agriculture pluviale productrice de céréales et d’oléagineux (productions où le Maroc est déficitaire), par l’élimination progressive des subventions aux intrants.
- la suppression graduelle des subventions généralisées à la consommation ;
La politique de désengagement au niveau régional
Le désengagement de l’État au niveau régional
11Il se traduit en fait par le désengagement des Offices régionaux de mise en valeur agricole (ORMVA) ; ce sont en effet les zones de grande hydraulique qui avaient le plus bénéficié de l’intervention de l’État.
12Ainsi, aux changements mentionnés plus haut, s’ajoutent d’autres changements, plus spécifiques, dont on peut citer les plus significatifs :
- la révision de l’assolement obligatoire, lequel de fait devrait être libéralisé ;
- le transfert de la responsabilité de la distribution de certains intrants aux sucreries et au secteur privé ;
- le désengagement des ORMVA des emprunts collectifs contractés au nom des agriculteurs auprès de la Caisse régionale du crédit agricole ;
- le désengagement des Offices, au bout de cinq ans, de la gestion financière des coopératives et la création d’associations d’irrigation prenant une plus grande responsabilité dans l’exploitation et la maintenance de l’équipement hydraulique au niveau de la parcelle (canaux tertiaires) ;
- la facturation aux utilisateurs des autres services normalement rendus par les ORMVA ;
- la décentralisation des activités au niveau local (Centres de mise en valeur), la réorganisation de la vulgarisation agricole et l’augmentation de 100 % de l’effectif du personnel d’encadrement ;
- la fourniture des services vétérinaires par des vétérinaires mandatés.
Présentation sommaire de la région d’étude
13La région étudiée est connue pour être le siège d’une très vieille civilisation agraire. La densité élevée et la sédentarisation ancienne ont marqué l’espace rural et agricole et ont poussé à une intensification de la production agricole et à une dispersion de l’habitat, sorte d’affirmation de l’autonomie de la propriété et de la possession foncières. Malgré un très fort exode à travers l’histoire, la région demeure une des plus peuplées du Maroc et la plus peuplée des plaines atlantiques (130 h/km2).
14Les Doukkala étaient surtout une plaine céréalière où se pratiquait également l’élevage extensif ; une place importante était laissée à la jachère. Avec l’avènement de l’irrigation, les responsables avaient voulu faire évoluer l’agriculture "traditionnelle" vers une agriculture plus "moderne".
15L’Office des Doukkala est présenté par les bailleurs de fonds comme un modèle pour le désengagement de l’État (bonnes performances des agriculteurs au niveau de la productivité à l’hectare de betterave et de l’Office en tant que gestionnaire). Une particularité supplémentaire : les deux sucreries de la région sont les seules sucreries privées du Maroc, et de ce fait l’opération de désengagement de l’Office a été facilitée.
16L’impact de l’application du Programme d’ajustement structurel agricole au niveau régional sur les exploitations agricoles sera appréhendé à travers cinq volets de ce programme :
- la libéralisation des assolements ;
- la suppression des subventions aux intrants ;
- L’action de vulgarisation ;
- Le transfert des activités aux privés ;
- Le développement de l’action coopérative.
La libéralisation des assolements
La mise en valeur sous contrôle
17La mise en valeur des terres est une obligation depuis le code des investissements agricoles de 1969. Elle constituait la contrepartie à fournir par les agriculteurs aux investissements de l’État. Contre la mise en eau, ils avaient l’obligation de se conformer à des assolements imposés par l’État selon un plan national (betterave sucrière, coton, blé tendre).
18Les contrats de cultures ont été imaginés par les techniciens de façon à faciliter leurs interventions sur les parcelles des agriculteurs. Mais ceux-ci, pour leur part, interviennent sur la parcelle en fonction d’un système de gestion anti-aléatoire, combinant de la sorte les anciennes pratiques héritées de l’agriculture en sec aux nouvelles contraintes. Ils n’ont pas toujours suivi à la lettre les assolements contractuels, ce qui résulte notamment de la contrainte foncière1. L’assolement s’adapte aux exigences du couple famille-exploitation et connaît des ajustements conjoncturels en fonction des choix de politique agricole et des tendances du marché.
19La réalisation des objectifs quant à l’application des plans de culture s’est heurtée à un certain nombre de contraintes, ou de changements d’orientation, diversement maîtrisés suivant les spéculations. Mais le gros problème en fait se trouve au niveau de la faiblesse de l’intensification de certaines cultures et de certains élevages.
20L’implication des Offices est en réalité telle qu’ils se sont substitués aux agriculteurs dans certaines prises de décision. De même, pour garantir la réussite des programmes de production (de sucre notamment), ils ont assumé des tâches dévolues à l’entreprise agro-industrielle. Mais force est de constater que ce système a été très efficace en ce qui concerne la culture betteravière.
Les cultures industrielles
21Le succès de la culture betteravière est à mettre à l’actif de la politique volontariste de l’État concernant le soutien à cette culture tout au long de la filière de production et de commercialisation. Cependant, malgré les succès en termes de gain de productivité (celle-ci atteint 75 t/lia alors qu’elle n’était que de 35 t/ha), plusieurs conflits ont opposé l’administration aux betteraviers, qui ont voulu faire pression sur elle, en refusant d’appliquer l’assolement obligatoire. Le motif essentiel de ces conflits résidait dans la revendication formulée par les agriculteurs de réviser à la baisse le prix de l’eau jugé excessif dans la zone irriguée par aspersion. Un déséquilibre au niveau régional a en effet été provoqué par la hausse du prix de l’énergie, hausse qui handicape les agriculteurs pratiquant l’irrigation par aspersion (c’est-à-dire la majorité des plus petites exploitations) par rapport à ceux pratiquant l’irrigation par gravitation, en alourdissant les coûts de production.
22Cependant, malgré la lourdeur des charges, il semble que les agriculteurs préfèrent continuer à pratiquer la culture de la betterave, car celle-ci a des avantages certains :
- tous les intrants nécessaires sont avancés à l’agriculteur ; le règlement n’est effectué qu’au moment du paiement de la production betteravière par la sucrerie ;
- grâce à la betterave, les agriculteurs règlent la facture de l’eau consommée par l’exploitation, des semences et des engrais nécessaires, allégeant ainsi leur trésorerie ;
- son prix est garanti et connu en début de campagne ;
- son écoulement est assuré ;
- c’est un très bon précédent cultural pour les autres cultures, surtout les blés ;
- les agriculteurs bénéficient de mélasse pour le bétail ;
- ils ont toujours associé la culture de la betterave à la disponibilité en eau : les contrats de culture le stipulent et le code des investissements agricoles le sanctionne.
Les céréales
23Les céréales constituent dans tous les cas la base de l’assolement. Si auparavant elles n’occupaient que 25 % de la superficie exploitée, aujourd’hui elles en représentent pour la grande majorité des exploitations plus de la moitié. Il y a une sorte de sublimation de l’autoproduction de céréales, car le paysan marocain a toujours cherché à produire lui-même de quoi subvenir aux besoins de sa famille.
24Par ailleurs, d’autres motivations incitent les exploitants à pratiquer la culture des céréales :
- elles sont faciles à produire ;
- elles sont peu exigeantes en main-d’œuvre et ne nécessitent, au niveau de la production souhaitée par les agriculteurs, que peu de débours monétaires ;
- elles sont facilement stockables et la durée de leur vente permet de fractionner les parts mises en marché tout au long de l’année ;
- leurs prix sur le marché, malgré les fluctuations, sont toujours rémunérateurs.
25Cependant, contrairement à la betterave, les rendements des céréales demeurent faibles eu égard aux potentialités et à l’élimination de l’aléa pluviométrique. En dehors d’un certain nombre de blocages au niveau technique, cela est dû à des facteurs qui tiennent à la gestion des exploitations agricoles familiales ; en particulier :
- les céréales ont le même cycle que la betterave sucrière et sont de ce fait en concurrence avec elle en ce qui concerne les débours monétaires ;
- le manque de liquidité incite les agriculteurs à concentrer tous les efforts sur la betterave ;
- même lorsque des possibilités de financement existent, les céréales ne sont pas correctement irriguées, et font plutôt l’objet d’une irrigation d’appoint à des moments de stress hydriques jugés compromettants pour la production ;
- mais la raison qui semble la plus importante réside dans le fait que l’agriculteur règle sa production sur ce qui est nécessaire pour les besoins de sa famille et ne cherche donc pas à la maximiser : attitude héritée de la période du reste pas très éloignée où les céréales constituaient la base de sa subsistance. Ainsi est-il courant de voir des agriculteurs augmenter la superficie plutôt que d’intensifier la culture.
Les cultures fourragères
26L’avènement de l’irrigation a permis le développement des cultures fourragères pour l’introduction de vaches laitières plus performantes et des coopératives ont été créées par l’État pour le ramassage et le stockage du lait. Mais ces cultures sont demeurées partout inférieures au niveau de réalisation préconisé et ne représentent que 16 % de la SAU.
27La production laitière procure cependant à l’agriculteur une trésorerie qui lui permettrait de faire face aux différents débours nécessités par le système d’exploitation intensif.
28Si la stratégie des exploitations est de pratiquer de l’embouche bovine, et ce quelle que soit leur catégorie, par contre l’option de l’élevage laitier est différemment adoptée par les exploitations. Il y a à cela deux raisons essentielles, en dehors de l’impossibilité d’acquisition du cheptel de race pure ou de race améliorée :
- les superficies allouées aux différentes cultures ne permettent déjà que difficilement d’assurer en même temps la production betteravière (essentielle pour le fonctionnement de l’ensemble de l’exploitation) et la production céréalière (indispensable pour la consommation familiale) ;
- l’obligation d’affecter en permanence une personne à l’atelier laitier est une contrainte majeure à laquelle doivent faire face les agriculteurs. Plusieurs d’entre eux opteront pour le recours au travail à l’extérieur de l’exploitation ; et donc le volant de sécurité ne sera pas assuré par le lait, mais plutôt par les ressources extérieures.
Les cultures maraîchères
29Le succès de la pratique du maraîchage, d’été et d’hiver, s’explique par le fait qu’il permet aux exploitations de réaliser des taux d’intensification culturale assez élevés (110 %), et donc de compenser quelque part le handicap foncier. De fait, c’est dans la zone où l’exploitation agricole est le plus petite, et où la main-d’œuvre familiale est le plus disponible, que cette activité est le plus importante. Mais elle nécessite aussi une trésorerie souple qui puisse répondre aux dépenses.
30En définitive, les choix de production sont dictés par les prescriptions des contrats de culture (régis par le code de investissements agricoles), mais aussi par les contraintes familiales en termes de consommation et de travail. Ainsi, face à ces deux contraintes, qui expriment en réalité deux logiques, celle de l’État et celle du producteur, les agriculteurs ont détourné le système en leur faveur, en le remodelant pour que les exigences de la famille priment sur celles de l’exploitation. Seuls ceux qui ont satisfait aux exigences familiales de reproduction recherchent une intensification leur permettant de développer les capacités productives de leur exploitation agricole.
31Ainsi, la révision par l’Office des assolements obligatoires n’a fait en réalité qu’entériner une pratique d’adaptation des agricultures familiales aux différentes contraintes, et notamment celle de la petitesse des exploitations par rapport aux besoins de la famille.
32S’il y a une libéralisation réelle des assolements, les agriculteurs opteront pour développer les cultures céréalières, surtout le blé dur, plus rentable. Comme ces cultures sont moins exigeantes en eau, cela diminuerait l’efficacité des lourds investissements de l’État.
La suppression des subventions aux intrants
33Les zones irriguées drainent des parts importantes des intrants consommés au niveau national (semences sélectionnées, engrais, produits phytosanitaires...). L’habitude acquise par les agriculteurs d’utiliser des techniques améliorées ne saurait être mise en cause, car ils ont compris les bienfaits de leur application, même si certaines ne sont pas appliquées de façon très efficace.
34La baisse des taux de subvention sur les intrants n’a pas provoqué, au début de sa mise en œuvre, une diminution de leur utilisation. Ceci s’explique par le fait que l’exploitant, même s’il est totalement intégré au marché, n’est pas un homo economicus réagissant de façon instantanée aux fluctuations du marché.
35Les exploitants avaient-ils réellement le choix, et pour quelle autre solution ? En fait, deux phénomènes se conjuguent :
- la notion d’obligation de produire de la betterave est ancrée dans la conscience collective : l’administration leur a assez répété qu’il ne peut y avoir d’eau sans betterave ;
- L’utilisation des intrants a toujours dépassé les quantités préconisées par les techniciens : les agriculteurs substituent la recherche du poids de la betterave à la recherche du taux de sucre.
36Avec la libéralisation progressive de l’assolement, le système, vécu depuis vingt ans par les plus anciens des agriculteurs, est aujourd’hui remis en cause. Nous assistons à divers types de comportements qui expriment des stratégies différenciées en fonction du type d’incertitude, de la perception du risque encouru et des stratégies de sécurité que les agriculteurs peuvent pratiquer.
37Le dérèglement de la gestion de leur trésorerie, et partant des ressources de leur exploitation, place les agriculteurs devant des dilemmes : quelles cultures choisir ? quels produits considérer comme indispensables aux cultures choisies, et surtout quelle quantité acquérir et à quel prix ? L’accroissement des coûts de production entraîné par la libération des prix oblige à des arbitrages : changer les systèmes de culture (une attirance est notamment exercée par les cultures les plus rémunératrices, comme la menthe) ; renoncer à certains investissements ; diminuer les quantités d’intrants sur certaines cultures ou opter pour les techniques les moins coûteuses ; ou encore s’orienter vers la reproduction du capital et le maintien des consommations intermédiaires, même si cela se solde par une dégradation de leur niveau de vie (dans le domaine de l’alimentation, de la santé, de l’éducation).
38Par ailleurs, les nécessités de trésorerie incitent les actifs familiaux (et plus spécialement ceux qui sont les plus compétents sur l’exploitation) à la recherche de compléments de ressources indispensables à l’unité de production. L’émigration, ou tout au moins le travail hors exploitation, s’accentuera, ce qui soulèvera un problème de disponibilité de main-d’œuvre qualifiée et remettra en cause l’intensification tant prônée par les responsables.
L’accent sur la vulgarisation
39L’idée de base est le développement de l’action de vulgarisation dans les périmètres irrigués par des agents libérés des contraintes administratives et comptables. Si elle est justifiée dans son principe, elle trouve par contre des obstacles à son application.
40Bien que, en dehors des périodes d’installation et de récolte de la betterave, les agriculteurs n’ait que peu de contacts avec les vulgarisateurs, ces derniers ont su tisser avec eux des relations solides et de confiance mutuelle. Mais, aujourd’hui, ils se trouvent supplantés par les agents des usines, qui sont loin d’avoir le même type de relations.
41Avec la libéralisation des assolements, l’Office se trouve face à un dilemme :
- Adapter les agriculteurs au savoir du vulgarisateur suppose un dirigisme dans les choix de production ; or, cela relève d’une période révolue semble-t-il aujourd’hui ;
- Adapter la vulgarisation à la demande des agriculteurs, c’est-à-dire à un changement de système de production, suppose des référentiels technico-économiques que les agents de l’Office n’ont pas. Le vulgarisateur répondait à des exigences de l’État, aujourd’hui il doit répondre à la demande de l’agriculteur. Cela demande des investissements en moyens humains et financiers.
42L’idée selon laquelle les agriculteurs ont atteint un degré de technicité et de savoir-faire leur permettant d’être autonomes est à rejeter. Car, quelle que soit la situation, le sevrage est toujours vécu comme une violence et comme une injustice. En fait, il est difficile de passer d’une "agriculture mineure" à une "agriculture majeure". Il va falloir un temps d’adaptation avant que les agriculteurs puissent réagir à ce changement.
43Certains cependant ont précédé les événements, voire même les ont provoqués ; ils y ont trouvé leur compte et pourront connaître un développement de leurs structures productives. En fait, la situation actuelle n’est condamnable que parce qu’elle laisse en marge une fraction importante de la population.
Le transfert des activités aux privés
44En raison du contrat qui liait les agriculteurs à l’Office, celui-ci :
- était l’intermédiaire entre les fournisseurs, les bailleurs de fonds et les producteurs ;
- mettait à leur disposition les intrants nécessaires aux cultures, surtout à celles dites intégrées ;
- gérait le suivi et l’encadrement des cultures ;
- assurait l’écoulement de la production (organisation de la récolte, transport jusqu’à l’usine, etc.).
45Une fois la récolte réalisée, il défalquait à chaque agriculteur les frais occasionnés.
46Il jouait souvent un rôle de tampon entre les agriculteurs et les usines ; il gérait aussi les conflits entre copropriétaires et entre ayants droit au moment du partage des bénéfices.
47Ce système convenait à tout le monde : toutes les catégories d’agriculteurs, les sucreries, les fournisseurs d’intrants, le Crédit agricole...
48Au début, le transfert des activités dévolues à l’Office aux sucreries n’a pas créé de perturbations notables en ce qui concerne la campagne betteravière, étant donné que les agents de l’Office continuaient à assister l’usine. Il semblerait même que certains agriculteurs, assurés de l’écoulement et du prix de la betterave sucrière, aient dépassé les superficies imposées, tandis que d’autres diminuaient les leurs : une compensation se réalisait ainsi, ce qui convenait à l’usine puisqu’elle réduisait le nombre d’interlocuteurs (il y a 14 000 betteraviers dans les Doukkala).
49Cependant, le retrait total des agents des Offices, lesquels jouaient un rôle de conseillers (techniques, juridiques...) "intimes" des agriculteurs, a entraîné un grand changement dans le programme d’installation de la betterave, dans sa conduite et dans le calendrier de son arrachage : la chute d’un quart de la production, jamais enregistrée dans la région, a coïncidé avec ce désengagement.
50Le manque à gagner des usines privées a précipité un accord dit "de partenariat", en mai 1995, entre l’Office et l’ONA, premier groupe privé marocain, lequel possède les deux sucreries des Doukkala.
Le développement des activités associatives et coopératives
51Une des préoccupations est le vide que créera l’Office après s’être libéré des activités commerciales. Pour cela, il préconise le regroupement des agriculteurs pour accroître leur efficacité dans les relations avec les différents agents économiques.
Le mouvement coopératif
52Le tissu coopératif est assez dense et a connu son essor dans les années 1970. En dehors des coopératives de la Réforme agraire dont les membres sont obligés de se coopter à l’acceptation de leur lopin de terre, toutes les autres coopératives sont l’émanation de l’Office. Des traits communs caractérisent ces coopératives :
- l’absence de formation à la gestion et l’encadrement de leurs directeurs, qui sont nommés et payés par l’Office ;
- l’absence d’initiatives qui permettraient d’élargir leur champ d’activité en amont et en aval ;
- l’absence d’une diversification des ressources qui leur permettrait de se développer.
53En dehors de quelques rares coopératives qui ont su développer une réelle dynamique associative, en regroupant plusieurs fonctions et en ouvrant des possibilités d’accumulation des ressources, mais aussi en réalisant des actions à caractère social et collectif (pélerinages...), la majorité n’ont pas dépassé les simples obligations administratives.
54Dans ces conditions, il est improbable que les coopératives puissent se développer après le retrait de l’Office, surtout lorsque se posera l’épineux problème de la rémunération des directeurs.
Les associations professionnelles
55Au nombre de quatre (regroupant respectivement les betteraviers, les éleveurs, les maraîchers et les producteurs de coton), créées à partir de 1984 et financées par des cotisations obligatoires collectées à la base, ces associations connaissent quelques obstacles à leur fonctionnement efficace :
- les autorités locales interviennent dans le choix des responsables, permettant aux notables de la région de détenir les postes clés ; ils cumulent souvent plusieurs responsabilités dans plusieurs associations et écartent les membres des principales décisions ;
- les membres de ces associations, n’ayant pas exprimé librement le désir d’adhérer, ne se sentent pas concernés ;
- comme les coopératives, les associations brillent par leur pauvreté et la faiblesse de l’encadrement technique.
Les associations d’usagers de l’irrigation
56L’organisation des tours d’eau était prise en charge par l’Office par l’intermédiaire d’un aiguadier. L’idée d’organiser les agriculteurs en structures de gestion du tour d’eau est anciennement ancrée dans la société marocaine.
57Les Associations syndicales d’irrigants privilégiés (ASIP) sont les ancêtres des associations d’usagers qui ont été récemment impulsées par l’Office. En contrepartie de la prise en charge de l’organisation des tours d’eau par les associations, leurs adhérents bénéficieront d’un dégrèvement de 20 % sur le prix de l’eau.
58Ce type de structure pourrait être fonctionnel s’il y avait une réelle représentativité des dirigeants, lesquels sont en fin de compte désignés par les autorités locales.
59Il est risqué de penser que les agriculteurs au sein des associations d’usagers accumuleront assez de ressources pour leur permettre d’entretenir le réseau d’irrigation. Les responsables de l’Office préconisent l’achat d’engins par les associations, ce qui est impossible à réaliser dans les conditions actuelles. Ce qui semblait être une meilleure façon de réduire les frais de gestion et d’entretien par l’État pourra se traduire à terme par la détérioration du réseau (perte en eau, répercussion sur le développement des cultures).
En guise de conclusion
60Les transformations agraires dans la région ont été jusqu’à présent déterminées par la puissance publique, l’État intervenant dans la formation, l’encadrement, le façonnement du paysage agraire, etc. Le comportement individuel dans les zones irriguées et la marge d’action et de décision de l’agriculteur se réduisaient à peu de chose. Il s’était adapté malgré lui à cet état de fait ; mais le désengagement de l’État le désarçonne.
61En fait, le problème est celui de la désarticulation d’un système voulu et imposé par l’État. Dans ces circonstances, on peut se demander quel est l’avenir des agricultures familiales dans l’irrigué et quelles vont être les répercussions de la nouvelle politique de l’État sur la dynamique d’évolution des exploitations agricoles familiales, sur les systèmes de production, sur l’effort d’intensification, sur la création de revenus. Les agriculteurs sont-ils condamnés encore une fois à trouver un nouvel équilibre, à s’adapter ou disparaître ?
62Les études et observations menées, modestes du reste, n’ont pu apporter que des éléments de réponse à toutes ces interrogations, et ceci pour trois raisons essentielles au moins :
- on manque de recul pour apprécier ce qui est dû à la nouvelle politique et ce qui est à mettre à l’actif d’un processus de longue durée ; cependant, ce qui est observable aujourd’hui peut être le début d’un changement important dans les stratégies des exploitations agricoles ;
- les changements de politique dans le cadre du PASA sont en cours et se réalisent de façon progressive, en tenant compte de la situation sociopolitique des campagnes. En effet, les exploitations agricoles familiales constituent, du point du vue social, politique et économique, la garantie que les changements voulus par l’État pourront entrer en application, dans la mesure où elles ont une capacité d’adaptation aux différentes crises et changements ; mais pour combien de temps encore ?
- les années de sécheresse introduisent des biais dans l’analyse.
63Mais on peut constater que, dans un contexte marqué par de grandes disparités, les possibités et les modalités de réaction des agriculteurs sont diverses :
- certains semblent pouvoir, et savoir, tirer parti des nouvelles possibilités créées par le désengagement de l’État et l’extension de la régulation par le marché ;
- d’autres paraissent acculés à subir des changements dont ils ne perçoivent pas encore les implications à terme ;
- d’autres encore, sans être particulièrement favorisés, semblent intéressés, sinon stimulés, par la perspective de se dégager du joug de l’administration.
Bibliographie
Bibliographie
Alioua (F.), Benatya (D.), Zagdouni (L.), "L’impact socio-économique des Projets d’irrigation Doukkala I et Doukkala II", Rabat, Banque mondiale/IAV Hassan II, 1987.
Alioua (F.), Benatya (D.), Zagdouni (L.), "L’investissement privé dans les exploitations agricoles ; cas du périmètre irrigué des Doukkala", Hommes, Terre et Eaux, volume 18, n° 70, Rabat, mars 1988.
Alioua (F.), "Impact socio-économique de la politique d’irrigation" in : L’impact de l’irrigation sur l’environnement, Projet de réhabilitation de la Grande Irrigation II, Rabat, MARA – DER, sept. 1992.
Alioua (F.), "Désengagement de l’État et exploitations agricoles : quelques réflexions", Hommes, Terre et Eaux, volume 23, n° 90, Rabat, mars 1993.
Alioua (F.), Bouaziz (A.), L’intensification céréalière en irrigué. Étude socio-économique des exploitations agricoles : cas du périmètre irrigué des Doukkala, vol II. t. I, Rabat, MARA-DPV/IAV Hassan II, 1993.
Alioua (F.), "La rentabilité des équipements hydro-agricoles", communication au séminaire de l’Association des Agro-Économistes sur Le financement du développement de l’agriculture marocaine, Rabat, IAV Hassan II, déc. 1994.
Alioua (F.), : "Anciennes stratégies ou stratégies alternatives ? Le cas des exploitations agricoles familiales dans le périmètre irrigué des Doukkala", communication au Colloque IRMC sur Politiques agricoles, stratégies paysannes et développement rural, Tunis, avril 1995.
El Mourabet (S.), Les effets du désengagement de l’État du soutien de certains facteurs de production sur le système de production végétale : Le cas des Doukkala, Mémoire du 3ème cycle, DSH, IAV Hassan II, Rabat, 1993.
Notes de bas de page
1 80 % des exploitations agricoles ont des superficies inférieures à 2 ha.
Auteur
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II Rabat (Maroc)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011