1L’université de Paris présente quelques originalités parmi les grandes universités médiévales : elle est née et elle a grandi dans la capitale d’un très puissant royaume en Occident. Sa réussite a contribué au développement de Paris. L’université en a aussi tiré des avantages : elle a profité de l’attrait de la grande ville, de ses ressources, de ses institutions. Au XIII^e siècle, le monde des écoles fonde en partie la croissance de Paris et la rive gauche en a gardé le souvenir puisque les premiers plans de Paris que nous avons conservés et qui datent du milieu du xvi^e siècle nomment cette partie de la ville tout simplement l’Université. La grande corporation des maîtres et des étudiants a mêlé son histoire à celle de la ville capitale et donc du royaume1. Elle a pu croire, à la fin du xiv^e siècle et au début du xv^e siècle, que sa vocation d’institution à l’échelle de toute la chrétienté lui forgeait un destin politique prééminent ; mais son insertion concrète dans la capitale, l’intégration de ses membres au sort de la grande ville, les bouleversements de la guerre civile et étrangère, en bref tous les malheurs du royaume, l’ont transformée. Elle fut conduite, au terme de la grande crise de la fin du Moyen Âge, à reconnaître que son sort et son prestige dépendaient de ceux de Paris, qu’elle devait se soumettre à l’autorité royale, tenir son rôle et ainsi, en fille aimée mais obéissante, contribuer à la puissance et au « triomphe » du royaume, pour pouvoir bénéficier de ses privilèges.

2Dans l’espace urbain, l’université parisienne ne s’approprie pas un lieu particulier et exclusif qui la représente. Mais, en même temps, ses maîtres et ses écoliers habitent, étudient, se rassemblent dans tout l’espace de la rive gauche. Nulle part en permanence, ils peuvent être n’importe où, selon leurs besoins du moment. Les réunions des nations, des facultés et de toute la communauté imposent de trouver des lieux assez grands pour recevoir ces assemblées. Les maîtres cherchent des locaux pour y établir leur école et se loger eux-mêmes et les étudiants doivent trouver gîte et couvert dans la grande ville. La conjonction de toutes ces demandes aboutit à occuper largement l’espace ; toutefois cette occupation a évolué au cours des trois derniers siècles du Moyen Âge. Aux premiers temps de l’installation, quand les étudiants, trop nombreux pour entrer tous dans la salle, étaient contraints de suivre l’enseignement depuis la rue et quand les prix des loyers s’envolaient, a succédé l’époque des collèges, des établissements charitables qui accueillaient gratuitement des étudiants démunis. Puis, après les difficultés de la première partie du xv^e siècle, ces maisons ont concentré l’essentiel des activités écolières et universitaires.

Université et universitaires dans l’espace parisien : l’emprise matérielle

3Rappelons quelques faits bien établis. Les églises, notamment celle du couvent des Mathurins rue Saint-Jacques, accueillent les grandes assemblées. Elles servent aussi de point de rassemblement pour les processions, lorsque l’université, en tant que telle, défile dans Paris. Ce sont les structures intermédiaires, nées au sein de l’université, qui interviennent directement dans la mainmise sur l’espace de la ville. Il s’agit des facultés qui rassemblent les maîtres et étudiants d’une même discipline : arts libéraux, décret, médecine et théologie ; des nations qui réunissent les personnes de mêmes régions2 ; et des collèges, qui reçoivent, selon leurs ressources, un nombre limité et choisi d’étudiants pauvres et méritants. Plus stables et plus restreintes que l’université dans sa totalité, ces collectivités ont financé l’achat de maisons, leur réorganisation voire la construction de bâtiments spécifiques qui marquent le paysage de la rive gauche. On est ainsi passé d’une emprise sur les constructions courantes, venant de la somme d’initiatives particulières – celles de tels maîtres et de tels écoliers –, à une politique plus ordonnée d’organisation matérielle des locaux et des biens, menée par ces communautés intermédiaires.

4Les écoles médiévales, au xiii^e siècle et pendant une bonne partie du xiv^e siècle, s’installaient dans les constructions urbaines ordinaires selon l’offre du marché immobilier. N’importe quelle maison pourvue d’une belle salle pouvait servir d’école. Le maître achetait ou louait la maison. La demande en locaux, pour y enseigner comme pour y loger la population étudiante, a généré une plus-value des bâtiments et a poussé à une forte hausse des loyers. À la fin du xiii^e siècle, cette situation fut jugée très inquiétante : l’université, en accord avec les bourgeois de Paris, a tenté d’établir une taxation des loyers. Les maîtres et les étudiants ainsi que les propriétaires qui ne respecteraient pas ces tarifs, en proposant ou en acceptant des dessous-de-table, seraient sanctionnés : les gens d’école exclus des privilèges de l’université et les bourgeois mis à l’amende3. Le remède n’a pas suffi. La création des collèges s’est révélée plus efficace.

5Les nations occupaient des locaux assez régulièrement pour qu’on les désignât comme leurs écoles. Les sources foncières les mentionnent mais jamais ne les décrivent. Jusqu’au milieu du xiv^e siècle, elles peuvent être possédées par des particuliers et portent le nom de leurs possesseurs. Ainsi, rue du Clos-Bruneau, en 1355, les écoles de Courrat Brissaut. Citées comme repère topographique en 1348, elles sont mises en criée en 1355 et ensuite cédées par un nouveau bail à rente à un bourgeois, Jean Lalle4. On apprend par ces actes que Courrat Brissaut était bedeau5, qu’il est décédé (depuis quand ?), que les lieux sont en ruine, les rentes non payées, ce qui entraîne la mise en criée et le nouveau bail. Jean Lalle s’engage à verser 50 sous tous les ans, répartis entre différents rentiers, et à investir 20 livres parisis pour réparer la maison. Au xv^e siècle, « les grandes écoles de décret » sont mentionnées rue du Clos-Bruneau et, rue du Fouarre, ce sont les écoles de la nation de Picardie, attenantes à celles de la nation d’Allemagne, qui apparaissent, au hasard d’une transaction foncière sur un immeuble voisin. Ces indications laconiques s’inscrivent dans la géographie universitaire parisienne. La faculté des arts, qui rassemblait le plus grand nombre d’étudiants, dispensait son enseignement dans des écoles situées rue du Fouarre. Les étudiants en droit canon se retrouvaient rue du Clos-Bruneau et, à la fin du xv^e siècle, c’est rue de la Bûcherie, près de la place Maubert, que les médecins établissent leurs écoles. La prestigieuse faculté de théologie n’a pas investi une rue : son enseignement se dispense dans les couvents des ordres mendiants, principalement les Dominicains, tous religieux qui n’ont pas à chercher de locaux pour accueillir leurs étudiants à qui ils enseignent gratuitement. Les maîtres séculiers ont mal vécu cette concurrence. À la fin du Moyen Âge, les théologiens se sont regroupés dans le collège de la Sorbonne, et ainsi cette maison célèbre s’est trouvée confondue avec la faculté tout entière.

6Les collèges ont dû mettre en œuvre une politique d’investissements fonciers et de gestion immobilière importante. Ils devaient, en effet, administrer et faire fructifier le patrimoine donné à leur maison pour l’entretien des étudiants boursiers qu’ils recevaient. Ils ont, souvent, ajouté à cette communauté de boursiers des hôtes payants, ce qui les a amenés à acquérir rentes et maisons et à les transformer pour les adapter à leurs besoins. Comme tous les possesseurs parisiens, les collèges ont subi la grave crise urbaine du premier xv^e siècle. Leurs gouverneurs et leurs maîtres interviennent dans le marché des rentes et des immeubles pour sauvegarder le patrimoine du collège, à tout le moins, pour limiter les pertes. Dans la documentation foncière, il n’est pas toujours aisé de distinguer, dans ces transactions, ce qui relève des intérêts privés et ce qui est fait pour le collège6.

7Un autre aspect de l’emprise des gens d’école sur le quartier apparaît dans les clauses de baux à rente. Par ce type de contrat, le bailleur cédait l’usage d’une maison contre une rente annuelle. Le preneur acquérait une sorte de propriété et il pouvait revendre son droit. Mais les bailleurs ajoutaient, parfois, des conditions précises qui, non respectées, pouvaient rompre le contrat. On trouve ainsi des clauses qui interdisent aux preneurs de loger des gens de métiers bruyants, polluants, ou des personnes de mauvaise renommée7. Cependant ce code d’honorabilité sociale ne s’est pas imposé, mais les efforts pour le mettre en place peu à peu traduisent le poids social acquis par les gens d’école dans l’espace de la rive gauche.

Les universitaires dans l’espace social parisien à la fin du Moyen Âge

8L’analyse proposée ici se fonde sur les indications trouvées dans les sources foncières, actes de vente, livres censiers ou registres d’ensaisinements. Ces documents constituent les archives des grands établissements ecclésiastiques, ils ne donnent qu’une image partielle du marché et de la population parisienne. Mais cette vue présente aussi des intérêts particuliers : les personnes citées dans ces actes intéressant l’immobilier, vendeurs, acheteurs, voisins, demandeurs ou défendeurs en justice, ajoutent parfois à leurs noms des qualifications sociales, que ce soit celles qu’ils choisissent de fournir ou que ce soit celles demandées par le notaire ou fournies par leur entourage8. Utilisés en petites séries, ces renseignements dessinent l’image que se donnaient les gens d’école et que la société leur reconnaissait. Sont laissés de côté, dans cette analyse, les libraires, les parcheminiers et tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent à l’université et en retirent des privilèges. Ils augmentent le poids social du monde des écoles dans la capitale.

9Un fichier de personnes citées dans les documents, ordonné quart de siècle en quart de siècle (l’équivalent d’une génération), définit la population ordinaire intervenant dans le marché immobilier parisien. Ne lui en demandons pas trop. Les sources utilisables pour ce genre d’analyse ne remontent guère au-delà du milieu du xiv^e siècle. Avant, les indications concernant les gens d’école sont trop peu nombreuses pour qu’on en tire un intérêt statistique. Après, soit sur un siècle et demi, l’analyse quantitative devient possible. Il convient, d’abord, de souligner un fait général. Les sources sont souvent très lacunaires sur les personnes : beaucoup ne sont mentionnées qu’avec leur nom de baptême et leur nom de famille. Pour les deux derniers quarts du xiv^e siècle, la proportion de personnes indiquant leurs titres, leurs fonctions ou toutes autres précisions est de 36 % et de 41 %. La proportion est plus importante au xv^e siècle : 40,3 %, 50,6 %, 63 %, 56 %. Mais, on le voit, il subsiste une large frange de mentions muettes sur le statut social de la personne nommée.

10Les termes qualifiant les gens d’école ne posent pas de problèmes car ils renvoient aux grades universitaires. Celui d’étudiant est plus difficile à cerner. Les textes disent « écolier à Paris », « écolier demeurant à Paris », « écolier étudiant à l’université de Paris » ou, formule plus rare qu’on trouve au xv^e siècle, « étudiant en la faculté de... ». Il est clair qu’il s’agit de personnes majeures, capables juridiquement d’acheter ou de vendre des biens. Certains ajoutent qu’ils sont chanoines, curés, pédagogues9, d’autres qu’ils sont notaires, praticiens en cours d’Église. Que signifie exactement cette référence à des études en cours ? Une justification de leur séjour à Paris ? Une revendication des privilèges cléricaux ? Les textes sollicités ici n’apportent pas de réponse.

11En reprenant les comptages d’ensemble10, j’ai cherché à conforter l’impression, laissée par la lecture des textes, que la déclaration de grades universitaires devenait de plus en plus fréquente dans les énoncés de statut social. Confirmer par les comptages cette impression donnera une preuve de leur importance accrue dans le monde des Parisiens ordinaires. Ensuite, j’ai choisi de détacher, au sein de cette population de gens d’école ainsi définie par le marché immobilier, les personnes qui indiquaient leur grade de maître ès arts, un début modeste dans le cursus universitaire mais une marque valorisante socialement pour celui qui peut s’en prévaloir, et ceux qui se déclarent étudiants.

12La place sociale des universitaires peut s’estimer, dans la population intervenant dans le marché foncier et dont on connaît le statut social, par le nombre des mentions qui les signalent et par la proportion que ce nombre représente. Au xiv^e siècle, les gens d’école constituent respectivement 3,3 % et 7,2 % de la population saisie par les sources foncières11. Pour les années 1349-1375, en gros un tiers sont des gens d’école qui mentionnent leur grade de maître ès arts et 20 % environ précisent qu’ils sont étudiants ; pour les années 1376-1400, les maîtres ès arts représentent 23 % des gens d’école signalés, et les étudiants 12 %. Le xv^e siècle voit grandir la place des universitaires, mesurée aux chiffres de ces mentions. Dans le premier quart du siècle, 12 % des personnes citées dans les sources immobilières sont gens d’école ; parmi eux, 18 % se disent étudiants et 22 % maîtres ès arts. Les années 1425-1450 – correspondant au plus profond de la crise urbaine qui anémie la capitale –, voient 10,4 % d’universitaires repérables dans la population définie par les sources foncières. Ces gens d’école pour 32 % se déclarent écoliers mais la plupart avec d’autres titres et des fonctions, tandis que 23 % donnent leur grade de maître ès arts. Le troisième quart du siècle, avec le retour à la paix civile, connaît un redémarrage du marché immobilier, mais lent car la restauration matérielle des immeubles pèse encore lourd dans les budgets si bien que les prix, effondrés dans la première moitié du siècle, n’ont pas encore repris la forte hausse d’un marché offrant moins que la demande. Les gens d’école constituent 15 % de la population définie par les sources foncières, ceux qui se disent écoliers forment 37,8 % du groupe et ceux qui donnent leur grade de maître ès arts 21,3 %. Le dernier quart du siècle est le temps d’une vive reprise de la croissance urbaine, et avec elle, de la hausse du prix des maisons. Les universitaires gardent une place significative dans la population des acteurs du marché foncier avec 12,3 % : les écoliers représentent 25 % de ce groupe et les personnes qui précisent leur grade de maître ès arts 32 %.

13Ces calculs quelque peu arides autorisent quelques conclusions. Il est indéniable que les gens d’école, à la fin de la période, ont concrètement investi dans le Paris de la rive gauche. Ils ont contribué à sa restauration avec les gens de justice, les officiers municipaux et royaux, les gens de métier, qui, eux aussi, achètent, réparent, voire reconstruisent les immeubles. La part croissante qu’ils occupent dans le marché des rentes et des maisons est un fait indéniable, au-delà de variations dues au hasard des transactions enregistrées. Par cet ancrage foncier, par les liens sociaux qu’il génère, ces maîtres et ces étudiants ont imbriqué étroitement leur rôle et leur place dans la population de la capitale. L’analyse devrait être poussée plus loin : ces gens d’école sont-ils issus de familles parisiennes, ce qui expliquerait qu’ils s’occupent beaucoup de questions immobilières dans la capitale, parce qu’ils sont partie prenante dans la gestion du patrimoine familial ? Ont-ils investi sur la rive droite, dans la « Ville » comme disent les premiers plans de Paris ? Sans doute. C’est ce que font les administrateurs, gouverneurs et proviseurs de collèges, car ils ont des biens non seulement dans tout Paris mais hors de la ville. Mais, en tous cas, parisiens ou provinciaux, les gens d’école ont accru leur importance dans l’histoire urbaine de Paris et, en retour, ils ont attaché leur réussite et celle de l’institution entière à celle de la ville, à sa prospérité retrouvée et à son attraction internationale.

14L’ancrage immobilier renforce l’évolution de l’institution. La réforme de 1452 vise à fixer dans les collèges la population étudiante. Les temps troublés des guerres civiles et étrangères ont fait admettre le retour à un ordre contraignant et à un encadrement plus strict, une remise au pas imposée par l’autorité royale et par son parlement. Mais cette remise au pas est aussi reconnaissance du rôle de l’université dans la formation des cadres nécessaires au gouvernement du royaume et de l’Église. Elle est honorée et elle voit légitimés et confirmés un certain nombre de ses privilèges. Ce qu’exprime bien cette montée de la déclaration des grades universitaires, en général, dans l’énoncé d’identité et, en particulier, celui de maître ès arts. Le fait que, même pourvue d’un autre grade, une personne n’omet pas de dire qu’elle possède la maîtrise ès arts, témoigne de la valorisation sociale des études, comme le fait que d’autres personnes jugent suffisant de déclarer leurs grades sans dire leur charge ou leur office témoigne dans le même sens. Enfin, se dire encore écolier, quand on est chanoine ou curé, suggère bien la mise en valeur des grades universitaires et la considération qui entoure ceux qui cherchent à obtenir les plus hauts, même si cette quête, dans la pratique, n’est pas menée avec grande ardeur. Réunies, ces indications éparses disent bien le poids social accru de la vieille institution médiévale dans la capitale. L’université apparaît ainsi plus autonome, moins dépendante de l’Église et de ses seules demandes en matière de formation des élites, d’encadrement ou de recherche.

15Le parcours dans les sources foncières a permis aussi de dépasser le cliché ordinaire qui réduit les rapports entre écoliers et gens de la ville à des heurts et à de l’hostilité. Les frictions existaient mais d’autres contacts, plus pacifiés, ont fait converger souvent les intérêts des uns et des autres. Tous ces aspects partiels se recoupent. Il ne convient pas d’y lire, de manière péremptoire, les signes du dépérissement de la belle université médiévale, mais bien plutôt d’y voir les traits de sa lente mutation, de la réorganisation de ses fonctions, de la redéfinition de sa place dans le royaume et dans la chrétienté. Le préciser davantage est une autre histoire.