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Liens personnels, réseaux, solidarités en France et dans les îles Britanniques (xie-xxe siècle)

 | 
Bates David
, 
Gazeau Véronique

Partie 3. Réseaux artistiques et intellectuels

Réseaux intellectuels et projet créateur : le marché des amis de John Neville Keynes

Julien Vincent et Julien Vincent

Résumé

John Neville Keynes’s Scope and Method of Political Economy rapidly became a classic after its publication in 1891. In this book the Cambridge logician and economist introduced a threefold distinction between the science, the art, and the ethics of political economy, which came to be regarded as the best exposition of the autonomy of economics as a new science.

In this paper, the author argues that the invention of this distinction can be best understood in the context of late-Victorian agnosticism. J.N. Keynes, in the 1870s and 1880s, experienced agnosticism not only as a personal crisis of faith, but also as a transformation in his sociability. As a Congregationalist, J.N. Keynes was one of the first nonconformists to become a College fellow in Cambridge in 1871. This particular position gave him many opportunities to realize the difficulties of mixing his personal and professional beliefs.

In a context of increasing specialization of intellectual life, his intellectual project was to combine his increasingly agnostic approach with nonconformist religion, his neoaristotelian formal logic and the new science of political economy. To his intellectual endeavour to combine religious, philosophical and economic principles corresponded his more practical struggle to mix the nonconformist, professional and intellectual sides of his social network. Keynes’ attitude to the logic of economics reflected his own experience of incommensurability of values. It is therefore paradoxical that his readers saw in his Scope and Method an authoritative exposition of the scientificity of economics.

Texte intégral

“Men conglomerate from reasons rational and irrational ; indeed experience teaches that accident has as much to say to it as anything else. However, I suppose we have to admit the fact that there are, and must be sets, and they are doubtless productive of some good. A man cannot be intimate with everyone : time is too precious, and leisure too scarce, and the body too confined to locality to permit of universal friendship. Besides, in order that our affections and interests may be strongly engaged, they cannot have very many objects to excite them. Strong intimacy is only possible with limited numbers, and without it society loses its chief value.
From the set develops evolutionally the club : it is found convenient that the conditions and times of meeting should be definitely settled, in order that men may come together without the bother of invitations. The result of the establishment of the club is the crystallization of the set ; whether the circumstances which induced intimacy were fortuitous or not, acquaintanceship is perpetuated by the artificial barrier of the club. Perhaps it is this interference, preventing the free-trade of friendship, that is one of the strongest objections to our latest social development.”
A. T. Fawcett, « Clubs and Cliques », Cambridge Review, 21 mars 1881, p. 18.

1Dans ce passage, publié dans un magazine étudiant de Cambridge en 1881, l’analyse des liens personnels, réseaux et solidarites au sein de l’université est integrée à un cadre de pensée evolutionniste et utilitariste teinté d’idéologic libre-échangiste. Les liens entre individus y sont pensés sur le mode de l’utilité marginale décroissante de l’intimacy, qui rend impossible une amitié universelie, et l’existence de conglomérats d’individus y est expliquée par l’influence combinée de la raison humaine et des habitudes. Les relations inter individuelles, nous dit l’auteur, s’instaurent à l’interieur d’un répertoire qui reflète l’évolution naturelie des sociétés. Dans ce schéma évolutionniste, un agrégat primitif (la set) s’institutionnalise sous la forme codifiée du club avant de pouvoir acceder à cette forme supérieure mais lointaine d’organisation sociale qu’est le libre marche des amis, où ni la coutume ni le favoritisme n’ont droit de cité, et dans laquelle les affmités ne peuvent être qu’électives.

  • 2 D. Becquemont et L. Mucchieli, Le cas Spencer. Religion, science et politique, Paris, PUF, 1998, p. (...)
  • 3 É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », [1895] 1997, p. 77-88 (...)
  • 4 Sur cette question, voir J. Vincent, « Concepts et contextes de l’histoire intellectuelle britanniq (...)

2Tout ici est si parfaitement « anglais », la description comme la chose décrite, qu’on pent regretter la fausse note qui consiste à parler d’« affmités électives », sur le modèle de Goethe et de la chimie du XVIIIe si7cle, là où Darwin et la biologie devraient être les principales références. Il est néanmoins possible qu’avec l’intrusion d’un regard « frangais », lafausse note soit inévitable, et ceci pour des raisons qui datent en partie de l’époque considérée. Il suffit en effet de passer la Manche pour constater que cette classification des types sociaux, inspirée de Spencer, Maine et Jevons, n’aurait gueére eu la faveur d’un Émile Durkheim. Peu importe si, vers 1881, Spencer était encore l’un des penseurs sociaux les plus lus en France et que c’est en grande partie centre lui qu’est écrite la Division du travail social : c’est a partir de cette fin du xixe siècle que le fossé se creuse entre traditions sociologiques frangaise et anglaise, et il n’a pas été comblé depuis2. Et pourtant, s’il reste quelque chose de commun entre les deux écoles, à cette époque comme aujourd’hui, c’est peut-être le langage du réseau et de la solidarité. Si Durkheim aurait préféré parler de la « horde » ou du « clan » pour décrire les agrégats sociaux primitifs plutôt que, comme cet étudiant de Cambridge, de la set, s’il privilégiait l’idée de « conscience », collective ou individuelle, sur celle d’« utilité », le sociologue fran^ais n’en restait pas moins d’accord avec utilitaristes et évolutionnistes anglais pour analyser les faits sociaux en termes de « solidarités », mécaniques ou organiques ; domestiques, professionnelles ou nationales ; rationnelles ou irrationnelles, à partir desquelles il était possible de démêler l’écheveau de la réalité empirique3. Aujourd’hui qu’historiens frangais et britanniques semblent avoir particulierement peu d’idees à echanger, il est possible que les notions de réseau, de lien personnel et de solidarité puissent retrouver le rôle médiateur qu’elles remplirent il y a plus d’un siècle, rare langage commun entre des historiographies qui ne se comprennent pas4.

  • 5 Le caractère « naturel » de cette demarche semble renforce par le fait que le réseau social, pour c (...)
  • 6 Dans certains cas, le réseau est compris comme un ensemble d’individus reliés entre eux par des lie (...)

3La notion de réseau, en histoire intellectuelle, paraît aller de soi. Il semble en effet naturel, lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de la formation et de la circulation des œuvres, de relier des points entre eux, de classer, au moins provisoirement, les individus et les idees en « écoles », en « courants », ou plus prudemment en « groupes », et d’ affiner ensuite ces classements par la mise en valeur de liens personnels on de solidaritiés qui leur échappent5. Puisqu’un réseau, en tant que réseau, ne se définit que par sa forme, et non par son contenu, il peut recouvrir une grande variété de configurations sociales, de l’amitié intellectuelle ou politique à l’affiliation plus ou moins contraignante a une meme société savante, du soutien a une meme petition au sentiment plus vague et parfois éphémère d’appartenir à une même école de pensée. En outre le réseau peut se définir, suivant les points de vue, soit en fonction d’une solidarité unique, comme le fait de participer à la même revue ou au même groupe de discussion philosophique, soit au contraire en fonction d’une variété d’expériences sociales dont le recoupement crée le réseau, comme lorsqu’un groupe d’ecrivains se constitue autour de questions non seulement létteraires, mais également religieuses, politiques et professionnelles. En d’autres termes, les « liens » qui relient entre eux des « points » peuvent être de nature et d’intensité variables, et s’étudier tantôt isolément, tantôt dans leur superposition6.

4À cette vaste extension de la définition du réseau correspond son apparente neutrality philosophique, revendiquée par la social network analysis (comme par toute méthode qui se veut « scientifique » ou « positive »). La notion de réseau, dit-on, pourrait s’accommoder d’à pen près toutes les théories possibles de la création des œuvres, y compris les plus anti theoriques, et s’appliquer à toutes les situations historiques. Elie peut completer sans fausse note une étude en termes de « génie », de « projet originel » et « d’influences personnelles », et remplir la même fonction dans le cadre d’une etude qui privilegierait les liens économiques et les dépendances sociales dans l’explication des parcours intellectuels. De la même manière, elle peut s’adapter à tous les terrains de recherche et foumir un outil commun – ou peut-être l’illusion d’un outil commun – à des historiens qui travailleraient sur des sociétés intellectuelles et des cultures très éloignées dans le temps et dans l’espace.

5Il ne va pas sans quelque ironie que la sociologie des réseaux, du fait de son caractère à la fois formel et inductif, ait pour ambition de forger son propre réseau, afin d’échapper à toute « école » de pensee historique ou sociologique, à toute philosophie consciente ou inconsciente du mouvement des idées, et c’est peut-être dans cette apparente neutralité, et done dans cette capacity à créer de nouveaux types de « liens » entre des historiens ou sociologues qui s’entendront au moins sur 1’utilite de la notion, que réside l’une des explications de son succès actuel. Toutefois, la notion de réseau, y compris dans ses développements les plus récents par la social network analysis, est d’abord un outil dont la grande souplesse définit les limites mêmes. Sa valeur heuristique decroît à mesure qu’on lui fait endosser une situation historique particulière, alors que c’est cette capacité même à le faire en toutes circonstances qui définit sa scientificité. Fédératrice du fait de sa « neutralité » philosophique, incontestable par son formalisme, elle peut expliquer ce qu’est un réseau par le biais d’une sorte d’argument transcendantal, mais n’apporte pas de réponse à la question de savoir ce qu’est un réseau intellectuel historiquement situé.

  • 7 Sur la notion de webs of beliefs, voir M. Bevir, The Logic of the History of Ideas, Cambridge, Camb (...)

6La reflexion formelie sur les différentes manières de relier des points entre eux, cependant, invite à plus de remises en cause que le simple constat d’un gouffre irrémédiable entre un formalisme sans historicité et un empirisme sans concepts. Le réseau, qui impose de se concentrer sur une échelle d’analyse relativement réduite où chaque lien doit être établi empiriquement, propose aussi, du fait de son caractère très inductif, de confronter la variété parfois infinie de ces liens. Cette contrainte focale peut se reveler liberatrice des lors que 1’on se concentre sur des objets pour lesquels les concepts plus contraignants de « tradition intellectuelle », de « champ », de « profession », ou de « paradigme », qui comportent chacun des contraintes temporelles et sociales spécifiques, ne permettent pas de rendre compte de la totalité des problèmes ou des contextes. Ainsi, la notion de réseau permet-elle à la fois de poser la question de la « cristallisation » de réseaux sociaux de natures différentes autour de la même personne (« egocentred » social networks), et de celle de réseaux interconnectés de croyances (webs of belieƒs) qu’envisage la biographic intellectuelle7.

  • 8 Voir P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, vol. 22, 1966, p.  (...)
  • 9 L’analyse factorielle des correspondances privilégiée par la sociologie des champs intellectuels, d (...)
  • 10 Pour une réflexion sur les rapports entre les notions de reseau et de champ, voir C. Topalov (dir.) (...)
  • 11 P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, (...)

7Les recherches d’histoire ou de sociologie des œuvres, qui très souvent partent de la reconstitution empirique d’une ou de plusieurs configurations d’interactions entre individus, s’appuient sur deux types principaux de justification pour quitter l’analyse en termes de réseaux : tout d’abord une réflexion sur la nature du lien, distingué de la simple interaction, et qui fait alors l’objet d’une typologie précise ; ensuite la prise en compte de structures explicatives sous-jacentes dont le réseau n’est qu’ une manifestation locale. Ce furent ces deux considérations qui amenèrent Pierre Bourdieu à modifier son approche en termes de champs après son article fondateur « champ intellectuel et projet créateur » en 19668. Dans ce type d’approche, l’étude d’un réseau ne correspond plus qu’à une phase préliminaire du travail de recherche, effacée ensuite et rendue invisible dans la présentation des résultats, et dont les étapes les plus cruciales consistent à replacer les interactions du réseau au sein d’une structure de positions objectives qui en révèle le sens véritable. La notion de champ intellectuel, plus exigeante que celle de réseau, a toutefois peu de sens si on ne la comprend pas au moins en partie comme superposition de « liens » de nature différente entre des « points »9. On perd le sens de cette démarche si l’on en oublie le caractère profondément inductif, et l’utilisation au moins implicite qu’elle fait de la notion de réseau, comprise comme inventaire tâtonnant de « liens » et de « points » dont la spécificité doit être restituée10. C’est la variété des types de liens qui, dans le concept de champ, est d’abord privilegiee : a cote du lien « fort », lié à une pratique sociale identifiable, comme le lien familial ou le lien d’amitié, on prend en compte des liens « faibles » et plus abstraits, comme l’appartenance à une même institution d’individus qui ne se rencontrent pourtant jamais, ou comme l’ensemble des solidarités parfois inconscientes qui constituent le « capital social »11.

  • 12 N. Annan, Leslie Stephen. The Godless Victorian, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2eéd. [1951] 1984 (...)
  • 13 J.L. et B. Hammond, Lord Shaƒtesbury, Londres, Pelican Books, [1923] 1939, p. 246-250.

8En dernière instance, c’est toujours l’etude historique qui permet de déterminer la valeur de ces liens et de les pondérer : quel est le rôle de la famille, pendant la période victorienne, dans la construction d’une identité intellectuelle anglaise ? L’amitié intellectuelle ne change-t-elle pas de nature entre le culte de la muscular Christianity de Leslie Stephen et l’importance accordée aux personal relations par sa fille Virginia Woolf ? Le réseau lettré n’est-il pas redéfini entre la fratemité masculine des colleges et des clubs des années 1860 – les manly ƒellows dont parle Stefan Collini – et le culte de l’intimacy des écrivains anglais du groupe de Bloomsbury12 ? Quel rôle joue la religion dans la formation des affinités intellectuelles et a-t-on raison de se représenter les évangeliques, pessimistes et obsedes par la rédemption de leurs péchés, comme incapables de fellowship avec leurs semblables ni, pour la même raison, de véritable commerce intellectuel13 ? Quels sont les rapports, et les éventuelles tensions, entre ces liens quotidiens, au sein de réseaux forts d’amitié et de solidarité, et la posture intellectuelle qui consiste à revendiquer une appartenance abstraite à une école de pensée dont les membres n’ont pêut-etre aucun lien personnel ?

  • 14 Une trentaine de cahiers du John Neville Keynes Diary (désormais JNK Diary), Cambridge University L (...)
  • 15 J.N. Keynes, Studies and Exercises in Formal Logic, Londres, Macmillan, 1884, et Scope and Method o (...)

9La notion de réseau invite à reconstituer de manière inductive les liens inter individuels qui permettront d’ecrire une histoire intellectuelle, et de rendre justice à la variété de ces configurations superposées de liens sans présupposer la primauté de l’une sur les autres. Il n’est toutefois pas toujours aisé de trouver des sources qui permettent de rendre justice à la situation inductive dans laquelle nous met la notion de réseau. Reconstituer la diversité des liens intellectuels, amicaux, antinomiques, religieux, ou économiques qui se nouent autour d’un projet créateur suppose une hétérogénéite et une exhaustivité de sources souvent sans grand rapport avec la réalité du travail sur archives. Le Diary de John Neville Keynes, le père du célèbre économiste, permet toutefois un tel type d’étude. Compte rendu soigneux de la plupart des réflexions, activités et rencontres de son auteur, il couvre, jour après jour, année après année, toute la carrière du philosophe14. Lui même économiste, mais également logicien, auteur d’un manuel de logique formelie célèbre en son temps, et d’un important traité d’épistémologie de 1’economic, sa carriere accompagne la réforme de l’université de Cambridge, l’autonomisation de l’économie politique, l’évolution des liens personnels et professionnels au sein de la société intellectuelle victorienne15. Par sa precision et sa richesse, le journal retrace toutes ces évolutions du point de vue d’un économiste unanimement respecté mais de notoriété somme toute moyenne, situé au coeur de ’universite consideree comme la plus engagée dans l’étude de l’économie politique en Grande-Bretagne.

  • 16 Voir par exemple R. Skidelsky John Maynard Keynes : Hopes Betrayed, 1883-1920, Londres, Penguin, [1 (...)
  • 17 Sur ces debats, voir G.M. Koot, English Historical Economics, 1870-1926. The Rise of Economic Histo (...)

10La vie de John Neville Keynes a souvent été racontée par les historiens de la pensée économique et les biographes de son célèbre fils aîné16. Auteur du Scope and Method of Political Economy, Neville aurait fournit à la nouvelle science économique de son maître Alfred Marshall – non plus political economy mais economics – les fondements épistémologiques dont elle avait besoin pour supplanter l’economie politique classique de Smith, Malthus et Ricardo, et pour dissiper les débats de methode interminables entre economistes historiens et théoriciens, inductivistes et déductivistes, allemands et anglais17. Séparant la science économique de la philosophic morale, il aurait fourni des justifications philosophiques indispensables a son autonomisation professionnelle, à laquelle il oeuvra lui-même par la suite au sein de l’administration de l’université de Cambridge en soutenant Alfred Marshall dans son effort pour créer une faculté d’économie indépendante de la faculté de science morale en 1903.

  • 18 La critique de la notion simplificatrice de « professionalisation » et la remise en cause du modèle (...)

11L’étude précise du Diary de John Neville Keynes, toutefois, conduit à rectifier cette image traditionnelle. Non seulement l’idee d’un rôle spécialement important des liens familiaux chez les intellectuels anglais y est déconstruite, mais l’hypothese d’une professionnalisation accélérée de l’economie politique y est fortement nuancée, ou du moins située a l’arrière-plan d’autres évolutions microsociologiques et d’autres parcours intellectuels plus individuels. La genèse du Scope and Method of Political Economy, plutôt que l’aboutissement d’une quête glorieuse d’autonomie, y apparaît comme une volonté conciliatrice entre des systèmes de croyance locaux dont la mise en réseau peut être problématique, et l’expression de la position de son auteur au sein de plusieurs réseaux et groupes sociaux superposés et distincts18. Le Diary permet de resituer le « projet créateur » de John Neville Keynes dans le contexte d’au moins trois « réseaux », dont les logiques sociales très différentes se superposent et se compètent : un réseau religieux, un réseau intellectuel traditionnel de philosophes et de logiciens, un réseau « modeme » d’économistes en cours de professionnalisation.

La constitution d’un milieu social

Origines ƒamiliales et intellectual aristocracy

12John Neville Keynes est ne à Salisbury le 31 août 1852, dans une famille manufacturière de tradition non-conformiste et installée dans le Wiltshire depuis le xviiie siècle. Avec d’autres families installées dans la région, les Keynes appartenaient à une élite urbaine provinciale aspirant à quitter un jour le négoce. La voie avait été tracée par William Fawcett, ami des Keynes, qui se retira des affaires pour mener la vie d’un gentleman-farmer en 1841. Plus tard, son fils Henry avait étudié à Londres, puis était devenu ƒellow de Trinity Hall à l’université de Cambridge en 1856, enfin Proƒessor of Political Economy en 1863.

13Les destins croisés des Fawcett et des Keynes illustrent bien comment s’ouvraient ou se fermaient les possibility pour les rejetons de ces families victoriennes de notables provinciaux aspirant au mode de vie plus digne des proƒessions. Comme William Fawcett l’avait fait en 1832, John Keynes était devenu maire de Salisbury. Mais son élection avait eu lieu quarante-quatre ans plus tard, en 1876, et contrairement à Fawcett, Keynes n’avait pas été capable de quitter purement et simplement le négoce. À la génération suivante, John Neville Keynes avait suivi les traces d’Henry Fawcett en étudiant d’abord à l’université de Londres, puis à Cambridge, avant de devenir fellow de Pembroke College en 1875. Lé decalage d’une vingtaine d’années entre les deux families, et done le retard dans l’ascension sociale des Keynes, a une origine largement religieuse. Le jeune Keynes, en se faisant élire fellow d’un collège très attaché à son identité anglicane, devenait Fun des tout premiers exemples de dissenters ayant pu accéder à la carrière universitaire depuis l’University Test Act de 1871.

  • 19 R. Skidelsky, John Maynard Keynes : Hopes Betrayed, op. cit., p. 3.
  • 20 R. Skidelsky, John. Maynard Keynes : The Economist as Saviour, 1920-1937, Londres, Penguin, [1992] (...)

14À certains égards, l’arrivée d’un Keynes à Cambridge refermait un cycle de trois siècles pendant lequel l’appartenance à une minorité religieuse avait rendu quasi impossible l’ascension sociale d’une famille pourtant très ancienne. Mais en 1871, ni le grand-père John Keynes, fabriquant de brasses, ni le père John Keynes, qui s’était donné le métier plus noble d’horticulteur et dont les roses etaient particulierement reputees dans le sud de l’Angleterre, ni Neville lui-même, n’avaient connu ni ne connaissaient les origines glorieuses de la famille, plus tard découvertes dans les rayons de la bibliothèque d’Eton par le futur économiste Maynard : le chevalier normand William de Cahagnes qui combattit à Hastings et s’installa en Angleterre, les riches héritiers de John de Keynes, installés dans le Somerset à partir du xive siècle, et qui choisirent de rester fidèles aux Stuarts et au catholicisme, perdant au passage toute leur fortune, les Jésuites du XVIIesiècle, dont le grand John Keynes, professeur de logique à l’université de Liège et auteur d’un Rational Compendious Way to Convince, without any dispute, all Persons whatever dissenting from the True Religion19. Tout ceci, avant Maynard, était oublié, et il n’est sans doute pas indifférent que le premier généalogiste de la famille Keynes en ait aussi été le premier représentant dont la religion n’avait pas été contrariée, et un économiste dont les idées ont été interprétées comme une réaction au protestantisme évangélique qui avait caractérisé la famille depuis la fin du xviiie siècle20.

  • 21 N. Annan, « The Intellectual Aristocracy » dans Studies in Social History : A Tribute to G.M. Treve (...)

15L’amnésie dynastique des Keynes n’a rien d’anecdotique, et l’entreprise généalogique d’un jeune non-conformiste devenu King’s Scholar à Eton est plus qu’un épisode dans la geste du génial enfant Maynard. Elies illustrent de façon particulièrement frappante les illusions d’une histoire sociale qui se contenterait de reconstituer la trame de liens familiaux et personnels sans voir que ces liens ne sont rien sans une mise en discours qui leur donne signification et pouvoir. Noel Annan, réfléchissant il y a presque cinquante ans de cela aux spécificités de l’intelligentsia anglaise, avait proposé de parler d’intellectual aristocracy. Pour Annan, transposant le modèle aristocratique à un monde des lettres qu’on assimile traditionnellement à une « République », c’était la multiplicité des alliances matrimoniales entre ses membres qui expliquait la stabilité, l’homogénéité et la modération de l’intelligentsia anglaise par rapport aux autres intelligentsias européennes, groupe social relativement autonome au cours de l’epoque victorienne, et construit progressivement au cours du xixe siècle par intégration progressive des nouveaux venus. L’entrée des Keynes dans Fintellectual aristocracy s’etait faite, selon Annan, au moment du mariage entre la plus jeune fille de Sir George Darwin – qui était aussi la petite-fille de l’auteur de l’Origins des espèces – et Geoffrey Keynes, le petit frere de Maynard21.

  • 22 A. Burguière, « La généalogie » dans Les Lieux de Mémoire, P. Nora (dir.), Paris, Gallimard, « Quar (...)
  • 23 JNK Diary, mois de septembre 1877. The Life and Letters etait paru 1’annee precedente.

16L’interprétation d’Annan montre bien les dangers que l’on court à ne pas distinguer fermement le réseau intellectuel de sa representation. Comme 1’ont montré anthropologues et historiens de la famille, la généalogie, ce discours du lien familial, est fondamentalement un discours lié à un travail de mémoire toujours plus ou moins sélectif entre liens « pertinents » ou non pertinents. Cette sélection est liée à des représentations du lien familial qui varient en fonction des époques et des sociétés. On retrouve ce travail sélectif de mémoire chez Annan, qui choisit la ligne d’ascendance intellectuelle la plus anoblissante, quitte à abandonner au besoin la règle de la filiation agnatique qui domine pourtant dans la généalogie aristocratique. Cette liberte que se donne le genealogiste dans la construction de son objet est bien connue dans le cas des families royales et aristocratiques de l’époque moderne22. Si le lien familial inclut ou exclut, c’est surtout en fonction de l’importance qu’on veut bien lui donner : plutôt que Geoffrey, n’est-ce pas plutôt Maynard qui, d’un trait de plume, inaugure l’entrée de sa famille dans une aristocratic intellectuelle en dissidence religieuse depuis le xvie siècle, et dont le grand ancêtre devient du même coup, non plus un fabriquant de brosses, mais un logicien jésuite ? Et, plutôt que Maynard, n’est-ce pas finalement Neville qui, au moment où il décide qu’il fera carrière à Cambridge, se construit lui-même une filiation imaginaire lorsqu’il s’identifie, à travers ses lectures soigneusement recensées dans son Diary, aux grandes figures passées de son Université, dont il savoure les biographies tout au long des années 1870 ? Lorsqu’il lit The Life and Letters of Lord Macaulay, par exemple, Neville peut retrouver, à travers la vie d’un libéral issu de la très évangélique Clapham Sect, sa propre précocité intellectuelle, son aisance à 1’ecole et sa capacite a briller aux examens, l’arrivée et l’adaptation à Cambridge, le dégoût des mathématiques si difficile à faire admettre dans une université ou l’intelligence et l’esprit de précision sont synonymes23. Il en va en définitive de John Neville Keynes comme de Noel Annan lui-même, le Provost de King’s College : ce qu’ils voient de Cambridge et de l’aristocratie intellectuelle anglaise est en grande partie ce qu’ils en aiment, et ce qu’ils en aiment est en grande partie ce que leur fait voir une légende nourrie de biographies de grands hommes, d’évocations des grandes amitiés intellectuelles du passé, et de coteries universitaires ayant à jamais marqué l’esprit humain. Les alliances familiales, telles qu’Annan les comprend, paraissent peu a meme de mettre en valeur une quelconque spécificité nationale du monde intellectuel anglais dans la mesure où celles-ci découlent très largement d’une reconstruction rétrospective. Si 1’on veut saisir f emergence d’un projet créateur au sein de son monde social spécifique, il convient au contraire de mettre l’accent sur la variété primitive des solidarités et des réseaux, avant que la naissance du projet ne conduise a selectionner au sein de ces liens, à en créer de nouveaux, et à construire un réseau plus conforme aux nouvelles representations qu’il implique. Il faut done se pencher sur le Diary de Neville et reconstituer la trame changeante de ses relations, dont la logique complexe, si elle est en partie le reflet des préoccupations momentanées du diariste plutôt qu’une description exacte, permet néanmoins de s’affranchir des modèles necessairement simplificateurs de l’intellectual aristocracy ou de la « professionnalisation ».

  • 24 JNK Diary, 22 octobre 1872 : Father and Mother came in the middle of the day. We had lunch in my ro (...)

17Le problème des rapports entre réseaux de solidarité et projet intellectuel est posé par Neville lui-même dès son arrivée à Cambridge en octobre 1872. FraÎchement arrivé à Pembroke College, dont il ne goûte guère le formalisme anglican, il a peu d’amis, et l’étude des mathématiques, dans laquelle il s’est d’abord engagé, le dégoûte soudain. À son isolement religieux et social correspond une ambition intellectuelle inadaptée aux traditions pédagogiques de Cambridge, et Neville écrit bien vite à ses parents qu’il veut renoncer à sa scholarship et fuir cette université. Ces premierès semaines, au cours desquelles ses parents viennent le voir pour le convaincre de changer d’avis, sont cruciales dans la formation d’un réseau social et d’un projet intellectuel. Après que Neville a accepté de rester à Cambridge, il se met activement à construire un réseau de sociabilité très sensiblement différent du réseau « typique » de l’étudiant moyen, en même temps qu’il decide d’abandonner 1’etude des mathématiques au profit des sciences morales24.

Une « nouvelle couche sociale » ?

  • 25 E. Hobsbawm, « The Fabians Reconsidered », dans Labouring Men. Studies in the History of Labour, Lo (...)
  • 26 J.A. Venn, Alumni Cantabrigienses. A biographical list of all known students, graduates and holders (...)

18La société de Cambridge, au début des annees 1870, etait en plein renouvellement. Tandis que l’University Test Act de 1871 ouvrait les postes universitaires aux non-conformistes, les femmes pouvaient désormais accéder à l’enseignement superiéur. Dans le même temps, les postes offerts par les concours publics, tels que l’India Civil Service ou le Home Civil Service, offraient un nombre croissant de postes et de nouveaux debouches a ce qu’Eric Hobsbawm a appelé, en référence aux nouvelles élites frangaises de la Troisième République, la « nouvelle couche sociale »25. Neville ne pouvait qu’être conscient d’appartenir à une nouvelle catégorie d’étudiants. D’autres non-conformistes de son école d’Amersham Hall 1’avaient suivi a 1’universite de Londres, puis à Cambridge : John William Lord, Arthur Spokes, Henry Bond en étaient tous issus et restaient ses amis les plus proches. À Cambridge, Neville devait également se lier avec de jeunes boursiers et etudiants particulierement méritants qui, comme lui, avaient suivi la voie étroite qui menait du monde de la manufacture non-conformiste provinciale à l’universite de Londres, puis à Cambridge : c’était par exemple le cas de Thomas Whitby, que Neville mentionne dans son Diary en 1877 et qui faisait partie de la même Debating Society d’influence non-conformiste que lui, et de Hume Chancellor Pinsent, membre de la même société, fils d’un marchand du Devonshire, qui était son cadet de seulement quelques années26.

19La stratégie sociale suivie par ces hommes nouveaux, généralement détenteurs d’une scholarship décernée au mérite, était relativement simple : elle consistait à se ranger dans la ƒirst class de l’un des diplômes les plus prestigieux délivrés par l’université, comme celui de mathématiques, puis de se toumer vers une profession, une fellowship ou, de façon de plus en plus courante à partir des années 1890, un concours de la fonction publique. En effet, ce passage par les mathématiques n’empêchait pas des reconversions postérieures, comme l’illustre le cas bien connu d’Alfred Marshall, mathématicien par devoir, philosophe par vocation, économiste pour finir. Parmi les amis de Neville, Lord s’était ainsi classé First Wrangler (c’est-à-dire premier au Mathematical Tripos, l’examen de mathématiques), et Pinsent, quelques années plus tard, Fourth Wrangler.

Le choix des sciences morales

20La décision que prend Neville, au cours de sa première année à Cambridge, d’abandonner les mathématiques pour se consacrer aux études moins prestigieuses de sciences morales n’en est que plus difficile à comprendre de la part d’un jeune homme docile envers sa famille et son entourage, et d’un étudiant à qui tout le monde prédisait une facile réussite dans cette discipline :

  • 27 JNK Diary, 16 août 1873.

« Stephen of Corpus [Christi College] says he is very sorry to hear I have given up mathematics – otherwise I should have obtained a higher degree than the Moral Sciences Tripos is capable of conferring. »27

21Il est vrai que Neville, une fois de plus précurseur, n’était pas complètement isolé dans son choix. Le milieu des années 1870 est en effet le moment où un nombre significatif d’étudiants particulièrement méritants choisissent les sciences morales. Peu avant Neville, H.S. Foxwell, puis James Ward, s’étaient illustrés ; et peu après lui, J.S. Nicholson. Tous trois devaient devenir plus tard fellows de la British Academy. En 1874, alors que Neville vient d’imposer sa volonte d’étudier les sciences morales à sa famille, à son collège et à son réseau de solidarite de Cambridge, trois enseignants de toute premiere qualité encadraient les études de sciences morales : le logicien John Venn, le philosophe moral Henry Sidgwick, auteur de The Methods of Ethics publié la même année, enfin l’économiste Alfred Marshall.

22S’il semble hasardeux d’evoquer des « raisons » à la décision de Neville alors même qu’aucune source ne semble pouvoir nous éclairer sur la question, il n’est pas sans intérêt de relever à quel point la préparation de l’examen de mathématiques l’aurait forcé à changer une sociabilité à laquelle il était devenu particulierèment attaché. La réussite dépendait en effet d’un intensif bachotage dont l’efficacite étaite en partie fonction du prix qu’on était prêt à payer à des préparateurs privés. Un tel régime forçait tout candidat serieux à renoncer, pendant au moins un an, à tout club de discussion, à toute activité sportive ou ludique, bref à tout ce qui, hors l’étude, avail organisé la vie de Neville depuis qu’il avait decide de rester à Cambridge en octobre 1872, et lui avait permis de surmonter le choc culturel que représentait le passage de la notabilité provinciale et de la tolérance londonienne à la civilisation anglicane et à la upper middle class cultivée de sa nouvelle université.

23En effet, dès lors que Neville rejette les mathematiques, premiere decision importante dans sa formation intellectuelle, sa vie à Cambridge se construit en trois groupes d’activités également consignées dans son journal. L’étude, d’abord, solitaire mais tout entière dirigée vers un succès académique souhaité par sa famille. Le jeu et le sport, ensuite, dont l’objectif est de tremper une nature compétitive dans le respect de l’adversaire : jeux d’adresse, jeu d’échecs, et exercices physiques. Les premiers mois, particulièrement, sont consacrés a l’aviron, qui permet de se faire facilement des amis et de se fondre dans le décor. Une sociabilité religieuse mais également culturelie, enfin, qui inclut les clubs de discussion et debating societies, et des associations theâtrales ou littéraires.

Le jeu entre ethique individuelle et sociabilité

  • 28 J. Brown, John Bunyan ; his Liƒe, Times and Work, Londres, Isbister, 1885. Pour une description de (...)

24Si son origine sociale, sa religion, et son choix d’étudier les sciences morales l’isolent quelque peu, l’éducation victorienne et protestante de Neville, teintée de morale évangélique et de libéralisme avancé, lui fournit également les ressources nécessaires pour se faire des amis à Cambridge et nouer des liens qui aideront sa carrière. On retrouve l’influence de cette éducation dans l’existence même de son Diary, qui reprend en partie la pratique de l’examen de conscience a travers lequel le chrétien peut évaluer son « progrès »– c’est la métaphore du Pilgrim’s Progress, de John Bunyan, inspirateur des congrégationalistes, et dont John Brown, le futur beau-père de Neville, devait écrire la biographie28. L’éducation de Neville est également marquée par un sens de la compétition et de la mise à l’épreuve de soi dont la dimension morale implique de prendre au sérieux le jeu, parce que c’est à travers lui que se forge le caractère. Le jeu est l’une des occupations privilégiées de la société congrégationaliste de Cambridge qui, à l’image de l’ensemble du protestantisme de ce dernier quart du xixe siècle, abandonne l’austérité évangélique des décennies précédentes pour mieux s’adonner aux jeux de la vie. Mais il a aussi la fonction inverse, celle d’établir des passerelles entre les membres d’une communaute universitaire que separent de multiples barrières : la religion, bien sûr, mais aussi la faculté, qui place les étudiants en mathématiques ou en classics au-dessus des autres étudiants, enfin le collège, plus ou moins riche, plus ou moins tolérant, plus ou moins apte à soutenir la future carrière de ses membres. Face à ces divisions, les clubs établissent d’autres liens, politiques, idéologiques, intellectuels, qui reclassent différemment et qui, par cercles concentriques, intègrant la population étudiante.

  • 29 JNK Diary, 28 septembre 1873.
  • 30 JNK Diary, février 1874.

25Joueur d’échecs, Neville représente son université contra celle d’Oxford, et publie plusieurs problèmes dans différents journaux ; amateur de divers sports et jeux de societe, auxquels il consacre une grande partie de son temps, il met tout son cceur a gagner aussi souvent que possible et consigne soigneusement chaque résultat : We have been playing a good deal of croquet, & I have in the main come oƒƒ victorious29. Il en est des sociétés littéraires et intellectuelles comme il en est des jeux : consacrées à la littérature, au théâtre, ou à la discussion de grands thèmes politiques ou philosophiques, elles ritualisent des amitiés et forment le caractère. Elles permettent surtout, sans se renier pour autant, de s’intégrer à une societé dont Neville se sent éloigné par la religion : aux debates de Pembroke College, dont il est devenu en 1871 le premier membre non-conformiste, il parle devant d’autres étudiants en faveur de Gladstone ou de la peine de mort30. La litterature peut également servir de moyen d’intégration, particulièrement autour d’auteurs consensuels comme Shakespeare, en l’honneur duquel Neville contribue à fonder le Curtain Shakespeare Club en 1876.

Religion et projet créateur

Le réseau religieux, réplique du réseau universitaire

  • 31 Les vues politiques avancées de John Neville Keynes sur la place des femmes à l’université et dans (...)

26Les différents réseaux au sein desquels Neville partage son temps entre son arrivée à Cambridge et ses fiançailles en 1880 résument bien son histoire, construite comme un trajet du Wiltshire a V East Anglia, et lui permettent de concilier diverses identités qui avaient pu lui paraître inconciliables lors de ses premières semaines à Cambridge. Parti de Salisbury, ayant d’abord étudié à Amersham Hall, près de Reading, avant de gagner Londres, Neville retrouve à Cambridge chacune des étapes de sa vie : Henry Fawcett, ami de son père et issu comme lui de Salisbury, Lord, et Spokes, rencontrés à Amersham ou à Londres, sont autant de liens avec son passé. Enfin, sur cette sociabilité « fossile », se greffent de nouvelles connaissances. À Cambridge, Neville apprend ainsi à connaître la famille Bond, qui est le cceur de la communaute congrégationaliste, mais s’ouvre également à de nouveaux amis rencontrés à travers l’étude des sciences morales, et qui ne partagent ni ses convictions religieuses ni toutes ses vues politiques, comme Marshall, Foxwell, ou Nicholson31.

  • 32 Les archives de ce premier Moral Science Club d’étudiants, disparu après l’été 1876, e’est-à-dire a (...)

27Au total, la sociabilité de Neville peut se décrire vers 1878, date de l’ecriture de son premier article important, publié l’année suivante dans Mind, comme étant organisée par deux réseaux distincts et parfaitement symétriques, où les règles de la discussion sont différentes même si les sujets abordés sent en partie les mêmes. On ne pent qu’être frappé par la manière dont les deux réseaux fonctionnent de façon complementaire, permettant à Neville d’assumer une double identité sociale et intellectuelle. D’un côté, le réseau universitaire est le produit d’une sociabilité de college, de clubs trans collegiaux sportifs ou culturels, mais aussi d’une société de débats sur des sujets politiques, la célèbre Cambridge Union, et enfm d’un Moral Science Club, à la création duquel Neville a participé en 187432, et où les etudiants se preparent, en vue de leur examen, à la discussion de sujets généraux de logique, éthique ou économie politique à partir de leur programme de lectures. Face à ce réseau universitaire, Neville a d’autres activités culturelles et sportives, d’autres discussions politiques et philosophiques, d’autres réunions plus ou moins formelles qui reproduisent sous une forme légèrement différente ses activités au sein de l’université. Avec ses amis congregationalistes d’Amersham et de Londres, et autour de la famille Bond, située à Brookside, un peu à l’écart du centre-ville, où elle possède une épicerie, Neville porte un autre regard sur ses notes de lecture, il adapte et s’approprie differemment les connaissances qu’il a accumulées dans un cadre scolaire. Là, il peut se reposer de 1’universite, mais aussi trouver l’énergie et la confiance pour l’affronter. Il y trouve une certaine stimulation intellectuelle mais aussi la sociabilité sans pretention d’un epicier congregationaliste aux vues libérales proches des siennes, qui repose de la morgue intimidante des anglicans souvent conservateurs de Pembroke. C’est enfin un milieu indiscutablement plus féminin que celui des colleges et de l’université, plus libéral et dans lequel les vues avancées de Neville sur la position de la femme sont acceptées ; dans lequel, aussi, il peut s’exercer à un jeu particulièrement difficile, celui de la séduction et de la recherche d’une compagne.

28Toutes les contraintes de l’université sont en définitive mises en suspens dans cet espace de liberté intellectuelle qu’est la sociabilite congregationaliste. Neville peut y expérimenter les vues les plus radicales, notamment en matiere de religion, sans avoir à subir la réprobation fellows. On peut aussi discuter sur un pied d’égalité avec des femmes, y compris lorsqu’il est question de politique ou de religion, ce qui ne va pas sans un apprentissage. Comme le note Neville le 4 mai 1877 : There is something repulsive to me in avowed inƒidelity in a girl, though I daresay the feeling cannot be justiƒied. À la fin des années 1870, alors que, devenu lui-même fellow de Pembroke et membre du Moral Science Board, il commence à enseigner l’économie politique et la logique aux étudiantes des collèges féminins de Newnham et de Girton, Neville se trouve souvent plus d’affinités avec ces jeunes femmes souvent issues de milieux comparables au sien qu’avec les dons anglicans traditionnels. Avec une Miss Hoyle à qui il fait la cour pendant quelque temps, Neville pent se laisser aller à une liberté d’ échanges (surtout intellectuels) qu’il ne trouve qu’avec peu d’universitaires :

  • 33 JNK Diary, 28 juillet 1878.

“We compared religious experiences and beliefs. They are not so very different, but whilst she gives free play to sceptical tendencies, I have generally done my best to restrain them, though not with very great success.”33

29Grâce à ce dernier réseau, en définitive, Neville peut en construire un autre, plus centré sur l’université et qui en est comme le négatif.

Position des sciences morales dans les années 1870

  • 34 W. Houghton, The Victorian Frame of Mind, 1830-1870, New Haven, Yales University Press, 1957 ; W.L. (...)
  • 35 Sur le caractere ideal-typique de Fawcett, voir S. Collini, « Manly fellows : Fawcett, Stephen and (...)

30C’est dans l’équilibre entre toutes ces activités, qui est aussi un équilibre entre plusieurs milieux sociaux et plusieurs systèmes de croyances, que peut se construire, à partir du milieu des années 1870, un projet intellectuel original. Ce projet, au départ, n’est pas le produit direct de la sociabilité au sein duquel il est d’abord formulé, mais reflète un faisceau d’interrogations qui traversent alors toute une géneration d’intellectuels qui, à tort ou à raison, pense qu’elle ne peut plus s’appuyer sur les certitudes de la génération précédente. Les historiens ont souvent repris à leur compte cette périodisation et ont parlé d’un Age of Equipoise à propos du milieu du xixe siècle, équilibre harmonieux non settlement entre les classes, mais aussi entre les domaines de la pensée, religieux, moral, philosophique et economique34. Les interrogations de Neville et de sa génération sont résumées par une remarque qu’il fait non sans ironie à propos d’Henry Fawcett, ami de sa famille et professeur d’economie politique à Cambridge, représentant idéal-typique du libéralisme classique mid-victorien35 :

  • 36 JNK Diary, 3 octobre 1878.

“Fawcett excites my envy because he never seems really to doubt about anything. Even when he holds his mind balanced between two opinions, he is quite confident that this is just what the evidence justifies and no more. I do not call that doubting. I believe that we have here what is partly the source of his strength.”36

  • 37 B. Hilton, The Age of Atonement. The Influence of Evangelicalism on Social and Economic Thought, 17 (...)

31Boyd Hilton a bien décrit les différentes composantes de cet équilibre intellectuel : à côté de 1’interpretation « utilitariste » de l’economie politique, dont Élie Halévy a proposé une description classique dans La formation du radicalisme philosophique, il existait aussi une interprétation « évangélique » pour laquelle le libre-échange et la compétition avaient des vertus avant tout morales. Les années 1870, marquées par la défaite du parti libéral aux élections de 1874, correspondent à une double remise en cause : à la crise de l’utilitarisme classique, symbolisée par la mort de John Stuart Mill en 1873 et la publication de la Theory of Political Economy de Jevons, correspond la fin de « l’ère de la rédemption », le renouveau « incamationaliste » au sein de l’Église anglicane, et la crise de l’interprétation évangélique de l’economie politique classique37.

La philosophic n ’est plus un sport : The Power of Texts

  • 38 JNK Diary, 11 juillet 1868.

32C’est dans ce contexte intellectuel général que se dessine dans la deuxième moitié des ann2es 1870, alors qu’il a environ vingt-cinq ans, le premier projet intellectuel de John Neville Keynes. S’étant essayé, au sein de divers groupes de discussion, aux grands sujets philosophiques du temps, Neville avait accompagné sa formation universitaire d’une formation « sur le tas » presque exactement parallèle au sein de son réseau non-conformiste. Là aussi, comme au sein de l’université, il s’agissait de se réunir pour debattre, et il fallait ecrire des essais. En 1874 et 1875, Neville avait publié plusieurs articles dans une modeste revue, l’Itinerant Omnibus, dans laquelle il s’attaquait à de grands sujets débordant du domaine direct de compétence du Moral Science Board. Ainsi, au moment même où il lit les écrits logiques de Whately et d’Hamilton pour affiner sa compréhension des débats universitaires, il publie un ambitieux essai davantage orienté vers les centres d’intérêt de ses amis congrégationalistes sur « Christianity in Relation to Systems of Morality », et s’emploie à réfuter la position de son ami Radford sur « Utilitarianism and Christianity », ami de longue date puisqu’il le mentionne déjà en 1868 alors qu’il n’a que quinze ans et étudie à Aversham Hall38.

33Mais, vers la fin des années 1870, Neville se lasse des jeux caiqués sur le modèle de la Cambridge Union où les débats sont avant tout des joutes verbales et où chaque orateur exerce sa virtuosité argumentative. En février 1877, Neville prend la décision, aussitôt mise en application, de quitter tous les clubs et debating societies dans lesquelles la discussion et 1’ essay semblent davantage une fin en soi qu’un moyen de penser. L’escrime conceptuelle ne présente plus l’attrait qu’elle avait encore trois ou quatre ans plus tôt. Pour Keynes, la philosophie n’est plus un sport.

  • 39 Sur ce point, voir par exemple F.M. Turner, Contesting Cultural Authority. Essays in Victorian Inte (...)
  • 40 JNK Diary, 6 janvier 1878.

34Ayant obtenu sa ƒellowship, Neville s’attache alors à organiser davantage sa quete intellectuelle, a 1’ancrer dans un véritable projet créateur dans lequel se confondent recherche de la vérité philosophique et recherche d’une articulation exacte entre foi et raison. L’année 1878 est celle où la clique de non-conformistes qu’il s’est construite depuis son arrivée, arrivée à maturité, commence à se réunir de façon plus régulière et systématique. Cette fois-ci, l’objectif n’est plus de débattre pour mesurer sa force dans le respect de l’adversaire. L’enjeu est de formuler un credo, une formulation exacte de ce point d’équilibre où foi et raison se concilient et se conjuguent. Pour cela, Neville fait appel à son cercle le plus proche, une « affinite » de jeunes gradués de Cambridge tous issus de milieux semblables, tous traversés par de semblables questions qui sont celles de leur génération39. Les résultats ne sont pas tout de suite satisfaisants : “The ostensible object of our meeting, namely the formation of a creed, was not attained.”40

35Au moment même où elle cesse d’être un sport, la philosophic devient pour John Neville Keynes une difficulte insurmontable, le rappel d’une incomplétude qui serait presque une souffrance s’il n’était aussi le signe d’une responsabilité qu’il faut bien savoir accepter, en gentleman et en philosophe :

  • 41 JNK Diary, 11 août 1878.

« Again we did not get far towards the formation of a creed. In Ethics and Philosophy Pinsent seems to be very much where I was myself three or four years ago. Perhaps all that I have done in the interval is to make my views vaguer and less definite. Difficulties have sprung up in many directions where there were none before, and they have not been solved. It is just what Fawcett has complained of in my Political Economy. It may be that I am less narrow than I was. I wonder where I shall be in four years more »41.

  • 42 Sur les figures de l’autorité culturelle, voir C. Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe- sièc (...)

36L’effort de Keynes, Pinsent et les autres n’était pas isolé : on le rencontre chez de nombreux économistes de sa génération, ainsi à Oxford, chez les disciples de T.H. Green, chez les disciples de Ruskin, comme William Smart à Glasgow ou John Hobson à Londres, chez les étudiants d’Edward Caird comme James Bonar. Beaucoup d’historiens ont souligné a quel point l’agnosticisme ou la perte de la foi, pour la génération intellectuelle qui arrivait à maturité après 1870, représentait une crise difficile qui entraînait la remise en cause des anciennes formes d’autorite culturelle, mais aussi la construction de nouvelles, a travers une variete de réponses42. Neville recherche un nouveau credo qui n’existe pas encore, et autour de la désignation des différentes positions existant déjà en éthique, philosophie et économie politique, derrière lesquelles il peut généralement mettre des noms propres, les noms de personnes qu’il connaît et qui sont souvent ses proches, il investit un nouvel espace relationnel, plus abstrait que tous ceux qu’il avail pu forger consciemment jusqu’ici, et qui définit une solidarité intellectuelle largement imaginée à travers des lectures.

  • 43 Cambridge University Library, Moral Science Club, U.A. Min. IX, 23 octobre 1885.

37Ce n’est certainement pas auprès de Sidgwick, qui dirige alors le Moral Science Board et pour lequel il est rempli d’admiration intellectuelle, que peut se trouver la réponse à ses questions. Sidgwick avait renoncé très tot à assumer la figure de 1’intellectuel « enthousiasmant » son auditoire, encore représentée à Oxford par T.H. Green. Au Moral Science Club où il parlait en 1885 de la conception du pouvoir spirituel d’Auguste Comte, Sidgwick la comparait avec celle de l’Église medievale, et s’etonnait du « singulier mélange, chez Comte, d’intuitions profondes et originales, et d’aveuglement présomptueux »43. Paradoxalement, c’est d’un peu de cet aveuglement qu’il manquait au vieux Sidgwick, ou au jeune Keynes, pour trouver la quietude. Il existait toutefois a la fin des années 1870 un auteur qui pouvait retenir l’attention d’un jeune esprit soumis au doute religieux et philosophique. C’est au sein de son cercle d’amis non-conformiste que Neville s’y intéressa tout d’abord :

  • 44 JNK Diary, 6 janvier 1878.

« We discussed Religion, Alfred [West], Bond and I forming the Right, and Radford, Birrell and Spokes the Left, but we did not get very far. Radford and Spokes appear to be avowed atheists, whilst Birrell believes in Matthew Arnold’s stream of tendencies within us that makes for Righteousness »44.

  • 45 La précision du Diary, dans lequel Neville consigne souvent le temps précis consacré à chacune de s (...)
  • 46 M. Arnold. Literature and Dogma, Londres, Smith, Elder and Co., [1873] 1884, p. 31.

38Matthew Arnold voyait dans la profusion victorienne de clubs littéraires la promesse d’une nouvelle religion. Neville, qui avait peut-etre consacre un tiers de sa vie à lire des romans et à s’intéresser au théâtre, convaincu par Birrell, reporte alors vers Matthew Arnold l’essentiel de son effort de synthèse religieuse45. Dans Literature and Dogma, il lit que le « langage de la science » est « inferieur à ce que nous ressentons comme étant la vérité », que la vérité n’est que la révélation de la « moralite touchée par l’émotion »46.

  • 47 Pour une comparaison, voir J.M. Winter et D.M. Joslin (éd.), R.H. Tawney’s Commonplace Book, Cambri (...)

39Ce moment de crise personnelle, qui est une crise pour l’ensemble de la culture victorienne, est aussi celui ou la forme du Diary de John Neville Keynes change, et avec elle sa manière d’envisager l’écriture de soi. Du journal protestant qu’il était, reflet qui se veut sans concession de son âme de chrétien dans la tradition des diaristes victoriens, le Diary devient Commonplace Book, un relevé des pensées importantes rencontrées au cours de lectures, un recopiage créateur, une autre façon de livrer son âme et de libérer sa pensée. Neville a vingt-sept ans, un âge où son style pourrait s’affirmer, sa philosophic prendre forme, et s’appuyer sur ce Commonplace Book pour se déployer, disciplinée par la rigueur et la précision de Cambridge, mais à l’abri de sa sécheresse et de ses multiples censures et autocensures47.

  • 48 JNK Diary, 16 février 1879.

40Mais le Commonplace Book reste un recopiage de citations, les questions restent sans réponse, le credo ne prend pas forme. En revanche, Neville remarque que son « extraordinaire fascination » pour Literature and Dogma provient en grande partie du style de Matthew Arnold – un style qui enthousiasme, et qui veut faire advenir ce dont il parle, mais qui suppose que l’on accepté la définition arnoldienne de la « culture », que l’on croie que l’autorité morale est d’abord une question de style48. Cette fascination pour le style d’Arnold conduit Neville à envisager les textes sous l’aune de leur pouvoir, comme il le souligne dans son journal :

  • 49 JNK Diary, 22 janvier 1878. Souligné dans l’original.

« Matthew Arnold introduces his quotations with more effect than any other writer I can remember. The same may be said of his italics. I certainly never understood before the power of texts »49.

41Cet intérêt pour le pouvoir des mots et pour les conditions de possibility de la persuasion chez celui dont le fils aîné devait écrire les Essays in Persuasion – et dont 1’ancetre signa au xviie siecle le Rational Compendious Way to Convince – est essentiel pour comprendre la suite du parcours intellectuel de John Neville Keynes, à la fois en logique et en economic politique.

  • 50 JNK Diary, 4 août 1886.
  • 51 En témoigne la mechanceté inhabituelle avec laquelle Neville décrit l’absence de style de Marshall, (...)

42Une seconde découverte à mettre à l’actif d’Arnold, pour ce jeune philosophe passionné de littérature, est celle de sa propre infirmité littéraire : I am oppressed by the commonplace style of my writing, écrit-il encore quelques années plus tard50. Si la lecture de Matthew Arnold et sa mise en question de la confiance accordée à la raison ne furent qu’un detour momentane, ce detour est important parce qu’il suggere une evolution des rapports entre le monde de la philosophie de Cambridge et celui de la littérature. Alors que la génération d’Henry Sidgwick et de Leslie Stephen maintenait encore des liens étroits avec le monde littéraire de Londres, Marshall, au contraire, n’avait aucun complexe à se faire trailer de philistin en déclarant que l’étude des classiques grecs et remains était une perte de temps. C’est que, pour un John Neville Keynes ou un Alfred Marshall, rejetons d’une classe moyenne qui n’avait guère accès à T université de Cambridge avant eux, et tous deux remarquables pour la lourdeur de leur style, la précision scientifique vient plus naturellement que l’aisance littéraire51.

Université et projet createur

  • 52 Ce projet professionnel se concrétise partiellement en 1884, lorsque John Neville Keynes est nommé (...)

43L’interet de la notion de réseau en histoire intellectuelle, avons-nous suggéré, est qu’elle invite à considérer l’interconnection autour d’une même personne, non seulement de liens sociaux obéissant à des logiques différentes (social networks’), mais aussi de systèmes de croyances relativement indépendants. À ce titre, les années 1877 et 1878 sont celles d’un tournant. Le temps des réflexions agnostiques est également celui de l’intégration au personnel enseignant de la faculté de sciences morales, étape où le projet créateur doit devenir un projet professionnel52. Au moment même ou les tentatives de John Neville Keynes pour former un credo avec ses amis non-conformistes échouent sur des considérations littéraires désabusées, il réorganise en profondeur sa sociabilité et il a l’idée d’un travail original sur la logique formelie. On voit ainsi les réflexions de Neville passer des règies informelles de la conversation amicale au sein de sa clique congrégationaliste aux régies beaucoup plus formelles de la contribution spécialisée à la revue de philosophic Mind et de la rédaction d’un traité de logique pour l’editeur Macmillan.

La « science morale » : projet créateur et projet pédagogique

44Février 1877, nous l’avons vu, est ce moment où John Neville Keynes quitte ses anciens clubs d’étudiants. Le temps auparavant consacré aux jeux et aux clubs de discussion, desormais libere, est reinvest ! dans une nouvelle pratique sociale de la production intellectuelle. Outre les moments désormais occupés au travail solitaire et à la recherche – Neville s’emploie, dès le début de l’année 1877, à écrire un mémoire sur « l’influence des machines sur les salaires » en vue de l’obtention du Cobden Prize – c’est toute une nouvelle sociabilité intellectuelle qu’il faut reconstruire. Les jeux sont remplacés par des clubs de gentlemen : Neville rejoint le Saville Club de Londres et occupe désormais une large partie de ses occupations à des reunions professionnelles avec les fellows de Pembroke College ou avec les membres du Moral Science Board.

  • 53 S. Rothblatt, The Revolution of the Dons, op. cit.
  • 54 La suite de la carrière de John Neville Keynes, qui occupa l’un des plus hauts postes de l’administ (...)

45Surtout, c’est l’apprentissage d’une nouvelle pratique sociale des idées, d’un nouvel ethos intellectuel. Comme Sheldon Rothblatt l’a montré, les années pendant lesquelles Keynes entre dans la carrière de moral scientist sont un moment de profonde mutation des pratiques comme de l’idéal universitaire à Cambridge. Tandis que compétences et finances sont transférées des collèges vers l’Université, la culture traditionnelle du gentleman est réinterprétée pour s’adapter aux nouvelles conditions de la société53. Keynes est résolument du côté des « modernes », dont il occupe la frange la plus avancée : moralist plutôt que mathématicien, premier fellow non-conformiste de Pembroke College, premier University Lecturer en sciences morales, l’un des premiers membres de l’Université à se marier, pen après l’introduction d’une loi à cet effet, fervent partisan de l’ouverture de l’université aux femmes. Pourtant, l’ancienne culture du Cambridge don survit à sa manière. Il faut d’abord lire les grandes revues intellectuelles qui alimentent les conversations à la high table : Fortnightly Review, Contemporary Review, etc. Avec l’apprentissage d’un humour spécifique, dont Neville rapporte les meilleurs morceaux dans son journal, avec l’entrée dans le monde des potins universitaires, une nouvelle étape est franchie : apprendre a manier 1’ironie et la dérision sur les autres universitaires, ce qui l’amuse beaucoup pendant les premieres annees, est un moyen de maintenir ses collègues à « bonne distance », respectueuse mais sans déférence excessive, tout en s’offrant la possibilité de la compétition : l’ironie universitaire n’est peut-être pas si différente que celle qu’on pratique avec son adversaire sur un terrain de sport54. La discussion à la high table, portant souvent sur la politique internationale et nationale, mais aussi sur la politique universitaire, abordant rarement les sujets de fond de faqon directe, est un autre moyen de se confronter et de se positionner.

46L’apprentissage de cette pratique, l’adaptation à un ethos réputé être spécifique à l’université de Cambridge, est indissociable de liens inter personnels forgés aux cours de multiples occasions où la frontière entre le public et le prive est difficile a etablir, dining halls, tea parties ou Board Meetings qui se tiennent souvent chez l’un ou l’autre plutôt que dans un endroit officiel, et au sein desquels une authentique amitié n’est pas rare. C’est à travers l’échange de manuscrits avec Alfred Marshall ou Henry Sidgwick ou, comme l’a rappele Stefan Collini, la promenade, ici sur Madingley Road, avec James Ward ou W.E. Johnson, que se construit une conception proprement cantabridgienne du savoir et de 1’universite. Elie est rappelee de faqon humoristique par H.S. Foxwell dans une lettre à John Neville Keynes, à un moment où il est question que ce dernier parte enseigner à Oxford :

« Think of the effect your move may have on your son. He may grow up flippantly epigrammatical, and end up becoming the proprietor of a Gutter Gazette, or the hero of a popular party ; instead of emulating his father’s noble example, becoming an accurate clear-headed Cambridge man, spending a life in valuable and unpretentious service to his kind, dying beloved of his friends, venerated by the wise ».

  • 55 Pour un exemple d’étude de retraduction au sein du champ philosophique d’un discours extérieur à lu (...)
  • 56 JNK, Examination Questions in Logic, Cambridge University Library, Add. Mss. 7322.
  • 57 J.N. Keynes, Studies and Exercises in Formal Logic, Londres, Macmillan, 1884.
  • 58 S. Rothblatt, The Revolution of the Dons, op. cit. ; pour une mise au point sur la notion de charac (...)

47La construction d’une « problématique » de « recherche »– il faudrait plutôt dire, pour éviter l’anachronisme de ces deux mots, d’une « idée originale »– se nourrit des discussions et du parcours accompli au sein du réseau non-conformiste, mais s’inscrit dans des pratiques sociales universitaires en fonction desquelles Neville retraduit des problématiques apprises par ailleurs55. Au nombre de ces pratiques figure premièrement l’enseignement de la logique. Les carnets de notes et d’interrogations de Neville montrent comment sa compréhension des enjeux de la philosophic britannique « post-Millienne » se nourrit de son enseignement aux étudiants et étudiantes de sciences morales. Son carnet de Questions of Logic se répartit en rubriques qui reprennent les différentes problématiques en fonction desquelles se définissent les différentes positions possibles au sein du champ de la logique britannique : logique conceptuelle, lois de la pensée, matière et forme de la pensée, jugement et raisonnement, conceptualisme et nominalisme56. En défendant la logique formelle centre les différentes attaques dont elle faisait l’objet, l’objectif de John Neville Keynes était en partie de défendre un enseignement dont il pensait qu’il avait des effets positifs sur des intelligences et des caractères en formation. Il est révelateur que l’ouvrage qu’il publie en 1884 n’est pas, comme il l’avait prévu à l’origine, un « traité » de logique, mais plutôt une série d’exercices pour les étudiants57. Dans ce contexte de reforme universitaire profonde, et dans un pays comme l’Angleterre où, a l’époque, l’idée d’université se confond avec celle de former le caractère des élites du pays, la défense d’une discipline n’est jamais seulement celle d’un domaine de la connaissance, mais aussi celle d’une méthode pour former le character58.

Le marche des amis : essor de la « proƒession » universitaire

48La publication universitaire, au cours des années 1880, ne saurait se comprendre uniquement par la rencontre entre un projet individuel et les réformes pédagogiques de cette époque. À ces raisons et à ces milieux sociaux distincts, celui des amis de Brookside et celui des collègues du Board, il faut ajouter des liens sociaux plus abstraits et plus distants, ceux qui relèvent de l’émergence d’un marché du travail universitaire national au cours des années 1880 et 1890. Dés 1880, Henry Sidgwick et John Venn avaient averti John Neville Keynes de la necessite desormais imperieuse de publier pour obtenir un poste. Comme le rapporte Neville dans son Diary :

  • 59 JNK Diary, 7 octobre 1880.

« Sidgwick wants to know what I propose doing when I am married. He points out quite truly that I cannot have much chance of a readership [à Cambridge] for a considerable time to come... Both Sidgwick & Venn think my prospects would be improved if I were to « write a book » ; and the latter considers that a text book of Logic such as I was proposing to write is very much wanted59 ».

  • 60 À la fin de l’annee 1895, John Neville Keynes avait vendu 3037 exemplaires de ses Studies and Exerc (...)
  • 61 Sur l’essor des universités anglaises à la fin du xixe siècle, voir C. Charle et J. Verger, Histoir (...)

49L’évaluation de Venn et Sidgwick sur le marché potentiel du livre s’avérera juste, et les Studies and Exercises trouverènt un large public d’étudiants dans tout le monde anglophone, et furent réédites plusieurs fois à la demande de Macmillan60. Toutefois, le choix du sujet d’un livre universitaire, comme 1’indique ce passage du Diary, se devait d’être guidé autant par la « demande » d’ouvrages permettant de faciliter l’enseignement que par les développements de la recherche et l’offre de postes d’enseignement, non seulement à Cambridge, mais dans le pays tout entier61. Or, au cours des années 1880-1900, la demande d’enseignement en économic politique, qui relevait à la fois de la culture généraliste et gentlemanly enseignée à Oxford ou à Cambridge, et de la culture plus vocational ou orientée vers le commerce de Londres ou Birmingham, augmentait plus vite qu’en philosophie ou en logique. Sans que la trajectoire intellectuelle de Keynes ne puisse s’expliquer mécaniquement par cette demande d’enseignement – il faudrait alors expliquer pourquoi il renonce dès les années 1890 a une carrière de professeur, décline une offre venue de l’université de Chicago en 1895, et résiste aux reproches que lui font ses amis de Cambridge de manquer d’ambition –, on ne peut que remarquer qu’elle suit cette évolution globale des postes universitaires. Ainsi, son autre livre plus tardif, The Scope and Method of Political Economy de 1891, trouve son origine dans une série de cours qu’il dut faire en 1885 à Balliol College, Oxford, pour remplacer Alfred Marshall qui venait de se faire élire professeur à Cambridge.

  • 62 I. Hont et K. Tribe, The Market for Political Economy, op. cit.

50L’idée familière selon laquelle cette « offre » nouvelle d’enseignement économique, à la fin du xixe siècle, n’aurait fait que repondre a une « demande » sociale a été sérieusement remise en cause62. Si l’on met de côté la question de cette « demande » d’enseignement et que l’on se place simplement du côté de l’« offre » de savoir économique, l’idée même d’un « marché » des postes de professeur et d’enseignant reste assez paradoxale dans le cas de ce tout petit monde, suffisamment petit pour que les relations de marché ne puissent s’affranchir tout à fait des relations inter personnelles. Toute candidature sur un poste « ouvert » a la compétition s’accompagnait en effet de lettres de recommandation, testimonials dans lesquels le candidat demandait a des pairs qui étaient souvent aussi d’anciens enseignants ou camarades de s’exprimer sur ses qualités et d’évaluer sa capacité à remplir les charges associées au poste. Aussi, pour comprendre le marché des chaires d’économie politique dans l’université britannique d’avant 1914, faut-il comprendre au préalable en quoi consistaient les amitiés intellectuelles entre les économistes de cette époque. Observateur des mceurs universitaires en 1881, A.T. Fawcett, déjà cité en é.pigraphe, avail peu d’illusions sur les mobiles qui expliquaient l’agrégation en « clubs et cliques ». À l’idéal d’un libre marché des amis, s’opposait une forte viscosité des relations amicales qui poussait chacun à privilégier le connu sur l’inconnu, indépendamment de toute autre considération :

  • 63 A.T. Fawcett, « Clubs and Cliques », Cambridge Review, 21 mars 1881, p. 19.

« Unfortunately at Cambridge, as well as in the world generally there is a strong prejudice to favour one’s friends on all possible occasions, and whether it is right to do so or not ; if there is any office to be filled by means of election more especially, personal predilection, instead of fitness in the candidate, has a strong tendency to bias the voter »63.

  • 64 Voir par exemple les testimonials de Marshall dans The Correspondence of Alfred Marshall, Economist(...)
  • 65 JNK Diary, 11 octobre 1877 : « Searle tells us many amusing stories about Beatson, late Fellow of P (...)
  • 66 F. Trentmann, « Political Culture and Political Economy », Review of International Political Econom (...)
  • 67 R. Skidelsky, John Maynard Keynes. Hopes Betrayed, op. cit. p. 133-160.

51En réalite, l’auteur révèle ici l’emprise de 1’ideal d’impartiality au sein de l’amitié autant qu’il dénonce les infractions à cet idéal. Les testimonials entre les moralists de Cambridge, en particulier ceux qui concernent Sidgwick, Marshall, Foxwell, Nicholson ou Keynes, suggèrent un souci particulièrement marqué de l’impartialité64. Pour ces universitaires victoriens, l’amitié implique en effet une forme de solidarité, mais se fonde sur un idéal commun du gentleman qui suppose aussi une dévotion au bien public interdisant toute forme de favoritisme trop visible ou consciente65. Ainsi, avant même qu’il existe un véritable « marche » des postes universitaires, les conditions qui régulent ce marché en fonction du mérite de chacun, et où le favoritisme est pergu comme impossible, ont souvent ete interiorisees, ou du moins le croit-on. Pour ces économistes en cours de « professionnalisation » de la fin de l’époque victorienne, pour qui le libre-échange découle autant de la vertu individuelle et d’un idéal social que de lois naturelles et immanentes66, le marche des postes universitaires doit lui aussi s’identifier à des rapports professionnels moralisés au sein d’une communauté scientifique. En d’autres termes, le « marché » relève ici de dispositions et d’une anthropologie des relations interpersonnelles. Pourtant, si l’ami victorien de la génération de Sidgwick, comme gentleman, se doit de rester impartial avec son ami, l’ami édouardien de la génération de John Maynard Keynes, le fils de Neville, privilégie l’intimité des relations personnelles sur la froide vertu victorienne67. Comme le dit, à propos de leur maître commun Henry Sidgwick, un ami de John Neville Keynes au moment de la candidature de ce dernier à la chaire d’économic politique de University College London, à laquelle il se présentait, inévitablement, centre un autre ami commun (Foxwell) :

  • 68 JNK Diary, 17 décembre 1880. Nicholson indique ici que Sidgwick, malgré l’amitié plus ancienne qui (...)

I will give you a testimonial for Univ[ersity] Coll[ege] with much pleasure. I sh[oul]d think you will beat Foxwell. You will get a fine example of old Sidgwick’s detestable impartiality68.

Logique formelle et champ philosophique

  • 69 J.N. Keynes, « On the Position of Formal Logic », Mind, vol. 4, juillet 1879, p. 362-375.

52La logique de John Neville Keynes, telle qu’elle est exposée dans son article « On the Position of Formal Logic » en 1879, puis développée dans son traité de 1884, doit se comprendre d’une part comme la défense d’une pratique de la consistency dont l’utilité pour former de jeunes esprits lui paraît a l’époque évidente, contre les efforts de Boole ou Jevons pour mathématiser la logique et en faire une discipline distincte et sans applications concrètes, et d’autre part comme une volonté de se positionner sur un marche du travail en plein essor69. Cette approche renvoie aux deux types de rapports sociaux déjà identifiés au sein de l’Université, celui, tout d’abord, qui associe des collègues au sein d’une même pratique pédagogique, et celui, ensuite, qui place les différents praticiens d’une discipline sur un même marché national. Toutefois, si les idées logiques de Neville sont ancrées dans une pratique pédagogique et un projet professionnel, elles expriment également son entrée dans un nouveau réseau, qui s’ajoute et se superpose aux autres réseaux que nous avons déjà repérés, et se caractérise par des liens spécifiques. Définir la « position » d’une logique formelle dont il se réclame, en effet, consiste pour Keynes à établir des liens d’un type nouveau avec d’autres positions logiques et philosophiques, et dont la nature n’est pas en premier lieu sociale, politique ou personnelle, mais d’abord philosophique.

  • 70 G. Croom Robertson, « J.S. Mill’s Philosophy tested by Prof. Jevons », Mind, vol. 3, 1878, p. 289, (...)
  • 71 J. Venn, « Consistency and Real Inference », Mind, vol. l, 1876, p. 44.

53La logique anglaise des années 1870 se caractérise précisément par la redéfinition de ses liens avec la philosophic. Après la mort de John Stuart Mill, en 1873, les philosophes anglais font le bilan de son System of Logic publié en 1843. Jevons oppose sa propre logique algébrique, indépendante de la philosophic, à celle, « philosophique » et done peu « scientifique », de Mill, mais Croom Robertson, l’éditeur de Mind, lui rétorque qu’« aucun homme ne construit véritablement en logique, qui ne construit sur des fondations philosophiques »70. Dans le premier numéro de Mind, en octobre 1876, John Venn, soulignant l’ampleur des désaccords entre logiciens, rappelait qu’il fallait au moins, pour s’opposer, disposer d’un certain nombre de présupposés communs. Il proposait alors une definition de la proposition logique qu’il considérait refléter fidèlement la tradition « anglaise », sauf dans sa branche hégélienne naissante : a proposition is a statement in words of a judgment about things71.

  • 72 L. Liard, Les Logiciens anglais contemporains, Paris, G. Baillière, 1878.

54Tout en s’accordant sur cette formulation, deux écoles entraient en opposition selon John Venn. La première, la Conceptualist View, representee par Hamilton et Mansel, revenait à soutenir que l’essentiel, dans une proposition logique, relevait du jugement, et des lois nécessaires de la pensée sur lesquelles il trouvait ancrage. La seconde, la Material View, insistait au contraire avec John Stuart Mill et Alexander Bain sur la validité du rapport aux choses comme principale préoccupation de la logique. Cette division de la logique anglaise en deux camps, l’un récusant, l’autre s’appropriant le point de vue de la logique formelle, était également reprise à la même époque par un observateur frangais, qui y voyait en partie se rejouer la lutte entre positivisme et kantisme72. Cette typologie, qui ramenait les débats logiques à des débats philosophiques antérieurs, ne rendait pas tout à fait justice à la position « algébrique » de Jevons qui, tout en s’apparentant à la position conceptualiste, réclamait de pouvoir faire œuvre logique sans l’ancrer dans une théorie constituée des lois de la pensée, ou dans une psychologie scientifique qui n’existait pas encore. Inversement, l’usage élaboré des mathématiques proposé par Jevons ne pouvait convenir à un cursus de sciences morales qui, à Cambridge, voulait pouvoir prouver sa valeur propre, indépendamment des mathématiques. Tout en reprenant le point de départ de John Venn, John Neville Keynes distinguait une troisième interprétation de la logique, irréductible aux deux autres : la position, exprimée d’abord par Whately, selon laquelle la logique est d’abord concemée par le langage.

  • 73 J.N. Keynes, art. cit., p. 364.

55La démarche de Keynes consistait à réaffirmer la distinction défendue par Sir William Hamilton, l’introducteur de Kant en Grande-Bretagne, entre la forme et la matière de la connaissance, condition necessaire, selon lui, à la reconnaissance d’une branche particulière de la logique consacrée au langage. Venn mettait en avant « la nature secondaire et dépendante du langage », tantôt médium de la pensée, tantôt simple référence aux faits du réel, pour disqualifier l’idee d’une logique « dont l’objet serait le langage, et le langage seulement ». Pour Keynes, au contraire, la distinction entre la forme et la matière de la connaissance permettait de voir que le langage, plus qu’un medium of thought, était aussi un instrument of thought, un ensemble de symboles indispensable a toute pensee, et dont 1’usage juste et rigoureux pouvait etre decrit et formalisé : « Language is a symbolism indeed, but a thought-symbolism, and it is this fact alone that can give it any logical significance »73.

56En d’autres termes, le formalisme logique de Keynes était conçu en opposition a un formalisme mathématique jevonien dont les applications concrètes lui paraissaient un horizon trop lointain. La recherche d’une discipline du langage, con^ue comme symbolisme de la pensée et non comme symbolisme pur, comme celui des mathématiques, avait ainsi pour objet de trouver des applications dans toutes les situations oil un malentendu, scientifique, moral ou politique, découlait d’une mauvaise utilisation des termes plutôt que d’un désaccord fondamental. Du point de vue strict des débats logiques de l’époque, John Neville Keynes s’oppose à trois projets distincts de faire disparaître l’espace philosophique réservé en propre a la logique formelie : premierement, confondre la logique avec l’étude du langage pour lui-même, c’est-à-dire avec la rhétorique ou la grammaire, deuxièmement, la confondre avec la psychologic, comme voulait le faire James Ward, ancien membre de la congrégation de Brookside et fondateur de la psychologic moderne à Cambridge, troisièmement, pour finir, la confondre avec l’epistemologie, comme le proposaient Mill et les milliens. En definissant ainsi la « position » de la logique formelie, qu’il prétendait éminemment traditionnelle, alors qu’en réalité ce type de logique n’avait guère été prisé en Angleterre depuis Locke, Keynes mobilisait un langage spécifique aux logiciens des années 1870, et activait par là même une « solidarité » intellectuelle spécifique au champ philosophique anglais de cette époque.

57Nous avons mis en valeur quatre types de réseaux, liens personnels et solidarites : 1’affinite religieuse, la communaute des sciences morales de Cambridge, le marché, cette fois national, des postes universitaires, enfin le champ philosophique anglais et son espace des possibles. Il convient maintenant de montrer comment ces différents réseaux et solidarités superposés se combinent dans la formulation d’un même projet créateur. La logique formelie de Keynes, mais aussi sa pensee économique, par-delà un positionnement de nature proprement philosophique, découlaient en effet de dispositions acquises en dehors de ce champ et se plagait également à la rencontre de chacun des autres types de rapports sociaux différents et complémentaires.

Agnosticisme, logique formelle, et autonomie du champ de l’économie politique

  • 74 N. Annan, Leslie Stephen, op. cit.

58Keynes défendait une position conciliatrice selon laquelle, a condition de se prémunir contre l’usage de termes mal définis, un accord était possible entre personnes ne partageant pas les memes idées philosophiques et métaphysiques, mais partageant la même logique formelie. Cette idée était particulièrement utile pour quelqu’un qui, tant sur le plan religieux que sur le plan métaphysique, se découvrait agnostique. Sa logique elle-même, en effet, était agnostique. Contrairement au System of Logic de Mill, la bible des rationalistes victoriens, Keynes n’espérait pas établir une théorie unifiée de la connaissance, à la fois physique et sociologique. Sa théorie de la connaissance économique se voulait spécifique à cette discipline particulière. Contrairement aux membres de la Metaphysical Society comme G.H. Lewes ou Leslie Stephen, qui se fondaient sur une metaphysique rationaliste, son agnosticisme n’était pas conquérant mais défensif, non seulement religieux mais également philosophique74. Si les réunions informelles où Neville discutait de ses doutes religieux avaient la chaleur rassurante des amis d’enfance, si la gravité du propos etait souvent interrompue par les plaisanteries potaches de Spokes, West, ou Bond, qui connaissaient Neville mieux que personne, les rencontres du Moral Science Board avaient quant à elles le sérieux d’un séminaire de recherche conduit selon les régies beaucoup plus strictes de la discussion philosophique. Pourtant, les conclusions y étaient à peu près les mêmes. Rapportant dans son Diary le contenu de la séance du 28 mars 1879, au cours de laquelle avaient été examines tour à tour l’intuitionnisme d’Hamilton, l’évolutionnisme de Spencer et l’idéalisme de T.H. Green, Neville se voyait forcé de prendre acte de l’ampleur de ses doutes :

  • 75 JNK Diary, 28 mars 1878.

« The conversation was chiefly metaphysical and between Ward, Foxwell and Sidgwick. The latter expressed strongly his want of sympathy with Kant & Hegel. The impression with which I came away was that Hamilton, Mill & Spencer were all antiquated, & their théories exploded, and that although the Hegelian school had given some good negative criticism, they had done nothing worth speaking of on the constructive side. I was inclined to agnosticism in metaphysics already. Probably all the positive metaphysics that I can have is very crude »75.

59On comprend mieux, à la lumière de cette citation, de quelle façon les idées de Keynes sur la « position » de la logique formelie prolongeaient de façon cohérente son absence de certitudes à la fois religieuses et metaphysiques. Par une théorie logique du bon usage des mots, Keynes montrait la possibilité d’un accord intellectuel entre personnes ne partageant ni les mêmes croyances religieuses, ni les mêmes idées philosophiques, voire n’ayant aucune position plus définie que l’agnosticisme dans aucun des deux domaines. Ce sont ces idées logiques qui devaient ensuite permettre à Keynes de formuler les idées centrales de son célèbre Scope and Method of Political Economy : beaucoup des désaccords méthodologiques en économie politique, disait-il, proviennent d’une définition imprécise des termes utilisés. Un accord sur l’explication des phénomenes economiques etait toujours possible pour autant que 1’on s’entendit sur l’« extension » et l’« intension » des concepts utilisés, sur la méthode, qui pouvait être alternativement, et en fonction des besoins, historique ou abstraite, inductive ou deductive, ainsi que sur le point de vue adopté, qui pouvait être alternativement théorique, pratique, ou éthique. Autrement dit, l’économie politique était décrite d’abord comme langage scientifique commun à toutes les écoles philosophiques, morales et politiques. C’était cette discipline dans l’utilisation d’un même langage, et non les autres appartenances de chacun de ses utilisateurs, qui definissait la nature du lien entre les économistes.

  • 76 Je présenterai une analyse plus détaillée des idées logiques, philosophiques et économiques de J.N. (...)

60Notre objet n’est pas ici de développer le détail de la pensée religieuse, philosophique, logique et économique de John Neville Keynes, mais simplement de souligner de quelle façon ce moment où se noue son « projet créateur » est aussi une manière de définir sa position au sein d’une superposition de réseaux intellectuels obéissant chacun a des regies differentes76. L’autonomisation de l’économie comme discipline scientifique procède chez John Neville Keynes d’un cheminement paradoxal. De la culture évangélique et utilitariste – c’est-à-dire à la fois religieuse et philosophique – qui avait fonde la discipline jusque dans les années 1860, on passe, à travers une position agnostique qui consommait le rejet de cette double culture, à l’idée qu’aucune culture religieuse et philosophique n’etait plus à même de relier les économistes entre eux, comme cela avait ete le cas avant les années 1870, mais que ce serait désormais une certaine utilisation d’un langage commun qui fonderait cette communauté scientifique. Tisser ces liens abstraits qui définissent une communauté intellectuelle hors de toute autre pratique que la discussion sur cette pratique était l’une des activités importantes des économistes des années 1880, époque pendant laquelle l’économie politique est profondément redéfinie. Des liens aussi abstraits, qui sont ceux qui réunissent les acteurs d’un même champ intellectuel selon Pierre Bourdieu, peuvent paraitre au premier abord éloignés des liens qui définissent un « réseau » tel qu’on 1’entend habituellement. Et pourtant, ce sont eux qui fondent une communauté intellectuelle, en même temps qu’ils prolongent et realisent les interactions plus « visibles » au sein desquelles prend aussi naissance le projet créateur de John Neville Keynes, comme son cercle d’amis congrégationalistes, ou les réunions du Moral Science Board.

  • 77 Pour une introduction en français, voir R. Blanche (et J. Dubucs), La Logique et son histoire, Pari (...)
  • 78 P. Deane, The Liƒe and Times, op. cit.
  • 79 Voir note 7 supra. En parlant ici de « système », nous nous referons seulement a cette coherence su (...)

61Avec deux livres et deux articles dans Mind, dont une note critique, l’œuvre de Keynes peut paraître bien modeste. Sa logique formelie fut vite rangée au magasin des antiquités par le développement de la logistique après 190077, et ses réflexions sur la religion et Matthew Arnold ne donnèrent pas lieu à d’autres publications que ses essais d’étudiants pour l’Itinerant Omnibus. En revanche, The Scope and Method of Political Economy, quoique oublie des économistes aujourd’hui, fut considéré dans tout le monde anglophone comme la formulation canonique de la méthode économique pendant plus de trois décennies, c’est-à-dire pendant tout le magistere intellectuel d’Alfred Marshall sur la discipline78. Même si son auteur reste principalement connu comme le père de l’économiste le plus célèbre du xxe siècle, ce livre est important, parce qu’il formule pour la première fois de maniere durablement influente les raisons et conditions de l’autonomie de la science économique. Sa logique formelie, si elle ne presente que peu d’interet aux yeux des philosophes contemporains, permet de comprendre les ressources philosophiques employées pour conquérir cette autonomie. Reconstruire le milieu des non-conformistes provinciaux arrivés a Cambridge dans les années 1870 permet enfin de montrer les liens entre ces constructions intellectuelles élaborées et la culture agnostique qui se développe à cette époque dans les rangs de la classe moyenne anglaise. Pour faire cette histoire intellectuelle où se noue pensée religieuse, logique, et économique, il ne suffit pas cependant de rester au niveau du texte, où les indices qui permettent d’établir ces liens, quoique présents, sont parfois ambigus si on ne les remet pas dans le contexte d’un vaste repertoire de pratiques sociales allant de l’intimacy au ƒree-trade of ƒriendship. L’étude de réseaux sociaux interconnectés comme ceux de John Neville Keynes est aussi celle de ce que Mark Bevir appelle « réseaux de croyances » (webs of beliefs), que nous avons aussi appelés ici « systèmes de croyances » afin de suggérer une coherénce subjective interne avant leur mise en réseau79. Cette notion, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, s’avère en effet utile dès lors qu’il est question, comme ici, de mettre à distance les modèles trop généraux de la « professionnalisation », de la « sécularisation », ou du changement d’épistemê. Le « projet créateur » peut alors s’interpréter comme tentative de rationalisation de ces croyances non reliées entre elles, de création d’une raison locale.

  • 80 A. Kadish, Apostle Arnold. The Life and Death of Arnold Toynbee, 1852-1883, Durham (N.C.), Duke Uni (...)
  • 81 W. Temple, Christianity and Social Order, Londres, Penguin Specials, 1942. Sur l’influence de Keyne (...)

62L’étude de ces social networks et des ces we bs of beliefs, cependant, ne doit pas conduire à generaliser un parcours individuel et à isoler une raison locale d’autres formes de raison plus générales. Le « marché des amis » qu’on peut observer, à l’echelle de Cambridge, s’apparente souvent a un veritable terrain de luttes dés lors que l’on change de focale, et le souci de compromis épistémologique de Keynes peut prendre l’allure, quand on change de point de vue, d’un impérialisme de l’école d’Alfred Marshall. Le champ de l’economie politique anglaise, en cours d’autonomisation a la fin du xixe siècle, est fait de plusieurs réseaux et projets créateurs comparables, mais enracinés dans des réseaux de croyances incompatibles et qui sont de ce fait en compétition les uns avec les autres. Terminé à l’âge de trente-sept ans, ouvrage unique qui marqua plusieurs générations d’étudiants en économie, on pourrait comparer, mutatis mutandis, le Scope and Method de Keynes aux Lectures on the Industrial Revolution d’Arnold Toynbee, nè la même année que lui et mort à trente-deux ans, en 18 8 480. Au choix de la logique et au non-conformisme de Keynes, à Cambridge, correspondrait le choix de 1’histoire et 1’anglicanisme de Toynbee a Oxford ; au radicalisme féministe et libéral du premier, sans influence sur son économic, correspondraient le socialisme libéral du second, qui ancre son interprétation de l’économic dans la reforme sociale. Chacun issu d’univers et de réseaux sociaux distincts, les Keynes et les Toynbee de cette époque contribuaient néanmoins chacun à leur manière á la construction d’un espace de conversation économique unifié et d’une figure de l’autorité culturelle de l’économiste dont l’impact sur la société civile, à la génération suivante, peut se résumer par les noms de William Temple, archevêque de Canterbury issu d’Oxford et apôtre de l’État social anglais, et, bien sûr, celui dont le père n’a pas su se faire un demi-prénom, John Maynard Keynes81.

Notes

2 D. Becquemont et L. Mucchieli, Le cas Spencer. Religion, science et politique, Paris, PUF, 1998, p. 266-267.

3 É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, « Quadrige », [1895] 1997, p. 77-88. S. Lukes, Émile Durkheim. His Life and Works : A Historical and Critical Study, Londres, Penguin, [1973] 2e edition 1992, foumit un bon guide des différents usages de la notion de « solidarité » par Durkheim.

4 Sur cette question, voir J. Vincent, « Concepts et contextes de l’histoire intellectuelle britannique : l’École de Cambridge à l’épreuve », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 50-2, 2003, p. 187-207.

5 Le caractère « naturel » de cette demarche semble renforce par le fait que le réseau social, pour certains sociologues mathématiciens, semble obéir aux memes lois que d’autres reseaux présents dans la nature.

6 Dans certains cas, le réseau est compris comme un ensemble d’individus reliés entre eux par des liens de même nature (par exemple l’appartenance à une même société savante), dans d’autres cas, au contraire, il suppose des liens de natures differentes (ainsi, a 1’etude des membres des sociétés savantes, on ajoutera celle des salons littéraires, des comités de rédaction de revues, des partis politiques, etc., et c’est cette superposition qui nous permettra de mesurer l’intensité des liens entre individus). Pour un répertoire des différentes utilisations de la notion, voir par exemple J. Scott, Social Network Analysis. A Handbook, Londres, Sage, 1991.

7 Sur la notion de webs of beliefs, voir M. Bevir, The Logic of the History of Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. Voir également les commentates de J. Guilhaumou, « L’histoire des concepts : le contexte historique en débat », Annales HSS, 2001, p. 685-698, particulièrement p. 697-698. Si la tradition de la biographic de personnages majeurs ou mineurs de l’histoire intellectuelle est beaucoup plus répandue dans le monde anglophone qu’en France, J.-C. Perrot a montré son importance pour l’economie politique dans Une histoire intellectuelle de l’economie politique, XVIIe-XVIIIe siécle, Paris, éd. de l’EHESS, 1992.

8 Voir P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, vol. 22, 1966, p. 865-906, et « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies, vol. 1, 1971, p. 7-26. Pierre Bourdieu définit le « projet créateur » comme « le lieu où s’entremêlent et parfois se contrarient la nécessité intrinseéque de l’œuvre qui demande à être poursuivie, améliorée, achevée, et les contraintes sociales qui orientent l’œuvre du dehors », « Champ intellectuel et projet créateur », art. cit., p. 874.

9 L’analyse factorielle des correspondances privilégiée par la sociologie des champs intellectuels, du fait de son caractère éminemment inductif (elle part des données elles-mêmes pour dégager des régularités), s’apparente à une mesure de la proximité entre différents « points » (les variables) et différents « liens » (les observations sur ces variables) : voir par exemple P. Cibois, L’analyse ƒactorielle, Paris, PUF, 1994.

10 Pour une réflexion sur les rapports entre les notions de reseau et de champ, voir C. Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, éd. de 1’EHESS, 1999.

11 P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 31, p. 2-3.

12 N. Annan, Leslie Stephen. The Godless Victorian, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2eéd. [1951] 1984 ; S. Collini, Public Moralists. Political Thought and Intellectual Life in Britain, 1850-1930, Oxford. Clarendon Press, 1991, p. 170-196 ; P. Stansky, On or About December 1910. Early Bloomsbury and its Intimate World, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996.

13 J.L. et B. Hammond, Lord Shaƒtesbury, Londres, Pelican Books, [1923] 1939, p. 246-250.

14 Une trentaine de cahiers du John Neville Keynes Diary (désormais JNK Diary), Cambridge University Library, Mss. Add. 728-746, ont été consultés pour cette recherche. Une biographie de John Neville Keynes a récemment été publiée par P. Deane, The Life and Times of John Neville Keynes. A Beacon in the Tempest, Cheltenham, Edward Elgar, 2001, qui couvre toute la carrière de Keynes, en particulier son rôle comme Registrar de l’université de Cambridge, et aborde divers aspects de sa vie privée non étudiés ici.

15 J.N. Keynes, Studies and Exercises in Formal Logic, Londres, Macmillan, 1884, et Scope and Method of Political Economy, Londres, Macmillan, 1891. Sur la réforme de l’université et de l’économie politique, voir S. Rothblatt, The Revolution of the Dons : Cambridge and Society in Victorian England, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; A. Kadish et K. Tribe, The Market for Political Economy. The Advent of Economics in British University Culture, 1850-1905, Londres, Routledge, 1993.

16 Voir par exemple R. Skidelsky John Maynard Keynes : Hopes Betrayed, 1883-1920, Londres, Penguin, [1983] 1994 et S. Rothblatt, The Revolution of the Dons, op. cit.

17 Sur ces debats, voir G.M. Koot, English Historical Economics, 1870-1926. The Rise of Economic History and Neomercantilism, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; A. Kadish, The Oxford Economists in the Late Nineteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1982 ; et J.N. Keynes lui-même, The Scope and Method of Political Economy, op. cit.

18 La critique de la notion simplificatrice de « professionalisation » et la remise en cause du modèle sociologique suggéré par Noel Annan ont été menées d’un point de vue différent par S. Collini, « Their Title to be Heard : Professionalisation and its Discontents » dans Public Moralists, op. cit., p. 199-250, ainsi que « Anderson, Annan, and Other Accounts » dans Anglo-French Attitudes : Comparisons and Transƒers between English and French Intellectuals since the 18th Century, C. Charle, J. Vincent et J. Winter (éd.), a paraître (2005).

19 R. Skidelsky, John Maynard Keynes : Hopes Betrayed, op. cit., p. 3.

20 R. Skidelsky, John. Maynard Keynes : The Economist as Saviour, 1920-1937, Londres, Penguin, [1992] 1995, p. 517, et John Maynard Keynes : Hopes Betrayed, op. cit., p. 151-154.

21 N. Annan, « The Intellectual Aristocracy » dans Studies in Social History : A Tribute to G.M. Trevelyan, J.H. Plumb (éd.), Londres, Longmans. Green & C°, 1955, p. 241-287, republie dans N. Annan, The Dons. Mentors, Eccentrics and Geniuses, Londres, Harper Collins, 2000, p. 304-341.

22 A. Burguière, « La généalogie » dans Les Lieux de Mémoire, P. Nora (dir.), Paris, Gallimard, « Quarto », vol. 3, 1997, p. 3879-3907.

23 JNK Diary, mois de septembre 1877. The Life and Letters etait paru 1’annee precedente.

24 JNK Diary, 22 octobre 1872 : Father and Mother came in the middle of the day. We had lunch in my rooms, & then went for a walk about Cambridge. They are very averse to my leaving Cambridge, so I have agreed to stay. Lord & Wheeler came to tea. We talked over my giving up mathematics for morals. All dissuade, so I have agreed to keep on with the former till Christmas. Notons que le pluriel « sciences morales » ou le singulier « science morale » sont employés indifféremment à l’époque et par John Neville Keynes lui-même.

25 E. Hobsbawm, « The Fabians Reconsidered », dans Labouring Men. Studies in the History of Labour, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1964, p. 250-271.

26 J.A. Venn, Alumni Cantabrigienses. A biographical list of all known students, graduates and holders of office at the University of Cambridge, from the earliest times to 1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1924-1927.

27 JNK Diary, 16 août 1873.

28 J. Brown, John Bunyan ; his Liƒe, Times and Work, Londres, Isbister, 1885. Pour une description de la pensée sociale et religieuse de John Neville Keynes, voir R. Tilman et R. Porter-Tilman, « John Neville Keynes : The Social Philosophy of a Late Victorian Economist », Journal of the History of Economic Thought, vol. 17, 1995, p. 266-284.

29 JNK Diary, 28 septembre 1873.

30 JNK Diary, février 1874.

31 Les vues politiques avancées de John Neville Keynes sur la place des femmes à l’université et dans la société en général n’étaient probablement pas partagées par Foxwell, qui se plaignait de devoir enseigner à des femmes, ni par Marshall, plus traditionnel sur ces questions. Enfin, Nicholson se distinguait de Keynes par son impérialisme racial et son soutien du parti conservateur.

32 Les archives de ce premier Moral Science Club d’étudiants, disparu après l’été 1876, e’est-à-dire au moment où Neville cesse d’etre étudiant et entame ses fonctions de fellow de Pembroke College et membre du Moral Science Board, sont perdues. Toutefois le Club est fondé à nouveau en 1878, en même temps qu’un club parallèle pour les enseignants du Board auquel participe encore Neville : voir Cambridge University Library, Moral Science Club Archives, U.A. Min. IX, 39 et JNK Diary, janvier-juin 1876 et 21 octobre 1878.

33 JNK Diary, 28 juillet 1878.

34 W. Houghton, The Victorian Frame of Mind, 1830-1870, New Haven, Yales University Press, 1957 ; W.L. Burn, The Age of Equipoise. A Study of the Mid-Victorian Generation, Londres, Unwin University Books, 1964.

35 Sur le caractere ideal-typique de Fawcett, voir S. Collini, « Manly fellows : Fawcett, Stephen and the Liberal Temper » dans Public Moralists, op. cit., p. 170-196, et L. Goldman (dir.) The Blind Victorian. Henry Fawcett and British Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

36 JNK Diary, 3 octobre 1878.

37 B. Hilton, The Age of Atonement. The Influence of Evangelicalism on Social and Economic Thought, 1785-1865, Oxford, Clarendon Press, 1988. L’interpretation unitarienne de l’economie politique telle que formulée par James Martineau, troisième pilier de la culture économique victorienne à côté de l’interprétation utilitariste et l’interpretation évangélique, est remise en cause par Jevons puis par Wicksteed à partir des années 1880.

38 JNK Diary, 11 juillet 1868.

39 Sur ce point, voir par exemple F.M. Turner, Contesting Cultural Authority. Essays in Victorian Intellectual Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

40 JNK Diary, 6 janvier 1878.

41 JNK Diary, 11 août 1878.

42 Sur les figures de l’autorité culturelle, voir C. Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe- siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, [1996] 2e éd. 2001 ; S. Collini, Public Moralists, op. cit. ; F.M. Turner, Contesting Cultural Authority, op. cit.

43 Cambridge University Library, Moral Science Club, U.A. Min. IX, 23 octobre 1885.

44 JNK Diary, 6 janvier 1878.

45 La précision du Diary, dans lequel Neville consigne souvent le temps précis consacré à chacune de ses activités quotidiennes, rendrait presque possible, pour certaines années, de quantifier le temps consacré à la litterature, au jeu ou a 1’etude.

46 M. Arnold. Literature and Dogma, Londres, Smith, Elder and Co., [1873] 1884, p. 31.

47 Pour une comparaison, voir J.M. Winter et D.M. Joslin (éd.), R.H. Tawney’s Commonplace Book, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.

48 JNK Diary, 16 février 1879.

49 JNK Diary, 22 janvier 1878. Souligné dans l’original.

50 JNK Diary, 4 août 1886.

51 En témoigne la mechanceté inhabituelle avec laquelle Neville décrit l’absence de style de Marshall, mauvais latiniste, qui pense en mathématique mais non en anglais, le jour où il apprend que ce dernier prépare un livre en collaboration avec sa future épouse Mary Paley : JNK Diary, 15 juin 1877 : I have rather scandalised Miss Bond by saying that with Marshall’s matter and her own style, Miss Paley’s book will probably be a great success.

52 Ce projet professionnel se concrétise partiellement en 1884, lorsque John Neville Keynes est nommé à l’une des vingt-trois nouvelles lectureships créées par l’Université.

53 S. Rothblatt, The Revolution of the Dons, op. cit.

54 La suite de la carrière de John Neville Keynes, qui occupa l’un des plus hauts postes de l’administration universitaire, celui de Registrar, finit d’identifier le personnage à son alma mater. C’est en référence à une description par John Maynard Keynes dans ses Essays in Biography du Cambridge man comme point fixe ou « phare » dans la « tempête » morale et scientifique du siècle que Phyllis Deane a sous-titré son étude biographique de John Neville Keynes « A Beacon in the Tempest ».

55 Pour un exemple d’étude de retraduction au sein du champ philosophique d’un discours extérieur à lui, voir P. Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

56 JNK, Examination Questions in Logic, Cambridge University Library, Add. Mss. 7322.

57 J.N. Keynes, Studies and Exercises in Formal Logic, Londres, Macmillan, 1884.

58 S. Rothblatt, The Revolution of the Dons, op. cit. ; pour une mise au point sur la notion de character à l’époque victorienne, voir S. Collini, « The Idea of Character : Private Habits and Public Virtues » dans Public Moralists, op. cit., p. 91-118.

59 JNK Diary, 7 octobre 1880.

60 À la fin de l’annee 1895, John Neville Keynes avait vendu 3037 exemplaires de ses Studies and Exercises in Formal Logic en douze ans, et 737 copies de son Scope and Method en cinq ans.

61 Sur l’essor des universités anglaises à la fin du xixe siècle, voir C. Charle et J. Verger, Histoire des Universités, Paris, PDF, 1994 ; C. Charle, Les Intellectuels en Europe, op. cite. ; F.K. Ringer, Education and Society in Modern Europe, Blomington, Indiana University Press, 1979 ; R.D. Anderson, « Universities and Elites in Modern Britain », History of Universities, vol. 10, 1991. p. 225-250.

62 I. Hont et K. Tribe, The Market for Political Economy, op. cit.

63 A.T. Fawcett, « Clubs and Cliques », Cambridge Review, 21 mars 1881, p. 19.

64 Voir par exemple les testimonials de Marshall dans The Correspondence of Alfred Marshall, Economist, J.K. Whitaker (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1996, vol. 1, p. 132-133.

65 JNK Diary, 11 octobre 1877 : « Searle tells us many amusing stories about Beatson, late Fellow of Pembroke, e.g., You have never been a candidate for any post, requiring testimonials, sir ? Then become so at once, sir, if merely for the sake of the testimonials. Whenever I am melancholy and depressed, sir, I get out my stock of testimonials, & always succeed in restoring my spirits by reading all the kind things that my friends can possibly say about me. » Cette anecdote, qui illustre l’utilisation de l’humour dans les rapports entre fellows pour neutraliser la question délicate des testimonials rédigés par des amis, met en scene un individu melancolique et vaniteux – deux qualites souvent utilisées pour caractériser l’universitaire – qui détourne le testimonial de son utilisation légitime. En ridiculisant la posture qui consiste à confondre le testimonial professionnel avec les propos réconfortants d’un ami à un autre ami depressed, il contribue à définir cette utilisation légitime.

66 F. Trentmann, « Political Culture and Political Economy », Review of International Political Economy, vol. 5, 1998, p. 217-251.

67 R. Skidelsky, John Maynard Keynes. Hopes Betrayed, op. cit. p. 133-160.

68 JNK Diary, 17 décembre 1880. Nicholson indique ici que Sidgwick, malgré l’amitié plus ancienne qui le lie à Foxwell, soutiendra probablement Keynes. Finalement, Foxwell obtint le poste, grâce à la preference subtilement suggeree aux adjudicateurs par Marshall dans les deux testimonials, tous deux élogieux, qu’il écrivit pour chacun des candidats. Voir P. Deane, The Life and Times, op. cit., p. 53-54.

69 J.N. Keynes, « On the Position of Formal Logic », Mind, vol. 4, juillet 1879, p. 362-375.

70 G. Croom Robertson, « J.S. Mill’s Philosophy tested by Prof. Jevons », Mind, vol. 3, 1878, p. 289, commenté par Neville dans JNK Diary, 6 avril 1878.

71 J. Venn, « Consistency and Real Inference », Mind, vol. l, 1876, p. 44.

72 L. Liard, Les Logiciens anglais contemporains, Paris, G. Baillière, 1878.

73 J.N. Keynes, art. cit., p. 364.

74 N. Annan, Leslie Stephen, op. cit.

75 JNK Diary, 28 mars 1878.

76 Je présenterai une analyse plus détaillée des idées logiques, philosophiques et économiques de J.N. Keynes dans ma thèse.

77 Pour une introduction en français, voir R. Blanche (et J. Dubucs), La Logique et son histoire, Paris, Colin, [1970] 2e édition, 1996, p. 301-370.

78 P. Deane, The Liƒe and Times, op. cit.

79 Voir note 7 supra. En parlant ici de « système », nous nous referons seulement a cette coherence subjective interne, et non au caractère systématique des savoirs constitués.

80 A. Kadish, Apostle Arnold. The Life and Death of Arnold Toynbee, 1852-1883, Durham (N.C.), Duke University Press, 1986.

81 W. Temple, Christianity and Social Order, Londres, Penguin Specials, 1942. Sur l’influence de Keynes, voir R. Skidelsky, John Maynard Keynes : Fighting for Britain 1937-1946, Londres, Macmillan, 2000. Sur l’autorité culturelle de l’économiste en Angleterre, voir J. Vincent, « A Portrait of the Economist as a Young Man », art. cit.

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