1L’idée maîtresse des réformes structurelles engagées par les économies en transition, en Europe centrale et orientale, était de rompre avec le modèle d’économie dirigée et le collectivisme qui avaient prévalu pendant plusieurs décennies. Pour autant l’abandon des formes collectives impliquait-il le retour à des formes individuelles ou familiales d’exploitation ? Si le débat a parfois été posé en termes simplificateurs, c’est en grande partie sous l’effet du rôle attribué à la propriété privée en tant que fondement de l’économie de marché. Or, le rétablissement d’une petite propriété foncière, tendance commune à la plupart de ces pays, ne signifie pas le retour automatique à la petite exploitation familiale. Celle-ci n’est que l’une des nombreuses formes sociales de production observables au cours de la transition post-collectiviste. La disparition du modèle collectiviste a laissé place à une réelle diversité de structures sur le plan tant de leur statut juridique que de leur taille : exploitations collectives converties en coopératives de propriétaires ou en associations de producteurs, fermes d’État démembrées et transformées en divers types d’exploitation en société, coexistent avec des exploitations familiales de taille variée.

2Si les voies de la transformation structurelle se révèlent plurielles, cela tient en partie aux dispositifs de redistribution des terres mis en œuvre par les régimes post-communistes. Cependant, ces choix politiques ne suffisent pas à rendre pleinement compte de la diversité des formes sociales de production repérables dans les agricultures post-collectivistes. Les mutations actuelles doivent être replacées par rapport aux trajectoires agraires de longue durée propres à chacun de ces pays. Les formes sociales de production ne naissent pas et ne disparaissent pas sur commande et leur genèse relève de mécanismes de transmission, de reproduction ou d’adaptation dont les règles restent complexes à comprendre. Comment ces formes se positionnent-elles par rapport aux formes antérieures et en quoi témoignent-elles d’une sorte de continuité ou à l’inverse d’une rupture par rapport à leurs devancières ? Cette question ne s’applique pas seulement aux structures qui ont succédé aux exploitations collectives mais concerne la filiation des formes d’agriculture familiale1 que le système collectiviste avait tenté d’éradiquer. La réapparition d’une agriculture familiale, à plus forte raison sa généralisation, ainsi en Roumanie ou en Albanie, contribuent à renouveler la réflexion sur les spécificités de ce type d’agriculture.

La diversité des formes sociales de production dans les agricultures post-collectivistes

La pluralité des modes de redistribution foncière

3Dimension incontournable de la transition vers le marché, la réhabilitation de la propriété privée en tant qu’institution a placé les nouveaux pouvoirs devant un choix politique de première importance : la détermination des termes de la redistribution foncière. Les conceptions de sa mise en œuvre ont fortement contribué à différencier les itinéraires de sortie du collectivisme.

4Les possibilités de choix sont en théorie limitées. L’une est fondée sur la reconnaissance des droits des anciens propriétaires et elle peut revêtir la forme d’une restitution des biens en nature ou celle d’une indemnisation n’entraînant pas la restitution effective des terres. Une autre forme de privatisation consiste à partager la terre entre ceux qui utilisent ces biens ou souhaitent les utiliser, sans tenir compte des droits de propriété antérieurs. Dans le premier cas, la redistribution a valeur de restauration sociale et favorise "le retour des propriétaires fonciers" ; dans le second, elle revêt la signification d’une nouvelle réforme agraire (ainsi en Albanie ou en Roumanie). Dans la réalité, il n’y a pas lieu d’opposer trop fortement ces deux modes de redistribution foncière. En effet, la "reprivatisation" s’est principalement appliquée aux terres que les membres des coopératives avaient apportées lors de la collectivisation et dont ils étaient restés, au moins formellement, les propriétaires (cas de la Hongrie, de l’ex-Tchécoslovaquie). À condition de descendre de familles de paysans-propriétaires, les travailleurs agricoles des exploitations collectives n’ont pas été exclus du mouvement de réappropriation foncière. Dans certains pays, les modalités de la redistribution ont cherché à concilier le principe d’une justice réparatrice et celui d’une justice distributive. Ainsi, en Lituanie, où la restitution des terres aux anciens propriétaires s’est accompagnée de la distribution égalitaire de trois hectares de terre aux travailleurs des anciens kolkhozes et sovkhozes. La réforme hongroise a également attribué des parcelles d’environ un hectare aux membres et aux employés "sans terre" des anciennes exploitations collectives. Très complexes dans leurs modalités, les réformes foncières ont combiné le rétablissement des anciens droits de propriété, remontant la plupart du temps aux réformes agraires de l’entre-deux-guerres ou de l’immédiat après-guerre, avec des formes de redistribution favorisant l’accession à la propriété de nouvelles couches sociales.

D’un usage collectif à un usage privé

5Les dispositifs de privatisation mis en œuvre par les régimes post-communistes ont entraîné l’un des plus amples mouvements de réappropriation foncière de l’histoire agraire de ces pays. Les lenteurs des restitutions et des procédures d’indemnisation, le retard et les insuffisances de la délimitation foncière, de l’enregistrement cadastral et de la délivrance de titres de propriété, ne permettent pas encore de dresser un tableau fiable et complet des nouvelles structures de propriété. Bien qu’à des degrés divers selon les pays, elles se caractérisent par un extrême émiettement foncier susceptible d’entraver la restructuration. Toutefois, le mouvement de réappropriation foncière ne s’est pas traduit par un transfert équivalent de terres d’un usage collectif à un usage privé. L’ampleur et les formes prises par ce transfert peuvent constituer un critère permettant de classer les formes prises par la décollectivisation, des plus graduelles aux plus intégrales. Les données statistiques disponibles n’autorisent qu’un premier repérage très sommaire des transformations structurelles dans le secteur agricole2. Elles doivent être maniées avec précaution dans la mesure où les catégories utilisées n’ont pas la même signification avant et après la transition. La distinction antérieurement établie entre les secteurs coopératif, étatique et individuel est commode pour mesurer l’ampleur du transfert au profit du secteur privé (et ainsi le degré de privatisation effective de l’usage agricole du sol). Il faut prendre garde au fait que le secteur privé est à présent beaucoup plus hétérogène qu’il ne l’était auparavant, puisqu’il comporte, à côté d’exploitations individuelles ou familiales de taille très variable, divers types de formes sociétaires (tableau 1).

6A l’exception de l’Albanie et de la Lettonie, aucune de ces agricultures n’a connu un mouvement de transfert susceptible de porter la petite exploitation privée au niveau caractérisant l’agriculture polonaise, la seule en Europe de l’Est à avoir échappé à une collectivisation intégrale de longue durée. Les pays de l’Europe balkanique se singularisent par le caractère radical du processus de redistribution foncière, se traduisant en Albanie, et dans une large mesure en Roumanie, par une parcellisation effective de la terre, modification la plus sensible apportée au paysage agraire. La décollectivisation s’y est opérée de manière "spontanée", largement décentralisée, sans que des procédures de remembrement des parcelles attribuées soient engagées. En Europe centrale, des dispositifs d’aménagement foncier ont pu limiter l’impact défavorable de la redistribution foncière sur les structures d’exploitation. Une grande partie des propriétaires a décidé de louer les terres aux coopératives ou associations qui ont succédé aux anciennes exploitations collectives (35 % de la superficie agricole en Lituanie, 37 % en Hongrie3, 49 % en République tchèque et 68 % en Slovaquie4). À côté du maintien significatif de ces formes d’exploitation en commun, des exploitations individuelles dont les terres sont généralement regroupées en parcelles de bonne taille sont apparues. Les nouvelles exploitations individuelles sont loin de présenter le morcellement constaté en Europe balkanique.

Les formes hétérogènes de l’agriculture familiale

7Loin d’être homogène, cette agriculture de petits producteurs indépendants est composée d’exploitations très différenciées par leur taille, leur logique de fonctionnement et leur mode d’insertion au marché. Le critère de la taille est déterminant et permet d’opposer deux groupes d’exploitations. Les premières, de loin les plus nombreuses, n’excèdent pas quelques hectares et se révèlent très proches par leurs caractéristiques et leur fonctionnement des lopins de l’ancienne économie auxiliaire. Les secondes, dont la superficie est un peu plus étendue, tentent de renouer avec une logique familiale reposant sur une articulation forte entre le capital, le travail et la famille. Leur nombre est encore limité mais apparaît en progression, du moins en Europe centrale, où pourtant l’on prédisait peu d’avenir à ces formes sociales. Les évolutions structurelles apparaissent d’ores et déjà bien tranchées. On se bornera à évoquer les plus caractéristiques d’entre elles5.

8En Hongrie, la disparition du système collectiviste a mis un terme aux liens de complémentarité technique et économique associant formes collectives et formes individuelles. Le processus de restructuration se traduit par le renforcement de la part relative de la catégorie des exploitations individuelles au sens strict (19 % de la SAU en 1994) et l’apparition parmi elles d’un groupe encore peu nombreux d’exploitations privées à plein temps, de taille moyenne (entre 10 et 30 hectares). Plusieurs processus contribuent à la constitution de ces nouvelles unités de production. A partir du noyau de l’ancienne petite exploitation auxiliaire, l’élargissement foncier est obtenu soit par le retrait des parts de propriété foncière des coopératives, soit par des acquisitions dans le cadre de la procédure d’indemnisation (sous forme de bons de propriété), soit encore en louant des terres auprès de parents ou de voisins. Les plus dynamiques de ces nouveaux petits entrepreneurs ruraux combinent ces diverses possibilités, engageant ainsi un processus d’accumulation foncière dont il est difficile de mesurer l’ampleur mais qui se développe rapidement. Beaucoup de transactions foncières sont encore informelles (en raison même de certaines dispositions limitant les reventes de terres provenant du fonds d’indemnisation et parce que l’enregistrement des titres de propriété foncière est mal organisé). A côté de ces nouvelles formes de production de type familial marchand, persiste une masse de toutes petites exploitations (estimée à plus d’un million d’unités).

9Sans pourtant avoir connu le même phénomène de bipolarisation structurelle au cours de la période collectiviste (en raison des restrictions ayant frappé les lopins), l’agriculture tchèque enregistre à présent ce type d’évolution. Au début de l’année 1994, 52 000 exploitations de type individuel mettaient en valeur le cinquième de la superficie agricole du pays. Parmi elles, plus des quatre cinquièmes avaient moins de dix hectares et cultivaient en moyenne 2,3 hectares, pour la plupart en pleine propriété. La majeure partie de ces petites exploitations remplissaient une fonction essentiellement vivrière ou produisaient pour le marché local. La catégorie des unités de plus de dix hectares, formée d’exploitations de type professionnel, occupait 680 000 hectares (soit 73 hectares en moyenne par exploitation). Un millier d’entre elles détenaient plus d’une centaine d’hectares, révélant un processus d’accumulation foncière à base de faire-valoir indirect.

10En Lituanie, trois types de formes sociales de production coexistent : des exploitations privées de type familial, au nombre de 134 000 (dont la taille moyenne est de 8,5 hectares), des associations qui ont pris la succession des anciens kolkhozes et sovkhozes, et plus de 400 000 micro-exploitations de 2 hectares en moyenne, très liées par leur mode de fonctionnement aux formes associatives. Les exploitations familiales sont issues des premières exploitations de ce type organisées dans le cadre de la loi sur l’agriculture paysanne de 1989, ainsi que des restitutions de terre aux anciens propriétaires (décidées en 1991, au lendemain de l’indépendance). Si les premières exploitations établies ont bénéficié d’une série d’aides, beaucoup de ces nouvelles exploitations familiales ne parviennent pas à s’équiper en machines.

11La Roumanie compte plus de trois millions d’exploitations individuelles couvrant 5,6 millions d’hectares (38 % de la SAU), soit une superficie moyenne inférieure à deux hectares. Ces micro-exploitations sont essentiellement tournées vers l’auto-consommation et écoulent quelques surplus sur les marchés de proximité. Une partie des exploitations individuelles issues de la redistribution foncière, définie par la loi de février 1991, se sont regroupées au sein d’associations agricoles (dites "familiales"), au nombre de 18 176, qui cultivent deux millions d’hectares (soit en moyenne 114 hectares par association). Ces nouvelles structures se différencient par leur dotation en matériel et en capital, ainsi que par les conditions d’accès au marché. Par leur système de production, leur logique de fonctionnement, la plupart de ces exploitations familiales relèvent d’un mode de production typiquement paysan. Mais l’on doit souligner le caractère flou de la distinction entre ces types de structure puisqu’il n’est pas rare qu’un même propriétaire cultive une partie de ses terres en faire-valoir direct (un à deux hectares) et loue le restant à une association.

Trajectoires de filiation des exploitations familiales

Rupture ou parenthèse ?

12Si l’on admet que "l’exploitation familiale n’est pas le résultat d’une évolution historique" et qu’elle "n’est pas fonction d’un mode de production, comme c’est le cas de l’exploitation paysanne ou de l’entreprise de production"6, il convient de s’interroger sur les conditions de sa réapparition après une aussi longue coupure.

13En Europe occidentale, dans un pays comme la France, l’évolution conduisant de la ferme paysanne, déjà présente sous l’Ancien Régime, à l’entreprise familiale agricole née de la grande phase de modernisation de la deuxième moitié du XX^e siècle, s’est opérée de manière continue, même si on l’a qualifiée de "révolution silencieuse". En revanche, en Europe centrale et orientale, la diffusion du modèle paysan, longtemps freinée par l’emprise de l’ordre féodal (le second servage), s’est tardivement et incomplètement réalisée à la faveur des réformes agraires du XX^e siècle. Généralisé à l’ensemble de ces pays, au lendemain du partage des derniers grands domaines, le modèle de l’exploitation paysanne en propriété s’est trouvé remis en cause par la collectivisation, et a disparu de la plupart de ces agricultures, à l’exception de la Pologne et de régions de montagne où de petites exploitations privées ont persisté. Partout ailleurs, les exploitations familiales ont été réduites à des lopins dont les fonctions productives étaient étroitement encadrées et contrôlées par les grandes exploitations collectives. Dans certains pays, comme la Hongrie, la petite agriculture avait atteint la dimension d’une seconde économie particulièrement florissante, tandis qu’ailleurs des systèmes plus coercitifs avaient strictement borné l’autonomie du secteur individuel, comme en Roumanie.

14La diversité même des évolutions nationales pose la question du rôle de ces lopins familiaux dans la conservation de pratiques propres à l’économie paysanne et dans la préservation d’un lien d’appropriation de la terre. L’interrogation porte plus précisément sur les mécanismes de transmission des savoir-faire et des systèmes de valeurs susceptibles de favoriser la renaissance de formes d’exploitation familiale. La reconstitution d’exploitations familiales implique l’existence d’une couche d’acteurs sociaux susceptibles de porter ce type de projet. Celui-ci ne peut se former sans se référer à un modèle idéel ou une représentation de l’exploitation familiale qui est le produit d’une histoire et d’une mémoire. Nos enquêtes de terrain nous ont permis d’appréhender les représentations à l’égard du modèle de l’exploitation indépendante7. Celles-ci apparaissent bien différenciées en fonction de la trajectoire sociale familiale et du parcours professionnel de chaque individu. A la veille des transformations structurelles, une majorité de travailleurs rejetait l’idée même d’un retour à cette forme sociale de production. Un grand nombre de travailleurs n’avait pour toute référence que l’exploitation paysanne passée ou le lopin de la période collectiviste. Seule une minorité d’acteurs sociaux apparaissait porteuse d’un modèle idéel susceptible de se projeter dans une exploitation indépendante du type "entreprise agricole".

De la réappropriation à l’installation

15Si la réappropriation d’un patrimoine foncier apparaît comme une condition nécessaire à l’installation, elle ne suffit pas à garantir la viabilité du projet. Deux séries de facteurs conditionnent celle-ci. Les premiers procèdent des modalités de partage du capital foncier et non foncier parmi les ayants droit, modalités qui définissent un certain nombre de possibilités, les seconds relèvent de l’aptitude des acteurs sociaux à tirer parti de leurs savoir-faire et compétences.

16Le retour d’un patrimoine foncier est d’un faible intérêt s’il ne s’accompagne pas de l’accès au capital d’exploitation indispensable à sa mise en valeur. Au regard de cette exigence, les conditions de réinstallation des propriétaires fonciers, en Lituanie et en Roumanie, s’avèrent infiniment plus difficiles que celles dont ont pu bénéficier les ayants droit en République tchèque ou en Hongrie.

17En Roumanie, la plupart des propriétaires, démunis de tracteurs et de machines, ont dû se résoudre à confier leur terre à une société ou à une association, ou à faire appel aux services mécaniques de la firme Agromec issue de la conversion du réseau des anciennes stations de machines et tracteurs. Une grande partie des travaux de culture est effectuée à la main par les membres des familles agricoles. L’absence de moyens de financement condamne cette masse de petites exploitations à des pratiques proches de l’économie paysanne traditionnelle (auto-approvisionnement en intrants, emploi de la force de trait animale et travail manuel).

18En Lituanie, les nouveaux exploitants agricoles se recrutent parmi les familles d’anciens propriétaires qui ont pu récupérer leurs terres. En l’absence d’une procédure de restitution de cheptel ou de matériel qui n’est pas prévue par la loi, l’installation requiert d’autres moyens pour acquérir un capital d’exploitation de départ. Cependant, ceux qui travaillaient dans les anciens kolkhozes ont pu retirer leurs parts de propriété des associations (en argent ou sous forme de matériel) et consacrent à présent toute leur capacité d’autofinancement à l’acquisition de tracteurs et de machines d’occasion, ainsi qu’à la construction de modestes bâtiments d’élevage, au prix d’une sévère limitation de la consommation familiale. Ceux qui se sont installés les premiers (dès l’adoption de la loi sur l’agriculture paysanne en 1989), témoignant ainsi d’un mode de pensée plus autonome que les autres, sont parvenus à acquérir matériel, cheptel, bâtiments. Ils sont souvent en mesure d’effectuer des services auprès des exploitations voisines. La grande majorité des nouveaux exploitants a dû s’installer dans des conditions plus défavorables, sans aucun moyen de financement et avec une vague connaissance de la façon d’exploiter une exploitation moderne. Entre une démarche volontaire de réappropriation en vue d’un projet réfléchi, qui a été principalement le fait d’une élite agricole composée de spécialistes et de techniciens, et le comportement attentiste de travailleurs qui s’en sont remis à la pression des événements (perte de leur emploi, dissolution de l’association), les chances de voir se constituer des exploitations viables sont bien différentes.

19Favorable à l’initiative individuelle, le système hongrois avait permis le développement de près d’un million et demi de petits exploitants. Pour beaucoup d’entre eux, la "seconde économie" a fonctionné comme une matrice d’apprentissage de l’esprit d’entreprise, permettant l’accumulation d’un petit capital d’exploitation (sous forme de bâtiments d’élevage, de serres, de matériel de culture) et l’acquisition d’une réelle technicité. Les limites qui entravaient leur agrandissement ont été supprimées, mais l’accumulation foncière se heurte de fait à des obstacles importants. Les superficies très modestes n’autorisent pas l’installation d’une exploitation de taille viable. Pour constituer un capital foncier suffisant, il faut pouvoir acquérir ou louer des terres. Or, la plupart des ménages agricoles ne disposent pas de l’épargne nécessaire pour envisager l’achat de terres. Il en est de même pour l’acquisition du matériel de culture et la construction de bâtiments d’exploitation. D’autres facteurs liés au changement de l’environnement économique rendent hasardeuse l’installation. A partir de ces micro-exploitations, un scénario de développement d’une agriculture familiale, reposant sur une articulation forte entre terre, capital et travail, a peu de chances de se généraliser dans l’immédiat. Cette situation n’exclut pas l’apparition d’une élite de petits entrepreneurs agricoles qui ont saisi l’occasion des ventes de terres du fonds d’indemnisation pour acquérir de bonnes surfaces (soit avec leurs propres bons d’indemnisation, soit en les rachetant auprès de retraités). Ils ont souvent mis à profit leur position de cadres des anciennes exploitations collectives pour en retirer le matériel le plus intéressant, et mobilisent leurs réseaux pour se lancer dans des activités de commercialisation, de transformation agro-alimentaire ou de services à la production.

20En République tchèque, l’idéologie ultra-libérale définit un climat a priori favorable au développement d’une agriculture composée d’exploitants indépendants : reconnaissance de la propriété privée comme fondement de l’activité économique, apologie de l’entrepreneur privé. Mais ce discours politique ne s’accompagne pas de la mise en œuvre de moyens financiers susceptibles d’aider l’installation de nouveaux entrepreneurs en agriculture. Les exploitants qui se lancent ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Au départ, un point commun : le désir de se réapproprier leurs biens et le projet de recréer une exploitation familiale. La réappropriation d’un capital d’exploitation constitue la base indispensable pour le démarrage d’un projet d’installation en agriculture, mais il n’en assure pas la viabilité.

Les perspectives de développement des exploitations familiales

Le rôle sélectif du marché

21L’importance du capital d’exploitation, en partie fonction du patrimoine familial, n’est que l’une des dimensions différenciant les nouvelles exploitations agricoles. D’autres facteurs introduisent une diversité plus grande encore. La capacité technico-économique de l’exploitation de s’intégrer au marché, son autonomie de comportement apparaissent déterminantes. Le clivage entre des exploitations à fonction vivrière et des exploitations de type marchand dont on observe le renforcement n’est pas nouveau en soi. Les systèmes de production pratiqués par les petites exploitations auxiliaires durant la période collectiviste étaient spécialisés à des degrés divers selon que les productions étaient destinées principalement à l’auto-consommation familiale ou à la commercialisation. Beaucoup de petits producteurs pratiquaient des systèmes de type "polyculture/élevage" tournés vers la satisfaction des besoins familiaux. Le caractère vivrier de cette production répondait à des logiques de nature différente. Pour certains agriculteurs, elle procédait d’un attachement profond au modèle paysan que le groupe familial cherchait implicitement à reproduire. Mais, pour le plus grand nombre, la fonction du lopin s’apparentait à celle remplie par le jardin ouvrier, élément de bien-être matériel dans une économie collectivisée pauvre en produits frais. De fait, le lopin avait cessé d’être le substitut de l’exploitation paysanne.

22Cependant, dans un pays comme la Hongrie8, l’économie seconde avait favorisé l’apprentissage de comportements de type entrepreneurial, et permis l’accumulation d’un capital d’exploitation. Les nouveaux entrepreneurs agricoles ont souvent démarré ainsi. Mais tous ne sont pas parvenus à franchir le cap périlleux de la disparition des liens techniques et économiques avec l’économie collective9. Les petits producteurs ont été confrontés à un marché dont ils ne connaissaient pas les opérateurs et les réseaux, en proie à une désorganisation résultant de la baisse de la demande intérieure et de la perte des marchés extérieurs. La disparition des circuits d’écoulement traditionnels et l’absence d’information sur les marchés agricoles ont rendu la production très aléatoire. Placés dans des conditions défavorables, ces petits producteurs se sont repliés sur une agriculture d’autosubsistance. Paradoxalement, ils se sont trouvés exclus du marché au moment même où le principe de son libre fonctionnement était rétabli. De tous les apprentissages requis pour devenir chef d’exploitation, celui qui concerne la maîtrise des réseaux d’approvisionnement et de commercialisation est sans doute le plus délicat. De ce point de vue, les anciens spécialistes et cadres des exploitations collectives disposaient d’une connaissance qu’ils ont pu mettre plus rapidement en pratique que les autres.

23Il faut ajouter que la situation varie beaucoup selon le type de production et la localisation par rapport aux centres de consommation urbains. Dès les premiers temps du passage à l’économie de marché, on a vu se mettre en place de manière très générale dans tous ces pays des circuits courts à l’échelle locale qui restent la meilleure parade pour des exploitants dont les capacités de commercialiser leur production sont réduites (volumes réduits, absence de moyens de transport, éloignement des marchés urbains). L’approvisionnement de la famille étendue (y compris les membres vivant en ville), la vente directe aux voisins, l’écoulement sur les marchés locaux, auprès des cantines d’entreprise et des maisons de vacances (à proximité des centres touristiques) constituent les principales possibilités, mais la marge d’action demeure étroite.

24Un environnement économique défavorable, le sous-développement des services agricoles, l’étroitesse des superficies, tous les facteurs convergent pour entraîner le repli sur l’auto-approvisionnement et l’autoconsommation des petites exploitations et rendre difficile leur insertion dans les circuits marchands.

La mise en place de réseaux d’encadrement et d’une politique d’aide

25La renaissance de l’agriculture familiale s’est heurtée à de très nombreux obstacles. Rien n’a été fait pour aider l’installation de nouveaux exploitants et ceux-ci ont dû se débrouiller par leurs propres moyens. Dans ces conditions, c’est moins le petit nombre des nouveaux installés10 qu’il convient de souligner que leur détermination pour affronter les innombrables obstacles concernant la recherche de crédits, d’intrants et de marchés, en l’absence d’assistance et de conseil. En effet, c’est avec un temps de retard considérable que se mettent en place les réseaux d’encadrement, les infrastructures de service et les systèmes bancaires adaptés aux nouvelles formes sociales de production. Des institutions telles que les chambres d’agriculture n’ont été que tardivement établies, notamment parce qu’il a fallu vaincre les résistances de l’ancien appareil d’encadrement de l’agriculture collectivisée. L’environnement économique demeure incertain, même si des formes d’intervention et de régulation des marchés ont été mises en place par la plupart de ces États. Le niveau de soutien des prix des produits agricoles reste très inférieur à celui pratiqué dans le cadre de la politique agricole commune de l’Union européenne.

26Sur le plan des politiques agricoles, beaucoup de ces pays n’ont pas encore officiellement opéré de choix quant au modèle structurel qu’ils entendaient promouvoir. La politique du très libéral gouvernement tchèque est neutre et ne favorise pas une forme plutôt qu’une autre, même si le modèle de l’entreprise agricole de bonne dimension semble avoir la faveur des milieux proches du pouvoir. En Hongrie, après le changement de majorité en 1994, la politique n’exprime officiellement aucune préférence particulière mais de fait, si l’on se réfère aux mesures adoptées, soutient le modèle de la grande exploitation (c’est-à-dire les coopératives transformées). En Lituanie, une tendance comparable caractérise l’actuelle majorité gouvernementale après une période, au lendemain de l’indépendance, où la politique était ouvertement en faveur de l’exploitation familiale. En Roumanie, la perpétuation de politiques comportant un degré élevé de contrôle centralisé et d’intervention de l’État freine la restructuration vers une économie laissant davantage jouer les forces du marché.

Conclusion

27Les transformations structurelles en Europe centrale et orientale contribuent à relancer le débat sur les mérites respectifs de la grande, de la moyenne et de la petite exploitation. La notion de "taille optimale" qui a guidé la politique de concentration des structures pendant toute la période collectiviste n’a pas grand sens et a montré qu’elle était de nature à induire en erreur les planificateurs. Les tendances à l’œuvre vont dans le sens de la réduction de la superficie des très grandes exploitations et de l’élargissement des petites exploitations qui ont profité du mouvement de transfert foncier découlant de la privatisation de la terre. Le débat sur l’avenir des formes sociales de production nous paraît mal posé si l’on ne se préoccupe que d’efficience et de performances économiques. À côté de l’impératif de compétitivité, d’autres objectifs devraient être pris en compte lors de l’élaboration des politiques agricoles. En premier lieu, ils ont trait à la question sociale, c’est-à-dire au maintien d’une charge de population rurale importante dans des pays où le secteur agricole assurait à la veille de la transition de 10 % (en Tchécoslovaquie) à 28 % de l’emploi (en Roumanie et en Pologne). À cet égard, l’existence de petites exploitations vivrières assurant la survie de retraités et de chômeurs apparaît sans aucun doute préférable au gonflement d’une population d’exclus, facteur d’instabilité. De fait, cette multitude de petites exploitations s’annonce comme un phénomène relativement durable (à l’échelle d’une génération au moins) dans certains de ces pays (Lituanie, Roumanie, Pologne). Les préoccupations environnementales et la nécessité d’entretenir des paysages et des espaces ruraux dont la valeur de patrimoine ne le cède en rien à ceux de l’Europe occidentale devraient jouer en faveur d’une agriculture "ménagère". Entre la résurgence d’une agriculture paysanne confinée dans un rôle de subsistance pour une masse rurale paupérisée, et les balbutiements d’une agriculture d’entreprise dégagée des contraintes collectivistes, il y a peut-être place pour une agriculture familiale marchande qui apporterait une contribution active aux équilibres sociaux et territoriaux. Comme ailleurs en Europe, et la préparation des dossiers d’intégration dans l’Union européenne pourrait en offrir l’occasion, la politique agricole est appelée à devenir une composante à part entière des politiques de développement rural.