Chapitre 6. Réformisme et comportement politique des forces armées
p. 157-231
Texte intégral
1Dans le chapitre précédent, nous avons tracé le cadre d’émergence du gouvernement militaire qui prend le pouvoir le 3 octobre 1968 : stagnation du secteur exportateur ; conflits entre les divers secteurs des classes possédantes ; impuissance des partis politiques. Pour sortir de l’impasse, le général Juan Velasco Alvarado et un petit groupe d’officiers introduisent un ensemble de mesures destinées à modifier radicalement la société et à réaliser le « développement harmonieux » du pays.
2Sur le plan intérieur, leurs objectifs sont les suivants : détruire le pouvoir de l’oligarchie en transformant la structure agraire ; promouvoir l’industrialisation ; établir de nouvelles formes de propriété et de nouveaux rapports sociaux ; susciter et organiser la participation politique des masses sous l’égide de l’État ; unifier la société en réduisant les écarts sociaux qui alimentent les foyers de tension et menacent la sécurité nationale ; enfin, créer un « nouvel homme péruvien ». Sur le plan international, les successeurs de Belaúnde souhaitent voir le Pérou devenir l’un des chefs de file du Tiers-Monde et réduire sa dépendance à l’endroit des États-Unis en diversifiant ses relations diplomatiques et commerciales1.
La politique étrangère : nationalisme et progressisme
3Jusqu’à la fin des années soixante, l’influence des États-Unis en Amérique latine était à ce point prédominante que la plupart des études sur la politique étrangère des États du sous-continent étaient consacrées aux relations interaméricaines. Toutefois, au cours des années soixante-dix, la montée du nationalisme latino-américain s’est traduite par l’adoption d’une politique étrangère que les États-Unis ont perçue initialement comme une menace potentielle à leurs intérêts2. En 1969, le rapport Rockefeller attirait l’attention sur l’émergence d’une nouvelle génération de militaires « idéologiquement indécis », qui pourraient fort bien adopter des positions radicales, étatistes et anti-américaines3. Mettant l’accent sur la sécurité, le document retrouvait le ton de la guerre froide pour dénoncer la menace communiste ; il mettait également en garde contre la « nationalisation » du concept de développement, processus dans lequel certains États, dont le Pérou, seraient sur le point de s’engager. Conscient du danger de s’aliéner les armées latino-américaines, le rapport recommandait, enfin, de respecter leurs exigences en matière d’équipement militaire de pointe.
4On ne saurait toutefois réduire la politique des États-Unis dans le sous-continent à ces seules recommandations4. Après l’échec du Vietnam, l’heure est à plus de conciliation et Washington opte pour un désengagement relatif au plan militaire. La consigne : éviter toute intervention directe des troupes américaines. Les pays alliés devront maintenant fournir leurs propres effectifs en cas d’agression. On leur garantit cependant le soutien technique des États-Unis ainsi qu’une aide accrue sous forme de crédits. Déjà perceptible au milieu des années soixante, la tendance à supprimer les dons d’équipement se renforce sous l’administration de Richard Nixon et se traduit par une hausse des crédits destinés aux achats de matériel militaire. On assiste parallèlement à une réduction des crédits alloués à l’aide économique. Le cas du Pérou illustre bien la politique de Washington : en 1975, les programmes d’aide économique et militaire américains à ce pays totalisent 37, 5 millions de dollars, dont 16, 1 millions sont consacrés à l’aide économique et 21, 4 millions à l’assistance militaire5.
5Parallèlement à cette redéfinition du rôle des États-Unis, les pays latino-américains choisissent de diversifier leurs relations diplomatiques et commerciales. Les liens se relâchent même dans le secteur militaire, alors que les préoccupations géopolitiques des armées nationales refont surface6. Responsables de la sécurité interne, elles n’en sont pas moins restées attentives aux menaces de l’extérieur. Car tout en ouvrant de nouvelles perspectives de collaboration interétatique, l’éclosion des mouvements d’intégration régionale des années soixante-dix alimente les possibilités de frictions entre ces États qui, de surcroît, ont hérité de frontières peu ou mal définies7.
6Défenseurs du territoire, les armées latino-américaines s’intéressent désormais tout autant à la modernisation politique et socio-économique nationale dont elles ne peuvent dissocier leur propre développement. Lignes de force du système de défense interaméricain, au cours de cette période, ce sont les concepts de notion building, d’action civique et de lutte anti-subversive qui auraient conduit les militaires à reprendre le pouvoir à la fin des années soixante. Rappelons les principaux arguments à l’appui de cette thèse : les programmes d’action civique ont élevé le niveau de conscience sociale des officiers latino-américains en les sensibilisant aux problèmes des classes défavorisées ; l’expérience des années soixante les a convaincus de l’insuffisance de l’action militaire dans la lutte contre les guérillas ; enfin, persuadés de leur supériorité dans la gestion des affaires de l’État et de l’inefficacité des réformes proposées par les gouvernements civils, les forces armées prennent le pouvoir pour une période indéterminée.
7Tout en reprenant les thèmes de sécurité nationale et de développement, cette nouvelle génération de militaires pose cependant des choix politico-idéologiques différents selon qu’elle privilégie l’un ou l’autre termes. On a parfois présenté l’orientation des forces armées brésiliennes et péruviennes comme l’expression ultime de ces différences, les premières d’abord intéressées aux questions géopolitiques ; les secondes au « développement intégral » de la nation8. Toutes deux possèdent leur think thonk militaire : d’un coté la Escolo Superior de Guerro, de l’autre le CAEM auquel le général E. Mercado Jarrín a reconnu le mérite d’avoir inspiré la politique étrangère péruvienne9. Les opinions divergent sur ce point. Les positions nationalistes et progressistes des diplomates péruviens ne seraient pas l’oeuvre de ce centre de haut savoir militaire dont l’orientation en la matière était plutôt conservatrice, du moins avant 1968. Il est vrai que délaissant les études à caractère socio-économique, le CAEM s’est bel et bien orienté vers l’analyse de la domination étrangère. Mais ce déplacement des centres d’intérêt a suivi et non précédé l’arrivée au pouvoir du général Velasco10.
8C’est donc bien davantage vers son principal porte-parole sur la scène internationale, le général Mercado Jarrín, qu’il faut se tourner pour retracer, sinon l’évolution, du moins les principaux jalons de la politique étrangère péruvienne de la première moitié des années soixante-dix. Dénonçant les pressions des États impérialistes et celles des firmes multinationales, le ministre des Affaires étrangères proposait alors une version remaniée de la sécurité nationale, ne signifiant pas seulement « protéger son territoire, mais également tenter de neutraliser ou de freiner les antagonismes et les pressions qui découlent de relations économiques non fondées sur le respect et l’égalité des États »11. Prenant appui sur les pays non-alignés et les mouvements de libération nationale, il invoquait une sorte de « pouvoir des pauvres » et proposait aux pays du Tiers-Monde la formation d’un ensemble cohérent et solidaire, afin d’accroître leur pouvoir de négociation et instaurer un nouvel ordre économique mondial fondé, notamment, sur le rejet de la division internationale du travail12.
9Voilà donc posés les principaux jalons de la politique étrangère : solidarité avec l’Amérique latine et le Tiers-Monde contre l’hégémonie des États-Unis. Pour atténuer sa dépendance à l’endroit de Washington, le gouvernement militaire a choisi de diversifier ses relations diplomatiques, financières et commerciales. Dans cette perspective, il a renoué officiellement avec Pékin et La Havane et s’est tourné vers le Japon, mais surtout vers les pays communistes avec lesquels il a signé de nombreux accords commerciaux13. Le Pérou a également fait pression sur l’OEA pour la reconnaissance du pluralisme idéologique, chaque société devant pouvoir choisir son propre mode d’organisation politique. Dans la foulée de ces prises de position progressistes, les diplomates mandatés par Lima ont privilégié certaines cibles : la représentation des pays du Tiers-Monde aux divers conseils du FMI ; la création de l’Organisation latino-américaine de l’énergie ; la reconnaissance du droit de chaque pays à disposer librement de ses ressources naturelles.
10L’extension des eaux territoriales à deux cents milles des côtes a également été l’un des terrains de prédilection des militaires nationalistes14. Leur fermeté sur ce point ne date pas des années soixante-dix, mais c’est bien sous le gouvernement du général Velasco que la diplomatie péruvienne a remporté ses victoires les plus significatives. Affirmant la préséance des populations riveraines dans l’utilisation des ressources marines, le Pérou procédait, entre 1969 et 1973, à la saisie massive de bateaux de pêche américains opérant sans autorisation à l’intérieur de la limite des deux cents milles15. Dans la bataille engagée contre les États-Unis, les dirigeants militaires ont reçu l’appui non seulement de larges secteurs de la société, mais également celui d’autres pays latino-américains. Enfin, la vigueur de leurs positions s’est attirée la sympathie des pays non-alignés, notamment celle des participants à la Conférence d’Alger qui, en septembre 1973, se prononçaient en faveur de la résolution péruvienne sur le droit de la mer.
Aux sources du réformisme militaire
11Pour réaliser leur projet, les nouveaux dirigeants font du secteur public le leader du processus de développement. L’extension du rôle de l’État – l’un des plus faibles jusqu’à ce jour en Amérique latine – s’effectue grâce à la mainmise, totale ou partielle, du gouvernement sur les secteurs suivants : raffinage du pétrole, des mines et des métaux ; commercialisation des principaux produits d’exportation ; banques ; assurances ; communications. Parallèlement aux entreprises entièrement nationalisées ou mixtes coexistent d’autres modes d’organisation économique : la petite propriété privée commerciale ou artisanale ; la propriété privée réformée fondée sur la réconciliation d’intérêts entre patrons et travailleurs ; enfin, la propriété sociale autogérée. Autre levier de modernisation : la réforme agraire, la plus radicale du continent après celle de Cuba. En plus d’affaiblir le pouvoir de l’oligarchie terrienne, elle se donne pour objectif le transfert des capitaux du secteur agraire vers l’industrie ; l’augmentation de la production ; le développement de la petite et moyenne propriété ; enfin, le regroupement des travailleurs agricoles et des communautés indigènes au sein de divers organismes mis en place par l’État.
12Sur le plan politico-administratif, on assiste également à une modification complète du système en vigueur avant 1968. L’Exécutif dispose d’un pouvoir accru et la formulation ainsi que la coordination des politiques gouvernementales relèvent maintenant du Comité de Asesoromiento de lo Presidencio (COAP), formé exclusivement d’officiers supérieurs. Créé peu de temps après le coup d’État, cet organisme est chargé de conseiller le président ainsi que le Conseil des ministres. Son rôle sera déterminant dans la préparation des principaux projets de loi. Le rythme accéléré et la rapidité d’exécution des réformes qui découlent de cette concentration du pouvoir contrastent singulièrement avec la paralysie de l’administration précédente : près de 4 000 lois seront adoptées en un laps de temps relativement court.
13D’autre part le gouvernement militaire remet en cause l’ensemble des canaux traditionnels de représentation politique. Objets de méfiance et tout au plus consultés, les civils sont tenus à l’écart du processus décisionnel. Discrédités par un pouvoir auprès duquel elles ne trouveront jamais grâce, les formations politiques ont néanmoins l’entière liberté de poursuivre leurs activités partisanes. Parallèlement l’État crée de nouvelles formes de participation dans l’agriculture, l’industrie, les bidonvilles, dans le but de réduire l’influence des syndicats de travailleurs et de paysans. Enfin, tout en exerçant leur contrôle sur les principaux journaux où elles expriment leur opposition au projet réformiste, les associations patronales n’ont guère le choix : elles doivent se plier aux décisions gouvernementales ou disparaître.
14Coiffé d’un discours réformiste et anti-impérialiste, ce programme ambitieux s’est gagné des sympathies tant à l’étranger qu’au Pérou où de nombreux éléments progressistes se sont joints au gouvernement militaire. À la recherche d’un modèle distinct de celui des États-Unis et de l’Union soviétique, plusieurs intellectuels et hommes politiques originaires tant du Tiers-Monde que des pays industrialisés ont suivi avec intérêt l’expérience péruvienne, convaincus d’assister à l’émergence d’un nouveau type de régime.
15Mais l’ambiguïté idéologique des officiers et la confusion entourant certaines mesures ont dérouté les observateurs même les plus avertis. Les règles du jeu n’ont en effet jamais été clairement définies par le noyau dirigeant où diverses tendances politico-idéologiques – notamment en ce qui a trait à la participation populaire – se sont affrontées tout au long du processus. Au moment de prendre le pouvoir, même si leur volonté de changement est très nette, les auteurs du coup d’État n’ont pas en tête un programme bien défini. D’où le mouvement de va-et-vient et parfois même l’incohérence de certaines politiques. D’autre part la rupture avec le passé et l’« autonomie conceptuelle totale » dont se réclament les militaires ont pu faire oublier dans un premier temps que leur option réformiste ainsi que les grandes lignes de leur projet socio-économique, loin d’être originales, s’inspirent directement de quelques courants d’idées qui ont traversé l’histoire du Pérou moderne16.
16Aussi étonnante qu’elle puisse paraître considérant le rôle antérieur des forces armées, l’option anti-oligarchique des nouveaux dirigeants s’inscrit en effet dans le sillage d’une longue tradition d’opposition au pouvoir créole. Rappelons entre autres les réflexions critiques de M. González Prada, de J.C. Mariátegui et de V.R. Haya de la Torre sur la nature de l’oligarchie et de ses relations avec les masses. Loin d’en faire l’éloge, le premier la juge incapable de réaliser l’intégration nationale ; le second la définit comme une ploutocratie étroitement liée au capital international ; le dernier enfin la décrit comme une classe dont le pouvoir trouve sa source dans son association avec l’impérialisme nord-américain.
17Les généraux réformistes n’ont d’ailleurs pas répugné à s’approprier quelques-unes des idées chères au fondateur de l’APRA. Comment pourraient-ils nier que leur modèle d’organisation économique est en filiation directe avec le programme de ce parti prévoyant la création d’un État fort, d’un secteur coopératif et d’un secteur privé contrôlé ? Leurs prises de position nationalistes ne sont pas non plus sans rappeler la virulence des attaques de Haya de la Torre contre l’impérialisme et ses fréquents appels à l’unité latino-américaine pour lutter contre l’emprise des États-Unis sur le continent.
18Le projet des militaires doit encore beaucoup aux idées véhiculées par les milieux progressistes dans les années immédiatement antérieures au coup d’État. Dans le discours officiel, nombreuses sont les références à la doctrine sociale de l’Église catholique. Partisans d’une société pluraliste à mi-chemin entre le capitalisme et le communisme, les démocrates-chrétiens ne croient pas seulement en la coexistence de plusieurs modes d’organisation économique, mais également en l’harmonie des différentes classes sociales au sein d’entreprises réformées privilégiant les principes de la cogestion. En 1968, ils présentèrent d’ailleurs à la Chambre des députés un projet de création d’entreprises communautaires autogérées et autofinancées, à l’origine des entreprises de propriété sociale créées tardivement par les militaires.
19D’autre part, la plateforme électorale préparée en 1962 par le parti de Belaúnde, Acción Populor, en collaboration avec les démocrates-chrétiens, contenait la plupart des concepts-clés que les généraux réformistes se sont appropriés, soit l’étapisme, la conciliation de classes, la pluralité des modes d’organisation économique, la participation des travailleurs à la propriété et à la gestion des entreprises. Proche de la démocratie chrétienne mais légèrement plus radical, le Movimiento Sociol Progresisto (MSP) – dont plusieurs ex-militants ont gravité dans l’entourage présidentiel – a, de son côté, joué un rôle indirect mais non moins déterminant dans l’élaboration de la loi de la réforme agraire et la promotion des entreprises de propriété sociale. Formé de jeunes intellectuels et de technocrates progressistes, le mouvement, fondé en 1955, puise aux enseignements du Père Louis-Joseph Lebret et de François Perroux sur la planification et le coopératisme communautaire17. Le nationalisme de ses membres qui, bien avant le coup d’État de 1968, favorisaient l’adoption d’une ligne dure sur la question de l’IPC, rejoignait également l’opinion d’une bonne partie des forces armées.
20D’autres groupes ont aussi frayé la voie au changement : tout d’abord les Libertorios qui ont diffusé au Pérou les expériences israélienne et yougoslave ; puis les chercheurs du Centro de Estudios y Promoción del Desorrollo (DESCO), sous contrôle de l’Église catholique. Parmi ces intellectuels progressistes, certains ont enseigné au CAEM et ont apporté par la suite leur soutien actif au gouvernement militaire, notamment dans la préparation des projets de loi sur la réforme agraire et la propriété sociale. À ces influences, il faut ajouter celles de la CEPAL, des organismes d’aide nord-américains et des institutions internationales qui, au début des années soixante, recommandaient l’adoption d’une loi de la réforme agraire. Loin d’être original comme l’ont affirmé ses initiateurs, le projet amorcé en 1968 a donc largement puisé au réservoir d’idées alimenté par ces diverses sources.
21Étonnés par l’orientation progressiste des premières réformes, la plupart des observateurs – qui ne s’attendaient pas à voir des militaires incarner une telle volonté de changement – ont tenté de retracer l’origine du coup d’État ou encore d’expliquer le changement de cap des généraux. Plusieurs facteurs ont été avancés : extraction modeste des officiers, impact des guérillas rurales, influence des missions militaires françaises ou encore du CAEM, etc. La disparité et l’ambivalence de ces facteurs ont déjà été soulignés ; du reste, bien avant le Pérou, d’autres pays en Amérique latine et dans le monde ont vu naître et parfois triompher des mouvements militaires animés d’une volonté réelle de renverser l’ordre établi18.
22Cependant, l’expérience péruvienne – plus que toute autre peut-être – a donné lieu à une abondante production analytique où se côtoient les interprétations les plus diverses. Opposant de la première heure, A. Quijano19 a perçu derrière les réformes du gouvernement militaire la volonté de redéfinir les modalités de pénétration du capital étranger au Pérou. En prenant le contrôle de l’État, les forces armées auraient également voulu en faire un instrument d’arbitrage et de conciliation des différentes classes sociales. D’autres analystes ont souligné le caractère corporatiste du nouveau régime. D. Chaplin20 a qualifié l’expérience de « révolution par le haut, corporatiste et nationaliste » dont l’objectif premier aurait été de réaliser l’indépendance du pays. À son avis, le programme de mobilisation mis en place et contrôlé par l’État ne pouvait qu’entraîner une démobilisation des groupes ainsi constitués, détournés de leurs intérêts de classe respectifs.
23S’ils partagent une opinion similaire, D.S. Palmer et K.J. Middlebrook21 croient cependant que les militaires péruviens n’ont qu’imparfaitement réalisé leur objectif de développer un modèle corporatiste. En témoigne la persistence de mécanismes de pression populaire non institutionnalisés (occupations de terres, grèves, marches de protestation, etc.) qui ont eu un impact direct sur l’équipe dirigeante. De son côté, A. Stepan22 estime que leur professionnalisation récente a fait des militaires une élite occupant une position stratégique et dont les politiques, de caractère corporatiste, ont eu pour objectif de restructurer, d’unifier et d’intégrer la société civile sous l’égide de l’État. J. Cotler23 enfn, a identifié l’émergence d’un capitalisme d’État étroitement lié aux entreprises multinationales et mis en perspective le caractère à la fois technocratique et corporatiste du nouveau modèle de domination. Qualifiant le régime de « bonapartiste », il a encore souligné son autonomie considérable à l’endroit des différentes classes sociales.
24D’autres auteurs ont également assimilé le réformisme des généraux péruviens à une intervention de type bonapartiste. Selon A. Rouquié24, le régime mis en place en 1968 appartiendrait à l’aire des systèmes semi-compétitifs, car tout en renforçant l’État, les forces armées auraient tenté d’intégrer les classes populaires sans pour autant interdire les partis politiques ni supprimer les libertés syndicales. Il estime, en outre, qu’en se substituant à la bourgeoisie nationale incapable de promouvoir un développement autocentré et de s’opposer aux visées impérialistes, l’appareil militaire – groupe le plus cohérent des fonctionnaires d’État – s’est érigé en « bourgeoisie de rechange ».
25Aux yeux de certains analystes, l’appui du gouvernement du général Velasco à la fraction industrielle de la bourgeoisie a d’ailleurs constitué un facteur déterminant dans leur appréciation du régime. Dans un numéro de la revue Latin American Perspectives25 publié quelque temps après la chute du général Velasco, un groupe d’intellectuels tant péruviens que nord-américains interprétaient le coup d’État de 1968 comme le point culminant de la « révolution bourgeoise au Pérou ». Mettant l’accent sur l’autonomie particulière du régime, P.S. Cleaves et H. Pease García26 en ont souligné la complexité et proposé une interprétation plus nuancée. Grâce à cerrtaines réformes, la bourgeoisie industrielle s’est renforcée. Mais les dirigeants militaires – qui ne sont pas de simples exécutants – ont assumé en partie seulement ses intérêts. En privilégiant l’État que les auteurs appellent un « État de transition », le projet mis de l’avant par les secteurs radicaux des forces armées a heurté de front les préférences de la bourgeoisie pour un réformisme de facture plus libérale.
26Tout en admettant la pertinence du concept de « capitalisme d’État » à l’analyse du cas péruvien, E.V.K. Fitzgerald27 s’est aussi écarté des tenants de l’interprétation « instrumentaliste » qui ont vu se dresser le spectre de la bourgeoisie derrière les politiques d’encouragement du gouvernement militaire à l’endroit du secteur industriel. Représentant une fraction de la petite-bourgeoisie (les administrateurs) à laquelle elles se rattachent, les forces armées auraient favorisé le développement d’une forme spécifique de capitalisme d’État, soutenu par un « régime intermédiaire » situé au-dessus des intérêts de la bourgeoisie et des classes populaires.
27Pour sa part, T. Bamat28 ne reconnaît dans l’expérience péruvienne ni la genèse d’un capitalisme d’État ni celle d’une bourgeoisie d’État. Il affirme en effet que tout en soutenant le projet des secteurs moyens réformistes qui ont su tirer profit de l’absence de leodership des classes dominantes, les généraux ont renforcé les intérêts du secteur industriel sans pour autant en être les simples agents. Mettant en valeur le concept d’autonomie relative de l’État, l’auteur conclut en la restructuration du bloc au pouvoir au profit de la fraction urbaine de la bourgeoisie industrielle. De plus, définissant l’État et les politiques étatiques comme l’expression complexe – et non le simple instrument – du pouvoir de la bourgeoisie, il soutient que le contrôle de l’appareil d’État par l’équipe du général Velasco n’a jamais sérieusement remis en cause l’orientation capitaliste de l’économie. Tout en rappelant l’origine petite-bourgeoise des officiers, L. Pásara29 ne voit pas non plus derrière l’option réformiste la représentation des intérêts des classes moyennes. Il affirme au contraire que le style politique du régime ainsi que le contenu du projet gouvernemental ne peuvent être dissociés des préoccupations institutionnelles et servent prioritairement les intérêts de l’armée.
28Le rôle des secteurs moyens a également été souligné par A. Meister30. Après avoir remplacé l’oligarchie par une « techno-bureaucratie » civile et militaire partageant les valeurs et aspirations des classes moyennes, l’armée, levier de changement, aurait joué le rôle de gestionnaire du sous-développement et de partenaire local du système transnational. D.G. Becker31, enfin, analyse la stratégie de l’armée qui, grâce au développement des exportations minières, à la création dans ce secteur d’importantes entreprises parapubliques, à la réforme de l’éducation et à la réorganisation de l’État, a contribué à la montée et à la consolidation d’une nouvelle bourgeoisie nationale, la bourgeoisie minière. S’il affirme le caractère corporatiste du nouveau régime, l’auteur ne croit pas toutefois que l’État soit au-dessus des classes. Il interprète l’établissement d’un nouveau partenariat entre le capital minier étranger et l’État péruvien – dont le rôle dirigeant devait servir de fer de lance à une industrialisation accélérée – comme un reflet partiel des intérêts d’une partie des classes possédantes locales.
29Ce tour d’horizon des analyses les plus saillantes met en lumière la difficulté de caractériser non seulement l’expérience péruvienne, mais l’ensemble des régimes militaires progressistes dont l’ambiguïté est largement entretenue par un radicalisme verbal qui va bien au-delà des réformes mises en oeuvre. État corporatiste ou État de transition ; régime intermédiaire ou populisme militaire ; césarisme ou bonapartisme ; « corporatisme post-asiatique de gauche » ou « révolution par le haut » ; véhicule de promotion des classes moyennes ou instrument au service de la bourgeoisie industrielle et de l’impérialisme : autant d’étiquettes, autant de conceptions différentes du processus amorcé en 196832.
30Intéressantes à plus d’un titre, la plupart de ces analyses se situent toutefois « en aval ou en amont » du pouvoir militaire33. Comme le souligne A. Rouquié, elles se limitent soit à identifier le contenu de classe du régime, soit à en évaluer les performances, soit encore à en déchiffrer la signification réelle. Mais elles laissent dans l’ombre l’observation du fonctionnement spécifique de l’armée comme force politique. Par définition, l’institution militaire est difficilement pénétrable et les forces armées péruviennes ne font pas exception. Elles manifestent cette propension au secret de tous les corps militaires. Toutefois, à l’instar d’autres « révolutions en uniformes » qui se sont engagées sur la voie du changement, le septennat du général Velasco a soumis l’armée à des « tensions extrêmes ». D’où l’apparition de conflits et de tendances internes relativement identifiables et la possibilité d’observer certains aspects moins visibles du fonctionnement institutionnel.
31Dans le chapitre précédent, nous avons analysé le contexte économique et socio-politique dans lequel s’est inscrit le coup d’État de 1968. Aussi nous interrogerons-nous maintenant sur le « comment » du pouvoir mis en place, sur les mécanismes et les pratiques politiques propres aux forces armées. Nous tenterons tout d’abord de retracer les facteurs spécifiquement institutionnels qui ont amené l’armée à interrompre le processus politique en cours depuis 1963. Puis, remettant en cause son monolithisme apparent, nous identifierons les diverses tendances présentes au sein de l’équipe dirigeante qui prend le pouvoir sous la direction du général Velasco. Mettant en perspective son caractère essentiellement autoritaire, nous décrirons ensuite les institutions politiques propres à ce régime. Parallèlement nous analyserons le processus d’élaboration et d’adoption de quelques réformes ainsi que le rôle particulier attribué aux collaborateurs civils du gouvernement.
32Si l’armée se réserve la conduite exclusive du « projet révolutionnaire », elle doit par ailleurs s’assurer le soutien organisé et contrôlé des masses. Aussi met-elle en place un programme d’activités mobilisatrices sous l’égide de l’État, visant à contrôler non seulement les travailleurs agricoles et industriels, mais également les habitants des borriodos. Nous exposerons donc les modalités ainsi que les contradictions et les limites du programme gouvernemental de participation populaire aux réformes. Enfin, à la lumière des conflits opposant dans les derniers mois les membres de l’équipe dirigeante, nous analyserons les multiples causes de la détérioration du régime qui, en même temps que le renversement du général Velasco, entraînent la fin du processus réformiste.
Le coup d’État de 1968 : objectifs corporatifs et émergence d’un consensus interne
33Explorant la nature et la finalité de l’organisation militaire, A. Rouquié la définit comme une « bureaucratie dotée d’armes au service exclusif de l’État » et dont la vocation première est la préparation au combat. Une fois au pouvoir, tout en s’acquittant des mêmes tâches qu’une formation partisane, elle obéit ainsi à une logique propre étroitement liée à cette finalité34. Certaines armées – et c’est le cas de l’armée péruvienne – sont également plus « étatisées » que d’autres, c’est-à-dire qu’elles entretiennent une autonomie relative particulièrement importante à l’endroit de la société. Cette autonomie n’empêche pas toutefois la pénétration des luttes civiles au sein des corps armées qui « professionnalisent » les conflits du champ socio-politique en termes de menaces et de stratégie35. Préoccupés de tout ce qui contribue globalement à affaiblir les capacités défensives nationales, les militaires peuvent ainsi choisir de s’engager dans une « révolution préventive »36. C’est ce qui amène une fraction de l’armée à intervenir politiquement en octobre 1968.
34En effet, dans les années qui précèdent le coup d’État, la marginalisation d’une grande partie de la population apparaît aux yeux de certains officiers comme un sujet majeur de préoccupation. Le diagnostic posé à la suite d’analyses effectuées dans les années soixante par les services de renseignements de l’armée établit un lien entre, d’une part les objectifs institutionnels – la défense de la nation, et d’autre part la nécessité de renforcer l’État et d’intégrer les masses à la vie politique nationale. Dès 1960, certains membres des forces armées perçoivent les signes avant-coureurs de la détérioration tant sociale que politique et économique du système de domination oligarchique. La dépendance considérable du pays à l’endroit du capital étranger apparaît aussi comme une faiblesse.
35En outre, sur le plan régional et international, certains événements tels le succès de Fidel Castro à Cuba ou encore l’échec des États-Unis au Vietnam font prendre conscience à l’armée de la réussite possible des guérillas. Les nombreux articles parus dans les revues militaires de l’époque font ressortir l’impact des mobilisations paysannes du milieu des années soixante : des officiers y expriment leur inquiétude et exposent les menaces qui pèsent sur le pays. Même si elles en ont maîtrisé les premières manifestations, les forces armées sont convaincues de la résurgence de la lutte insurrectionnelle. Le souci d’intégrer les masses, au plan non seulement politique mais économique, transparaît dans certains articles : si l’État-Noción n’a rien à leur offrir, les soldats recrutés dans les couches populaires deviendront les futurs éléments des forces révolutionnaires37. Outre ces considérations extra-militaires, d’autres facteurs plus directement liés aux tâches traditionnelles de la défense amènent l’armée à prendre en main les affaires de l’État. Les conflits territoriaux passés, d’une part avec le Chili (1879-1883), d’autre part avec l’Équateur (1940-1941), ne sont pas en effet sans influencer sa volonté d’accroître le potentiel défensif national en modernisant l’économie et en développant l’industrie lourde, source de revenus destinés à soutenir l’effort d’armement.
36Persuadée de l’incapacité des formations partisanes traditionnelles de mener à bien les réformes qui s’imposent, l’armée en arrive ainsi à un consensus quant à la nécessité d’intervenir dans le processus politique afin de prévenir ce qu’elle perçoit comme un danger pour sa propre survie et une menace à la sécurité nationale. Depuis les années cinquante, ses structures organisationnelles se sont modernisées comparativement à celles du pays, encore dominé par un système socio-politique et économique archaïque. Souvent formés à l’étranger, ses cadres se sont également professionnalisés tout en continuant à accueillir des recrues analphabètes dont une bonne partie ne parlaient même pas l’espagnol.
37D’où la prise de conscience chez plusieurs officiers de l’écart qui les séparait de leurs compatriotes et de la nécessité d’ajuster la structure socio-économique pour en faire le support d’une organisation militaire moderne. La justification interne de leur démarche ne pouvant être que militaire, ce sont des considérations proprement institutionnelles qui alimentent le regard critique des forces armées sur un système qu’elles ont jusque-là soutenu, mais dont l’impuissance à régler les grands problèmes nationaux leur apparaît de plus en plus évidente. Dans un premier temps, leur volte-face politique n’entraîne pas de scission interne, car leur professionnalisation a fait des forces armées une structure bureaucratique puissante, particulièrement unie et disciplinée. Les nombreuses années passées au service d’un seul maître (l’oligarchie) et celles consacrées à lutter contre un ennemi commun (l’APRA) ont également contribué à forger cette cohésion institutionnelle remarquable et à isoler l’armée, relativement imperméable aux divisions des groupes socio-politiques civils38.
38En outre, le consensus qui la conduit à s’engager dans une action extra-militaire n’est pas de nature à provoquer de remous au sein de l’institution. Très général, il s’établit autour de quatre points principaux : tout d’abord un rejet des politiciens et des classes possédantes traditionnelles en raison de leur gestion déficiente des affaires de l’État – et réciproquement la conviction que la cohésion, la discipline et l’autonomie de l’armée sauront initier les transformations nécessaires ; ensuite une conception technocratique du changement social et du développement économique partagée par l’ensemble des corps armés ; la certitude que l’adoption d’une loi de la réforme agraire et d’une politique d’industrialisation, le renforcement du rôle de l’Etat dans la planification socio-économique ainsi que l’introductiion de mesures de redistribution et de développement pourront assurer la sécurité interne et contrer l’avance du communisme ; enfin un nationalisme qui amènera l’armée à dénoncer l’entente conclue entre le gouvernement de Belaúnde et l’IPC et à affirmer la souveraineté nationale sur les matières premières.
39L’émergence d’un tel consensus n’exclut pas cependant l’existence au sein de l’appareil militaire de divers courants dont l’opposition, on le verra plus tard, se manifeste dès les premiers mois du gouvernement du général Velasco. En effet, le caractère apparemment institutionnel du coup d’État a pu, dans un premier temps, dissimulé la pluralité des approches présentes au sein des forces armées dont les membres ne partageaient pas nécessairement les mêmes points de vue sur les grandes questions d’intérêt national. Cette diversité d’opinions, relativement absente jusque-là, commence à se faire jour dans les années soixante. La récupération des gisements pétroliers appartenant à l’IPC et le paiement de sommes que la compagnie devait au Trésor public deviennent le centre du débat politique national. Deux courants majeurs traversent alors la société péruvienne : l’un, néo-libéral, défenseur de l’entreprise privée, du capital étranger et d’un État non interventionniste ; l’autre, nationaliste, favorable à l’accroissement du rôle de l’État et plus intransigeant à l’endroit de l’IPC. Les partisans du néo-libéralisme s’expriment principalement dans Lo Prenso, liée aux intérêts oligarchiques, et se recrutent parmi les éléménts les plus conservateurs d’Acción Populor. De leur côté, certains nationalistes trouvent dans El Comercio une tribune de premier plan ; d’autres sont particulièrement actifs dans les rangs du MSP, du parti démocrate-chrétien et de l’aile gauche d’Acción Populor.
40Les options de ces deux groupes rejoignent les préoccupations des forces armées dont les positions apparaissent toutefois beaucoup plus confuses. Tout en jouant un rôle éminemment politique, l’armée est en effet une organisation différente des formations partisanes et n’a pas prévu la mise en place de canaux permettant à ses membres de discuter et de prendre position sur les points chauds de l’actualité. Certains officiers ont pris la plume, utilisant livres et revues militaires pour exprimer leurs points de vue sur les grands problèmes nationaux ; d’autres encore ont choisi le CAEM – centre d’élaboration et de diffusion d’une certaine optique du processus de développement – non seulement comme lieu d’échange entre collègues, mais également comme point de contact privilégié entre civils et militaires39.
41Il est toutefois peu probable que les officiers se soient livrés à un véritable débat politique interne sur la nature et l’ampleur des réformes à entreprendre. En témoignent les positions contradictoires de certains membres de l’équipe dirigeante, notamment sur la question de la participation des masses au « processus révolutionnaire ». Dans les années ou les mois précédant l’intervention militaire d’octobre 1968, tous les officiers ne partageaient peut-être pas les mêmes points de vue, par exemple sur la politique à adopter dans le cas de l’IPC ou de la réforme agraire. Mais leurs divergences – si divergences il y eut – n’ont pas donné lieu à une confrontation ouverte, ni entraîné la formation de véritables groupes aux options idéologiques bien définies. À la veille du renversement du gouvernement de Belaúnde, la présence de divisions parmi les officiers politiquement actifs est donc difficilement perceptible. C’est seulement après le coup d’État que vont se manifester certaines oppositions, rapidement désamorcées par le général Velasco grâce à la nomination d’officiers loyaux sur les plans politique ou personnel.
42L’analyse du processus amorcé en 1968 mettra en évidence, en même temps que la variété d’opinions représentées au sein du gouvernement militaire, l’action décisive d’une minorité d’officiers radicalisés soutenus à l’arrière-scène par des civils liés aux forces progressistes ou nationalistes. Partisans d’une politique de non compromis avec l’IPC, ces derniers entretenaient déjà de multiples contacts avec certains secteurs de l’armée qui, depuis longtemps, considéraient l’omniprésence de la compagnie en territoire péruvien comme une atteinte à la souveraineté nationale.
43Au cours des années soixante, ce lobby nationaliste exerce des pressions croissantes sur les forces armées pour les amener à intervenir politiquement, surtout après la signature, en août 1968, de l’accord de Talara cédant au gouvernement les gisements de La Brea y Pariñas en échange de nouvelles concessions40. Des rumeurs de coup d’État circulaient d’ailleurs au cours des derniers mois du gouvernement de Belaúnde dont l’autorité était sérieusement compromise par la disparition d’une partie du texte de l’accord, les menaces de grève générale, l’étendue de l’agitation étudiante et l’incapacité d’action des parlementaires. Non seulement le renversement du président civil n’a-t-il surpris personne, mais encore était-il réclamé par plusieurs de ses adversaires. Refoulés aux urnes en 1963 et conscients que l’imposition des réformes souhaitées ne pourrait se faire en suivant la voie électorale, certains groupes d’opposition civils se sont donc tournés vers les militaires en tablant sur leur nationalisme et leurs aspirations au changement.
44Un petit groupe d’officiers directement liés au général Velasco, alors chef d’état-major inter-armes, prend alors l’initiative d’interrompre le processus politique en cours. Le général Velasco ne consulte cependant pas ses collègues de la marine et de l’aviation, contrairement à son prédécesseur qui, en 1962, avait pris le pouvoir en accord avec les autres commandants généraux et après un long processus de consultation auprès des commandants régionaux et intermédiaires. Les auteurs du coup d’État de 1968 chassent tout d’abord le président Belaúnde ; ils s’occupent ensuite d’obtenir l’appui de l’ensemble des secteurs militaires en dénonçant l’entente intervenue entre le gouvernement civil et l’IPC et en nationalisant la multinationale américaine. Rédigé en des termes assez généraux pour que l’ensemble de l’institution s’y reconnaisse, le manifeste du 3 octobre rend public la volonté de certains de ses membres d’instaurer un ordre social plus juste, de défendre la dignité et la souveraineté nationales, de modifier l’État ainsi que les structures socio-économiques et culturelles : rien au départ qui risque de compromettre l’unité institutionnelle41.
45S’il n’annonce à première vue rien de particulièrement radical, le consensus auquel en est arrivé l’armée permet à un groupe restreint d’officiers, au nombre de neuf, de prendre le pouvoir. Outre Juan Velasco, quatre généraux et quatre colonels ont officiellement participé à l’organisation du coup d’État, les premiers jouant davantage un rôle de spectateur devant l’initiative prise par les seconds. Ces généraux sont : Emesto Montagne Sánchez, chef d’état-major de l’armée ; E. Mercado Jarrín, commandant du Centre d’instruction militaire de Chorillos ; A. Maldonado Yañez, commandant la région militaire de Lima et A. Arrisueño Cornejo, commandant la division blindée de la capitale. Les généraux José Benavides et Angel Valdivia, respectivement commandants des régions d’Iquitos et d’Arequipa, avaient également été informés de l’imminence du coup par le général Velasco, sûr de leur appui. Quatre colonels faisaient aussi partie du groupe. Ce sont : Leonidas Rodríguez Figueroa, Enrique Gallegos Venero, Jorge Fernández Maldonado et Rafael Hoyos Rubio ; leur influence marquera le « processus révolutionnaire ». Ils réussiront en effet à imposer un réformisme plus poussé que celui souhaité par leurs collègues, de facture plus modérée ou même nettement conservatrice42.
46Leur profil de carrière apparaît plutôt singulier comparativement à celui des autres officiers ayant oeuvré aux côtés du général Velasco. Tout comme leur chef, ils ont été étroitement liés aux services de renseignements de l’armée et non pas au CAEM, contrairement à la thèse soutenant le rôle déterminant du centre dans la préparation du coup et l’orientation du régime. Durant l’interrègne de 1962-1963, Gallegos avait collaboré à la réforme agraire initiée dans la vallée de La Convención, suite à la répression des mouvements paysans dirigés par Hugo Blanco. Il avait également pris une part active au renversement de Belaúnde, en tant que chef des services de renseignements, dont Rodríguez était du reste le directeur adjoint. Fernández Maldonado, pour sa part, commandait la région de Cuzco dans les années soixante et avait aussi dirigé les services de renseignements. Hoyos Rubio, enfin, sera nommé directeur de ces mêmes services en 1974, ce qui suppose des liens ainsi qu’une formation antérieure dans ce secteur d’activités43.
47S’ils partagent une volonté commune de renverser le gouvernement civil, les officiers ayant participé au complot ne forment cependant pas un groupe homogène idéologiquement. Leurs prises de position avant et après le coup d’État témoignent de cette diversité. Intransigeant sur les questions de dignité et de souveraineté nationales, le général Montagne Sánchez s’est en effet montré plutôt conservateur sur d’autres plans. Exception faite de son rôle dans la réorientation de la politique étrangère, le général Mercado Jarrín ne s’est jamais engagé clairement aux côtés de ses collègues radicaux comme auraient pu le laisser présager ses écrits antérieurs soulignant la nécessité de transformer le pays socialement et économiquement.
48Quant aux généraux Benavides, Maldonado Yañez et Valdivia, ils auront à peine le temps d’occuper un fauteuil ministériel qu’ils en seront évincés en raison de leurs prises de position trop conciliantes à l’endroit soit de l’oligarchie, soit de l’IPC. Seuls les « quatre colonels » forment donc le noyau radical du groupe auquel, une fois leur pouvoir consolidé, viendront se greffer d’autres membres des forces armées. Minoritaires aussi bien avant qu’après l’intervention militaire, ils réussissent à établir leur prépondérance grâce notamment à l’appui de la plus haute autorité militaire, le général Velasco, dont l’option anti-oligarchique coïncide avec la leur. Le rôle du président a d’ailleurs été décisif étant donné le statut hiérarchique inférieur des colonels, subordonnés non seulement aux autres officiers ayant préparé le coup, mais également aux membres du premier cabinet « révolutionnaire ».
49Tout en étant le fait d’une minorité, la décision d’intervenir militairement traduit la volonté de changement de nombreux secteurs des forces armées ainsi que leur perte de confiance à l’endroit du système de domination traditionnel et des groupes socio-politiques civils. Le fait qu’elles souhaitent introduire certaines réformes ne signifie pas cependant que les forces armées soient homogènes politiquement, ni que les officiers présents derrière le général Velasco soient tous d’accord sur le rythme d’implantation et l’ampleur de ces réformes. Dans les pages qui suivent nous esquisserons les grandes lignes des principales tendances qui, avec la mise en oeuvre des politiques gouvernementales, se développent au sein du groupe au pouvoir et conduisent à un affrontement interne dont ne sont pas tout à fait absentes les pressions des secteurs politiques civils.
Les forces armées : un acteur non monolithique
La composition du premier Conseil des ministres
50L’intervention militaire de 1968 étant le résultat de l’action concertée d’un petit noyau d’activistes rattachés à l’armée de terre – ne représentant donc pas les trois armes, il n’est pas étonnant de voir un certain nombre d’officiers prendre une retraite anticipée ou encore être écartés des fonctions ministérielles auxquelles ils auraient dû normalement accéder. Soucieux par ailleurs de donner à leur gouvernement une base institutionnelle, le général Velasco et son Premier ministre, le général Emesto Montagne, s’entourent de membres en vue de l’estoblishment militaire et particulièrement d’officiers de l’armée commandant les principales régions du pays : le général Alfredo Arrisueño devient ministre de l’Éducation ; le général Angel Valdivia est nommé ministre des Finances ; le général José Benavides exerce la fonction de ministre de l’Agriculture ; le général Armando Artola, ami personnel du chef de l’État, occupe le poste de ministre de l’Intérieur ; le général E. Mercado Jarrín, commandant du Centro de Instrucción Militor del Perú (CIMP) est nommé aux Affaires étrangères ; enfin, le général A. Maldonado Yañez devient ministre du Développement et des Travaux Publics.
51La nomination de ces personnalités d’orientation majoritairement conservatrice n’exclut pas la présence d’une tendance « radicale » ou « progressiste » représentée par le général Velasco, mais dont les supporters ne détiennent au début aucun poste de direction au sein du gouvernement. Par « tendance » ou « courant », on ne se réfère pas tant à l’existence d’une faction bien organisée à l’intérieur de l’équipe dirigeante, mais plutôt à certaines orientations idéologiques générales auxquelles se rattachent plus ou moins confusément ceux qui exerceront le pouvoir de 1968 à 1975. Difficilement identifiables en raison du caractère essentiellement militaire du régime – obligeant les officiers à s’entourer de la plus grande discrétion et à éviter toute association à des mouvements ou partis qui menacerait la cohésion institutionnelle, ces « tendances » contradictoires n’en existent pas moins44.
52Même convaincus de la nécessité d’apporter des modifications au système existant, la plupart des dirigeants militaires ne s’entendaient donc pas sur le sens et l’étendue des changements. Perceptible dès le départ, cette diversité de tendances s’est toutefois manifestée plus clairement avec la mise en place des principales réformes. L’observateur a pu alors distinguer différents groupes au sein du noyau dirigeant : d’un côté les officiers qui ont participé à la préparation du coup d’État ou ont accordé un appui inconditionnel à la « révolution » ; de l’autre ceux qui se sont tout simplement adaptés à une situation de fait. Leurs divergences apparaissent dès les premiers mois. Certains ministres sont étroitement liés à l’oligarchie ; d’autres, même après l’expropriation de l’IPC, se montrent très conciliants envers les États-Unis dont ils craignent les représailles45.
53Une fois exclus ses principaux défenseurs, l’option libérale continue toutefois d’être représentée au gouvernement. Aussi les points de désaccord subsistent-ils. De nouvelles divisions se font jour également, s’amplifiant même au fur et à mesure de l’évolution du processus politique. Une partie des dirigeants appuieront la mise en place d’un État fort capable de pallier aux déficiences d’un secteur industriel fragile ; d’autres, au contraire, pencheront davantage vers le libéralisme et décourageront l’interventionnisme étatique. Certains exprimeront ouvertement leur rejet du capitalisme et leur intérêt pour le socialisme ; d’autres se montreront plus sympathiques aux doléances du secteur privé. Favorables à la participation plus active des masses au « processus révolutionnaire », dans les limites imposées par le régime, quelques-uns se heurteront à la méfiance et à la volonté de contrôle et de répression de certains de leurs collègues.
54Sans avoir de projet politique précis, les officiers qui ont organisé le coup d’État et sont le plus étroitement liés au général Velasco représentent donc un courant totalement opposé au système de domination traditionnel. Ils sont résolus à imposer des réformes radicales, particulièrement dans les secteurs de l’agriculture et des ressources naturelles, réformes qui impliquent leur maintien au pouvoir pour un certain laps de temps. Craignant d’être entraînés dans un processus de fractionnement interne, il semble par contre que la plupart des membres du premier cabinet, et notamment le général Montagne, aient remis en cause dès le départ cette vision du rôle des forces armées46. Propulsés en quelque sorte malgré eux à la direction de l’État, ces derniers auraient favorisé le retrait de l’armée à court terme, une fois introduites les modifications souhaitées.
55Opposé à toute reprise en main des affaires publiques par les secteurs politiques traditionnels, le général Velasco, hostile aux partis qu’il ne manque pas de critiquer, écarte cependant la possibilité de leur retour sur la scène politique. Il propose en guise d’alternative un nouveau type de démocratie, fondée sur une relation directe entre les forces armées et le peuple. Grâce à une certaine accélération de la mobilité des carrières, il réussit en moins d’un an à mettre en place des officiers qui partagent sa volonté de transformer le pays en profondeur et annonce qu’ils resteront au pouvoir jusqu’en 1975.
La conquête de l’espace politique par les vélasquistes
56Deux facteurs favorisent la consolidation de la tendance représentée par le président : d’une part son maintien à la tête de l’État, lié à la prolongation de son mandat à titre de commandant général des forces armées, et ce même s’il doit en principe se retirer après trente-cinq ans de service ; d’autre part l’ascension des colonels de 1968 au rang de général et avec eux celle de jeunes officiers. Les pressions exercées par le général Velasco et le pouvoir formidable dont il dispose ne sont pas étrangers à la progression rapide de cette nouvelle génération, et réciproquement à la mise à la retraite anticipée d’un certain nombre d’officiers occupant un rang plus élevé dans la hiérarchie institutionnelle.
57Même si le rapport de forces interne – tant parmi les généraux qu’au sein du Conseil des ministres – ne lui est pas encore favorable, le président réussit en effet, grâce notamment à la création du COAP, à s’entourer d’officiers avec lesquels il partage la même conception du « processus révolutionnaire ». Résolus à imposer une orientation socio-politique plus radicale que celle de la majorité de leurs collègues, ces officiers appuient la prise en charge par l’armée des réformes structurelles dont le pays a un urgent besoin.
58Cette tendance dite « radicale » représentée par le général Velasco – et dont l’hebdomadaire Oigo mentionne l’existence une semaine à peine après le coup d’État – comprend quelques officiers seulement, même aux moments les plus forts du processus de réforme. En 1968, ces officiers ne contrôlent en général aucun poste de commande au sein des forces armées, pas plus qu’ils ne sont membres du Conseil des ministres. Mais le maintien au pouvoir et l’appui du président accélèrent leur promotion tant militaire que politique. À la fin de 1969, ils occupent des fonctions importantes soit dans l’armée, soit au sein du gouvernement. Ils contrôlent notamment le CIMP ainsi que la division blindée de Lima – la plus importante, dirigée à tour de rôle par les généraux L. Rodríguez, E. Gallegos et R. Hoyos. Les deux premiers deviendront aussi, respectivement, directeur du Sistemo National de Apoyo o lo Movilizoción Sociol (SINAMOS) de 1971 à 1974 et min istre de l’Agriculture de 1974 à 1976. De son côté, le général J. Fernández Maldonado sera ministre de l’Économie et des Finances en 1968-1969 et ministre de l’Énergie et des Mines de 1969 à 1975.
59À ce noyau actif qui l’a soutenu originellement, le général Velasco s’adjoint rapidement des officiers appartenant aux trois armes. Notons parmi les principaux : José Graham Hurtado, directeur du COAP de 1969-1975 ; Arturo Valdés Palacio, secrétaire du Conseil des ministres et directeur adjoint du COAP ; Pedro Ríchter Prada, ministre de l’Intérieur de 1971 à 1975 ; Javier Tantaleán Vanini, ministre de la Pêche de 1970 à 1975 ; Jorge Barandiarán Pagador, ministre de l’Agriculture de 1969 à 1971 ; Enrique Valdez Angulo, ministre de l’Agriculture de 1971 à 1974 ; Miguel Angel de la Flor Valle, commandant général du CIMP et ministre des Affaires étrangères de 1971 à 1976 ; Guillermo Marcó del Pont, directeur de l’INP de 1969 à 1973 et ministre de l’Économie et des Finances en 1973-1974 ; Raúl Meneses Arata, ministre des Transports et Communications de 1973 à 1975 ; Jorge Dellepiane Ocampo, ministre de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme de 1969 à 1971 ; Alberto Jiménez de Lucio, ministre de l’Industrie et du Tourisme de 1971 à 1975 ; enfin, Francisco Morales Bermúdez, ministre de l’Économie et des Finances de 1969 à 1974 et Premier ministre en 1974-1975. En résumé, une vingtaine d’officiers feront partie du cabinet de 1968 à 1975 ; la plupart occupaient le rang de colonel au moment du coup d’État
60Une fois promu aux fonctions ministérielles et politiques les plus importantes, ces généraux n’écartent pas cependant tout à fait les officiers de la tendance adverse, représentée principalement par l’amiral Luis Vargas Caballero. À la tête des ministères de l’Habitation de 1969 à 1971 et de la Marine de 1972 à 1974, ce dernier se fait le porte-parole des intérêts du secteur privé. Les divisions internes prenant de plus en plus l’allure d’une confrontation publique, l’amiral doit démissionner en mai 1974. Jusqu’à cette date toutefois, soucieux de ne pas provoquer de rupture au sein des forces armées, les officiers au pouvoir réussissent à s’accommoder de leurs divergences, soit en faisant cavalier seul à la tête de leurs ministères respectifs, soit encore en consentant à des compromis sur l’ampleur des réformes.
61Le rôle joué par le président dans la coordination d’une équipe composée d’éléments aussi diversifiés et soumise, avec l’exercice du pouvoir, à un processus de politisation accrue, apparaît très nettement. Voulant souligner l’importance de ce leodership ainsi que la responsabilité présidentielle dans l’articulation des diverses tendances coexistant au sein du gouvernement. On a regroupé sous le nom de « vélasquistes » les officiers qui, à des degrés divers, ont appuyé le général Velasco47. L’hétérogénéité du groupe laisse présager leurs divergences futures. L’indétermination de leur projet ainsi que la politisation interne découlant de l’exercice du pouvoir finiront d’ailleurs par avoir raison de leur volonté commune d’éliminer l’oligarchie et par transformer leur complicité initiale en hostilité. Trois tendances divergentes (progressiste, modérée-libérale et extrême droite) émergent donc peu à peu au sein du groupe d’officiers qui se sont rangés derrière le président.
62Afin de mieux comprendre comment ils se sont déterminés politiquement, nous rappellerons maintenant quelques éléménts relatifs à l’origine sociale et à l’expérience professionnelle des vélasquistes. Puis nous tenterons d’évaluer l’impact des pressions des secteurs civils sur les différents courants militaires, avant d’explorer le contenu de leurs divergences.
Le profil socio-professionel des dirigeants militaires
63À la recherche d’une troisième voie entre le capitalisme et le communisme, le gouvernement du général Velasco se réclame officiellement d’un socialisme humaniste, libertaire et chrétien. Au-delà de leur socialisme verbal, les officiers choisissent toutefois une orientation politique totalement différente de celle des gouvernements militaires antérieurs. Parmi les facteurs le plus fréquemment mis de l’avant pour expliquer ce changement de cap, l’origine sociale et l’expérience professionnelle des vélasquistes occupent une place de choix.
64Une étude réalisée par L. North et T. Korovkin esquisse le profil socio-professionnel de cinquante-neuf officiers ayant occupé des fonctions ministérielles entre les mois d’octobre 1968 et d’août 1976. Il en résulte que le groupe des vélasquistes, au nombre de quinze seulement, réunit principalement des officiers de l’armée de terre ; l’aviation n’en compte que deux et la marine un seul. Originaires de la province, la plupart sont de condition modeste et même pauvre dans certains cas, ce qui leur vaudra le qualificatif de resentidos socioles (hostiles à l’égard de la société), octroyé par des représentants de la droite48. L’étude souligne également que les vélasquistes ont fait leurs débuts dans le métier des armes en s’enrôlant tout d’abord dans l’infanterie. Cet élément suggère que leurs familles ne disposant peut-être pas des revenus nécessaires, les jeunes recrues n’ont pu se rendre au terme de leurs études secondaires et satisfaire aux exigences de l’Académie militaire ou s’orienter vers une discipline plus technique. Cependant, une fois leur carrière bien engagée, la plupart complètent leur formation à l’étranger, surtout en Europe.
65Ce profil n’est toutefois pas celui de la majorité des officiers de l’armée qui ont fait partie de l’équipe gouvernementale. Un certain nombre sont issus de milieu rural modeste mais, contrairement à leurs collègues vélasquistes, plusieurs sont nés à Lima et appartiennent aux couches supérieures ou moyennes aisées. En outre, la plupart de ces officiers ont d’abord choisi la cavalerie et l’artillerie comme porte d’entrée dans l’armée, l’infanterie n’occupant que le troisième rang dans l’ordre de leurs préférences. Enfin, si les séjours d’études à l’étranger sont d’importance comparable dans les deux groupes, le second a été associé au CAEM dans une proportion supérieure au premier (54 %), un très petit nombre seulement de vélasquistes ayant étudié ou enseigné au Centre49.
66Qu’en est-il des officiers de l’aviation et de la marine qui ont également collaboré au gouvernement du général Velasco ? Plus difficilement accessibles, les informations relatives à ces deux branches de l’institution militaire permettent de tracer un profil beaucoup plus succinct encore que dans le cas de l’armée. Majoritairement issues de milieu urbain – le nombre d’officiers nés à Lima est beaucoup plus élevé dans l’aviation que dans l’armée de terre ou la marine, la plupart des jeunes recrues de l’armée de l’air appartiennent également aux secteurs de l’économie moderne : professions libérales, commerçants et industriels. En outre, ceux qui choisissent cette branche sont descendants d’immigrants, souvent italiens, dans une proportion de 64 % comparativement à 31 % pour l’armée et à 23 % pour la marine ; huit des neuf officiers sur lesquels a porté l’enquête de North et Korovkin ont également fréquenté une école américaine50.
67Dans le cas des officiers de la marine, les renseignements disponibles se font encore plus rares. Notons cependant que la plupart, huit sur treize, étaient nés en province et deux seulement à Lima. Plus de la moitié ont également été associés au CAEM. Enfin, trois des quatre officiers sur lesquels il a été possible d’obtenir des informations relatives à l’origine sociale provenaient des couches supérieures ayant des intérêts dans les secteurs de l’immobilier, de l’industrie ou de l’agro-exportation ; le quatrième était issu d’une famille dont les membres avaient aussi fait carrière dans la marine. Renforçant ce caractère élitiste, les critères d’admission à l’École navale sont également plus sélectifs que ceux de l’armée. Lettres de recommandation et frais d’inscription tendent en effet à exclure les candidats d’origine plus humble. L’un des officiers de l’armée de terre interrogé par L. North et T. Korovkin met du reste l’accent sur la « discrimination sociale » pratiquée par la marine. Le qualificatif estos Blancos, utilisé péjorativement par les officiers de l’armée pour désigner leurs collègues de la marine, souligne également le fait que cette dernière semble moins accessible aux métis que l’armée où, dès le début du siècle, une large part a dû leur être faite51.
Origine de classe, expérience professionnelle et orientation idéologique : quelques mises au point
68En explorant ces données, les auteurs ne prétendent pas expliquer l’orientation idéologique des officiers qui ont exercé le pouvoir entre 1968 et 1975 à partir uniquement de leur origine sociale, de leur formation ou de leur expérience professionnelles. Elles les présentent comme des éléments, parmi d’autres, conditionnant leurs choix politiques. Aux informations d’ordre socio-professionnel, L. North et T. Korovkin associent également les discours, déclarations publiques et interviews accordées par ces mêmes officiers afin de reconstruire leur vision du processus de développement économique ainsi que leur conception de la mobilisation populaire.
69L’objectif de leur démarche est double : d’une part identifier l’éventail des options discutées au sein du corps des officiers pendant le processus de réforme ; d’autre part établir le degré de convergence entre ces options et celles des secteurs politiques civils. Avant d’exposer les résultats auxquels aboutit la recherche, certaines remarques méthodologiques s’imposent. En effet, bien des discours prononcés par les dirigeants militaires furent rédigés en bonne partie par leurs conseillers civils. De même les entrevues réalisées par les auteurs l’ont été auprès d’un échantillon très réduit d’officiers, huit seulement.
70Ces réserves étant faites, nous présentons les données recueillies pour ce qu’elles sont, soit des informations fragmentaires mais indicatives de l’hétérogénéité tant sociale qu’idéologique des forces armées. Il ne saurait toutefois être question d’apposer une étiquette politico-idéologique aux officiers sur la seule base de leurs discours ou des interviews accordées à la presse. Ni d’expliquer leur orientation idéologique, leur comportement politique ou encore le développement ultérieur de diverses tendances au sein du gouvernement à partir de profils socio-professionnels différents. Outre les clivages internes des forces armées, il faut aussi tenir compte des pressions des secteurs politiques civils qui s’exercent sur les dirigeants militaires et accentuent une hétérogénéité présente dès le départ.
71Cette hétérogénéité est bel et bien confirmée par l’étude de L. North et T. Korovkin qui observent également une certaine correspondance entre le groupe familial, l’expérience professionnelle et l’orientation idéologique tant des officiers de la marine que de l’aviation. L’origine de classe des premiers et l’exclusivisme de l’institution navale coïncident en effet avec l’option de ses représentants au sein de l’équipe dirigeante, option sympathique à la libre entreprise et contraire au réformisme parfois radical des « vélasquistes ». De leur côté, les généraux de l’armée de l’air membres du gouvernement – et dont la plupart sont apparentés à la tendance centriste -semblent plutôt favoriser une modernisation technocratique et un changement social modéré. Cette option rejoint à la fois les valeurs de self mode mon véhiculées par leur milieu d’origine et celles de leur discipline qui privilégie talent et connaissances techniques de pointe.
72Toutefois, la corrélation entre l’origine de classe, l’expérience professionnelle et l’orientation idéologique – corrélation observable chez ces deux groupes – apparaît beaucoup plus douteuse dans le cas des officiers de l’armée de terre dont l’extraction sociale et le profil idéologique sont loin d’être aussi homogènes. Bon nombre sont de milieu rural modeste ; plusieurs sont également issus des classes moyennes urbaines ; quelques-uns, enfin, sont fils d’officiers ou encore appartiennent aux classes supérieures.
73Cette hétérogénéité sociale s’accompagne d’une diversité de tendances politico-idéologiques. En effet, tout en souhaitant l’adoption de réformes jugées nécessaires au maintien de la sécurité interne, la plupart des généraux ne partageront jamais l’option des éléments radicaux du gouvernement. Ces derniers, une minorité, sont d’origine plus humble que leurs collègues modérés52. On pense en particulier à J. Graham Hurtado dont le père était un petit employé des douanes ; à R. Hoyos Rubio et E. Gallegos Venero qui étaient tous deux fils de paysans ; à L. Rodríguez Figueroa et A. Valdés Palacio dont les parents étaient respectivement maître d’école et mineur ; et enfin au général J. Fernández Maldonado, fils d’un télégraphiste. Le chef de l’État, le général Velasco, était d’ailleurs lui-même de famille peu fortunée. Sans surestimer l’importance de l’origine de classe, on peut toutefois supposer que n’ayant pas totalement oublié leurs conditions de vie passées, ces officiers manifestent un intérêt plus marqué pour les questions de justice sociale, thème souvent abordé par certains, en particulier par le général Rodríguez. De là à rattacher leurs options politico-idéologiques à leur extraction sociale modeste il n’y a qu’un pas, trop rapidement franchi par certains analystes.
74On ne peut en effet attribuer les positions plus radicales de quelques dirigeants militaires à leur origine sociale. Les recrues sont, très jeunes, soumise au « dressage » de l’institution ; en accédant au statut d’officier, elles ont donc intériorisé des valeurs qui sont en rupture avec celles des classes populaires dont elles sont issues53. De leur incorporation aux forces armées découle également la poursuite d’un objectif commun à tous les officiers, qu’ils soient de tendance radicale, modérée ou conservatrice : accroître la capacité défensive du pays en éliminant, si besoin est, tout ce qui peut entraver l’accomplissement de leur rôle spécifique, à savoir la défense de la nation. La réalisation de cet objectif strictement militaire ne constitue toutefois qu’un élément parmi d’autres sur lequel de larges secteurs des forces armées insistent afin de légitimer de l’intérieur leur nouvelle orientation politique. Le rappeler a cependant l’intérêt de mettre en perspective le fait qu’avant d’être nationalistes, progressistes ou même socialistes, les « radicaux » sont d’abord des militaires dont l’origine sociale apparaît comme un facteur tout à fait secondaire dans la détermination de l’orientation idéologique.
75Il en est de même de l’expérience professionnelle de nombreux officiers de l’armée de terre qui, dans les années soixante, ont été associés directement à la lutte anti-subversive. Si on a pu observer, dans le cas des officiers de la marine et de l’aviation, une certaine correspondance entre les valeurs transmises par le milieu d’origine, celles de leurs corps d’armes et leurs positions politico-idéologiques respectives, il en va tout autrement des officiers de l’armée de terre qui ont occupé des postes au sein du gouvernement du général Velasco. II est vrai que certains d’entre eux ont reconnu l’impact des conflits agraires sur l’émergence d’une nouvelle conscience politique au sein de l’institution. Mais il ne saurait être question d’expliquer l’orientation idéologique de ces officiers par le seul fait qu’ils ont été associés de près ou de loin aux différentes mesures de pacification des régions secouées par les révoltes paysannes. Leur expérience passée tant individuelle que professionnelle a pu renforcer leur détermination à transformer le système de domination oligarchique, devenu un frein à l’accomplissement des fonctions spécifiques à l’appareil militaire.
76Les liens entre l’origine sociale, l’expérience professionnelle et l’orientation idéologique de ces officiers sont toutefois loin d’être aussi nets que pour ceux de l’aviation ou de la marine. Plus conscients que ces derniers, semble-t-il, des dangers de maintenir un système qui perpétue les inégalités socio-économiques, les officiers de l’armée de terre sont en effet loin d’être unis idéologiquement. Afin d’amorcer les changements souhaités, la plupart d’entre eux se soumettent dans un premier temps au leodership politique des vélasquistes ; mais ils n’accepteront jamais l’option radicale de leurs collègues, option qui restera le fait d’une minorité.
77Le profil socio-professionnel des vélasquistes, on l’a vu, n’est pas tout à fait le même que celui des autres généraux de l’armée nommés au gouvernement. L’appartenance à des services distincts constitue l’un des éléments qui différencient les deux groupes, le premier ayant majoritairement choisi l’infanterie ; le second la cavalerie. Les clivages existant entre l’une et l’autre contribuent peut-être, dans une certaine mesure, à l’émergence de sensibilités politiques particulières54. En contact direct avec les hommes de troupe, les officiers d’infanterie ont pu développer une meilleure connaissance des problèmes de la population, comparativement aux officiers de cavalerie, corps plus élitiste, davantage habitué à côtoyer chevaux et véhicules de combat.
78Reconnaître l’impact possible de ces clivages proprement institutionnels ne signifie pas cependant leur accorder une importance déterminante dans l’apparition des diverses tendances qui se font jour au sein du noyau dirigeant. Peut-être les vélasquistes ont-ils en effet, grâce à leur expérience de la vie de troupe, une conscience plus aiguë des conditions de vie des milieux modestes dont sont issus la plupart des conscrits. Mais ils ne forment pas pour autant un groupe homogène idéologiquement. Eux-mêmes réagissent d’ailleurs différemment à la dynamique enclenchée par le processus de réformes. Certains, la majorité, continuent à être de tendance plutôt modérée ; d’autres, le petit nombre, s’orientent tant vers la droite que vers la gauche de l’échiquier politique militaire. Les quelques démissions et surtout les nombreux compromis consentis de part et d’autre réussiront à reporter, pendant près de sept ans, l’éclatement de tensions présentes dès le départ.
79Car au-delà de leurs divergences et quels que soient l’arme ou le service auxquels ils appartiennent, tous les officiers partagent une même volonté : ne pas provoquer de rupture institutionnelle. Ils poursuivent également un objectif commun : servir les intérêts de l’État et de la nation. Aussi peut-on difficilement présumer de l’orientation politique de ceux qui prennent le pouvoir au nom de la cohésion nationale. Ils peuvent tout autant vouloir protéger le système existant que souhaiter le transformer afin d’assurer la défense du pays.
80Comme l’a souligné A. Rouquié55, la finalité de la domination martiale est de « repousser les pressions sur l’État d’anciennes ou de nouvelles couches sociales », « de le rendre plus autonome et mieux à même de remplir ses missions ». Aussi l’objectif premier de ceux qui prennent le pouvoir en 1968 est-il d’éliminer l’oligarchie pour ensuite renforcer l’État, afin de stabiliser et d’organiser une société devenue incapable d’assurer sa propre défense. Pour réaliser cet objectif, le gouvernement du général Velasco dispose d’une autonomie considérable. Aussi étendue soit-elle, cette autonomie n’empêche pas toutefois les secteurs politiques civils de s’infiltrer dans les cercles militaires et d’y exercer des pressions. Car tout étant la « branche armée de l’État », les appareils militaires « s’inscrivent dans un certain tissu social » dont il faut tenir compte si l’on veut comprendre comment ils se déterminent politiquement.
Les pressions des secteurs politiques civils : leur impact sur les forces armées
81En suivant leur trace à travers l’histoire du Pérou moderne, on a pu observer le rôle décisif des forces armées dans le système politique. Assumant ce rôle, elles sont devenues « l’enjeu et le terrain des luttes politiques ». Avec la mise en place des réformes décrétées par le général Velasco et son équipe, l’armée est soumise, encore plus que par le passé, aux pressions des forces socio-politiques tant de droite que de gauche. Peu perméables initialement aux tensions externes, les dirigeants militaires tant institutionnels que politiques voient en effet leur autonomie s’effriter au fur et à mesure de l’évolution du « processus révolutionnaire ». Cette vulnérabilité s’explique notamment par le fait qu’à aucun moment l’armée n’a constitué un acteur homogène. Dès le départ, les vélasquistes ne détiennent pas la totalité du pouvoir au sein du gouvernement. Jusqu’en 1974, ils le partageront avec d’autres officiers convaincus de la nécessité d’introduire certaines réformes, mais dont l’orientation est loin d’être aussi radicale. Partisans d’un plus grand libéralisme et plus proches du secteur privé, ces officiers n’appuient pas le général Velasco dans sa volonté de renforcer l’État. Encore moins soutiennent-ils les objectifs de mobilisation de certains de leurs collègues.
82Dès la première année, le président réussit à en écarter quelques-uns en les obligeant à démissionner. Mais voulant s’assurer le soutien de la totalité de l’appareil militaire, il ne répudie pas tous ses généraux conservateurs. Nonobstant leur hostilité tacite au projet qu’il met de l’avant, il leur confie la direction de certains ministères : la Santé, la Marine, l’Habitation ou encore l’Industrie, à partir d’avril 1971. Les divers groupes civils n’ignorent pas l’existence de ces divergences internes et tentent d’en tirer profit afin, soit de freiner, soit d’accélérer le processus de réformes. À cette fin, conditionnés par le fait que les forces armées se sont attribuées le rôle d’acteur principal, ils n’auront d’autre choix que d’acheminer directement leurs pressions et leurs demandes vers les structures de commandement
83Parfois difficiles à cerner parce qu’elles s’effectuent en coulisse, ces pressions n’en ont pas moins d’impact sur le gouvernement. Reconnaître cet impact n’équivaut pas toutefois à considérer les forces armées comme le simple instrument des intérêts des groupes civils. L’appareil militaire possède une vision du processus de développement ainsi qu’une capacité propre d’agir sur les divers acteurs socio-politiques. Mais il y a interaction constante entre militaires et civils qui, loin d’être isolés les uns des autres, s’influencent réciproquement56.
84Cette interaction s’effectue par ailleurs selon des modalités particulières en raison de la prédominance militaire dans l’État. Car s’il tolère leurs activités, le nouveau gouvernement ne cherche pas à dialoguer avec partis et syndicats dont il met en doute la représentativité. Il conteste tout autant celle des associations patronales. En mai 1972, il dissout la SNA qui regroupait les grands propriétaires terriens et en décembre de la même année, il retire à la SNI son statut de représentante nationale pour avoir refusé d’accueillir des délégués des communautés industrielles. Politiquement désorganisées et surprises par la rapidité avec laquelle certaines mesures sont adoptées, en particulier la réforme agraire, les classes possédantes vont donc faire pression soit directement en s’adressant à des membres du gouvernement ou du haut commandement militaire, soit indirectement en utilisant la presse comme tribune.
85En vertu de la loi du 24 juin 1969, la réforme agraire poursuit un triple objectif : détruire le pouvoir de l’oligarchie en nationalisant les complexes agro-industriels de la côte ainsi que les grands domaines d’élevage de la sierro ; émanciper la masse paysanne et transformer les rapports sociaux à la campagne ; enfin, développer un marché interne et promouvoir l’industrialisation57. Vingt-quatre heures après la promulgation de la loi, l’armée occupe les grandes plantations sucrières, symbole de la puissance oligarchique.
86Tous les latifundistes ne sont cependant pas traités avec autant de rudesse. Dans l’espoir peut-être d’obtenir leur collaboration et d’accélérer en même temps l’application de la réforme, le gouvernement laisse en effet un temps de grâce à ceux qui n’ont pas encore été expropriés. Ils sont autorisés à subdiviser eux-mêmes leurs domaines dont la superficie ne devra pas excéder cent cinquante hectares sur la côte. Bon nombre saisissent alors l’occasion soit pour distribuer leurs terres à des parents ou amis, soit encore pour les vendre à bon prix. Ils cherchent ainsi à éviter le transfert de leurs biens aux travailleurs agricoles qui réagissent en organisant plusieurs mouvements de résistance. Ceux de Huando et de Cañete, notamment, font la grève en 1970-1971 ; soutenus par une partie des dirigeants militaires, ils obtiennent l’annulation des parcellisations privées déjà effectuées58.
87Cette mobilisation met en lumière une certaine convergence d’objectifs entre un groupe de travailleurs et les éléments les plus progressistes du gouvernement. Leur objectif : donner la terre à ceux qui la cultivent et donc modifier la première version de la loi de 1969 qui épargnait la bourgeoisie agraire, formée de grands propriétaires terriens possédant des domaines de plus de cinquante hectares. Opposée à cette fraction du noyau dirigeant qui construit son projet pas à pas, les éléments plus libéraux du gouvernement, proches du secteur privé, se portent à la rescousse des grands exploitants agricoles. Grâce notamment au contrôle qu’ils exercent sur leurs ministères respectifs, quelques membres de l’équipe dirigeante n’hésitent pas en effet à jouer le rôle d’intermédiaire des demandes du secteur privé.
88On a déjà souligné les liens unissant l’oligarchie au général J. Benavides, ministre de l’Agriculture en 1968-1969, liens qui l’amenèrent à abandonner ses fonctions politiques à la demande du général Velasco. Membre du gouvernement jusqu’à sa mise à la retraite en mai 1974, l’amiral L. Vargas Caballero prend alors la relève de son collègue démissionnaire comme principal porte-parole du secteur privé au Conseil des ministres. À la tête du ministère de l’Habitation de 1969 à 1972, il se fait le défenseur des intérêts d’une certaine couche de propriétaires terriens, en fermant la porte à l’adoption d’une réforme qui aurait freiné la spéculation et empêché l’urbanisation d’un bon nombre de terres cultivables.
89Loin d’être circonscrite à ce noyau d’officiers, la résistance au mouvement de radicalisation de la réforme agraire vient également de l’extérieur du gouvernement. Réorganisée sous la direction de la bourgeoisie agraire qui comble le vide laissé par la disparition de l’oligarchie, la SNA reste l’un des principaux agents d’orchestration de cette résistance. Craignant de voir leurs terres transformées en coopératives, les petits et moyens agriculteurs se joignent en effet à la SNA dont ils font leur porte-parole. L’organisme est dissous en 1972 sur décision gouvernementale, mais l’action des divers groupes d’intérêts qu’il représente ne cesse pas pour autant.
90En plus de se diriger vers certains membres du gouvernement, les pressions de ces groupes s’exercent directement sur le haut commandement militaire. En témoigne la présence du général A. Cavero Calixto, président du commandement conjoint des forces armées, aux côtés des fermiers venus présenter leurs doléances au général Velasco en juillet 1973. Certains cadres de l’institution militaire manifestent également leurs sympathies à l’endroit des agriculteurs et prêtent une oreille attentive à leurs revendications. Pressé par le ministre de la Marine, l’amiral Vargas Caballero, et le ministre de l’Aviation, le général Gilardi, le gouvernement nomme une commission dont le mandat est d’enquêter sur les abus dont auraient été victimes les petits et moyens propriétaires. Formée notamment des directeurs des services de renseignements des trois armes, la commission prend parti pour les fermiers et sollicite le renvoi de certains fonctionnaires accusés d’arbitraire et de malveillance. S’il parvient à différer la mise en pratique de ces recommandations, le général Velasco devra toutefois en tenir compte et accepter à plus ou moins brève échéance la démission d’une partie de ses effectifs qui seront réaffectés à d’autres tâches. Le gouvernement n’est donc pas insensible aux pressions du Comité de Defenso de lo pequeño y mediono ogriculturo dont les adhérents organisent une série de manifestations. Dans les jours et les semaines qui suivent la rencontre avec le président, des dispositions légales sont prises afin de les rassurer.
91Ces divers exemples mettent en lumière l’absence de consensus concernant l’étendue des réformes, et ce tant au sein de l’armée-gouvernement que de l’armée-institution dont l’influence est loin d’être négligeable. Pour neutraliser la résistance anticipée de certains secteurs de la hiérarchie militaire, le général Velasco a, dès la première année de son gouvernement, modifié la composition du haut commandement en élevant quelques-uns de ses partisans au rang de général. En outre, il a concentré l’essentiel du pouvoir entre ses mains et octroyé un rôle déterminant au CO AP, formé des officiers les plus radicaux.
92Ses fonctions politiques ne doivent toutefois pas faire oublier que le président est également un chef militaire. À ce titre, il est membre d’une institution, les forces armées, dont les différents organismes (commandement conjoint, états-majors, services de renseignements) doivent être consultés et agissent fréquemment comme groupes de pression. La présence du président du commandement conjoint, le général Cavero Calixto, auprès des petits et moyens agriculteurs confirme le rôle joué par une partie de la hiérarchie militaire dans la canalisation des demandes d’un secteur de la société. Son intervention ne signifie pas que les plus hautes instances institutionnelles retirent leur appui au gouvernement ni qu’elles rejettent d’emblée sa politique59. Mais elle est peut-être un indice qu’une partie du haut commandement et de l’opinion militaire n’appuie pas la radicalisation du processus réformiste.
93L’intervention du général Cavero Calixto est connue ; celles d’autres officiers occupant des postes plus obscurs sont toutefois restées dans l’ombre. Des interviews réalisées en 1975 par Cleaves et Scurrah60 attestent des liens unissant certains propriétaires d’entreprises agricoles de taille moyenne à des officiers et hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. Non seulement ces liens ont-ils facilité une pénétration des cercles du pouvoir, mais ils ont éveillé une solidarité entre membres de milieux sociaux connexes. Tant qu’elle portait atteinte aux seuls intérêts de l’oligarchie, la réforme agraire apparaissait souhaitable. Mais à partir du moment où elle frappe un groupe auquel militaires et grands commis de l’État sont liés par le sang, l’éducation ou tout simplement l’amitié, elle suscite une résistance que le haut commandement ne peut ignorer.
94Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les petits et moyens propriétaires renforcent leurs pressions en 1973 et, trouvant auprès des autorités militaires un terrain d’écoute plus favorable, ont enfin gain de cause. Tout au cours du processus de réformes amorcé il y a plus de quatre ans, des convergences se sont établies entre certaines fractions des élites civiles et militaires, convergences qui, à partir de 1973, se manifestent plus ouvertement. De plus, les différents acteurs sociaux ainsi que les divers courants de l’opinion militaire ont eu le temps de réagir aux changements introduits par les vélasquistes dont la cohésion interne commence également à s’effriter.
95De 1970 à 1972, leur projet, indéterminé à l’origine, s’est construit progressivement dans le feu de l’action. Un an après le coup d’État, l’adoption d’un certain nombre de mesures confère aux vélasquistes un pouvoir accru au sein du gouvernement. Contrôle des changes, étatisation des trois principales banques du pays, nationalisation du commerce de la farine et de l’huile de poisson, adoption d’un code régissant l’industrie minière et d’une loi créant les communautés industrielles : voilà autant de petites victoires sur les officiers de la tendance adverse et sur les groupes d’opposants civils dont les intérêts ne coïncident pas avec les objectifs du projet réformiste.
96Vers la fin de 1971, les vélasquistes ont avancé sur presque tous les fronts et leur pouvoir au sein du cabinet s’est consolidé. En témoigne la décision de proscrire la SNA en mai 1972, décision qui semble confirmer la victoire des officiers partisans d’une réforme agraire radicale. Ces derniers continuent simultanément de s’affirmer dans d’autres secteurs. Outre les réformes agraire et industrielle, ils appuient le renforcement du rôle de l’État dans les industries de base ainsi que la nationalisation des ressources naturelles. Ils amorcent également une reprise des relations diplomatiques avec Cuba et donnent une orientation tiers-mondiste à la politique étrangère. Enfin, tout en respectant les principes du pluralisme économique énoncés par le gouvernement, quelques officiers soutiennent la création d’un secteur de propriété sociale destiné à devenir hégémonique à long terme.
97Toutes les instances de l’appareil militaire étaient-elles d’accord avec ces mesures dont certaines dépassaient largement l’idée que la plupart des officiers se faisaient des changements nécessaires à la défense du pays ? Sûrement pas. Mais les membres de la hiérarchie se sont peut-être vus obligés de respecter l’espace politique conquis par les vélasquistes dont le renforcement est le résultat, entre autres, des pressions exercées par certains groupes de civils. Ces pressions ne sont d’ailleurs pas totalement étrangères à la radicalisation d’une partie des effectifs gouvernementaux dont l’hétérogénéité politique se confirme de plus en plus.
98La mise en place des réformes, on l’a vu, n’a pas été sans soulever de remous au sein des groupes de paysans et de travailleurs qui, stimulés par une réthorique révolutionnaire, souhaitent franchir les limites tracées originellement par le nouveau régime. Le cas des travailleurs de l’hociendo Huando en conflit avec la bourgeoisie agraire a déjà été évoqué. Citons également celui des paysans de Piura. En 1971, appuyés par les fonctionnaires de la réforme agraire, ils prennent possession du local de la SNA et forcent les représentants des grands propriétaires terriens à se retirer. Soulignons enfin les mobilisations successives des travailleurs agricoles de la région liménienne, opposés à l’expansion de la zone urbaine aux dépens de leurs terres.
99Conjuguées à celles des éléments les plus progressistes du régime, ces actions influent de manière décisive sur la radicalisation du processus réformiste. Elles ne s’orientent pas toujours cependant dans la direction souhaitée par les dirigeants. La résistance des travailleurs des nouvelles coopératives sucrières est un bon exemple de pressions hostiles obligeant le gouvernement à faire marche arrière. Voulant réduire l’influence de l’APRA dont les syndicats contrôlaient déjà les travailleurs des grands complexes sucriers, la loi de la réforme agraire introduit un ensemble de dispositions limitant les possibilités des leaders syndicaux d’accéder à la direction des nouvelles coopératives. Mais grèves et mobilisations contraignent les promoteurs de la réforme agraire à supprimer ces dispositions, à accepter les délégués nommés par les syndiqués et donc à reconnaître le pouvoir de l’APRA61. Devenus de plus en plus actifs politiquement, contrairement aux objectifs des dirigeants militaires, les groupes de travailleurs ont donc un certain impact sur la politique gouvernementale.
100Concertant leurs efforts, les associations patronales, les partis et les journaux conservateurs tentent par ailleurs de lutter contre la radicalisation du processus politique. Assumant une fonction d’articulation des demandes du secteur privé, les journaux, surtout Lo Prenso, se font les porte-parole des classes possédantes dont les critiques deviennent de plus en plus agressives et percutantes. Espérant isoler le courant progressiste en l’accusant de communisme – insulte suprême pour tout militaire, les journaux de droite dénoncent les officiers partisans des mesures les plus radicales. Misant sur l’hétérogénéité politique des dirigeants, le secteur privé cherche en fait à ébranler de l’intérieur l’unique base réelle de pouvoir du gouvernement : les forces armées.
101Ayant dès le départ rejeté toute alliance formelle avec les secteurs civils, les vélasquistes mettent en place leurs propres mécanismes de liaison avec les masses. La décision de donner suite au projet de création d’un organisme d’appui aux réformes, le SINAMOS dont la direction est confiée en avril 1972 au général L. Rodríguez, contribue à accroître les tensions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du noyau dirigeant. Perçu comme un intru venu les concurrencer sur leur propre terrain, le SINAMOS est dénoncé par les syndicats, le PC et le parti démocrate-chrétien ainsi que par tous les partis de gauche. Les forces conservatrices, de leur côté, y voient la manifestation d’une infiltration communiste. Utilisant les journaux qui leur sont restés fidèles, elles mettent en valeur certains officiers, principalement l’amiral Vargas Caballero, et en attaquent d’autres, en particulier le général Rodríguez, identifié comme l’un des éléments les plus radicaux du régime.
Politisation des forces armées et fractionnement interne
102Les conflits socio-politiques suscités par la création du SINAMOS et par l’ensemble des réformes se répercutent inévitablement sur le gouvernement. Largement conditionnées par l’état des rapports de force existant au sein du noyau dirigeant et des forces armées, les pressions des secteurs civils ont d’autant plus d’impact que les divergences entre les généraux s’aggravent. De 1970 à 1972, le projet réformiste s’élabore progressivement contre la volonté d’un petit nombre d’officiers plus attachés aux valeurs libérales. Des tiraillements surgissent en cours de route entre l’un et l’autre groupes, sans pour autant donner lieu à un affrontement majeur.
103Toutefois, en 1973-1974, non seulement les positions se durcissent entre les deux courants, mais des contradictions voient également le jour au sein du groupe des vélasquistes, pourtant unis autour du président afin d’éliminer leurs collègues de la tendance adverse. La radicalisation du processus politique – surtout en ce qui a trait à l’organisation du mouvement populaire – ne reçoit pas l’aval de tous les officiers qui avaient au départ un objectif commun : assurer la sécurité nationale.
104Il semble en effet que les partisans du général Velasco ne soient pas d’accord sur les moyens à mettre en oeuvre pour réaliser cet objectif. Certains officiers souhaiteraient réduire l’influence du capitalisme international en renforçant l’État et en s’appuyant sur un mouvement populaire fort ; d’autres, tout en partageant ce culte de l’État, mettraient davantage l’accent sur le contrôle des masses par crainte de l’infiltration communiste et de la subversion interne. Dans le premier cas, le contrôle étatique s’accommode d’une participation plus active des masses à l’expérience réformiste ; dans le second, on tend plutôt à enfermer le mouvement populaire dans un rôle passif où toute initiative politique lui est interdite. D’où une plus grande propension à la répression.
105Reflet de ces divergences, des organisations destinées à regrouper divers secteurs de la population sont mises en place par l’une et l’autre tendances. Une partie des vélasquistes, les plus radicaux, sont à la tête du SINAMOS ainsi qu’à l’origine de la Confederoción Nocionol Agrorio (CNA) et de la Confederoción Nocionol de Comunidodes Industrioles (CONACI). Le militantisme radical de ces organismes inquiète toutefois un second groupe d’officiers, plus méfiants à l’endroit des masses, et qui préconisent l’implantation de formes de contrôle beaucoup plus autoritaires. Craignant l’influence du communisme sur les organisations mises en place par leurs collègues progressistes, ils n’hésitent pas à utiliser la corruption et l’intimidation, réussissent à s’y infiltrer ou encore à créer parallèlement des organismes concurrents dont le caractère et l’orientation s’opposent nettement aux premiers.
106Créatures officielles du gouvernement, ces organisations reproduisent la lutte que se livrent les représentants de deux conceptions de la mobilisation populaire. Occultée par un langage commun qui projette une unanimité toute apparente, leur lutte n’émerge au grand jour qu’en 1974- 1975, au moment où l’interaction de certains officiers avec le secteur privé devient plus visible. La férocité des critiques publiées dans les journaux conservateurs et leur impact sur la cohésion institutionnelle amènent le général Velasco à décréter la nationalisation de la presse en mai 1974. Cette décision divise encore plus le gouvernement, entraînant même la démission de l’amiral Vargas Caballero dont les prises de position publiques révélaient une articulation trop étroite avec certaines fractions des élites civiles. Nous verrons plus en détail au cours de ce chapitre comment s’est effectuée, dans le cadre de l’institution militaire, la mise à l’écart des officiers appartenant à cette tendance et quel en a été le résultat du point de vue tant institutionnel que politique. Ce qu’il importe de retenir pour notre propos immédiat, c’est l’existence d’une diversité idéologique présente au sein des forces armées dès la prise du pouvoir et qui s’accentue par la suite sous l’impact des pressions civiles.
107Masquée au début par une certaine complicité fondée sur une volonté commune de changement, l’hétérogénéité politique des vélasquistes resurgit en effet une fois initiées les principales réformes. Trop fragiles pour être durables, les affinités qui avaient permis à ces officiers de donner le coup d’envoi à l’expérience « révolutionnaire » ont fait place à une lutte sourde entre partisans d’options virtuellement antagoniques. Perméables aux tensions générées par les réformes et politiquement fractionnés par les intérêts en présence, ils connaissent un processus de différenciation idéologique qui s’ouvre sur la formation de deux tendances contradictoires : l’une progressiste, représentée principalement par le général L. Rodríguez Figueroa ; l’autre d’extrême droite, dont la figure la plus visible est le général J. Tantaleán Vanini. Seule une minorité, tant à l’intérieur du gouvernement qu’au sein des forces armées, se rattache toutefois à ces courants. La plupart des officiers, des modérés, continuent à se situer à mi-chemin entre les deux62.
108Le rôle de l’État et surtout celui des masses comme base d’appui au processus de changement forment le cadre de leurs divergences. Même si l’on a pu observer une interaction constante entre les secteurs civils et les forces armées – qui se laissent pénétrer par les conflits externes, « les processus selon lesquels se constituent ces tendances sont d’ordre largement institutionnel » à l’origine63. Reconnaître que civils et militaires entretiennent des rapports continus ou que des convergences d’objectifs ou même de perceptions peuvent s’établir entre eux ne signifie pas, en effet, que l’apparition et le développement de tendances divergentes au sein des forces armées soient le résultat de processus externes, ni que les clivages militaires soient le simple reflet des clivages existant dans la société civile.
109En prenant la direction du projet réformiste, l’armée assume de multiples fonctions – économique, politique et de défense, source de tensions internes. S’ils poursuivent essentiellement le même objectif – développer le pays pour mieux en assurer la défense, les généraux péruviens s’opposent sur le choix des moyens. Ils n’ont surtout pas la même perception du type de rapports à établir avec le mouvement populaire. Divisés sur les grands problèmes nationaux, les officiers le sont, mais de manière différente des civils, leur vision du processus de développement étant influencé par les valeurs, les préoccupations et les intérêts corporatifs.
110On le verra en abordant la question de la mobilisation populaire : la politisation interne et la formation de tendances divergentes ne sont pas seulement le produit des tensions et des pressions externes ; elles résultent également d’une perception, proprement institutionnelle, des problèmes et des conflits générés par les réformes qui n’est pas monolithique. S’ils se sont généralement soumis aux règles de discrétion que leur imposaient le discours officiel et leur statut de militaires, les membres les plus en vue du gouvernement ont néanmoins pris position et imposé certaines orientations qui laissent entrevoir l’absence de cohésion idéologique.
111Plusieurs analystes ont exploré les discours des généraux ainsi que les entrevues accordées à la presse, suivant pas à pas l’évolution des secteurs placés sous leur commandement pour tenter d’esquisser le contour des différents courants militaires. Tous concluent à l’existence de trois tendances principales dont le tracé reste cependant assez approximatif en raison de l’ambiguïté et de la variété des positions idéologiques de la plupart des dirigeants. Favorables à l’adoption d’une politique économique progressiste, certains, notamment le général G. Marcó del Pont, se sont par ailleurs montrés plutôt réservés sur la question de la mobilisation populaire. D’autres, le général J. Tantaleán Vanini par exemple, ont dénoncé tant la gauche que l’exploitation des travailleurs par les capitalistes, mais ont poursuivi une politique de contrôle et de répression du mouvement populaire. Quelques-uns enfin, tel le général J. Barandiarán Pagador, ont semblé parfois sympathiques aux intérêts des petits et moyens agriculteurs ou de la bourgeoisie agraire, tout en appuyant une transformation profonde du secteur agricole ; ils n’ont pas pour autant partagé entièrement ni le radicalisme ni le conservatisme de certains de leurs collègues. La liste des contradictions ou des incohérences pourrait encore s’allonger.
112Déconcertante à première vue, cette ambiguïté politique n’est pas propre aux généraux péruviens. Les armées, en effet, ne sont pas des appareils qui « fonctionnent à l’idéologie », leur autonomie relative à l’endroit de la société les faisant apparaître comme des « groupes sociaux à idéologie variable »64. Tout en exerçant les mêmes fonctions que les partis politiques, l’institution militaire les assume donc différemment65. Sa finalité première étant d’assurer la défense du pays, c’est d’abord à ce titre et avec ses caractéristiques propres qu’elle assume la gestion des affaires de l’État. Inspirée à l’origine par des raisons d’ordre institutionnel, la décision d’un certain nombre d’officiers de s’engager derrière le général Velasco et de s’associer au processus de transformation n’a été que faiblement influencée par des considérations d’ordre idéologique.
113Aussi ne doit pas s’étonner d’observer chez la plupart des généraux une sorte d’indétermination qui rend d’autant plus ardue la description du contenu des différentes tendances auxquelles il est difficile d’identifier, de manière définitive et sans risque d’erreur, les membres du gouvernement. Nous en exposons toutefois les traits les plus saillants tels qu’ils se sont manifestés soit dans les discours, déclarations ou entrevues accordées à la presse, soit dans l’orientation insufflée par les dirigeants militaires à leurs champs d’action respectifs66.
114En plus de vouloir associer activement les masses au projet réformiste, les officiers appartenant à la tendance progressiste ont, à plusieurs reprises, exprimé leur volonté d’éliminer les formes les plus brutales de pauvreté. Ils en ont dénoncé les causes structurelles et insisté sur la nécessité de redistribuer les richesses et de redéfinir l’organisation ainsi que le contenu de la production. Outre les généraux L. Rodríguezn Figueroa et J. Fernández Maldonado, cette tendance regroupe les éléments les plus radicaux du gouvernement : les généraux G. Marcó del Pont, R. Meneses Arata, M. Angel de la Flor Valle, E. Gallegos Venero et l’amiral J. Dellepiane.
115Soutenus par un groupe de fonctionnaires civils qu’ils ont eux-mêmes recrutés, ces officiers ont été particulièrement influents dans les secteurs de l’agriculture, des communications, des ressources naturelles, des affaires étrangères, ou encore au sein des organismes de mobilisation populaire. Généralement favorables à l’adoption de mesures plus radicales que leurs collègues modérés, les progressistes n’adhèrent pas toutefois à un corpus idéologique précis. Sans cohésion réelle, ils n’ont pas non plus constitué un front politique uni au sein du gouvernement. Leur impact sur le processus réformiste n’en pas moins été déterminant au point de s’attirer les foudres des classes possédantes, inquiètes de les voir s’associer aux forces de gauche et prendre la tête d’une éventuelle révolution socialiste. Inquiétude sans fondement : tout comme leurs collègues des deux autres tendances, les progressistes ne tiennent à aucun prix à rompre avec les forces armées ni à mettre en péril l’unité institutionnelle.
116Tout en appuyant la prise de contrôle par l’État du secteur des ressources naturelles ainsi que la création d’organismes officiels de mobilisation, les généraux identifiés à l’extrême droite de l’échiquier politique militaire ont des relations entre le gouvernement et les masses une conception bien différente de celle des progressistes. Chez ce groupe d’officiers connu sous le nom de Lo Misión, la participation cède en effet le pas au contrôle et à la répression. Craignant un mouvement populaire dynamisé par les réformes et l’aggravation de la crise économique, ils se montrent ouvertement autoritaires. Contrairement à leurs collègues progressistes dont le discours est nettement plus conciliant, ils attaquent fréquemment la gauche et toute opposition qui déborde les cadres prévus à cette fin par l’État.
117C’est en 1974 que les milieux politiques et journalistiques attirent l’attention sur l’existence de ce groupe issu, semble-t-il, d’un comité formé au sein même du Conseil des ministres. Prenant pour base le ministère de la Pêche, le général J. Tantaleán Vanini soutient politiquement et financièrement une organisation, le Movimiento Loborol Revolucionorio (MLR), qui incarne les options fondamentales de cette tendance : anticommunisme et répression violente. Outre le général Tantaleán Vanini, sont membres de Lo Misión les officiers les plus directement liés au contrôle du mouvement populaire : l’amiral A. Jiménez de Lucio, ministre de l’Industrie et du Tourisme ; le général P. Sala Orozco, ministre du Travail ; le général R. Zavaleta Mercado qui, en 1974, succède au général L. Rodríguez Figueroa à la tête du SINAMOS ; et le général E. Segura, directeur du Sistemo Nocionol de Informción. Le ministre de l’Intérieur, le général P. Ríchter Prada, entretient également des liens diffus avec ce groupe.
118De leur côté, récusant les positions extrêmes de leurs collègues, la plupart des dirigeants militaires ne semblent pas voir la mobilisation des masses comme essentielle à la poursuite de l’expérience « révolutionnaire ». Reflet de leur vision du processus réformiste où les technocrates jouent un rôle de tout premier plan, leur discours met plutôt l’accent sur la croissance et l’augmentation de la production. Ils accueillent et paraissent même souscrire aux objectifs de « participation pleine et entière » proposés par les progressistes, mais ne voient pas le rôle des masses en dehors des programmes d’action civique ou des groupes formés sur les lieux de travail et encadrés par des représentants de l’État. Le Premier ministre E. Montagne Sánchez a, mieux que tout autre peut-être, résumé la position de cette tendance en affirmant la disparition des conflits sociaux grâce notamment à la création de la communauté industrielle. Une fois mises en oeuvre les réformes agraire et industrielle et nationalisés les secteurs-clés de l’économie, les modérés ont donc, pour l’essentiel, atteint leurs objectifs. Parmi les représentants de ce courant qui regroupe le plus grand nombre d’officiers, on trouve les noms de Mercado Jarrín et de Morales Bermúdez. Une majorité d’officiers de l’aviation se rattachent également à cette tendance.
119L’entourage du général Velasco se compose, on le voit, d’hommes aux opinions politiques très diversifiées qui projettent pendant quelques années l’image d’un groupe disposé à s’engager dans un processus de transformation profonde de la société péruvienne. Cette image, le gouvernement militaire la doit non seulement à l’extrémisme de son discours, mais également à l’action d’un petit nombre d’officiers : les progressistes. Minoritaires au sein de l’équipe dirigeante, ils mettent à profit le caractère autoritaire du régime ainsi que la verticalité et le centralisme du processus décisionnel afin d’imposer des réformes dont le radicalisme heurte une bonne partie de l’institution militaire.
120Comment ces officiers réussissent-ils, du moins dans les premières années, à influencer le rythme et l’orientation du processus politique ? Quels organismes mettent-ils en place pour appuyer leur action ? Quel est, d’autre part, le rôle des civils et quelles sont les modalités de leur collaboration au projet réformiste ? C’est à ces questions, essentielles à la compréhension de la spécificité et du fonctionnement du pouvoir militaire, que vont tenter de répondre les lignes qui suivent.
L’organisation politique : centralisation du pouvoir et contrôle militaire du processus réformiste
121D’orientation progressiste, le régime instauré le 3 octobre 1968 partage avec d’autres « révolutions en uniforme » un ensemble de caractéristiques communes. Loin d’être absente, en effet, la dimension autoritaire inhérente au pouvoir martial détermine l’ensemble du processus réformiste et notamment le rythme de transformation des structures socio-économiques. Pour réaliser ses objectifs, l’armée mobilise donc tous les pouvoirs afin de modifier substantiellement l’État qui, une fois dégagé des pressions externes, doit devenir un instrument de gestion plus efficace au service du développement national.
122Sans être nouvelle, cette tendance à la centralisation du pouvoir, bien ancrée dans la culture politique péruvienne, se renforce après le coup d’État d’octobre 1968. À partir de cette date, les militaires fusionnent les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire et occupent les postes les plus importants. Une fois le Parlement aboli, la plupart des décisions seront donc prises derrière des portes closes. La structure mise en place par les nouveaux dirigeants comprend les éléments suivants : une junte militaire dont sont membres le général Velasco ainsi que les commandants généraux des trois armes ; le COAP ; le Conseil des ministres – tous généraux ou amiraux en service actif ; enfin, une multitude de comités-conseils formés d’officiers et oeuvrant au sein de chaque ministère.
123À la tête de cette structure relativement complexe : le président, qui se montre distant à l’endroit de la junte. Ses membres sont présents au Conseil des ministres où ils ont droit de vote, mais sans posséder plus de pouvoir qu’un simple ministre. Le chef de l’État entretient par ailleurs des rapports étroits avec les trois branches des forces armées dont le personnel et les services de renseignements constituent le plus influent des groupes consultés. Quelques civils sont également autorisés à donner leur avis à titre d’experts. S’ils jouissent d’une autonomie complète dans leurs secteurs respectifs, les ministres, de leur côté, exercent peu d’influence sur l’orientation globale du régime. Le chef de gouvernement, tel un général d’armée, s’impose comme le véritable maître du processus décisionnel. Le contrôle exercé par le président et les fonctions-clés assumées par le COAP justifient qu’on s’arrête plus longuement à l’un et à l’autre.
Le Président
124Sous le régime précédent, le chef de l’État disposait déjà de pouvoirs très étendus dont saura faire bon usage le successeur de Belaúnde. Le prestige ainsi que l’autorité du nouveau président apparaissent d’ailleurs indissociables de la réforme politico-administrative introduite peu de temps après le coup d’État. Cette réforme exige des responsables des différents ministères qu’ils se limitent à leurs champs d’activités propres et ne s’immiscent pas dans les secteurs qui ne sont pas directement de leur ressort. Afin de préserver l’hermétisme du processus d’élaboration des projets de loi auquel ne sont conviés qu’un nombre restreint d’intervenants, le général Velasco doit donc s’imposer comme un leader incontesté et exercer un pouvoir personnel considérable sur ceux qu’il a placés aux commandes de l’État.
125Son prestige personnel, le président l’utilise également pour aplanir les difficultés internes qui surgissent, nombreuses, au sein du gouvernement. L’absence d’homogénéité idéologique des membres de l’équipe dirigeante et la complexité de la structure mise en place exigent, en effet, qu’on laisse aux plus hauts échelons de la hiérarchie le soin de résoudre les conflits opposant les différents secteurs de l’appareil gouvernemental. Les divergences existant entre le ministère des Mines et de l’Énergie et le ministère des Finances sur la question des investissements étrangers – le premier se montrant plus intransigeant à cet égard que le second – constitue un exemple, parmi bien d’autres, de la diversité d’opinions représentées au sein du gouvernement.
126Grâce à son autorité et à son influence, le général Velasco réussit à sauvegarder pendant quelques années une certaine cohésion interne et à circonscrire les conflits au noyau dirigeant. Jusqu’en 1974, il parvient aussi à maintenir à un niveau acceptable une tension interne qui, sans la fermeté de son leodership et son pouvoir de négociation, aurait amené un durcissement des tendances présentes au sein du gouvernement ainsi qu’une politisation beaucoup plus rapide des officiers.
127Outre ces fonctions d’arbitre et de négociateur, le président joue enfin un rôle dans l’orientation de l’expérience réformiste. Son parti pris en faveur de réformes plus poussées et, en particulier, sa volonté de mener à terme la réforme agraire, ont certainement été décisifs dans la radicalisation du « processus révolutionnaire ». Car sans l’appui du chef de l’État, la minorité progressiste aurait dû s’incliner devant l’option modérée et même conservatrice de la plupart des membres du gouvernement et des forces armées. Privés du soutien de la plus haute hiérarchie militaire et politique, les généraux progressistes n’auraient pu se frayer un chemin et encore moins s’imposer comme ils l’ont fait.
Le COAP
128La seule présence du général Velasco à leurs côtés n’explique pas toutefois le succès que les officiers radicaux obtiennent dans certains secteurs. Mis sur pied dans les premières heures du coup d’État, le COAP est un comité chargé de conseiller le président et représente un facteur déterminant de radicalisation au sein du gouvernement. De tous les éléments de la structure décisionnelle, il semble en fait le plus important. Formé exclusivement de militaires dirigés par un général d’armée ayant rang de ministre, mais sans droit de vote au cabinet, l’organisme rassemble dès le départ les éléments les plus proches du chef de l’État67. En plus d’être un groupe-conseil, le COAP servira d’instrument de consolidation de la tendance progressiste et de tremplin à des officiers de niveau intermédiaire (colonels ou capitaines), plus actifs politiquement. Outre les « quatre colonels » ayant participé au coup d’État, on y retrouve notamment les noms de R. Meneses Arata, J. Graham Hurtado et A. Valdés Palacio. Désireux d’évaluer leur potentiel ainsi que leur loyauté, le chef de l’État semble avoir choisi le COAP comme première épreuve à laquelle il soumet ces officiers ambitieux professionnellement, mais encore trop jeunes pour accéder au rang de général ou aux fonctions ministérielles.
129Réunissant à prime abord un personnel essentiellement politique, le COAP prend rapidement l’allure d’une commission parlementaire. Chargé de commenter les propositions émanant des différents ministères ou encore de préparer lui-même certains projets de loi, l’organisme en assure également la coordination et supervise les processus de consultation, s’il y a lieu. Ce faisant, le COAP réduit les disparités entre certains secteurs et assure à la politique gouvernementale un semblant de cohérence. Mais il insuffle simultanément au processus politique un esprit plus progressiste que ne l’auraient probablement souhaité plusieurs officiers appartenant tant à l’armée de terre qu’à la marine ou à l’aviation. On pense notamment aux réformes agraire et industrielle ainsi qu’à la loi instituant un secteur de propriété sociale.
130Oeuvrant à l’arrière-scène, le COAP n’en a pas moins joué un rôle de toute première importance, donnant le coup d’envoi à certaines réformes ou les orientant dans un sens plus radical. Il sera en quelque sorte le « gardien politique » du « processus révolutionnaire »68. Ses modalités d’intervention varient cependant d’une réforme à l’autre, en fonction non seulement des secteurs concernés, mais également de l’évolution du processus politique69. Dans les premières années, grâce à l’autonomie considérable qui est la sienne, le gouvernement impose une série de réformes conçues dans le plus grand secret. Sur l’ordre du président et de ses conseillers immédiats, le COAP se voit confier la responsabilité de rédiger bon nombre de projets de loi, ratifiés ensuite par le cabinet. Non consultées, les parties n’ont qu’à s’incliner devant le fait accompli.
131Le choix de pratiques aussi restrictives et autoritaires, en vigueur surtout de 1969 à 1972, s’explique peut-être par la crainte des dirigeants militaires de voir s’organiser une opposition dont les pressions auraient pu retarder ou même carrément faire obstacle aux réformes dont le succès paraissait lié à la rapidité d’exécution de décisions prises en haut lieu. La nationalisation de l’IPC ainsi que la mainmise de l’État sur les grandes plantations sucrières ont suivi ce schéma. De même que l’imposition en décembre 1969 d’une loi sur le statut de la presse : directement touchés par des mesures limitant la liberté d’expression, les propriétaires des grands journaux – qui n’avaient pas ménagé leurs critiques à l’endroit des dirigeants – ne furent pas invités à discuter du projet de loi avant son adoption.
132Le gouvernement militaire ne s’en tient pas toutefois à cette seule approche. Les projets de loi à caractère plus technique ou intéressant un secteur en particulier font d’abord l’objet d’une étude au sein du ministère concerné. Ils sont ensuite soumis au COAP avant d’être approuvés ou non par le président. Les représentants d’autres instances gouvernementales ou non gouvernementales ne sont pas consultés. Cette formule a été en vigueur dans les cas suivants : loi régissant le statut des banques et de la monnaie (1970) ; réforme du secteur industriel (1970) ; nationalisation de la presse (1974).
133D’autre part, dans les cas où un projet de loi touche plusieurs groupes ou ministères, les dirigeants entrouvrent quelque peu la porte et invitent les parties intéressées à collaborer. Un ministère présente son projet de loi au COAP qui se charge ensuite de le faire circuler parmi les différents organismes gouvernementaux conviés à faire part de leurs suggestions. Cette formule relativement plus ouverte est également en vigueur dans les cas où une réforme risque de soulever l’opposition de certains groupes de fonctionnaires ou de civils. Leurs commentaires permettent alors au gouvernement – qui semble alors disposé à partager son autorité – d’améliorer un projet de loi tout en s’assurant, sinon du soutien, tout au moins de la neutralité des parties concernées. Recouvrant des secteurs d’activités très diversifiées, les communautés industrielles et le SINAMOS ont vu le jour suite à un processus auquel les représentants de plusieurs ministères, loin d’être tenus à l’écart, ont été appelés à participer sous la direction du COAP.
134Les membres du comité présidentiel ont également joué un rôle déterminant dans la conception et la préparation du projet de loi instituant un secteur de propriété sociale. Dans ce dernier cas, toutefois, le COAP a choisi d’ouvrir le débat à un public beaucoup plus large : journaux, représentants de l’Église, du monde de l’enseignement et du travail ont en effet été associés aux réunions préparatoires à la rédaction du projet, réunions auxquelles ont également participé plusieurs institutions gouvernementales. Le COAP a en outre profité de l’expertise de certaines personnalités liées antérieurement aux mouvements progressistes (démocratie chrétienne, MSP et Libertorios) et dont les programmes politiques comprenaient déjà la création d’entreprises communautaires.
135Mais cet effort d’ouverture se produit dans un contexte particulier. La mise en place d’un secteur de propriété sociale est en fait fortement controversée au sein même du gouvernement, en proie à une politisation interne croissante. D’où la nécessité pour les officiers radicaux qui soutiennent ce projet de chercher des appuis à l’extérieur du noyau dirigeant. De plus, en faisant la promotion sur une grande échelle d’un projet dont l’influence sur l’économie nationale est somme toute limitée, le gouvernement souhaite apaiser l’opposition croissante de l’ensemble de la société.
Le contrôle militaire du processus politique
136L’ouverture en bout de piste du processus de consultation à d’importants secteurs de la population n’est donc pas représentative de la pratique politico-administrative du régime et ne doit surtout pas être interprétée comme la manifestation d’une confiance nouvelle à l’endroit des civils. Traditionnellement, ces derniers sont plutôt l’objet de méfiance de la part des militaires que tout – la formation, le genre de vie, les valeurs – contribue à maintenir dans un ghetto. Le mépris que les classes possédantes leur ont généralement témoigné a, du reste, renforcé cet isolement. Refoulés aux portes des salons de l’oligarchie qui les a toujours regardés de haut, les officiers péruviens ont également été ignorés du monde des affaires, du moins jusqu’à la création, à partir de 1968, de nombreuses entreprises d’État où ils se sont attribués sans hésitation les plus hautes responsabilités. Cette assurance découle du sentiment d’appartenir à un groupe d’élite que la discipline et la cohésion interne rendent particulièrement aptes à prendre en main les affaires de l’État, mission légitimée au surcroît par le CAEM. Forts de cette supériorité, les dirigeants militaires souhaitent exercer un contrôle absolu sur la conduite du « processus révolutionnaire », en gardant à distance une société en crise qu’ils se sont donnés pour mandat de réorganiser un peu contre son gré.
137Pour s’assurer que rien n’échappe à son autorité, le gouvernement réserve aux « gestionnaires en uniforme » un nombre considérable de postes tant administratifs que politiques. De 1968 jusqu’au renversement du général Velasco, tous les membres du Conseil des ministres sont des officiers. De douze qu’il était au moment de la prise du pouvoir, leur nombre passe à dix-huit en 1973, car en font maintenant partie les directeurs des principales agences gouvernementales (INP, SINAMOS, ORDEZA, ONIT)70. L’armée de terre est d’ailleurs beaucoup mieux représentée au Conseil des ministres que les deux autres branches de l’institution militaire. La mise sur pied du COAP, entièrement formé d’officiers, est également l’occasion pour plusieurs d’occuper des postes d’influence. Six des quatorze sous-ministres sont également des membres des corps armés, de même que trente-trois des quarante-huit conseillers ministériels. D’autre part, l’expansion considérable du secteur public favorise la création de plusieurs entreprises d’État dont un grand nombre passe sous la direction des militaires : ils sont à la tête de près de la moitié des trente-huit sociétés d’État existant en 197571. Outre le prestige et l’influence rattachés à ces fonctions, les officiers en retirent des avantages matériels certains, par exemple la double rémunération.
138Les officiers de haut rang ne sont cependant pas les seuls à tirer profit du régime. Les divers échelons de la bureaucratie accueillent en fait une multitude d’officiers juniors, appelés à seconder ministres et directeurs d’agences gouvernementales. Fondées sur les bonnes relations qu’entretiennent ces jeunes officiers avec un ministre ou un directeur de société d’État, ces nominations sont, en réalité, destinées à consolider la position du gouvernement au sein même de l’institution militaire. Mais elles n’atteignent que partiellement leur objectif. Largement répandues sous le gouvernement du général Velasco, ces méthodes de contrôle politique interne sont, en effet, réservées aux jeunes bureaucrates en uniforme évoluant dans le sillage soit des membres du gouvernement, soit d’officiers supérieurs contrôlant des ressources politiques ou financières importantes. Loin du pouvoir central, les généraux affectés en province n’ont pu faire profiter leurs protégés de ces pratiques, source de dissensions croissantes au sein des forces armées.
139Il en va tout autrement des nominations au Conseil des ministres ou à la direction des agences gouvernementales et des entreprises publiques. Les critères traditionnels de promotion militaire cèdent ici le pas au succès politique des aspirants. Les qualités proprement martiales telles que la discipline et le leodership ne sont pas sans importance ; mais l’engagement à soutenir les idéaux « révolutionnaires » constitue un critère décisif d’ascension politique. La mise à la retraite ou la promotion, selon le cas, de certains généraux ont d’ailleurs contribué à renforcer la tendance radicale tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du noyau dirigeant. L’étude réalisée par P.S. Cleaves et M.J. Scurrah révèle que, loin d’être condamnées, ces pratiques – bien que foulant aux pieds les normes institutionnelles en la matière – auraient même reçu l’appui des milieux militaires. Perçues à juste titre comme ayant un caractère strictement politique, ces promotions ou encore ces mises à la retraite auraient été jugées nécessaires, semble-t-il, à l’accomplissement de la mission des forces armées dans le développement national.
La participation des civils
140Manifeste dans l’omniprésence des officiers au sommet de l’État, et à un degré moindre aux divers échelons de l’administration, la volonté de contrôle du gouvernement se traduit également par le refus le plus strict de partager avec les civils la responsabilité de l’exercice du pouvoir. L’armée a pris l’initiative du jeu politique et en est l’acteur principal. Seule base d’appui d’un régime qui ne veut représenter les intérêts d’aucun groupe social, elle refoule les civils à l’arrière-scène. Ce faisant, l’équipe gouvernementale espère se protéger du personnel non militaire dont l’influence risquerait d’attiser les divergences internes, occultées mais non moins réelles.
141Reconnaître la réserve des militaires à l’endroit des civils ne signifie pas cependant accorder aux premiers tout le crédit des réformes. Avoir la volonté de transformer la réalité nationale ne suffit pas, en effet, à assurer la préparation adéquate de projets de loi tout aussi complexes que variés. Aussi les généraux s’adjoignent-ils des intellectuels et des spécialistes dans divers domaines : avocats, sociologues, agronomes, économistes, etc., prudemment tenus à l’écart des centres de décision. D’orientation généralement progressiste, ils ont en commun d’avoir milité au sein de différents mouvements politiques dont certains proches de l’Église catholique. Déçus du réformisme démocratique des années soixante, ces secteurs de la petite-bourgeoisie radicalisée sont séduits par les objectifs de changement des militaires. Ils ne constituent pas une force politique à proprement parler, mais leur expérience professionnelle et militante sera très utile au gouvernement qui n’hésitera pas à leur octroyer des postes de hauts fonctionnaires, de journalistes ou de consultants.
142Ce groupe de civils dont le noyau dirigeant cherche l’appui est toutefois loin d’être homogène. Liés antérieurement à l’APRA ou à l’Acción Populor, certains technocrates abandonnent leur affiliation politique pour se mettre au service d’une bureaucratie en pleine expansion où ils occuperont des fonctions importantes. Le ministère de l’Industrie recrute plutôt des spécialistes formés aux États-Unis, issus de la classe moyenne supérieure et sans attache politique particulière. À l’INP, l’influence des cadres affiliés à la CEPAL prédomine. En revanche, le personnel du ministère de l’Économie et des Finances a fait ses classes à la Banque centrale.
143Outre ces technocrates qui oeuvrent surtout dans les ministères ou les organismes à vocation économique, on trouve un autre groupe de civils, plus engagés à défendre les objectifs « révolutionnaires ». Ils ont déjà milité soit dans les différentes formations de gauche, soit au PC : cerains sont même d’ex-guérilleros. Mais en les choisissant, ce ne sont pas aux représentants de ces partis que le gouvernement fait appel. Il s’adresse tout d’abord à des individus déjà gagnés à l’idée du changement et c’est à titre strictement personnel qu’il les recrute. Certains, par ailleurs, n’ont été membres d’aucun mouvement ; mais d’orientation social-progressiste, ils voient dans le nouveau régime l’occasion de mettre en pratique des idées qui leur sont chères. C’est le cas notamment du philosophe Auguste Salazar Bondy, recruté par le ministre de l’Éducation dont il devient le principal conseiller.
144Annoncée dans le manifeste du 3 octobre 1968, la volonté de changement des colonels rejoint donc celle de plusieurs civils ; leur radicalisme également. Partageant avec eux des perceptions et des objectifs similaires, les fractions progressistes des élites civiles offrent leur appui aux éléments radicaux de l’élite militaire. Entre les uns et les autres naîtra une collaboration étroite rendue possible grâce à l’existence de points de vue convergents sur le processus de développement.
145Parmi les intellectuels qui soutiennent le général Velasco, se profilent toutefois deux tendances opposées. L’une, associée au PC d’obédience soviétique, propose la formation d’un parti unique responsable de l’encadrement des masses et de l’organisation du soutien populaire aux réformes ; l’autre, farouchement anticommuniste, rejette cette idée et recommande la création d’une superstructure non partisane, le SINAMOS, chargé de susciter et de diriger la participation des différents secteurs touchés par les réformes : coopératives agricoles, communautés industrielles, quartiers défavorisés.
146La seconde formule a la faveur des milieux militaires qui y voient la possibilité de contrôler directement le mouvement populaire. La mise sur pied de la nouvelle agence de mobilisation est confiée au sociologue Carlos Delgado, conseiller du général Velasco. La volonté des forces armées de préserver le caractère exclusivement militaire du régime les amène non seulement à préférer cette proposition, mais également à repousser tout appui partisan quel que soit son credo politique. À plus forte raison écartent-t-elles la possibilité d’une alliance avec le PC, seule force organisée disposée à soutenir la « révolution ». Souhaitant conserver le monopole absolu sur la conduite de l’expérience réformiste, l’armée accepte par ailleurs la collaboration des civils, mais à condition qu’ils respectent la marge de manoeuvre – très étroite – qui leur est octroyée et n’outrepassent pas le rôle de simples assesseurs.
La collaboration entre civils et militaires
147Officiers et civils de tendance progressiste ont eu maintes occasions de travailler ensemble tout au cours du septennat. L’analyse des différentes étapes qui conduisent à l’adoption d’une loi transformant le secteur agraire met en perspective les modalités de cette collaboration, en même temps que l’hermétisme du processus à l’origine de l’une des réformes les plus radicales du régime72.
148Au lendemain du coup d’État, le chef du gouvernement nomme le général José Benavides à la tête du ministère de l’Agriculture. Fils d’un ancien président de la République, ses origines sociales – il appartient à l’oligarchie – semblent en faire l’intermédiaire tout désigné entre les grands propriétaires fonciers et les autorités militaires. Dès novembre 1968, le nouveau ministre met sur pied une commission chargée de préparer un projet de réforme agraire. Sont invités à en faire partie des fonctionnaires et des représentants du secteur privé connus du ministre ainsi que deux experts des questions agricoles : Guillermo Figallo et Benjamín Samañez. Le premier, ancien membre MSP, s’était bâti une solide réputation comme avocat spécialiste des questions agricoles ; le second, proche de la gauche mais sans affiliation partisane, avait été nommé, dans les années soixante, à la direction du secteur agricole de La Convención. Partisans d’une réforme agraire radicale, leur action auprès des membres les plus progressistes du gouvernement militaire se révélera décisive.
149Déçus du travail de la commission qu’ils estiment trop modérée, Samañez et Figallo font part de leurs doléances aux conseillers les plus proches du président, le général J. Graham Hurtado et le colonel L. Rodríguez Figueroa, membres du COAP. Avec l’appui du chef de l’État, ils mettent tout en oeuvre pour freiner l’adoption d’un projet qui traite avec encore trop d’égards les classes possédantes traditionnelles. Dans un premier temps, le COAP laisse les différents ministères prendre connaissance du rapport de la commission présidée par le général Benavides. Mais à la réunion du Conseil des ministres, L. Rodríguez Figueroa reproche au projet de loi – qui, incidemment, retarde encore une fois l’expropriation des grandes plantations sucrières – de protéger les intérêts de l’oligarchie. De son côté, J. Graham Hurtado soutient que le ministère de l’Agriculture ne peut seul préparer un projet d’une telle envergure. Secondé par le général Velasco, il propose et obtient la formation d’une nouvelle commission dont les membres, cette fois, sont choisis par le COAP.
150Des personnalités plus radicales font partie du nouveau comité : les colonels A. Valdés Palacio et L. Rodríguez Figueroa ; Eduardo Morán, ingénieur d’obédience démocrate-chrétienne, professeur à l’université San Marcos et fonctionnaire de l’INP ; le capitaine Aurelio Masías ; Augustín Merea, sous-ministre de l’Agriculture et dont les opinions sont moins tranchées, en est membre, mais sera rapidement mis à l’écart. Les secteurs traditionnels en sont exclus. De son côté, le général Benavides conserve son poste encore quelques mois. En juin 1969, le général Velasco l’invite cependant à démissionner. 11 est remplacé par le général J. Barandiarán Pagador auquel se joint le sociologue Carlos Delgado à titre de conseiller.
151Tout en s’inspirant du travail effectué sous le gouvernement de Belaúnde, le comité chargé de rédiger le nouveau projet de loi y introduit des modifications substantielles. 11 choisit comme cible les propriétés de plus de cent cinquante hectares ; il met l’accent sur la formation de coopératives ; il propose également l’octroi de bons pour indemniser les expropriés et la possibilité de les utiliser pour des projets industriels ; il suggère, enfin, la création d’un tribunal agraire chargé d’arbitrer les conflits. Incertain, semble-t-il, des réactions qu’entraînerait une réforme en profondeur des structures agraires, c’est tout d’abord à l’armée – son premier appui – que s’adresse le gouvernement. Avant la promulgation de la loi, il réunit les officiers de la capitale et s’empresse de les rassurer : la réforme n’est pas d’inspiration communiste, mais nationaliste. Pour empêcher l’opposition potentielle de s’organiser, les auteurs du projet gardent secret le texte de loi dont les ministres pourront prendre connaissance quelques heures avant la réunion du Conseil.
152La SNA réussit toutefois à en obtenir une copie et convoque ses membres pour faire obstacle à l’application de la loi. Le Conseil des ministres réagit immédiatement : toute opposition directe ou indirecte à la loi de la réforme agraire sera considérée comme un acte de sabotage entraînant des poursuites devant un tribunal militaire. La loi est adoptée après quinze heures de délibération : c’est la plus longue scéance du Conseil depuis le coup d’Etat. Le lendemain, le général Velasco ordonne l’occupation militaire et l’expropriation de toutes les grandes plantations sucrières.
153Grâce à cette loi élaborée en coulisse sans consultation préalable avec les parties intéressées, le gouvernement retire à l’oligarchie terrienne sa principale base matérielle de pouvoir. Plusieurs facteurs liés tant à la nature du régime qu’à la conjoncture socio-politique expliquent ce succès. Dans les premiers mois qui suivent le coup d’État, le général Velasco, autour duquel se regroupent les colonels progressistes, impose facilement sa ligne de pensée. L’hégémonie du gouvernement sur l’ensemble de l’institution militaire et des forces socio-politiques lui confère une autonomie, provisoire mais considérable, qui marque tant le contenu que le rythme de la réforme agraire. Le CO AP, qui se voit confier la conception et la rédaction du texte de loi, s’entoure de collaborateurs civils convertis depuis nombre d’années à l’idée d’une réforme agraire radicale et dont l’expérience permet d’accélérer la préparation du projet. Votée par le Conseil des ministres, la loi est ensuite promulguée sans autre forme de procès.
154Entièrement soumis à l’autorité des militaires, tout le processus, de la conception à l’application de la loi, est donc marqué par le caractère hautement centralisé du régime. Grâce à ce potentiel coercitif, les éléments progressistes tant civils que militaires influencent le contenu même de la réforme à laquelle ils impriment une orientation plus radicale. Les dirigeants militaires n’ont pu toutefois répéter constamment un tel coup de force, ni poursuivre le processus amorcé en traitant aussi cavalièrement les secteurs sociaux concernés. Les groupes de propriétaires (industriels, petits et moyens agriculteurs) frappés par certaines mesures se réorganisent en fait assez rapidement et dirigent leurs pressions vers les éléments plus conservateurs des forces armées.
155D’autre part le gouvernement n’obtient pas l’appui des secteurs bénéficiaires des réformes. Lui qui espérait prévenir la politisation des groupes dominés, le voilà confronté à leur mobilisation croissante en faveur d’une radicalisation du processus politique. Formés au creuset d’une institution où domine la « culture de non-participation »73, il n’est pas étonnant que les officiers – pourtant conscients du problème de la marginalisation des masses – n’aient pas prévu les modalités concrètes de leur soutien aux réformes.
156Aussi le général Velasco puise-t-il au réservoir de connaissances de ses collaborateurs civils dont la tâche sera de définir la politique officielle du régime en matière de participation populaire. Placée sous le sceau de la « démocratie sociale de pleine participation », la « révolution péruvienne » n’échappera pas cependant à la contradiction de tous les régimes militaires réformistes : susciter l’appui des masses envers lesquelles, par ailleurs, ils entretiennent une méfiance profonde.
Le programme de mobilisation populaire : talon d’Achille du gouvernement
Origine et objectifs
157Au moment où ils prennent le pouvoir, les dirigeants militaires ne se soucient guère de mobiliser la population. Se plaçant au-dessus des intérêts de toutes les classes, ils entendent se réserver la conduite exclusive du « processus révolutionnaire » et imposer leurs réformes de manière coercitive. Le censensus populaire que la nationalisation de l’IPC et la réforme agraire assurent au gouvernement lui permettent initialement d’agir en s’appuyant uniquement sur les forces armées dont l’unité lui évite d’avoir à chercher des appuis à l’extérieur.
158À cette première étape (1969-1972) marquée par le centralisme du processus décisionnel succède, toutefois, une période d’ouverture relative (1972-1974) au cours de laquelle la junte militaire tente de s’attirer le soutien durable et organisé des secteurs populaires. Deux facteurs expliquent cette évolution : d’un côté les officiers progressistes se proposent d’aller au-delà du consensus initial qui les a conduits aux sommets de l’État et souhaitent consolider leur emprise au sein du gouvernement en élargissant leur base sociale de pouvoir ; de l’autre, après trois ans de bouleversements tant dans l’industrie que dans l’agriculture, l’élan réformateur n’a pas donné les résultats escomptés. La population boude effectivement les nouvelles mesures. On s’attendait bien à la résistance des grands propriétaires fonciers lésés par l’expropriation de leurs terres ou encore à celle des partis politiques qui, s’ils continuent d’exister, ne jouent plus aucun rôle. Aussi le gouvernement réagit-il promptement et efficacement aux premières manifestations d’opposition : déportations, dissolution de la SNA et de la SNI, encadrement de la presse.
159Le contrôle de la société représente cependant un défi que les généraux relèvent avec moins de succès. Même les bénéficiaires des réformes – dont on attendait un certain appui – se mobilisent contre eux. Dans le secteur rural, les coopératives sucrières s’opposent au contrôle exercé par l’État. Dans le secteur industriel, patrons et travailleurs s’affrontent sur les questions de l’accès à l’entreprise et de la redistribution des profits. Le secteur minier est également paralysé par de nombreux arrêts de travail. Enfin, loin de susciter leur adhésion, les premières mesures visant à réformer le système d’éducation sont accueillies assez fraîchement par la communauté étudiante et le corps enseignant.
160À cette opposition croissante, les militaires répondent en proposant l’instauration d’un nouveau système politique dont le but est de réaliser une « démocratie sociale de pleine participation ». Trois choix s’offraient aux officiers désireux d’intégrer politiquement les divers secteurs sociaux : créer leur propre parti ; utiliser les structures et l’appui de formations existantes, par exemple le PC ; ou encore redéfinir la nature et les modalités de la participation. De leur méfiance à l’endroit des organes traditionnels de représentation politique, partis ou syndicats, naît la volonté de canaliser l’appui populaire en regroupant les divers secteurs sociaux à la base au sein d’organismes liés directement à l’État. L’objectif de ce projet : orienter les citoyens non vers la prise du pouvoir, mais vers la « participation authentique » à la gestion de leur vie quotidienne.
161L’idée ne vient pas des cercles militaires, généralement étrangers aux questions de cet ordre. Aussi le général Velasco confie-t-il à un groupe de civils dirigés par Carlos Delgado le soin de développer un programme satisfaisant l’ensemble des tendances présentes au sein des forces armées. Lui-même opposé à la création d’un parti, Delgado propose d’organiser la participation en encadrant les gens dans tous les aspects de leur vie socio-économique : travail, loisirs, milieu de vie. Il suggère la mise en place d’organisations réunissant les travailleurs agricoles et industriels, les jeunes, les enseignants, les habitants des quartiers périphériques, etc. À la tête de cette structure participative : le SINAMOS dont le rôle est de coordonner et de contrôler l’ensemble des activités de mobilisation.
162Promulguée en juin 1971, c’est seulement en avril 1972 que la loi créant le SINAMOS devient effective. Ce délai s’explique par l’existence de sérieuses divergences, non seulement parmi les généraux, mais également parmi les civils qui les entourent. Les fonctions de la nouvelle agence sont les suivantes : former et organiser les différents groupes sociaux sur une base locale afin de promouvoir les politiques gouvernementales ; définir le concept et les modalités de la participation populaire aux activités organisées sous l’égide de l’État ; enfin, coordonner les tâches de self help dans les quartiers périphériques74.
163Dès sa création, le SINAMOS regroupe huit organismes et services déjà existants parmi lesquels l’Organisation nationale de développement coopératif, le Fonds national pour le développement économique, la Direction de la promotion et de la diffusion de la réforme agraire, la Direction des organisations paysannes, l’Organisation nationale de développement des Pueblos Jovenes75. À l’origine, le SINAMOS s’adresse donc non seulement aux groupes de citoyens peu intégrés politiquement – habitants des borriodos et paysans marginaux, mais également aux secteurs déjà organisés de la société qui, en raison de leurs traditions politiques ou syndicales, représentent des foyers potentiels de contestation.
L’encadrement des masses : le secteur rural et les barriadas
164Les organisations crées dans le secteur rural illustrent bien l’objectif du système mis en place par l’État : « diffuser les dispositions et mesures adoptées par les organismes publics pour les zones rurales » et « coopérer avec les organes d’État dans les actions de développement économique, social et culturel des campagnes76 ». On l’a déjà souligné : certains membres des forces armées avaient, dès le début des années soixante, pris conscience des problèmes du monde rural et sonné l’alarme devant la désintégration économique et politique du pays. En raison de son importance dans l’économie nationale, le secteur agraire retient donc immédiatement l’attention des auteurs du coup d’État de 1968.
165L’hétérogénéité du secteur rural pose toutefois deux défis de taille aux nouveaux dirigeants. D’un côté la marginalisation de la paysannerie andine dont la mobilisation récente est perçue comme une menace à la sécurité nationale ; de l’autre l’opposition potentielle des travailleurs des grandes plantations, château fort de l’APRA. Plus élaboré que dans tout autre secteur, le dispositif mis en place à la campagne consiste en une variété d’institutions au sein desquelles les structures participatives se confondent avec les regroupements économiques de base. Orientées vers les problèmes immédiats du travail et de la vie quotidienne, ces unités socio-administratives rassemblent travailleurs agricoles ou paysans partageant les mêmes intérêts.
166Les principaux organismes d’appui créés par la loi de la réforme agraire sont : les coopératives de production agricole (CAP), les sociétés agricoles d’intérêt commun (SAIS), les coopératives communales et les Proyectos Integrales de Asentamiento Rurol (PIAR). Le second volet de la politique gouvernementale s’ouvre sur l’établissement d’une structure de liaison entre les différentes unités de base et sur la formation d’un corps unique de représentation du secteur agraire à l’échelle nationale. Cette composante du projet ne prendra forme qu’en 1972 avec la création de la Confédéroción Nationol Agraria (CNA).
167Officiellement, l’objectif des dirigeants militaires est d’amener les citoyens à participer à la gestion de leur milieu de vie et de travail, l’organisation coopérative étant l’instrument privilégié de cette participation. Mais la réalisation de cet objectif s’est constamment heurtée à la volonté de contrôle des généraux, comme en témoigne l’expérience de « démocratisation » des coopératives sucrières. Depuis longtemps sous l’influence de l’APRA, elles sont tout d’abord placées sous l’autorité d’un militaire chargé de surveiller et de coordonner les activités des membres. Le gouvernement peut d’ailleurs nommer à l’assemblée générale de chaque coopérative un nombre de délégués proportionnel aux prêts consentis pour l’expropriation des terres. En 1971, 82 % des délégués avaient été désignés par le coordonnateur militaire77. De plus, les techniciens et administrateurs y sont sur-représentés au détriment des simples travailleurs. Désireux d’affaiblir le pouvoir syndical et d’orienter à leur gré le processus de démocratisation interne, les autorités militaires interdisent également à ceux qui ont été investis de responsabilités politiques ou syndicales, au cours des trois dernières années, d’être délégués à l’assemblée générale.
168En réaction à ces multiples restrictions, les travailleurs agricoles opposent une résistance farouche. En juin 1970, juillet 1971 et janvier 1972, les syndicats déclenchent des arrêts de travail à la coopérative de Cayaltí, dans le département de Lambayeque. Sur la côte, d’autres coopératives emboîtent le pas. Accusés de saboter la réforme agraire, des chefs syndicaux sont emprisonnés. En février 1972, le mouvement de protestation gagne les membres de la coopérative de Tumán. La troupe intervient. Loin d’obtenir les résultats escomptés, la mise en place d’organismes parallèles aux syndicats a eu pour conséquence de renforcer l’activité antigouvernementale. Devant l’ampleur des conflits qui agitent le secteur coopératif, le gouvernement bat en retraite et suspend les mesures interdisant aux leaders syndicaux d’être délégués aux assemblées générales. Préoccupés de la tournure des événements dans un secteur qui devait être à l’avant-garde de leur projet mobilisateur, les militaires confient au SINAMOS, nouvellement créé, la responsabilité de stimuler la participation au sein des coopératives sucrières. En avril 1972, de nouvelles élections sont organisées qui transforment le profil des assemblées : cols bleus, travailleurs non spécialisés et militants de l’APRA y sont élus majoritairement.
169Très actif dans les campagnes, le SINAMOS joue un rôle clé dans la mise sur pied de la CNA78. Officiellement créée en 1972, la CNA ne voit le jour véritablement qu’en octobre 1974, après dix-huit mois de travail au cours desquels les fonctionnaires du SINAMOS parcourent le pays. Espérant briser la combativité des travailleurs agricoles, le gouvernement impose cette nouvelle structure d’intégration nationale dont le rôle est de participer à la formulation et à l’implantation des politiques agraires. Outre la CNA, le décret-loi 19 400 annonce la formation des ligos ogrorios. Mises en place au niveau des provinces et rattachées à la CNA, ces ligues agraires regroupent les membres des SAIS, les coopératives de production agricole, les communautés paysannes, les salariés agricoles, l’association des petits et moyens propriétaires ainsi que l’association des paysans sans terre.
170La loi bannit simultanément toutes les organisations « prérévolutionnaires » dont la SNA, accusée de ne pas représenter l’ensemble des intérêts du secteur agraire. Les organisations paysannes non-gouvernementales continuent d’exister, mais sont formellement privées du statut d’organes de représentation auprès des entités officielles. En se substituant aux groupes autonomes de paysans et de travailleurs agricoles, la CNA poursuit un double objectif : d’un côté établir un lien direct entre l’État et les masses rurales pour mieux transmettre les directives gouvernementales ; de l’autre assurer au régime une base d’appui politique en éliminant toute source d’opposition fondée sur la défense d’intérêts de classe ou de groupe. Étroitement liée au SINAMOS qui la soutient financièrement et politiquement, la CNA assume dans les premiers mois de son existence les fonctions qui lui sont assignées. Initialement, l’agence connaît même un certain succès79. Elle réussit pour la première fois à intégrer des milliers de paysans à la politique nationale. Les fonctionnaires du SINAMOS encouragent, en effet, le recrutement massif des communautés paysannes délaissées par la réforme agraire et perçues comme un foyer d’agitation potentielle. En 1975, elles représentent près de 75 % des membres de la CNA80.
171Appuyés par les éléments radicaux tant militaires que civils, les promoteurs de la nouvelle centrale souhaitent instaurer un système de péréquation en faveur des plus démunis du monde rural. Aussi se montrent-ils peu empressés de recruter des membres parmi les coopératives sucrières, seules bénéficiaires, à date, de la réforme. Ils contestent d’ailleurs leurs privilèges et réclament notamment l’intégration des travailleurs saisonniers ou encore la formation d’un secteur de propriété sociale. De leur côté, les coopératives refusent cette nouvelle tentative de contrôle étatique de leurs activités, l’un des objectifs de la CNA étant de freiner le militantisme des syndicats apristes. Elles affirment donc leur autonomie et préfèrent garder leurs distances. Aussi ne forment-elles que 20 % des effectifs de l’agence81.
172Le parti pris de la CNA se confirme assez rapidement. Bousculée par le radicalisme des organisations autonomes, elle adopte en fait une position encore plus indépendante et finit par se dissocier complètement du pouvoir. Grâce aux pressions de la base et à celles d’éléments progressistes du régime – très actifs au SINAMOS et à la CNA, cet organisme associé initialement à l’État devient donc un groupe d’opposition considérable. Ses représentants insistent auprès des dirigeants militaires pour qu’ils réalisent leurs promesses de transformer le secteur rural et militent en faveur d’une extension et d’une accélération de la réforme agraire dans les régions éloignées. Cette radicalisation de l’agence coïncide, par ailleurs, avec le virage à droite qui marque la fin du régime et plus spécifiquement avec le relâchement du contrôle exercé par le SINAMOS. En 1974, certains secteurs des forces armées – opposés dès le départ à l’idée de la mobilisation sociale – convainquent le président Velasco de retirer son appui au SINAMOS dont l’importance diminue en même temps que s’accroît l’indépendance de la CNA.
173L’évolution du programme de mobilisation dans le secteur agraire met en perspective la difficulté pour les « révolutionnaires en uniforme » de contrôler l’orientation du processus de transformation socio-politique et, parallèlement, de susciter l’adhésion des catégories de la population concernées par les réformes. Préoccupé avant tout de s’assurer l’appui d’un secteur clé de l’économie, celui des riches hociendos de la côte transformées en coopératives, le gouvernement militaire tente, dans un premier temps, de démobiliser un groupe de travailleurs dont les traditions syndicales et politiques constituaient, à ses yeux, une menace potentielle. Le processus de « démocratisation contrôlée » mis en place en 1970 dans les coopératives sucrières ne réussit toutefois qu’à aiguiser davantage leur combativité. Cet échec met en évidence la contradiction fondamentale du régime dont le modèle officiel de société, la « démocratie sociale de participation », se heurte constamment au renforcement du rôle de l’État et à la volonté de contrôle des forces socio-politiques.
174D’autre part leur crainte des mouvements populaires spontanés amène les officiers à regrouper les laissés-pour-compte de la réforme agraire au sein d’une organisation de dimension nationale. La CNA n’apporte pas cependant au gouvernement l’appui politique souhaité, pas plus qu’elle n’arrive à gommer les conflits de classes qui divisent une population rurale très hétérogène. Créée pour faire contrepoids aux coopératives sucrières qu’elle relègue à un rôle secondaire, mais aussi pour rivaliser avec les regroupements paysans autonomes, la CNA parvient à se libérer de l’emprise gouvernementale. Loin de devenir un mécanisme permettant de canaliser l’appui populaire en faveur du régime, elle déborde rapidement le cadre établi. Cette incapacité – il serait plus juste de dire ce refus – des dirigeants à intégrer les groupes dominés au processus de décision politique dérive de la nature même du régime, autoritaire par définition, et qui n’autorise d’autre forme de mobilisation que celle qu’il contrôle.
175En prenant la tête du programme de participation populaire, le SINAMOS s’adresse à tous les citoyens concernés par les réformes. Ses activités ne s’orientent donc pas uniquement vers les catégories déjà organisées de la société, mais également vers les secteurs encore faiblement intégrés. Tout en s’attaquant à plusieurs clientèles-cibles, il ne poursuit toujours qu’un seul et même objectif : se substituer aux formes traditionnelles de représentation politique et combattre l’APRA et le PC sur leur propre terrain. Dans les quartiers périphériques, par contre, ces partis ne disposent d’aucune base leur permettant d’exercer leur emprise. D’où l’intérêt du SINAMOS de s’introduire dans cet un espace encore libre de toute influence partisane.
176L’intérêt des forces armées pour la gestion des secteurs marginaux des villes ne date pas de 1968. Dès le début des années soixante, les revues militaires consacrent en effet un certain nombre d’articles à ces foyers de délinquance et d’agitation politique potentielle où plusieurs programmes d’action civique commencent déjà à voir le jour. Grâce à cette présence, le projet gouvernemental de mobilisation des quartiers périphériques reçoit aisément l’appui de tous les secteurs de l’armée. Gagnés d’avance à l’idée d’une intervention préventive, les généraux adoptent donc immédiatement des mesures concrètes afin d’intégrer les populations des borriodos.
177L’idée n’est pas nouvelle. D’autres gouvernements avant celui-ci se sont préoccupés du problème et l’action entreprise après 1968 s’inspire largement de l’expérience passée. Les travaux effectués sur les bidonvilles par quelques intellectuels et technocrates ne sont pas non plus sans influencer l’orientation du programme de participation destiné à ces quartiers82. Désireux d’obtenir leur soutien – ou tout au moins leur neutralité, le général Velasco sollicite également le concours des autorités religieuses avec lesquelles il partage une certaine conception du changement et de l’organisation sociale. Une semaine après le coup d’État, le président consulte les représentants de l’Église dont le travail auprès des marginaux pourrait lui être utile. Dans une première étape, le gouvernement nomme une commission d’étude. Sont invités à en faire partie les délégués des organismes mis en place par l’Église dans les borriodos. Puis, deux mois après son arrivée au pouvoir, il met sur pied l’Oficino Nocionol de Desorrollo de los Pueblos Jovenes (ONDEPJOV), responsable devant le président et le Premier ministre.
178Même s’il n’introduit pas de changements majeurs, le nouvel organisme établit un lien institutionnel entre l’État et les poblodores. L’Office est globalement chargé de la coordination de toutes les activités gouvernementales dans les bidonvilles et plus particulièrement des travaux d’infrastructure. Il a également pour fonction d’octroyer les titres de propriété, car la nouvelle administration encourage les habitants de ces quartiers à faire l’acquisition du terrain où ils ont élu domicile. Toutes ces mesures n’apportent pas cependant de solution véritable aux problèmes de logement des populations misérables. Défiant la mise en garde des autorités militaires dont l’intolérance à l’endroit des occupations de terrain est bien connue, les poblodores passent à l’action. Entre le 29 avril et le 12 mai 1971, une vague d’invasions déferle sur la capitale. Amplifié par l’agitation des secteurs agraire et industriel, l’événement joue un rôle de tout premier plan dans la décision de mettre sur pied le SINAMOS.
179Selon le texte de loi, l’objectif du nouvel organisme est d’établir une économie autogérée, confiant aux travailleurs le contrôle majoritaire des moyens de production. Clientèles-cibles de la stratégie gouvernementale, les « nouveaux quartiers »– où la tradition du self help est déjà bien ancrée – réunissent les principales caractéristiques du « modèle » que le gouvernement dit vouloir mettre en place dans d’autres secteurs de la société. Le SINAMOS a notamment pour rôle de contribuer au développement d’une nouvelle forme d’organisation de type pyramidal. Chaque pueblo est divisé en secteurs, zones, blocs et groupes d’habitations comprenant trente familles chacun. Organisée par des représentants de l’État, l’élection des « leaders authentiques » de la communauté constitue le pivot du nouveau système83. Intermédiaires obligés entre l’État et les habitants, les élus sont chargés à la fois d’acheminer les revendications d’ordre économique et de distribuer les services publics offerts à la communauté. Le programme gouvernemental met donc l’accent sur les problèmes concrets de la vie dans les borriodos.
180La volonté de contrôle sous-jacente à la mise en place d’un tel système est manifeste. Depuis longtemps les militaires se préoccupaient de la radicalisation possible des bidonvilles ; les services de renseignements de l’armée y étaient d’ailleurs très actifs. À partir de 1968, ils font pression en faveur de la création d’un organisme responsable de ce secteur et vont y jouer un rôle de tout premier plan. La loi créant le SINAMOS confirme ce rôle. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, le général Velasco annonçait déjà la mise en chantier d’un vaste programme de travaux publics. Mais les liens entre l’institution militaire et l’organisation des Pueblos Jovenes ne s’arrête pas là. Avant leur intégration au SINAMOS, les représentants de la communauté étaient déjà sous l’autorité d’un directeur général, un officier dans la plupart des cas84. Par la suite, la structure organisationnelle reste sensiblement la même. Ces directeurs régionaux – vingt-trois sur vingt-cinq sont des officiers – occupent simultanément les fonctions de commandants militaires de la région85.
181Qui plus est, trois des cinq généraux qui commandent les différentes régions militaires du pays se retrouvent à la tête des divisions territoriales du SINAMOS. Ainsi, le commandant de la région militaire de Lima, correspondant à la Xe région du SINAMOS, est en même temps responsable des Pueblos Jovenes de la capitale. De plus, grâce au réseau de communication de l’armée, le SINAMOS peut se mettre en contact instantanément avec n’importe quel point du territoire couvert par ses activités. En contrôlant elle-même le système de mobilisation, l’armée est donc en mesure d’affronter tout mouvement de résistance qui pourrait se développer à l’intérieur des borriodos.
182L’influence présumée de groupes d’étudiants radicaux sur l’invasion de 1971 a certainement renforcé l’appréhension des dirigeants militaires de voir ces quartiers courtisés par l’opposition. En y créant des institutions alternatives, le gouvernement tente d’ailleurs d’occuper l’espace politique laissé vacant par les formations partisanes. Cette crainte conduit même les autorités à surveiller étroitement les personnes qui circulent dans les borriodos sans en être résidantes et même à en interdire parfois l’accès aux militants qu’on sait appartenir à la gauche.
183Les liens qu’entretient SINAMOS avec les leaders locaux constituent enfin un moyen de contrôle non négligeable. Dans les bidonvilles, l’organisme recrute ses représentants parmi les éléments « stables » : ceux qui ont un lieu de résidence permanent, un travail régulier ainsi qu’une vie de famille exemplaire. Les critères retenus visent notamment à écarter les organisateurs politiques professionnels, surtout ceux de l’APRA et du PC. S’il leur préfère des candidats qui n’ont aucun antécédent politique ou syndical, le SINAMOS n’interdit pas toutefois aux membres de ces partis de représenter leur communauté. II a, par contre, le pouvoir de les démettre en cas d’activité partisane.
184Outre ce rôle d’organisateur politique, le SINAMOS assume une responsabilité socio-économique. Pour consolider le système qu’il met en place, le gouvernement souhaite en effet élever le niveau de satisfaction matérielle des poblodores. En plus de superviser les travaux d’infrastructure, l’organisme est donc en mesure, grâce au pouvoir dont il dispose, d’accélérer l’octroi des titres de propriété. Il peut également faire pression pour un meilleur accès aux programmes de santé et d’éducation. Enfin, le SINAMOS organise parfois des manifestations de soutien au gouvernement auxquelles les habitants des borriodos sont invités à prendre part. À la recherche d’une base d’appui politique, mais craignant tout à la fois les débordements populaires, les généraux ne dédaignent pas ces activités de propagande. Enclins à les voir comme des spectateurs auxquels on demande d’accueillir passivement les réformes, ils encouragent même cette participation symbolique des citoyens.
185Grâce à un contrôle strict des activités et à l’octroi de quelques satisfactions d’ordre matériel, le gouvernement réussit, pour un court laps de temps, à s’assurer une clientèle relativement loyale auprès des populations urbaines marginales. Deux raisons expliquent ce succès : d’une part les programmes gouvernementaux trouvent d’autant plus d’écho qu’il n’existe, dans les bidonvilles, aucune organisation politique parallèle aux nouvelles structures d’intégration ; d’autre part les rapports fortement teintés de paternalisme entretenus traditionnellement avec le pouvoir ont fait des borriodos un terrain fertile où les militaires ont pu s’imposer sans difficulté.
186La marge d’autonomie des associations placées sous la tutelle de l’État n’est pourtant pas négligeable. Le travail d’organisation populaire réalisé par le SINAMOS est, en effet, une arme à double tranchant86. Grâce à lui, les généraux se sont gagnés l’appui ponctuel des poblodores. Cependant, même s’il a tenté d’étouffer toute forme d’expression politique autonome, le pouvoir n’a pas été à l’abri des mouvements de contestation. En témoigne la présence des habitants des quartiers périphériques aux manifestations antigouvernementales qui marquent la fin du régime ainsi que la montée d’une organisation politique qui, avec les années, a constitué une véritable force d’opposition.
Le SINAMOS : source de tensions internes
187Ce panorama des activités de mobilisation soutenues par l’État met en relief les contradictions et les limites du projet d’intégration populaire tel que conçu par un groupe de civils progressistes et appuyé par les éléments radicaux du gouvernement. On l’a déjà souligné : la genèse du pouvoir martial marque fondamentalement la constitution des régimes militaires87. Tout gouvernement issu d’un coup de force est donc placé sous le sceau de l’autoritarisme, quelle que soit par ailleurs son orientation politique. Même porteur d’un message libérateur, le mouvement qui conduit au pouvoir les « révolutionnaires en uniforme » n’est pas initialement soutenu par les masses. Leur base sociale reste à établir. La démarche qui pousse les officiers péruviens à rejeter la formation d’un parti politique et à privilégier la création d’une agence de mobilisation contrôlée par l’État illustre bien leur volonté de rester entièrement maîtres du processus. L’origine du SINAMOS, ses objectifs, sa structure organisationnelle, ses contradictions et ses limites sont autant d’éléments qui permettent de mieux comprendre pourquoi la question de la mobilisation populaire a été le talon d’Achille du régime.
188Les deux premières années du gouvernement militaire sont marquées par une certaine indécision quant à la la stratégie à adopter à l’endroit des secteurs populaires : refus des partis politiques traditionnels ; opposition aux syndicats contrôlés par l’APRA ; rejet, enfin, de toute alliance avec une force civile organisée quelle que soit sa coloration politique. Mais la dynamique engendrée par les réformes fait apparaître l’urgence de susciter et d’orienter l’appui des groupes populaires à la « révolution ».
189Aussi les militaires mettent-ils sur pied un organisme chargé de coordonner, de promouvoir et de canaliser toutes les initiatives originant de la base. Le SINAMOS devient alors seul responsable de l’organisation et de la réorganisation des secteurs populaires. Il doit également s’assurer qu’ils se conforment aux « objectifs révolutionnaires ». Courroie de transmission des politiques gouvernementales, l’agence est conçue comme un mécanisme destiné à acheminer les revendications des citoyens dans la mesure où elles sont compatibles avec les réformes.
190« Bras politique de la révolution », le SINAMOS est donc l’institution clé de l’intégration sociale. Organisme de dimension nationale, il naît en réponse à l’émergence des Comités de Defenso de lo Révolución et des Comités de Defenso de lo Reformo Agrorio. Créés spontanément en 1969- 1970 dans les différentes régions du pays, ces groupes se sont formés pour constituer une base de soutien aux mesures gouvernementales. Soupçonnés d’infiltration communiste, ils sont rapidement désavoués par les militaires qui mettent en place leur propre système de mobilisation. Perçus par certains officiers comme une base acceptable d’appui populaire, les comités auraient, dès le début semble-t-il, alimenté les divisions au sein du gouvernement88.
191Mais, loin de s’estomper, ces divergences s’amplifient avec la création du SINAMOS. Car l’idée de mobiliser les masses ne fait pas l’unanimité parmi les généraux. Le projet est d’abord soutenu par les officiers radicaux dont le général Rodríguez Figueroa s’est fait, à maintes reprises, le porte-parole. Proche du président, il occupe le poste de directeur du SINAMOS juqu’en 1974. Sa conception de la mobilisation rejoint celle d’un groupe de civils progressistes identifiés à l’idéologie de la « démocratie sociale de pleine participation ». En plus d’encourager les masses à développer une attitude critique face à l’action gouvernementale, le général Rodríguez Figueroa associe la mobilisation à la remise en cause de leur rôle dans la société ainsi qu’à une modification substantielle de la structure de pouvoir89.
192La loi établissant la création du SINAMOS va dans le même sens. Elle définit la « démocratie sociale de participation » en ces termes : « une démocratie dans laquelle le peuple, librement organisé, participe, directement ou avec l’aide d’une structure de médiation réduite au minimum, à tous les aspects du processus de décision et à l’exercice de toute forme de pouvoir économique, culturel, social et politique »90. On comprend alors pourquoi l’expérience du SINAMOS a séduit plusieurs intellectuels et militants de gauche. Jaime Llosa, fervent défenseur de la création d’un secteur de propriété sociale, et Hector Béjar, ex-leader des guérillas de 1965, sont du nombre. Représentant l’option de la « guérilla bureaucratique »91, ce noyau progressiste espérait faire pression en faveur d’une radicalisation du régime et utiliser l’agence comme véhicule de promotion des idées auprès de la population. Sincères dans leur volonté de démocratisation, certains fonctionnaires du SINAMOS se seraient du reste volontiers fait hara-kiri pour laisser aux masses, une fois organisées, leur entière autonomie92.
193Il existe toutefois un écart considérable entre la théorie et la pratique. Au moment de prendre le pouvoir, les militaires se sont fixés comme objectif de « restratifier » la société. Désirant exercer un contrôle absolu sur le processus politique, ils confient cette tâche de réorganisation à une bureaucratie d’État. Le SINAMOS ainsi que tous les organismes de mobilisation appuyés par l’État ne sont pas, en effet, le résulat d’un processus de consultation. Émanant des hautes sphères du pouvoir, ils constituent des unités fonctionnelles liées organiquement à l’État ; leurs responsabilités dans l’organisation et la gestion du système de mobilisation témoignent de la dimension autoritaire du régime.
194Pour assurer son contrôle sur le programme de participation, le gouvernement associe étroitement le SINAMOS à la hiérarchie militaire. Le cas des Pueblos Jovenes, on l’a vu, illustre bien cette stratégie de fusion politico-administrative et territoriale. De plus, au plan organisationnel, l’agence est placée sous l’autorité d’un général qui a rang de ministre et est directement rattaché à la présidence. Le SINAMOS comprend onze offices régionaux, appelés Oficino Régionol de Apoyo o lo Movilizoción Sociol, ainsi que trente-cinq bureaux de zones, désignés sous le nom de Oficino Zonol de Apoyo o lo Movilizoción Sociol. Les divisions administratives régionales coïncident, à peu de chose près, avec les différentes régions militaires dont les commandants généraux sont, dans la plupart des cas, responsables des unités régionales du SINAMOS. En 1972, la direction des dix bureaux régionaux est confiée à des officiers supérieurs ; au bureau national, ils occupent également près de la moitié des postes-clés93.
195La création d’une agence directement liée à l’État et à l’appareil militaire limite donc sérieusement les possibilités d’action autonome des masses. La conception que se font les dirigeants de la participation n’est d’ailleurs pas étrangère au fonctionnement de l’institution militaire Car, tout en déclarant s’appuyer sur les forces armées, le gouvernement ne sollicite pas la collaboration active des officiers n’appartenant pas à l’équipe dirigeante. Interrogé en 1976, le général Rodríguez Figueroa décrivait en ces termes le rôle de l’armée dans le processus politique : « La première année de gouvernement a été marquée par l’ouverture du dialogue avec les officiers de tout le pays ; chaque ministre informait et expliquait les décisions gouvernementales à tous les officiers, y compris aux sous-officiers. Il est donc faux d’affirmer que l’armée n’a pas participé. Elle n’était pas en quête de votes. Cependant, à la fin de chaque exposé, les officiers ont toujours applaudi »94.
196Le statut accordé aux masses n’est pas très éloigné de celui qu’on attribue à l’ensemble des officiers. Tout au plus leur demande-t-on d’observer le cours des réformes, d’être réceptives aux explications qui leur sont fournies et finalement de s’incliner devant les décisions gouvernementales. Après avoir identifié les malaises de la société, les dirigeants entendent lui imposer de manière autoritaire les solutions qu’ils jugent adéquates. Le général E. Mercado Jarrín ne justifiait-il pas la préférence des militaires à gouverner par décret en utilisant l’analogie suivante : « Laisse-t-on au malade le soin de choisir les médicaments que requiert son état ? »95. Répondant aux critiques suscitées par la création d’un secteur de propriété sociale, même le général Velasco – dont les discours contiennent pourtant de fréquents appels à la participation – associe dialogue et perte de temps96.
197On ne peut toutefois affirmer que la volonté de faire participer réellement les masses ait été totalement absente à l’origine. Une partie des généraux – et surtout le personnel non militaire qui a conçu le programme de mobilisation – souhaitaient manifestement accorder une certaine forme de pouvoir aux organisations de base. Mais ils se sont heurtés rapidement à un obstacle de taille : l’institution militaire est la seule base d’appui du régime. Or la plupart des membres de l’équipe gouvernementale ne partagent pas la conception de la mobilisation sociale mise de l’avant par les officiers progressistes pour approfondir les réformes. Pas plus d’ailleurs que l’ensemble des forces armées qui, jamais, ne s’est engagé dans cette voie.
198Pour réconcilier les diverses tendances présentes au sein du noyau dirigeant, les promoteurs du SINAMOS en font un organisme neutre idéologiquement. En choisissant d’intégrer les secteurs populaires au sein non pas d’un parti, mais d’une structure liée à l’appareil d’État, le gouvernement reste fidèle à la ligne de conduite qu’il a adoptée depuis la prise du pouvoir : il cherche non pas des alliances, mais plutôt la création d’une force politique alternative qu’il puisse contrôler. S’il place le SINAMOS au-dessus des partis, c’est pour le voir se consacrer entièrement à la réalisation de ses objectifs sans en être distrait par les luttes partisanes. 11 espère ainsi prémunir l’organisme contre la stérilité des débats idéologiques97.
199Mais loin de renforcer l’unité du noyau dirigeant, cette « neutralité idéologique » se transforme bientôt en une source de conflits internes. Le personnel recruté au SINAMOS est politiquement très hétérogène. Certains fonctionnaires appuient sans restriction les mesures gouvernementales ; d’autres, liés à la gauche, tentent de les radicaliser ; quelques-uns, enfin, soutenus par Lo Misión, s’y infiltrent dans l’espoir de contrecarrer ou d’éliminer l’influence des progressistes. Comme tous les organismes de participation créés par l’État, le SINAMOS devient alors un terrain d’affrontement entre deux tendances : d’un côté celle des éléments radicaux, plus conciliants à l’endroit des masses ; de l’autre celle des officiers identifiés à l’extrême droite, partisans d’un contrôle plus strict du mouvement populaire. Loin de résoudre les contradictions qui opposent les membres du gouvernement, le SINAMOS, au contraire, les a épousées.
200À mesure que s’intensifie la lutte politique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du noyau dirigeant, la contradiction fondamentale apparaît au grand jour. Ce gouvernement étant par définition celui des forces armées, sa fidélité première va à l’institution sur laquelle se fonde sa légitimité. Une radicalisation des masses soutenue par les éléments progressistes de l’armée aurait pu assurer au général Velasco une légitimité autre que celle de l’institution. Mais cette ouverture aurait entraîné une rupture avec l’estoblishment militaire que ni le chef de l’État ni les forces armées ne pouvaient envisager sérieusement98.
201Reflet d’une polarisation croissante, le SINAMOS a été victime en quelque sorte de la réticence des militaires à déléguer leur autorité. Cette volonté de contrôle de l’armée, présente à tous les échelons de la structure participative, n’est d’ailleurs pas étrangère au refus du gouvernement de créer un parti politique. Plusieurs facteurs influencent la décision de privilégier la formation d’une structure non partisane placée sous l’autorité de l’armée. Le fait que, au moment de sa création, presque tous les directeurs régionaux du SINAMOS soient des officiers en service actif – et simultanément commandants militaires des mêmes régions – démontre hors de tout doute la crainte des dirigeants d’être débordés par les masses. Destinée notamment à rassurer les membres du gouvernement réfractaires à l’idée de la participation, cette superposition de fonctions offre, en fait, à l’institution militaire des garanties complémentaires de domination sur l’élément civil.
202D’autre part, en faisant coïncider les structures administratives du SINAMOS avec les divisions territoriales militaires couvrant tout le pays, les concepteurs du projet comptent rejoindre le plus grand nombre possible de citoyens. Ils se veulent ainsi plus efficaces que les partis politiques dont les activités se concentrent plutôt dans les grands centres urbains de la côte. À l’encontre d’autres régimes autoritaires qui adoptent le modèle plus traditionnel du parti unique, les militaires péruviens rejettent donc la formule partisane, perçue comme l’expression des intérêts de classes. Mais ils lui substituent un organisme qui, dans les faits, rivalise avec les partis politiques même s’il prétend être au-dessus de la mêlée.
203Le SINAMOS n’est toutefois pas à la hauteur des espoirs que ses promoteurs ont mis en lui. « Parti manqué »99, il ne réussit en effet qu’à soulever l’opposition de l’ensemble de la société : d’un côté celle des forces conservatrices alarmées par un discours radical ; de l’autre celle des secteurs populaires dont les aspirations démocratiques ont été alimentées par une réthorique participative outrepassant les possibilités réelles d’action du régime. Divisées par ailleurs sur l’orientation de l’organisme, les diverses tendances présentes au sein du noyau dirigeant mènent, chacune de leur côté, une action souvent conflictuelle. Objet de critiques dès sa formation, le SINAMOS est accusé par les généraux conservateurs d’être infiltré par la gauche. En 1974, le général Rodríguez Figueroa est remplacé à la direction de l’agence par le général R. Zavaleta Mercado. Lo Misión en prend alors le contrôle. Utilisant la violence et l’intimidation, le Movimiento Loborol Revolucionorio (MLR), d’abord circonscrit au secteur de la pêche, s’attaque maintenant aux syndicats et aux organisations progressistes.
204Avec la montée de l’opposition conservatrice qui trouve un écho favorable auprès de certains membres du gouvernement, le problème de l’appui des masses aux réformes refait surface. Le programme de mobilisation lancé par les officiers progressistes s’avère un échec. Non seulement les bénéficiaires des réformes ne reconnaissent pas la valeur du projet gouvernemental, mais l’ensemble des secteurs sociaux se sont politisés. Les dirigeants eux-mêmes sont en proie aux déchirements internes. Outre l’impossibilité d’une alliance entre les forces armées et le mouvement populaire, cet échec met en perspective les contradictions inhérentes au militarisme progressiste dont l’objectif est de transformer la société en n’admettant qu’une participation très limitée et contrôlée de la population.
205Vidé des éléments progressistes qui lui insufflaient un certain dynamisme, le SINAMOS a perdu sa raison d’être. Étroitement dépendant du gouvernement, il est victime de la volonté des militaires d’assumer seuls le leodership de la « révolution ». Dans son effort de restructuration de toutes les classes sociales, le régime – qui n’a voulu s’identifier à aucune – s’est aliéné tout appui durable. Incapables de relever le défi de la participation politique des masses, les dirigeants militaires ont gouverné pendant toutes ces années en s’accommodant de l’opposition ou de l’apathie des secteurs les plus importants de la société. Mais l’intensification des conflits extérieurs à l’appareil d’État a considérablement réduit l’autonomie relative grâce à laquelle ils ont pu imposer nombre de changements. Seule base de pouvoir du gouvernement, l’institution militaire subit à son tour les contrecoups de ces conflits.
206Au moment où elle a pris le pouvoir, l’armée n’était pas monolithique. Son unité toute apparente recouvrait l’existence de courants et de tendances que l’exercice du pouvoir a contribué à développer. S’ils sont parvenus à imposer leur ligne idéologique pour un court laps de temps, les officiers radicaux – une minorité au sein de l’équipe gouvernementale – n’ont pas réussi pour autant à établir leur hégémonie à plus long terme. Leur déplacement des centres de pouvoir par d’autres membres du même gouvernement soulève une question centrale dans l’analyse des processus politiques propres aux armées : celle des modalités de résolution des conflits internes dans le cadre de l’institution militaire, d’abord préoccupée de sauvegarder son unité menacée100.
Les modalités de résolution des conflits internes
L’éviction de la tendance libérale
207Grâce à des concessions mutuelles, les officiers dirigés par le général Velasco ont continué, jusqu’en 1974, à faire équipe en évitant de croiser le fer trop ouvertement. Cependant, la conjoncture socio-politique et économique s’est modifiée depuis la prise du pouvoir. D’une part le projet d’industrialisation connaît de sérieux revers : les bénéfices tirés de l’exploitation pétrolière ne suffisent pas à financer le développement industriel et le transfert des capitaux de l’agriculture vers l’industrie ne s’effectue pas tel que prévu ; d’autre part la crise mondiale se répercute fortement sur l’économie que les réformes gouvernementales n’ont pas réussi à consolider. Pour soutenir ses projets ambitieux dont la rentabilité n’est pas immédiate, l’État a emprunté massivement à l’étranger à partir de 1972. Grâce à ces ressources, les militaires ont également procédé à d’importants achats d’armes en prévision d’un conflit possible avec le Chili. Enfin la hausse des prix des biens d’équipement, les importations de gazoline et la politique de subsides aux produits alimentaires de base pèsent de plus en plus lourd sur la balance des paiements.
208Cette situation de crise entraîne une remise en cause de la gestion économique des militaires et rend d’autant plus visibles les limites de leur projet social. Dans le secteur rural, la tension s’accroît. Déjà très actifs en 1973, les comuneros et les exclus de la réforme agraire poursuivent le mouvement d’occupation des terres en 1974. Les affrontements avec les forces de l’ordre se font plus nombreux. Confronté au militantisme des organisations syndicales bien implantées dans l’industrie, les forces armées y exercent également une répression ouverte. Toujours en 1973, SIDERPERU, la grande entreprise sidérurgique d’État, congédie plusieurs travailleurs jugés indésirables dont tous les chefs syndicaux. À la fin de la même année, des enseignants sont licenciés et des intellectuels expulsés. Incapable d’établir une alliance durable avec aucun de ces groupes, le gouvernement manifeste de plus en plus d’intolérance devant l’affirmation de leur autonomie et la volonté de radicalisation des réformes.
209Sur un pied de guerre depuis l’arrivée au pouvoir de l’armée, le secteur privé se réorganise et entend tirer profit des divergences opposant les membres de l’équipe dirigeante. Après avoir échoué dans leur tentative d’empêcher la création de la communauté industrielle et de freiner l’extension de la réforme agraire, les regroupements d’entrepreneurs, les associations professionnelles et les représentants des petits et moyens agriculteurs multiplient leurs attaques contre le gouvernement. Privés de leurs canaux habituels de pression depuis le coup d’État, ils n’ont d’autre choix que de tenter d’influer sur le processus décisionnel en se joignant aux officiers dont le projet s’écarte le moins du libéralisme.
210De tous les membres du noyau dirigeant, l’amiral L. Vargas Caballero, ministre de la Marine, est à cette époque le principal allié du secteur privé. Amplement diffusées par Lo Prenso et surtout El Comercio, ses déclarations confirment l’existence d’une certaine articulation politique entre une partie des généraux et les forces d’opposition conservatrices. En mai 1973, la nationalisation de la pêche est l’occasion pour l’amiral d’apporter son soutien au secteur privé. Porte-parole de cette opposition, les grands journaux associent le projet gouvernemental aux modèles russe et yougoslave, tout en réclamant le respect du pluralisme économique promis par les militaires101. Perçues comme une critique des positions plus radicales de certains de ses collègues, les déclarations de Vargas Caballero amorcent une polémique, par journaux interposés, entre les membres de l’équipe dirigeante qui font désormais état publiquement de leurs divergences.
211Le général R. Meneses Arata, ministre des Transports et Communications, attaque de manière à peine déguisée son homologue de la Marine. En mai 1973, il dénonce la chasse aux sorcières et les insinuations de certains journaux relativement au « socialisme étatiste » vers lequel s’orienterait le gouvernement. Déclenchée en juillet de la même année, la grève des travailleurs de El Comercio, est encore prétexte à un nouvel affrontement entre l’amiral Vargas Caballero et le général Meneses Arata, le premier intervenant en faveur de El Comercio, le second se portant à la défense des grévistes102.
212Outre l’existence de deux tendances opposées qui, jusque-là, ont cohabité silencieusement au sein du noyau dirigeant, ces incidents mettent en perspective le rôle décisif de la presse. Les journaux deviennent en effet le principal lieu de coordination de l’opposition conservatrice et contribuent directement à exacerber les luttes au sein du gouvernement. Conscients de l’hétérogénéité politique des généraux, les représentants du secteur privé tentent, en fait, de semer la confusion autour des objectifs gouvernementaux. Rédigés principalement à l’intention des officiers, les éditoriaux des grands journaux, misant sur l’anticommunisme viscéral des forces armées, projettent l’image d’un pays dirigé par des éléments procommunistes infiltrés au gouvernement.
213Ces allégations ont un impact considérable tant sur l’unité de l’équipe dirigeante que sur celle de l’institution militaire. Pour rétablir l’équilibre interne, les vélasquistes écartent du pouvoir les représentants de la tendance libérale. Aussi le général Velasco exige-t-il la démission du ministre de la Marine ; il est accusé d’avoir enfreint un règlement du Conseil des ministres, réservant au président et au Premier ministre le droit de faire des déclarations d’ordre politique sur la conception ou le cours du « processus révolutionnaire ». Jamais depuis le coup d’État un membre du gouvernement n’avait-il, avec aussi peu de discrétion, manifesté ses affinités avec le secteur privé. Le 30 mai 1974, l’amiral Vargas Caballero sollicite sa mise à la retraite, accompagnée d’un communiqué de la junte des amiraux appuyant le ministre démissionnaire. Abandonnent également leurs fonctions deux autres officiers de la marine : l’un ministre de l’Habitation ; l’autre directeur de l’ONIT. Leur démission traduit ouvertement l’opposition de la marine au projet vélasquiste et consacre l’existence de sérieuses divisions au sein de l’institution militaire. Tous trois seront remplacés par des officiers plus sympathiques à l’aile progressiste.
214Après avoir écarté ceux, parmi les dirigeants, dont la résistance à l’orientation officielle et l’articulation avec le secteur privé étaient devenues menaçantes, le président décrète la nationalisation des principaux journaux : Lo Prenso, El Comercio, Ultimo Horo, Correo, Ojo, Expreso et Extro. Officiellement, le contrôle en sera remis aux divers secteurs de la société, regroupés au sein des organisations (paysannes, éducatives, culturelles, etc.) créées par l’État. Dans l’immédiat, cependant, la direction en sera confiée à des personnalités proches des vélasquistes103.
La lutte entre radicaux et autoritaires
215La solidarité toute apparente dont fait preuve le reste de l’équipe dirigeante au moment d’évincer la tendance libérale ne signifie pas pour autant que les officiers entourant le général Velasco constituent un groupe homogène. Pas plus qu’elle ne présage de la disparition des foyers de tension interne. Une fois éliminé le principal groupe d’opposition au projet vélasquiste, d’autres points de divergences se font jour.
216La « révolution péruvienne » comporte en effet deux grands axes : l’un, socialisant et même autogestionnaire ; l’autre, défenseur d’un capitalisme d’État autoritaire. Si leur désaccord est davantage visible en 1974, les partisans de ces options divergentes n’ont toutefois pas attendu six ans pour manifester concrètement leur opposition. Et c’est dans l’orientation et l’organisation des mouvements d’appui aux réformes que radicaux et autoritaires s’affrontent le plus vivement. Le cas du SINAMOS est bien connu ; d’autres organismes soutenus par les officiers radicaux le sont moins. Rappelons brièvement comment ils sont devenus l’enjeu des conflits entre deux tendances opposées104.
217En 1972, le gouvernement réalise son projet de création d’une centrale syndicale officielle, la Centrol de Trobojodores de lo Révolución Peruono (CTRP), en concurrence directe avec les autres syndicats. D’abord encadrée par les fonctionnaires du SINAMOS, alors dirigé par les éléments progressistes du régime, la CTRP passe rapidement sous l’influence des ministères du Travail et de l’Intérieur. Enraciné surtout dans le secteur de la pêche, le nouveau syndicat est sous l’emprise du général Tantaleán Vanini dont l’attitude envers les travailleurs est nettement plus brutale. La CTRP s’intéresse avant tout à la formation de petits syndicats parallèles dans les secteurs non industriels et plus marginaux. À partir de 1974, son action s’articule à celle du MLR. Dirigé par le ministre de la Pêche, ce mouvement devient non seulement l’objet principal de la controverse entre radicaux et autoritaires, mais également le centre du débat politique national105.
218La lutte entre les deux tendances se manifeste aussi dans le travail d’implantation et de développement des communautés industrielles. L’organisme qui les représente, la Confederoción de Comunidodes Industrioles (CONACI), bénéficie, dans un premier temps, de l’appui du ministre de l’Industrie, J. Dellepiane, un progressiste remplacé en avril 1971 par le contre-amiral A. Jiménez de Lucio. De 1972 à 1974, la CONACI est encore soutenue par les éléments radicaux du SINAMOS. Mais en mai 1974, les ministres liés à Lo Misión mettent sur pied une Comisión Reorgonizodoro (CR-CONACI). Leur objectif : diviser et affaiblir la CONACI en lui retirant progressivement tout appui officiel et en détournant les ressources qui lui sont octroyées vers la CR-CONAC1106. Pour combattre les activités de Lo Misión, les officiers progressistes, de leur côté, font quelques pas de plus sur la voie de la collectivisation. En mai 1974, la création d’un secteur de propriété sociale autogestionnaire, appuyée par le général Velasco, témoigne de cet effort de radicalisation, perceptible également dans l’action auprès des paysans et des communautés industrielles.
219D’abord occultée, la lutte politique entre radicaux et autoritaires – présents dans tous les organismes de participation créés par l’État – devient plus virulente avec la montée des revendications populaires. La presse récemment nationalisée s’articule et prend partie pour l’une ou l’autre tendance. Elle se fait l’écho de leurs querelles qui atteignent un paroxysme en novembre et décembre 1974 ainsi qu’en janvier 1975. Selon la tendance à laquelle ils s’associent, les journaux prennent la défense ou condamnent la CONACI et sa rivale, la CR-CONACI ; ils soutiennent ou désapprouvent la CTRP et le MLR dont le rôle suscite des discussions particulièrement vives. Ultimo Horo prend la défense du MLR ; Lo Prenso et Lo Cronico critiquent vertement ses activités, tout comme Expreso et Correo qui sont proches de l’aile progressiste107.
Le virage autoritaire
220Loin d’être isolés du processus qui se développe dans la société, les conflits qui opposent radicaux et autoritaires en sont indissociables. Même s’ils gouvernent seuls, les officiers rattachés à l’un ou l’autre courants ne sont pas, en réalité, totalement coupés des forces sociales en lutte, ni de certains groupes d’intérêts extérieurs au gouvernement. Dès le départ, les radicaux se sont associés à des civils progressistes. Après l’échec du SINAMOS, ils favorisent même un « entrisme » d’éléments marxistes dans les secteurs réformés et les organismes d’État108. Leur ouverture au mouvement populaire indépendant et notamment au PC les rend du reste suspects aux yeux de leurs adversaires qui souhaitent, au contraire, réduire la marge d’autonomie des organisations créées par l’État et encadrer plus étroitement les masses. Après avoir joué un rôle déterminant dans la mise en marche du processus réformiste, les officiers radicaux perdent toutefois peu à peu l’initiative politique au profit des généraux identifiés à Lo Misión.
221De leur côté, ces derniers entretiennent de bons contacts avec une partie du secteur privé national – particulièrement avec les industriels liés au capital étranger – auquel un contrôle plus strict du mouvement populaire ne déplairait pas. Le nouveau leader de la tendance autoritaire, le général Tantaleán – l’un des instigateurs de la nationalisation récente de l’industrie de la pêche, n’apparaît pas cependant comme un allié stable aux yeux de l’ensemble du secteur privé qui ne partage pas sa prédilection pour un État fort. Associés à l’expansion du secteur public, les cadres supérieurs et les technocrates des entreprises d’État et des banques nationalisées seraient, par ailleurs, assez proches idéologiquement du ministre de la Pêche. De plus, vers la fin de 1974, les journaux laissent entendre que Lo Misión compterait parmi ses sympathisants plusieurs membres de l’APRA, très actifs au ministère de la Pêche et dans l’entourage du général Tantaleán109.
222Promoteur du MLR, le ministre de la Pêche est appuyé par des généraux qui voient leur importance croître au cours de 1974 : ils se retrouvent à la tête de tous les ministères concernés de près ou de loin par le programme de mobilisation et le monde du travail. De plus, ces officiers semblent avoir tiré profit des absences prolongées du général Velasco dont l’état de santé s’est détérioré. Malade depuis 1973, il s’est de plus en plus distancé non seulement des masses, mais également des casernes. Sans expliquer à eux seuls l’évolution du processus politique, la maladie et l’isolement du président ont eu sans aucun doute un impact sur le rapport de forces interne, en laissant à la tendance autoritaire une marge de manoeuvre plus étendue110.
223Très proche du chef de l’État, le général Tantaleán ne serait du reste pas étranger à cet éloignement, ni au changement d’orientation qui amène le général Velasco à abandonner progressivement les radicaux pour appuyer Lo Misión. Au tout début du régime, l’appui présidentiel à l’aile radicale a été déterminant dans le triomphe de l’option progressiste sur le réformisme libéral. Cette fois, pourtant, le chef de l’État semble se refuser à prendre partie dans le débat opposant partisans et adversaires du MLR. Sa volonté de concilier les intérêts politiques en jeu masque à peine l’ambiguïté de sa position car, sans lui accorder le statut de « parti de la révolution », il ne rejette pas formellement les interventions du mouvement111.
224D’autres éléments expliquent cependant le recul des radicaux. Décisive dans la définition du rapport de forces entre les deux tendances, la situation économique s’est détériorée considérablement et n’est plus favorable aux options progressistes. Par ailleurs, le contexte géopolitique régional a évolué et n’est plus propice à la poursuite de l’expérience nationaliste et réformiste amorcée en 1968. Sept ans plus tôt les forces armées étaient convaincues de la nécessité de restructurer le pays sur de nouvelles bases afin d’assurer la sécurité nationale, toile de fond de l’expérience réformiste. La présence, à la tête des pays voisins, de gouvernements sympathiques au régime laissait alors aux militaires péruviens toute la liberté de se consacrer aux affaires internes, la question des frontières ne faisant pas problème dans l’immédiat. Mais à partir de 1973, le Pérou se sent de plus en plus isolé face au Chili, à l’Argentine, à l’Uruguay et à la Bolivie, maintenant dirigés par des gouvernements conservateurs. En plus d’ébranler l’engagement du général Velasco aux côtés des officiers radicaux et de renforcer la tendance autoritaire de son gouvernement, l’arrivée au pouvoir de régimes conservateurs dans ces pays – qui pourraient s’allier et remettre en cause une situation frontalière insatisfaisante – a très certainement encouragé les pressions de l’institution militaire dans le sens d’une révision des « objectifs révolutionnaires ».
225De plus, loin de réduire les conflits internes, les réformes mises en oeuvre depuis le coup d’État ont plutôt exacerbé les luttes sociales, persuadant les officiers modérés de ralentir, sinon d’interrompre, le processus et d’endiguer le mouvement populaire. Partie intégrante de la stratégie militaire depuis 1968, l’orientation nationaliste et réformiste – et par ricochet le groupe d’officiers qui soutiennent cette option – apparaît maintenant, aux yeux de l’institution et d’une fraction croissante des généraux, comme une menace à la sécurité nationale. Dans ce contexte, l’option défendue par Lo Misión ne pouvait que se renforcer, tout comme la dimension autoritaire du régime qui ressort plus nettement dans les derniers mois du gouvernement du général Velasco.
226En février 1975, des émeutes éclatent à l’occasion d’une manifestation antigouvernementale, traduisant le mécontentement généralisé devant la détérioration économique et l’abandon des réformes. L’absence d’une structure d’appui au gouvernement apparaît alors au grand jour. Craignant de voir le MLR devenir le « parti de la révolution », vingt-sept organisations populaires s’unissent pour faire contrepoids au mouvement antiréformiste. Elles mettent sur pied un comité de coordination formé des organismes officiels (CNA, CTRP, CONACI, etc.), des syndicats affiliés au PC et au parti démocrate-chrétien ; y adhèrent également les associations regroupant les habitants des bidonvilles et les étudiants. De leur côté, une douzaine de personnalités – des civils appartenant au monde de la presse et de la haute fonction publique – lancent un appel en faveur de la création d’un Movimiento poro lo Revolucidn Peruono (MRP). Leur objectif n’est pas de former un parti politique, mais d’apporter un soutien actif au processus mis en marche il y a sept ans par les militaires.
227La réaction ne se fait pas attendre. Redoutant, semble-t-il, la mainmise du PC sur toute organisation formée spontanément par les masses, le général Velasco rappelle que les forces armées sont les seules responsables de la conduite de la « révolution »112. Il rejette le MRP et crée son propre comité d’organisation politique dont font partie quelques-unes des figures les plus éminentes du gouvernement : les généraux Sala Orozco, Graham Hurtado, Fernandez Maldonado, Tantaleán Vanini, Ríchter Prada et le contre-amiral Jiménez de Lucio. Continuant d’exercer son rôle de médiateur, le chef de l’État nomme également des personnalités liées aux principaux groupes en conflit. Dans les mois qui suivent, des civils représentant toutes les tendances existant au sein du gouvernement se joignent au nouveau comité, contrôlé par la haute hiérarchie militaire.
228Mais l’espace politique se referme : toute opposition devient subversive, y compris celle originant de l’intérieur même du gouvernement. La gauche, mais surtout l’extrême gauche, sont victimes d’une répression sans précédent. En août 1975, tolérant de moins en moins la critique, les dirigeants interdisent la publication de la revue Morko, proche du PC. Ils ordonnent en même temps la déportation d’une vingtaine de personnalités appartenant à toutes les tendances de l’opposition : dirigeants syndicaux, journalistes, politiciens membres de l’APRA et d’Acción Populor, etc.
229Cette vague répressive contribue à isoler davantage le général Velasco et menace non seulement la stabilité du régime, mais également l’unité des forces armées qui, à la veille du coup d’Etat d’août 1975, sont face à un dilemme : ou elles approfondissent le processus de restructuration socio-économique et provoquent un affrontement interne qui mettra en péril la cohésion hiérarchique ; ou elles évitent de prendre des options idéologiques trop engagées et se préservent en tant qu’institution113. La recherche de l’unité étant prioritaire au sein des armées, c’est vers une solution institutionnelle que s’orientent les militaires. Mise à l’écart du chef de l’État et des officiers autoritaires ; recomposition provisoire des alliances entre radicaux et modérés ; enfin, exclusion de l’aile radicale et « recentrage » politique interne : les mécanismes corporatifs jouent pleinement pour remettre l’institution sur la voie de l’unité.
Le coup d’État du 29 août 1975 : la recomposition des alliances
230L’élimination de l’une des deux tendances rivales étant nécessaire au dénouement de la crise qui guette tant l’armée-gouvernement que l’armée-institution, les militaires optent pour le remplacement du général Velasco. Mais les interprétations divergent quant aux modalités selon lesquelles s’est effectué le changement de gouvernement.
231Pour certains, le président – de moins en moins apte à gouverner – aurait tout d’abord, de son plein gré, annoncé son départ en juillet 1975, pour ensuite le reporter en octobre114. Il aurait ainsi lui-même planifié son remplacement par le général Morales Bermúdez, auquel il revenait d’office d’occuper la présidence. En plus d’avoir été ministre de l’Économie (1970- 1973) et président du Comité interministériel des affaires économiques et financières, le général Morales Bermúdez était aussi ministre de la Guerre et Premier ministre depuis février 1975. Le respect du tableau d’avancement aurait donc amené tout naturellement le général Velasco à le désigner comme son successeur.
232D’autres croient en la préparation d’un complot, résultat d’une alliance entre le Premier ministre et l’aile radicale115. En plus de représenter les officiers de la tendance modérée, le général Morales Bermúdez devient le porte-parole d’un secteur « institutionnaliste ». Formé de nationalistes conservateurs, ce secteur des forces armées reste toutefois difficile à identifier précisément, car ces officiers – dont les fonctions sont strictement militaires – ne s’expriment pas ouvertement sur le plan politique. Le groupe costrense ou institutionnaliste comprendrait notamment la majorité des amiraux ainsi que certains officiers de l’aviation et de l’armée de terre, dont le directeur du CIMP, le général Carlos Bobbio Centurión. Intéressée essentiellement par les questions de défense nationale, cette opposition, jusque-là silencieuse, s’inquiéterait surtout de l’affaiblissement des forces armées. Elle serait, en fait, l’expression de la crise institutionnelle résultant de la politisation interne associée à l’exercice direct du pouvoir.
233Dans l’entente conclue entre radicaux et institutionnalistes, les premiers font figure de subordonnés. Mais, conscients du blocage des réformes et en rupture avec un président de plus en plus enclin à la répression, avaient-ils vraiment le choix ? En raison de ses positions modérées qui l’incitaient à rejeter l’extrémisme de Lo Misión, le général Morales Bermúdez a pu apparaître, aux yeux des radicaux, comme l’élément-charnière d’une coalition destinée à éliminer le chef du gouvernement, devenu un facteur de résistance à la poursuite de la « révolution », en même temps que le soutien de la tendance autoritaire.
234On peut s’interroger sur les motifs qui ont amené le noyau radical et les jeunes officiers qui l’appuyaient à ne pas faire obstacle à l’action du groupe costrense116. Attendaient-ils que le général Fernández Maldonado prenne l’initiative de la résistance ? Ou, conscients de leur position minoritaire au sein des forces armées, les représentants de l’option progressiste n’ont-ils pas plutôt tenté de négocier leur appui au général Morales Bermúdez, en tirant le meilleur parti possible de la situation ? Certains d’entre eux venant immédiatement après le chef de l’État sur le tableau d’avancement, peut-être comptaient-ils accéder à leur tour à la présidence ?
235Quelle que soit la version retenue, il est sûr que le coup d’État d’août 1975 est une décision institutionnelle appuyée par l’ensemble des officiers, inquiets des effets que pourrait avoir sur les forces armées l’approfondissement de la crise interne. Mais, plus peut-être que la volonté de remplacer un président malade ou d’écarter certains de leurs collègues, il semble que le coup d’État qui renverse en douceur le général Velasco traduise l’insatisfaction des « officiers des casernes » dont le gouvernement avait fait sa seule base d’appui. Plusieurs facteurs ont pu les inciter à réclamer un changement d’orientation : la présence d’un grand nombre de militaires en service actif occupant des fonctions dans l’administration publique ; l’ascension de jeunes officiers, partisans de la « cause révolutionnaire » et dont les promotions, effectuées en violation des normes institutionnelles, ont contrecarré les ambitions d’un certain nombre d’officiers supérieurs ; l’expansion du communisme, préoccupation constamment présente au sein des forces armées, mais encore plus largement exploitée au cours des derniers mois du gouvernement du général Velasco ; la fragilité de l’équilibre institutionnel que la quasi-rupture entre l’armée et la marine ainsi que l’exacerbation des luttes de tendances au sein du noyau dirigeant risquent de détruire ; la radicalisation du processus amorcé en 1968, imposée par une minorité d’officiers et avec laquelle la majorité modérée ou conservatrice était en désaccord ; enfin, les problèmes frontaliers et l’isolement du Pérou sur la scène régionale.
236Il n’est pas dans notre propos d’examiner longuement ces griefs ni même d’analyser en profondeur le gouvernement du général Morales Bermúdez. Aussi ne retiendrons-nous que les éléments déterminant le changement d’orientation politique imposé par le successeur du général Velasco : la volonté de rétablir l’unité institutionnelle et la nécessité de redéfinir les moyens d’assurer la sécurité nationale, en fonction de l’évolution de la situation géopolitique. D’où l’éviction des officiers radicaux, le rejet de l’option réformiste et le retrait progressif des forces armées de la gestion directe des affaires de l’État. D’où également le renforcement des programmes de modernisation des forces armées, amorcé au cours de la première phase du gouvernement militaire, et dont nous tenterons d’évaluer l’importance et la signification. Car tout en donnant à la diplomatie péruvienne une coloration tiers-mondiste et progressiste, les généraux au pouvoir depuis 1968 n’en ont pas moins été concernés par une situation frontalière incertaine. Aussi accorderons-nous une large part à cette question, étroitement associée à la réorientation politique amorcée après le renversement du général Velasco et, plus généralement, à la poursuite des objectifs institutionnels.
Notes de bas de page
1 J. Velasco, « Mensaje a la Noción en el aniversario de la independencia nacional, 28 de Julio de 1969 », in J. Velasco Alvarado, Lo Voz de lo revolución. Discursos del Presidente de lo Repúblico, General Juan Velasco Alvarado, 1968-1970, Lirna, 1971, p. 55-90.
2 Sur la politique étrangère des pays latino-américains dans les années soixante-dix cf. : E.G. Ferris et J.K. Lincoln, Latin American Foreign Policies. Global and Regional Dimensions, Boulder, 1982 ; R.C. Ellman et H.J. Rosembaum, Latin America : The Search for o New International Role, New York, 1975 et G.F. Treverton, Latin America in World Politics : The Next Decode, Londres, 1977.
3 N.A. Rockefeller, The Rockefeller Report on the Americas. The Officiol Report of a United States Presidentiol Mission for the Western Hemisphere, Chicago, 1969, p. 33.
4 Sur la politique des États-Unis en Amérique latine au début des années soixante-dix, voir J. Coder et R.R. Fagen (éd), Latin America and the United States : The Changing Political Realities, Stanford, 1974.
5 Publié en 1970, un rapport confirme cette tendance : les programmes militaires absorbent 52 % de l’aide américaine à l’étranger ; le développement international, 42 %. Il souligne également que 26 % des programmes économiques sont utilisés à des fins de sécurité. R.A. Peterson, US Foreign Assistonce in the 1970’s : A New Approoch. Report to the President from the Task Force on International Development, Washington, mars 1970, p. 6 et USAID, US Overseas Loans and Grants and Assistance from International Organizations, 1976, p. 838.
6 En 1968, le nombre d’administrateurs responsables des PAM en Amérique latine s’élevait à 800 ; en 1979, ils n’étaient plus qu’une centaine. D’autre part, au milieu des années cinquante, les États-Unis étaient le principal fournisseur d’armes du sous-continent ; en 1978, ils couvrent à peine 15 % du marché. D’après A. Stepan, « The United States and Latin America : Vital Interests and the Instruments of Power », in E.G. Ferris et J.K. Lincoln, op. cit., p. 20.
7 Sur la question des conflits frontaliers, voir L. Germain, « L’Amérique latine et les situations belligènes », Études polémologigues, n° 22, octobre 1976-janvier 1977, p. 55-94 ; W. Grabendorff, « Interstate Conflict Behavior and Régional Potential for Conflict in Latin America », Journal of Interamerican Studies and World Affairs, vol. 24, n° 3, août 1982, p. 267-294.
8 L. Einaudi et A. Stepan, op. cit.
9 E. Mercado Jarrín (Gén.), Seguridod, político, estrotegio, Lima, 1974, p. 25.
10 C’est seulement en 1971 que le directeur du CAEM, le général A. Cavero Calixto, a fait allusion officiellement à la situoción de dépendance limitant l’action internationale de l’État. V. Villanueva, El CAEM, p. 156 et 183.
11 E. Mercado Jarrín. Seguridod, p. 272-273.
12 Id., « Reflexiones sobre la seguridad y el desarrollo en América Latina », Estrotegio, n° 24, 1973-1974, p. 35 et « Hacia el establecimiento de una política general colectiva del tercer mundo », Estrotegio, n° 33, mars-avril 1975, p. 39.
13 Les échanges commerciaux entre le Pérou et les pays communistes sont passés de 23 à 283 millions de dollars entre 1968 et 1975. D’après R. Berrios, « Relaciones Perú-Países socialistas : comercio, asistencia y flujos de tecnología », Sociolismo y Porticipoción, n° 22, juin 1983, p. 56.
14 Pour une vue d’ensemble de la politique latino-américaine sur le droit de la mer, voir C.R. Bath, « Latin American Claims on Living Resources of the Sea », Inter-American Economic Affoirs, vol. XXVII, n° 4, printemps, 1974, p. 59-85 et J.-M. Le Besnerais, « Les fleuves et lacs internationaux en Amérique latine. Le droit fluvial latino-américain », Problèmes d’Amérique Latine, XLV, Paris, 1977, p. 73-92.
15 En 1969, en guise de représailles contre la saisie de bateaux de pêche battant pavillon américain, les États-Unis suspendaient leur programme d’aide militaire au Pérou qui, en guise de riposte, invitait la mission militaire américaine à se retirer. R.H. Swansborough, « Peru’s Diplomatic Offensive : Solidarity for Latin American Independence », in R.C. Hellman et H.J. Rosenbaum (éd.), op. cit., p. 115-129.
16 S.M. Gorman, « The Intellectual Foundations of Révolution in Peru : The Anti-Oligarchie Tradition », in S.M. Gorman (éd.), Post-Revolutionory Peru. The Politics of Tronsformotion, Boulder, 1982, p. 197-216 ; P.T. Knight, « New Forms of Economie Organization in Peru : Toward Workers’ Self-Management » et J.S. Jaquette, « Belaunde and Velasco : On the Limits of Ideological Politics », in A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 350-437.
17 L.-J. Lebret et F. Perroux, respectivement prêtre dominicain et économiste français, ont fondé une école de pensée connue sous le nom d’« Économie et Humanisme ». Lebret qui a séjourné au Pérou en 1954 a amené nombre d’intellectuels à s’interroger sur les relations entre la propriété privée, les valeurs sociales chrétiennes et les structures socio-politiques existant au Pérou à cette époque. Outre ses contacts avec les jeunes démocrates-chrétiens, il a donné plusieurs conférences au CAEM et dans les universités péruviennes.
18 A. Rouquié, L’Étot militoire, p. 133-147 et p. 390-416.
19 A. Quijano, « De la conciliación al enfrentamiento », Latin American Perspectives, vol. 11, n° 1, printemps 1975, p. 123-135.
20 D. Chaplin, « The Revolutionary Challenge and Peruvian Militarism », in D. Chaplin (éd.), op. cit., p. 3-34.
21 D.S. Palmer et K.J. Middlebrook, op. cit.
22 A. Stepan, The Stote, chap. 4.
23 J. Cotler, « Democracy and National Intégration in Peru », in C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 3-38.
24 A. Rouquié, « Bourgeoisies nationales et crise du capitalisme en Amérique latine », Nouvelle Revue Socioliste, n° 19, 1976, p. 34-43 et « La hipótesis bonapartista y el surgimiento de sistemas políticos semicompetitivos », Revisto Mexicono de Sociologio, vol. 40, n° spécial, 1978, p. 161-193.
25 Latin American Perspectives, vol. IV, n° 3, été 1977.
26 P.S. Cleaves et H. Pease García, « State Autonomy and Military Policy Making », in C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 210-244.
27 E.V.K. Fitzgerald, « State Capitalism in Peru : A Model of Economic Development and Its Limitations », C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 65-93.
28 T. Bamat, « Peru’s Velasco Régime and Class Domination after 1968 », Latin American Perspectives, vol. 10, n° 2-3, printemps-été 1983, p. 128-150.
29 L. Pásara, « When the Military Dreams », in C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit.. p. 309-343.
30 A. Meister, op. cit., p. 27-53.
31 D. Becker, The New Bourgeoisie and the Limits of Dependency : Mining, Closs, and Power in « Revolutionory » Peru, Princeton, 1983, p. 323-342.
32 D. Van Eeuwen, Pouvoir militoire et mutotion de lo société péruvienne (1968-1975), thèse de doctorat d’État, Université d’Aix-Marseille, 1979, p. 525 et suiv. et G.D.E. Philip, The Rise and Fall, p. 4-12. Ce dernier regroupe les différentes interprétations du régime en deux grandes catégories selon les points de vue de la gauche et de la droite.
33 Selon la formule de A. Rouquié, Lo Politique de Mors, p. 18.
34 A. Rouquié, « Le camarade », p. 396 et 401.
35 Id., Lo Politique de Mors, p. 35.
36 Id., « Le camarade », p. 397.
37 A. Stepan, The Stote, chap. 4.
38 L. North, Cïvil-Military Relations in Argentina, Chile, and Peru, Berkeley, 1966, p. 48-57.
39 Mentionnons le cas d’Alberto Ruíz Eldredge, chef du MSP, qui, invité à rencontrer les étudiants et le personnel du CAEM, profita de l’occasion pour développer des contacts étroits avec les officiers du centre.
40 L’appartement d’un membre de la famille Miró Quesada, propriétaire de El Comercio, aurait même servi à la préparation du complot visant à renverser le président Belaúnde. Sans être particulièrement progressiste, ce journal avait plusieurs points en commun avec certains officiers : de l’antipathie pour l’APRA ; un fort sentiment nationaliste, du moins sur la question de l’IPC ; enfin, un certain intérêt pour la planification et le développement des entreprises d’État. G.D.E. Philip, The Rise and Fall, p. 68.
41 Estotuto del Gobierno Revolucionorio, 3 octobre 1968, in H. Pease García et O. Verme Insua, Perú 1968-1973. Cronologío Político, t. 1, Lima, 1974, p. 20-21.
42 Sur la préparation du coup d’État cf. : D. Kruijt, Révolution by Decree. Peru 1968-1975, Amsterdam, 1994, p. 71-78.
43 D’après A. Stepan, The Stote, p. 145-146 et G.D.E. Philip, The Rise, p. 77-82.
44 Sur l’analyse de ces « tendances » cf. : P.S. Cleaves et H. Pease Garcia, op. cit.
45 On pense en particulier au gén. José Benavides qui, trop enclin, à défendre les intérêts des latifundistes, devra démissionner en juin 1969. Quant aux généraux A. Valdivia et A. Maldonado Yañez, respectivement ministre des Finances et ministre des Travaux Publics, ils devront tous deux renoncer à leurs charges en mars 1969 pour s’être montrés trop complaisants envers l’IPC.
46 On peut même supposer que la décision d’interrompre l’expérience amorcée en 1962-63 par les forces armées tient, parmi autres, à cette divergence d’opinion entre deux générations d’officiers, l’une privilégiant un rôle politique moins visible pour l’armée par crainte des divisions internes ; l’autre croyant en la mission exclusive des militaires dans la transformation de la réalité nationale.
47 Certains ne se retrouveront dans ce groupe qu’en raison de leur loyauté personnelle ou de leur amitié avec le général Velasco. C’est le cas des généraux R. Gilardi (ministre de l’Aviation), P. Ríchter Prada et J. Tantaleán Vanini. D. Kruijt, op. cit., chap. 3.
48 L. North et T. Korovkin, The Peruvian Révolution and the Officers in Power, 1967-1976, Montréal, 1981, p. 77.
49 Ibid., p. 78.
50 Ibid., p. 80-81.
51 Ibid., p. 83.
52 D. Kruijt, op. cit., p. 46-49.
53 A. Rouquié, L’Étot militoire, p. 109-112.
54 Comme l’a montré A. Rouquié pour l’Argentine. Pouvoir militoire, p. 672-677.
55 Id., Lo Politique de Mors, p. 27-28.
56 Comme l’a bien montré pour le Brésil A.C. Peixoto, « Armée et politique au Brésil. Une critique des modèles d’interprétation », in A. Rouquié (éd.), Les portis militoires ou Brésil. Paris, 1980. p. 25-39.
57 Sur la reforme agraire, cf. J.M. Caballero, « Sobre el carácter de la reforma agraria peruana, 1969-1976 », Latin American Perspectives, vol. IV, n° 3, été 1977, p. 116-159 ; H. Pease García (éd.), Estodo y político ogrorio, Lima, 1980 ; et M. Valderrama, Siete oños de reformo ogrorio peruono, Lima, 1976.
58 C. Harding, « Land Reform and Social Conflict in Peru », in A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 220-253 et J. Piel, « Réforme, problèmes et conflits agraires au Pérou. La situation en 1975 ». Problèmes d’Amérique Latine, n° 36, 22 mai 1975, p. 65-79.
59 Comme en témoigne la déclaration d’appui du président du commandement conjoint des forces armées du 26 juillet 1973. H. Pease García et O. Verme Insua, op. cit., Lima, 1974, p. 559.
60 P.S. Cleaves et M.J. Scurrah, Agriculture, Bureaucracy ond Military Government in Peru, Ithaca, 1980, p. 124.
61 Sur les mouvements de résistance des travailleurs agricoles cf. H. Pease García, « La reforma agraria peruana en la cr0isis del Estado oligárquico », in H. Pease García (éd.), Estodo y Político, p. 87-127.
62 On ne doit pas perdre de vue la fluidité de ces tendances idéologiques composées d’éléments très diversifiés et dont aucune ne forme un groupe structuré et unifié politiquement.
63 Sur ce point cf. A. Rouquié, Lo Politique de Mors et « Les processus politiques dans les partis militaires au Brésil. Stratégie de recherche et dynamique institutionnelle », in A. Rouquié (éd.), Les portis militoires, p. 18.
64 Id., Lo Politique de Mors, p. 30.
65 Ibid., p. 19.
66 Comme l’ont fait L. North et T. Korovkin, op. cit., p. 47-73.
67 Fidèles à eux-mêmes, les militaires se sont montrés avares de confidences quant aux fonctions, à l’impact et à la composition du COAP dont le nombre de membres oscille entre treize et vingt-cinq selon les auteurs.
68 D. Kruijt, op. cit.. p. 91.
69 Sur la pluralité des approches gouvernementales dans l’élaboration et l’adoption des projets de loi cf. : P.S. Cleaves et M.J. Scurrah, op. cit., p. 88-95.
70 ORDEZA : Oficino poro lo Reconstruccíon y el Desorrollo de lo Zono Afectodo, organisme qui, en rnai 1973, prend la relève de la Comisión para la Reconstruccíon y Rehobilitoción de lo Zono Afectodo, mise sur pied après le tremblement de terre de mai 1910. ONIT : Oficino National de Integroción, organisme chargé de l’intégration andine.
71 Les données sont tirées de P.S. Cleaves et M.J. Scurrah, op. cit.. p. 83.
72 Sur la préparation et l’adoption de la loi de la réforme agraire cf. ibid., chap. 2.
73 Selon la formule de A. Rouquié, « Le camarade », p. 387.
74 S.M. Gorman, « The Peruvian Révolution in Historical Perspective », in S.M. Gorman (éd.), Post-Revolutionory Peru. The Politics of Tronsformotion, Boulder, 1982, p. 18.
75 Les « Villes nouvelles », nom donné aux bidonvilles par Mgr Luis Bambarén, archevêque de Lima, et repris ensuite par le gouvernement militaire.
76 D’après A. Meister, op. cit., p. 190. Sur la politique de mobilisation du secteur rural cf. S.C. Bourque et D.S. Palmer, « Transforming the Rural Sector : Government Policy and Peasant Response », in A. Lowenthal (éd.), op. cit.. p. 179-219.
77 A. Meister, op. cit., p. 108.
78 Sur le rôle du SINAMOS dans l’organisation du secteur rural : C. McClintock, « Velasco, Officers, and Citizens : The Politics of Stealth », in C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 281-295.
79 Sur ce point cf. P.S. Cleaves et M.J. Scurrah, op. cit., p. 175-188 et C. McClintock, Peasant Cooperatives and Political Change in Peru, Princeton, 1981, p. 259-269.
80 C. McClintock, op. cit., p. 263.
81 Ibid.
82 À titre d’exemple, l’architecte Diego Robles a longtemps travaillé dans les bidonvilles avant de collaborer avec le gouvernement militaire. De son côté, sans être engagé directement dans le projet d’organisation des Pueblos Jovenes, le sociologue C. Delgado aurait également influencé la politique gouvernementale dans ce secteur. Il existe, en effet, une similitude entre les recommandations formulées dans un article publié par le conseiller du président Velasco avant le coup d’État et les mesures adoptées ultérieurement dans les bidonvilles. D. Collier, « Squatter Settlements and Policy Innovation in Peru », in A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 145-146.
83 Sur le système électoral mis en place dans les Pueblos Jovenes : A. Stepan, The Stote, p. 163-174.
84 En 1970, tous les directeurs de l’Office de développement des Pueblos Jovenes de Lima étaient des militaires. En province, vingt des vingt-et-un directeurs locaux du même organisme étaient également membres des forces armées. D’après D. Collier, op. cit., p. 146.
85 A. Stepan, The Stote, p. 169.
86 A. Meister, op. cit., p. 232-233.
87 A. Rouquié, « Le camarade », p. 383-384.
88 G.D.E. Philip, The Rise and Fall, p. 128.
89 Selon les propos du général L. Rodríguez publiés dans Correo, 25 juillet 1971 et dans El Peruono, 16 décembre 1972, in L. North, « Ideological Orientations of Peru’s Military Rulers ». in C. McClintock et A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 257.
90 Cité dans C. McClintock, « Velasco », p. 300-301.
91 Selon la formule en vogue au Pérou à cette époque et reprise par J. Sansisteván, « Estado y comuneros Industriales », in G. Alberti (éd.), Estodo y Close : Lo Comunidod Industriol en el Pérú. Lima, 1977, p. 133.
92 C. McClintock, « Velasco », p. 302.
93 Ibid., p. 304.
94 Cité dans L. Pásara, op. cit., p. 317.
95 Conférence du gén. Mercado Jarrín, Lima, 14 mars 1979. Ibid., p. 316.
96 A. Lowenthal (éd.), op. cit., p. 11, n. 12.
97 Sur le débat entourant la création d’un parti politique cf. L. Pásara, op. cit., p. 329-334.
98 Sur les limites du programme de mobilisation : A. Rouquié, « Le camarade », p. 385-387 ; P.S. Cleaves et H. Pease García, op. cit., p. 237-241.
99 Selon la formule de A. Rouquié, Lo Politique de Mors, p. 21.
100 Ibid., p. 29-30.
101 Sur les prises de position de la presse cf. H. Pease García et O. Venue Insua, op. cit., p. 506-507.
102 Ibid., p. 516-517 et 576-579.
103 Sur la réforme de la presse cf. : D. Booth, « The Reform of the Press in Peru : Myths and Realities », in D. Booth et B. Sorj (éd.), op. cit., p. 141-184 et O. Verme de Hampe, Tendonces politiques et liberté de lo presse pendont le régime militoire péruvien, 1968-1976, thèse de doctorat de IIIe cycle, Paris, 1977, p. 145-161.
104 Ces conflits sont analysés par H. Pease García, El ocoso, p. 158-169 et J. Sansisteván, op. cit., p. 131-183.
105 La formation de la CTRP et le développement de liens avec le MLR sont analysés par H. Pease García, El ocoso, p. 158-169.
106 J. Sansisteván, op. cit., p. 131-183.
107 L. Peirano, E. Ballon, L. Bartet et G. Valdez, Prenso : operturo y limites, Lima, 1978, p. 134-140.
108 C. Collin-Delavaud, « L’évolution du régime militaire péruvien (1975-1977) », Problèmes d’Amérique Latine, n° XLVII, 24 février 1978, p. 21.
109 Lui-même issu d’une famille étroitement liée au parti de Haya de la Torre. Daprès H. Pease Garcia, El ocoso, p. 150-151.
110 H. Pease Garcia, Los cominos del poder. Tres oños de crisis en lo esceno político, Lima, 1979, p. 60-61. Le témoignage du général A. Valdés Palacio, directeur adjoint du COAP et secrétaire du Conseil des ministres jusqu’en 1975, confirme cette analyse dans C. Urrutia (éd.), Autogestión en el Perú 1968-1979. Crítico y perspectivos, Lima, 1980, p. 43-44.
111 Conférence de presse du gén. Velasco, 29 janvier 1975, Coretos n° 509, in H. Pease García et A. Filomeno, Perú 1975. Cronologío Político, Lima, 1977, p. 1198-1200.
112 Ibid., p. 1244-1245.
113 C. Collin-Delavaud, « Pérou : vers un régime civil », Problèmes d’Amérique lotine, LIV, Paris, 18 déc. 1979, p. 69-70.
114 D’après A. Valdés Palacio, in C. Urrutia (éd.), op. cit., p. 44. Mais en août 1975, un soulèvement militaire exige le pronunciomiento des commandants généraux qui acceptent de remplacer le général Velasco plus rapidement que prévu.
115 C’est la thèse défendue par H. Pease García, El ocoso, p. 183-184 et C. Collin-Delavaud, « L’évolution », p. 23-24.
116 Comme l’ont fait P.S. Cleaves et M.J. Scurrah, op. cit., p. 279, 280 et 286.
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