Conclusion
p. 303-306
Texte intégral
1L’institution militaire tel qu’elle apparaît au Pérou à l’aube du XXIe siècle s’est constituée au fil des ans comme une organisation singulière dont la professionalisation, amorcée il y a un siècle par les missions françaises, visait à détourner les chefs militaires de l’activisme politique et à former de nouveaux « professionnels de la guerre » indépendants du pouvoir. Premier noyau de fonctionnaires stables à voir le jour dans un pays où régnaient la violence et les factions politiques, cette armée de cadres a tout d’abord été investie d’un rôle capital dans l’édification de l’État et de la Nation, rôle qui a rapidement pris le pas sur sa fonction première : assurer la défense du pays. Rarement engagée dans des conflits avec l’extérieur, cette nouvelle armée de métier n’en a pas moins été formée en vue de l’action guerrière et si cette finalité conserve toute son importance, c’est pourtant son engagement dans des activités extra-militaires qui retient surtout l’attention.
2Amputés de leurs fonctions bellicistes, les généraux issus des premières écoles militaires se sont en effet très rapidement transformés en une élite bureaucratique au service de l’État. Grâce à l’acquisition de nouvelles règles de comportement et d’organisation institutionnels, ils sont devenus une « force politique de substitution » qui, à plusieurs reprises et pendant plus d’un demi-siècle, se portera à la défense des intérêts agro-miniers exportateurs. Prenant pour cibles les classes populaires devenues l’ennemi intérieur, l’armée s’est également très tôt convertie en gardienne de la paix sociale. D’autre part, confinés à l’univers clos des casernes, les militaires ont toujours été persuadés d’être un corps d’élite, se tenant généralement à l’écart des civils envers lesquels ils cultivaient une méfiance et un mépris non dissimulés. Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, on constate cependant qu’ils ont entretenu des contacts permanents avec les forces politiques, même d’opposition, pour qui l’uniforme apparaissait comme le passage obligé vers les sommets de l’État.
3À partir des années soixante, la crise de l’économie exportatrice et les révoltes paysannes ont amené un secteur de l’institution militaire à condamner l’option défendue jusque-là par leurs pairs. En 1968, consciente des dangers que représentaient pour la défense nationale, d’une part l’absence d’intégration des masses et d’autre part l’obstruction des classes dominantes traditionnelles à la modernisation de l’État, l’armée est donc intervenue pour dégager l’appareil étatique de tout ce qui entravait l’accomplissement de ses fonctions spécifiques. La décision d’interrompre le processus démocratique en cours depuis 1963 s’inspirait toutefois de préoccupations essentiellement militaires : son rôle étant d’assurer la défense de la Nation, elle devait tout mettre en oeuvre pour accroître les capacités défensives du pays. Ce qui pour un petit groupe d’officiers dirigé par le général Velasco signifiait moderniser et renforcer la structure étatique.
4Minoritaires au sein du gouvernement, les « révolutionnaires en uniforme » ont toutefois mis à profit la hiérarchisation et le centralisme de l’institution militaire pour imposer des mesures dont le radicalisme heurtait de plein fouet une bonne partie de ses membres. Au moment où ils ont pris le pouvoir, tous en effet n’étaient pas d’accord sur l’ampleur des réformes, ni même sur l’utilité d’un engagement à long terme. D’où la formation de courants ou tendances au sein du noyau dirigeant. L’étude du « réformisme militaire » mis en oeuvre de 1968 à 1975 a permis de mettre en lumière d’un côté le mode de fonctionnement et les pratiques politiques spécifiques de l’armée-gouvernement, de l’autre les menaces que fait peser sur l’institution l’engagement direct dans les affaires de l’Etat. L’accomplissement de fonctions extra-militaires par une organisation bureaucratique autoritaire dont la finalité première restait la défense du territoire y a, en effet, engendré des tensions permanentes, alimentées par le développement de divisions internes dont l’intensité menaçait l’unité institutionnelle. Pour contrer les effets néfastes de la politisation due à l’exercice du pouvoir, les représentants des forces armées ont donc opté, à la fin des années soixante-dix, pour l’abandon progressif de la gestion directe des affaires publiques.
5Outre l’épuisement de l’expérience réformiste et la détérioration de l’économie, des préoccupations d’ordre corporatif ont convaincu les généraux de se désengager politiquement : d’un côté sauvegarder la cohésion interne, de l’autre restituer leur importance aux fonctions spécifiquement militaires, comme l’exigeait l’évolution de la situation géopolitique régionale. Souhaitant ne pas provoquer de rupture institutionnelle, les forces armées se sont alors regroupées autour d’un objectif commun : renforcer le pays en cas de conflit avec l’extérieur. Parallèlement la vague de démilitarisation qui commençait à déferler sur la plupart des pays d’Amérique latine atteignait le Pérou et les pressions de l’opposition civile de toutes tendances poussaient les militaires à abandonner leurs fonctions. Non sans résistance toutefois, la longue période de transition à la démocratie ayant confirmé l’existence de courants opposés : l’un favorable au maintien des forces armées au pouvoir ; l’autre, au contraire, appuyant l’élection de gouvernements au suffrage universel. Les longues années de transition ont d’ailleurs été consacrées à organiser le retour aux casernes, les militaires souhaitant prendre des dispositions assurant la quasi-intangibilité de l’institution et une autonomie complète sur les affaires les concernant.
6Au yeux des militaires cependant, les mesures adoptées avant de se retirer n’ont pas été à la hauteur des défis à relever au cours des années quatre-vingts. La violence et l’extension des activités subversives ont pris de court l’ensemble de la classe politique, des intellectuels et de la société. La crise de l’État et de l’économie a également limité l’octroi de ressources matérielles plus importantes aux régions touchées par la guérilla. D’autre part, tout en affirmant leur contrôle sur l’ensemble du processus politique, les dirigeants civils ont laissé aux forces armées le soin de réprimer la guérilla sans leur accorder les pleins pouvoirs qu’ils réclamaient sur le terrain et surtout sans proposer une véritable stratégie de pacification. D’où les tensions qui se seraient manifestées au sein de l’institution quant à l’opportunité de laisser aux civils la conduite des opérations. L’inexistence d’une structure de dialogue qui aurait permis aux élus et aux représentants des forces armées de travailler conjointement à l’élaboration d’une stratégie commune a également révélé l’indétermination dans laquelle on a laissé la question des relations entre civils et militaires au moment de la passation des pouvoirs.
7Traditionnellement méfiantes à leur égard, les forces armées ont trouvé dans la situation péruvienne des années quatre-vingts plus d’une raison de douter de la capacité des civils à gouverner. Cette méfiance a d’ailleurs été entretenue par la bienveillance, réelle ou présumée, d’une partie de la presse et des forces progressistes dont certains éléments étaient suspectés de sympathie envers l’insurrection armée. D’autre part les changements géopolitiques régionaux et la gravité de la crise économique n’ont pas été sans incidence sur les forces armées. Les ressources octroyées à la défense ont considérablement diminué malgré la persistence du mouvement sentiériste. « Branche armée de l’État » qu’il a toujours eu pour mission de défendre, l’appareil militaire aurait-il été tenté de reprendre le gouvernail à la fin des années quatre-vingts ? Ravivé par la sévérité des menaces qui pesaient sur le Pérou, le souvenir des interventions militaires passées serait en effet venu hanter la scène politique, la presse se faisant l’écho de mouvements internes, signe de mécontentement au sein des forces armées. Mais dans un continent où elles ont pourtant dominé l’histoire politique pendant plusieurs décennies, l’heure n’était plus à la répudiation monu militori des élus du peuple. Les généraux ont dû continuer à respecter le jeu électoral. Aussi se sont-ils orientés vers de nouvelles formes d’association au pouvoir.
8Dans un pays où les institutions démocratiques, déjà fragiles, ont été discréditées par l’incapacité des gouvernants à gérer une crise frappant l’ensemble de la société, l’élection en 1990 d’une personnalité sans affiliation partisane a été l’occasion pour le nouveau président d’établir une alliance avec un petit groupe d’officiers dont les représentants accèdent rapidement aux centres de décision. L’appui politique officiel de ce secteur des forces armées proche des services de renseignement et l’utilisation des troupes à des fins électorales ont une fois de plus mis en lumière le rôle de « parti substitut » joué par les militaires. Cette politisation qui a pris la forme d’une étroite collaboration entre les composantes civiles et militaires du pouvoir est toutefois, comme dans le passé, source de divisions internes et d’instabilité politique.
9En raison de l’instauration d’un régime autoritaire, le Pérou peut apparaître à première vue comme un cas exceptionnel en Amérique latine. Le développement politique péruvien intéresse toutefois l’ensemble des pays du sous-continent dans la mesure où s’ébauche, en cette fin de siècle, un nouveau contexte dominé par les exigences du néo-libéralisme. Dans les États de démocratisation récente coexistent des tendances à l’institutionnalisation et à la désinstitutionnalisation. Déjà très vulnérables, les systèmes et les institutions politiques résistent mal aux courants qui fragilisent les processus de démocratisation amorcés à la fin des années soixante-dix : influence des organismes internationaux de financement, imposition des politiques d’ajustement structurel et paupérisation croissante, réforme et privatisation de l’État, redéfinition de l’espace public, informalisation de l’économie, personnalisation du pouvoir, rôle des médias dans les relations avec les masses, importance des réseaux informels dans la prise de décision. Dans ce contexte délimité par les forces du marché, les formes démocratiques subsistent, mais elles sont dépouillées de leurs fonctions de représentation et de régulation sociale.
10L’évolution politique du Pérou des années quatre-vingt-dix illustre ces changements. Et si l’usurpation directe du pouvoir par les militaires n’y apparaît pas une menace, l’une des fonctions qui pourrait leur être dévolue serait, une fois de plus, celle de « force politique de substitution », et ce aux dépens de la démocratie. Parallèlement à la réorientation de leurs champs d’intervention qui se profile depuis quelques années, elles y trouveront peut-être le nouvel espace qu’elles recherchent et qui légitimerait leur existence en tant qu’institution.
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