1L’intervention des États-Unis par l’intermédiaire de ses grandes fondations fait depuis quelques années déjà l’objet de plusieurs études de valeur. Je ne citerai que les travaux de Giuliana Gemelli en la matière1. Rappelons-en les principaux apports. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la fondation Rockefeller, par l’intermédiaire d’intellectuels wilsoniens (Raymond Fosdick), participe au financement de centres de recherche aux États-Unis comme en Europe. Le but est double : il s’agit de favoriser le renouvellement des sciences humaines afin de mieux appréhender le monde moderne et mieux contrôler une civilisation de plus en plus dominée par la technique ; il s’agit aussi de favoriser par-delà l’océan Atlantique la formation d’un réseau d’hommes politiques, d’universitaires et d’intellectuels capables précisément de maîtriser la complexité du monde moderne et l’évolution technologique, tout en établissant les bases d’une paix et d’une coopération mondiales. Le Social Science Research Council de Chicago, organisme de coordination de la recherche universitaire financé par la fondation Rockefeller en est le point de départ. La recherche en sciences sociales et ses méthodes, qu’il conviendra de définir, ont influencé l’orientation des grandes universités américaines (Chicago, Columbia, Harvard ou Yale) mais aussi la London School of Économies, l’École d’études politiques de Berlin, l’Institut des affaires internationales de Hambourg... En France, c’est l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales (Charles Rist) qui a bénéficié à ses débuts du financement de la fondation.

2Les liens universitaires et financiers de chaque côté de l’Atlantique se renforcent après 1945. L’idéalisme et ce que Giuliana Gemelli appelle l’esprit « libéral-interventionniste » se doublent d’une nécessité politique : il s’agit de soutenir les mouvements intellectuels et institutions universitaires non marxistes d’inspiration libérale en Europe et ailleurs. L’action des fondations américaines ne peut être dissociée de celle du Congrès pour la liberté de la culture, né à Berlin en 1950, unissant un vaste aréopage d’intellectuels anticommunistes et qui mettait en place entre autres des colloques scientifiques sur les thèmes des rapports entre sciences et politiques, la question de la liberté, du totalitarisme, etc.2 L’action des fondations américaines s’inscrit dans un cadre devenu alors nettement politique.

3J’ai choisi de centrer mon étude sur le cas de l’Italie après 1945. C’est sans doute en Europe l’un des pays les plus réceptifs à l’influence américaine, où les contacts interuniversitaires semblent les plus fructueux. La situation géopolitique explique sans aucun doute l’intérêt américain. Il faut bien entendu également souligner l’importance déterminante de la communauté italo-américaine dont nombre de ses représentants jouent un rôle fondamental dans l’orientation des financements des fondations américaines. Ces interventions prennent le plus souvent la forme d’une participation au financement d’institutions universitaires qui travaillent dans une direction parallèle à celle des recherches menées outre-Atlantique (il ne faut pas oublier bien sûr toutes les bourses accordées aux étudiants et enseignants italiens). Il peut y avoir aussi une présence directe, comme dans le cas de la création d’une université américaine en Italie. La Johns Hopkins University crée par exemple un centre à Bologne jumeau de son École des hautes études internationales, auquel je m’intéresserai tout particulièrement.

4Parler de modèle universitaire américain soulève toutefois une question de méthode. Le « modèle » envisagé est-il en effet américain ou d’importation européenne ? Quelle pourrait être ainsi l’influence de la sociologie allemande, de l’empirisme anglais ou de l’école française des Annales ? Il est encore difficile de répondre à cette question : nous nous bornerons à étudier la façon dont le centre bolonais de la Johns Hopkins créé en 1955 a pu éventuellement modifier l’organisation des études ou les enseignements mêmes dans les autres universités italiennes (on évoquera un autre cas que la Johns Hopkins). Le projet idéaliste de créer un réseau international atlantiste de chercheurs, d’universitaires d’administrateurs, de dirigeants économiques et politiques s’est-il même partiellement réalisé et comment ? Disons d’emblée que l’état de mes travaux ne me permet d’être catégorique, mais je serais nettement enclin à répondre par l’affirmative.

Le choix de Bologne par la Johns Hopkins University

L’université de Bologne depuis l’unité

5L’université de Bologne est l’une des premières à se réorganiser après l’unité. Elle est dotée de quatre facultés dont les plus richement dotées (en nombre de chaires) sont celles de médecine et de droit. La faculté de lettres et philosophie n’en compte que six (contre dix pour le droit). Cette dernière se distingue avant tout par la figure centrale de Giosuè Carducci, qui y enseigne la littérature italienne. Or Carducci, qui a des liens très forts avec l’université de Florence, est très imprégné de culture française (il a lu Hugo, Michelet, Quinet, Sainte-Beuve), ce qui a son importance pour expliquer notamment la facilité avec laquelle s’introduit le positivisme. Il faut en effet rappeler que le monde universitaire italien se divise très grossièrement entre néo-hégéliens et positivistes. À Bologne c’est cette dernière tendance qui a l’avantage : c’est à Bologne que Darwin est introduit pour la première fois en Italie, c’est à Bologne encore qu’enseigne Federigo Enriques, fondateur et président de la Société de philosophie italienne, professeur de géométrie né à Livourne en 1871 et formé à Pise. Par son intermédiaire, Bologne devient un centre de réflexion sur le rapport, selon lui inévitable, entre science et philosophie (on parle de « positivisme critique » pour évoquer sa pensée). L’opposition est alors vive avec la philosophie idéaliste, héritée en partie du néo-hégélianisme qui se développe dans les revues nées avec le siècle (La Critica, La Voce). Ce tropisme vers les sciences qui caractérise l’enseignement de la philosophie à Bologne a été expliqué comme la manifestation superstructurelle d’une dualité structurelle entre un Nord lancé dans le processus de modernisation technique et industrielle et un Sud conservateur, agrarien et antimoderniste. Une telle explication a des limites, comme le prouve l’influence de l’idéalisme à l’université de Turin par exemple.

6L’université de Bologne après la Première Guerre mondiale est marquée par la figure de Rodolfo Mondolfo, disciple de Filippo Turati, le dirigeant socialiste réformiste, et lui-même théoricien d’un réformisme social-démocrate. Passons rapidement sur la période fasciste, en précisant toutefois que nombre d’universitaires de Bologne, parmi les scientifiques notamment, se sont pleinement engagés dans la collaboration avec le régime.

7L’après-guerre se caractérise par deux aspects importants. Le premier, c’est le lien étroit entre la municipalité et l’université. L’aide de la ville passe en effet de deux millions de lires en 1950 à 14 millions en 1954. La municipalité, détenue par les communistes depuis 1949 (Giuseppe Dozza), a ainsi financé douze nouvelles chaires. En outre, le monde universitaire est très présent dans les instances dirigeantes puisque nombre de professeurs font partie de l’équipe municipale, à l’image de Renato Zangheri, depuis 1960 premier adjoint à la Culture institué dans une ville italienne. Le second aspect, c’est le maintien de la tradition qui fait de l’université de Bologne l’une des premières à développer la philosophie des sciences, l’épistémologie autant que la sociologie (Ludovico Geymonat, Ferruccio Rossi-Landi, Paolo Rossi, Antonio Santucci et Alberto Pasquinelli).

8Les choses évoluent. Les États-Unis constituent cette fois sinon un modèle, du moins une référence en la matière. Pasquinelli, qui occupe la première chaire de philosophie des sciences à Bologne (1964-65) après avoir enseigné l’épistémologie et la méthodologie, a étudié à Chicago la philosophie des sciences sous la direction de Rudolf Carnap. C’est influencé par l’école de sociologie américaine qu’un groupe de jeunes diplômés bolonais, soutenu dans leur démarche par le recteur Felice Battaglia, fonde Il Mulino, revue et maison d’édition, destiné à tisser des liens entre philosophie et sociologie, avant de développer de grandes enquêtes sociologiques financées par la fondation Ford (Matteucci, Pedrazzi, Santucci).

Les intentions des fondations américaines en Italie

9En Italie, la fondation Ford indique très clairement qu’elle se donne pour but d’« aider et d’amener les structures de formation et de recherche démodées (outmoded) du pays à s’adapter aux besoins modernes »3. C’est ce qu’elle déclare en 1959 avant de cofinancer le Centre de spécialisation et de recherches en économie de l’agriculture pour le Mezzogiorno à Portici4. Or la fondation Ford subvient au tiers des besoins du centre bolonais pendant trois ans (de février 1963 à juin 1966, 350 000 $)5. C’est le premier point qui explique la politique américaine. La recherche dans des domaines aussi sensibles et pointus que l’économie serait obsolète en Italie. Il est ainsi encore dit en 1966 que l’aide accordée au centre de Portici est destinée « à vaincre le poids et l’influence des vieilles écoles démodées de pensée en économie agricole en Italie »6.

10La conséquence en est que les fondations ou les universités choisissent parfois de miser sur des personnalités qui, pour n’être jamais en marge du monde universitaire (la politique est de n’investir que s’il y a des cofinancements du gouvernement italien ou de l’université concernée), sont parfois présentées comme des outsiders, ou qui proposent tout au moins une approche différente de la recherche universitaire : c’est le cas de la bibliothèque et des bourses accordées à l’Institut italien pour les études historiques de Naples ; c’est encore le cas à Bologne, où la fondation Rockefeller est prête à financer le poste d’assistant promis à un brillant diplômé, Nicola Matteucci, présenté par le correspondant de la fondation comme un outsider qui s’intéresse à la théorie politique et aux relations internationales7. À une autre occasion, il est dit que la fondation Rockefeller doit « faciliter l’indépendance à l’égard d’autres centres de recherche »8.

11Les fondations américaines portent donc un jugement de valeur sur le retard des études en Italie qui ne concerne pas seulement le domaine de l’économie, mais englobe plus largement les sciences sociales, dont il est réaffirmé l’importance et la contribution souhaitable au Conseil national de la recherche italien. Ainsi, dans un de ses multiples rapports envoyés à la fondation Rockefeller, l’un de ses représentants (Kenneth W. Thompson) écrit que les « universités en Italie ont fait un blocage contre toute sorte de champ de recherche ou théorie qui possède un caractère empirique dans les sciences sociales »9, ce qui va justifier le financement par la fondation Ford des enquêtes lancées par IL Mulino tendant à rompre ce blocage.

12Thompson a parlé du caractère empirique, selon lui nécessaire, des enquêtes sociales. Les Social Sciences ou du moins le modèle prisé par les fondations américaines méritent qu’on s’y arrête. Soulignons d’abord que les dirigeants qui en parlent ont été formés dans cette conception. Bernard Berenson, le directeur de la fondation Ford, lance un programme de financement intitulé Individual Behavior and Human Relations qui doit ainsi aider l’étude des relations internationales, le développement de la sociologie politique comparée, des relations humaines et leur application au développement industriel, les causes et les conséquences de la participation au pouvoir dans les sociétés démocratiques, les caractéristiques et les règles de comportement des dirigeants. Deux choses sont à retenir. D’une part, le but des aides américaines au développement de la recherche en Europe est de décloisonner les frontières considérées comme trop rigides entre les différents domaines de recherche et disciplines enseignées, ou avec des regroupements discutables comme en France (sociologie et lettres, droit et économie). Là, il ne fait aucun doute que la méthode de l’école des Annales a influencé une telle conception, ou du moins qu’il y a eu une influence réciproque10. D’autre part, le caractère utilitaire de la recherche est amplement souligné : la recherche aide à mieux percevoir la réalité du monde. Les dirigeants des fondations sont fermement convaincus que les sciences sociales doivent et peuvent obtenir des résultats aussi brillants pour résoudre les problèmes de la société que les sciences de l’ingénieur dans le domaine technique.

13De fait, l’étude des équipes dirigeantes des fondations ou des institutions universitaires américaines met en valeur la perméabilité des frontières entre monde universitaire et scientifique et monde de la diplomatie, voire de l’espionnage, en tout cas tout ce qui gravite autour de la politique étrangère américaine. On peut citer un exemple de trajectoire professionnelle : le professeur du centre bolonais Edgar A.J. Johnson, professeur d’économie internationale et ancien conseiller du gouvernement de Corée, versé dans l’administration américaine pour les affaires de Corée, de Grèce ou de Yougoslavie. La moitié du corps enseignant de la Johns Hopkins University doit d’ailleurs être choisie hors du corps universitaire, dans le monde de la diplomatie ou des affaires. L’aspect « utilitaire » du travail de recherches nous est confirmé par un autre exemple. Si les travaux de Carlo M. Cipolla qui portent sur le déclin économique de la république de Venise à l’époque moderne intéressent le représentant de la fondation Rockefeller, c’est parce que les États-Unis bénéficieront selon lui d’un excellent exemple historique de déclin capable de donner ainsi une profondeur historique aux études qui sont menées par ailleurs sur une période très contemporaine. Cela explique la réflexion politique qui sous-tend les décisions d’investissement : dans le cas de Portici, il s’agit d’aider à trouver des solutions rapides à la question méridionale dont la pauvreté et le sous-développement profitent au Parti communiste qui progresse dans la région. Le fait que la mairie de Bologne soit dirigée par un maire communiste a sans doute pu influencer le choix de s’y installer. En témoigne aussi l’un des premiers sujets d’enquête proposés par le centre bolonais qui veut se spécialiser sur une région et son développement politique : « Pourquoi le communisme s’est-il développé dans une certaine zone, ou encore le fascisme à une date antérieure ? »11

14Enfin, les fondations insistent sur la formation des élites, un establishment euro-atlantique : c’est l’objet de la création, toujours à Bologne, d’un centre d’études des sciences administratives liées à l’université de Californie. À l’origine du projet, il s’agit de drainer une équipe formée des meilleurs administrateurs italiens vers les États-Unis (Georges Graham, université de Princeton).

Le centre bolonais : présentation, recrutement, organisation des études

L’école des études internationales avancées

15L’intention initiale est d’adjoindre à l’université Johns Hopkins une école des affaires étrangères12. Nous sommes en 1943. Cette école est une graduate school devant conduire à des carrières internationales (gouvernement, ONG, entreprises). Elle doit fonctionner avec un petit nombre d’étudiants (55 à 75) ayant déjà des notions d’histoire (histoire de l’Europe, histoire diplomatique, économique), de droit et de sciences politiques. Durant leur cursus, les étudiants doivent maîtriser au moins une langue vivante. Les cours proposés concernent l’ensemble des grands problèmes contemporains (URSS, empire et satellites, la décolonisation, le Moyen-Orient, etc.). On met l’accent sur l’analyse et les méthodes davantage que sur l’inventivité. Les étudiants sont pour la plupart choisis en fonction d’une expérience professionnelle (dans le privé, au gouvernement, dans les affaires internationales). Des professeurs invités doivent faire profiter de leur expérience.

16Le choix de Bologne est présenté comme celui d’une ville qui offre « liberté et indépendance de manœuvre, accessibilité de partout en Europe et la coopération de l’Université de Bologne »13, dont il est rappelé qu’elle est la plus ancienne d’Europe. En 1958, le centre a reçu 552000 dollars pour la construction du bâtiment, achevé en 1961-1962.

17Le centre bolonais a bénéficié de l’aide de l’université de Bologne et de son recteur Felice Battaglia. Il s’est ouvert en février 1955 : l’université a fourni les salles et la bibliothèque. Des fonds privés ont permis son fonctionnement. L’ancien secrétaire d’État adjoint chargé du Proche-Orient et ambassadeur en Turquie entre 1951 et 1953, producteur de pétrole dans l’Oklahoma, a ainsi donné 150000 dollars pour trois ans (George C. McGhee).

18Le centre bolonais forme au Master of Arts. Les étudiants passent un an à Washington DC et un an à Bologne. Ils reçoivent des cours d’économie, de droit et de science politique. Enfin, le centre est dirigé par C. Grove Haines, spécialiste des questions internationales : il a publié sur l’Italie, les origines de la Seconde Guerre mondiale, un ouvrage sur La Civilisation occidentale et un autre plus récent (1954) sur La menace de l’impérialisme soviétique.

Les enseignants14

19Le principe repose sur un faible nombre de titulaires (en fait seuls le président et son associé). Les enseignants extérieurs viennent pour un semestre. Il est encore difficile de savoir comment ils ont été recrutés. Il faut rappeler que les services de renseignement américains se sont intéressés dès la libération de Naples au monde universitaire et ont d’emblée noué des liens avec des intellectuels autant qu’avec des politiques. Ils bénéficient bien sûr des informations que peuvent leur donner les Italo-Américains de la Mazzini society (Salvemini, Tarchiani, Cianca, Sforza). Joseph LaPalombara, qui a enseigné à l’université de Florence, est une des références de la fondation Ford. Les fondations envoient périodiquement des « visiteurs » qui rencontrent chaque jour lors de leur périple un ou plusieurs chercheurs en vue. En outre, il est clairement indiqué que le centre entretient des relations suivies avec l’ambassade américaine (et son service culturel) et les ministères des Affaires étrangères des différents pays européens. On peut esquisser quelques hypothèses. Le recrutement est international. On y trouve outre des Américains, des Italiens, des Français, des Anglais et des Allemands. Ils peuvent être rangés en deux grandes catégories : les spécialistes reconnus dans leur matière, en général issus des meilleures universités (l’ancien recteur de la Bocconi – faculté d’économie de Milan –, le fondateur de l’institut de sondages Doxa, mais aussi des personnalités telles que Wilhelm Röpke ou encore Carl Friedrich, l’un des théoriciens du totalitarisme). Pour la France, c’est clairement l’Institut d’études politiques de Paris qui fournit les enseignants (Duroselle, Fohlen et Grosser). Claude Fohlen représente en quelque sorte l’école des Annales, Jean-Baptiste Duroselle le spécialiste des relations internationales dont le Centre d’études est en cours de financement par la fondation Ford (1958-1963), Alfred Grosser, le spécialiste des relations franco-allemandes. Le second groupe réunit des diplomates, des fonctionnaires d’organismes internationaux (en fait européens), des Italo-Américains ou des personnalités politiquement proches des États-Unis : le professeur Giovanni d’Orlandi, du ministère des Affaires étrangères italien, Walter Hallstein, ministre des Affaires étrangères de la RFA ou encore Pietro Quaroni, ambassadeur en France ; Paul Delouvrier (haut fonctionnaire à la CECA) ou John Evans (GATT) ; Antonio La Pergola (association italo-américaine de Catane) ; l’ancien partisan et historien Aldo Garosci ou encore Ernesto Rossi. Ces derniers publient dans des revues nettement philo-atlantiques et philo-américaines (Il Mondo, Il Mulind). Tous sont des Européens convaincus. Leur point commun est leur anticommunisme et antitotalitarisme.

Les étudiants15

20La sélection se fait par l’intermédiaire d’un comité qui se réunit à Rome et dont les membres sont des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères italien, du ministère de l’Instruction publique italien, de la section culturelle de l’ambassade américaine, et le secrétaire exécutif de la Fullbright commission. De 1955 à 1966, on compte 559 diplômés, dont 233 Américains et 318 Européens : 92 Italiens, 82 Allemands, 55 Autrichiens, 40 issus du Benelux, 28 Français, 11 Anglais, 4 Scandinaves, 3 Espagnols, 2 Suisses. Les origines universitaires sont pour l’Italie les universités de Bologne, Rome, Florence, pour la France l’IEP, pour l’Allemagne Cologne, Munich, pour l’Autriche Graz, Vienne (Hochschule für Welthandel) et Louvain pour la Belgique.

Le financement16

21On a déjà cité la fondation Ford. Parmi les autres donateurs, il y a l’université de Bologne, l’USIS pour les fonds de la bibliothèque, des entreprises d’Europe occidentale, dont notamment Olivetti qui donne en 1957 30000 dollars sur trois ans et 20000 dollars d’équipements gratuits (machines à écrire, à calculer, etc.). La Banque nationale du travail a également promis des subventions. Le département d’État a offert 65000 dollars en 1965 et 85000 dollars un an plus tard. Le centre bolonais dispose aussi de l’argent des étudiants américains, des bourses de la fondation Fullbright, et bientôt des anciens étudiants réunis dans une association.

22L’année 1966 est une année critique : l’aide de la fondation Ford ne semble pas être reconduite et la fondation Rockefeller refuse de donner. Le centre démarche les entreprises européennes, mais il est dit que « les habitudes, la tradition, l’inflation, la politique fiscale, tout cela contribue à créer de très sérieux obstacles »17. On leur objecte en outre que le centre, parce que américain, a des ressources illimitées à sa disposition et que les instituts universitaires, comme en Europe, devraient être fortement soutenus par le gouvernement. En Italie, c’est la crise. Les étudiants européens sont « rarement prêts ou désireux de payer plus qu’une faible part des dépenses d’éducation. Payer pour sa propre formation est pratiquement chose inconnue en Europe »18.

Les cours

23À l’origine, pour l’année 1956-1957, les étudiants devaient suivre en deux semestres une série d’enseignements au choix portant sur l’économie nationale italienne, française ou encore européenne, les structures gouvernementales pour la conduite des affaires étrangères, la diplomatie européenne, les résultats de la politique étrangère, les partis politiques italiens, les syndicats français, italiens ou allemands, l’intégration européenne, les relations internationales dans l’entre-deux-guerres19. L’analyse de deux exemples, le cours concernant l’intégration européenne et un projet de recherches lancé sur l’Italie, permet de mettre en valeur quelques points : d’une part, l’importance accordée à la construction européenne, analysée presque au jour le jour, en insistant cependant sur l’aspect économique et idéologique (fédéralisme, intégration par secteurs), laissant davantage de côté l’aspect proprement politique (CED) et offrant également une clé de lecture historique20 ; d’autre part, l’attention portée aux syndicats et groupes de pression. On retrouve dans ces cours le canevas, me semble-t-il, utilisé plus tard par les historiens anglais et américains de la société : si l’économie et la société italienne semblent être passées au scanneur, on insiste peu sur les groupes sociaux, plus sur les structures (État, Welfare, ou groupes de pression, syndicats). La géographie électorale, alors peu développée en Italie, y est nettement encouragée. Enfin, le projet d’études sur l’Italie s’intéresse avant tout aux alliés pro-américains (Parti républicain, Démocratie chrétienne puis Parti social-démocrate). Il s’agit de comprendre les rapports de force à Bologne, les organisations syndicales et le rôle de l’Église, l’anticléricalisme et le rôle de la bourgeoisie. Par la suite, l’enseignement s’oriente progressivement vers les études américaines.

Bilan de onze années d’activité et perspectives

Le devenir des étudiants

24Le rapport envoyé à la fondation Rockefeller en 196621 informe que 20 des Européens et Américains présents à Bruxelles viennent du centre bolonais qui a également formé 22 fonctionnaires des Affaires étrangères italiens. Cinquante-six diplômés du centre travaillent dans les services des affaires étrangères européens, 42 pour les États-Unis ; 120 ont rejoint le monde des affaires, la banque et le droit (à chaque fois à l’échelle internationale). On les retrouve ainsi chez Olivetti, BCI, Fiat, Agip, Finsider en Italie, ou Chase Bank, Manhattan Bank, IBM, Esso, Morgan, Ford, etc.

25La politique du centre a très clairement été de rapprocher Américains et Européens dans le but de fonder une solidarité et une culture atlantiques. À cette fin, il avait été décidé que les onze appartements loués aux étudiants seraient composés d’un Américain, d’un Italien, d’un francophone, d’un Allemand. Le directeur du centre pense en 1966 avoir favorisé un lien entre les étudiants et leur avoir permis de découvrir différentes cultures, d’avoir élargi leur esprit et approfondi leur connaissance des différences entre les nations. Est-ce le cas ? Le seul élément de réponse que l’on possède concerne la solidité de l’association des anciens étudiants qui ne se défile pas lorsqu’on sollicite son aide financière. Il est un fait que le centre bolonais a contribué à former une équipe de diplomates beaucoup plus proches des idées atlantistes que ne l’était en Italie l’ancienne génération.

26Il faut également noter l’insistance sur la communauté atlantique, sur les études des affaires atlantiques tant dans les résultats que dans les projets d’avenir. Évoquer sans cesse le resserrement nécessaire des liens entre États-Unis et Europe n’est pas innocent et démontre la démarche politique qui anime le centre et ses bailleurs de fonds.

L’influence sur les études universitaires italiennes

27Dans le cas de Portici, l’influence américaine a totalement transformé la faculté d’études agricoles de Portici qui s’inspire de la structure des études de l’université de Berkeley. Dans le cas du centre bolonais, plusieurs choses sont à mettre en valeur : d’une part, l’influence du centre est nette à Bologne même. Il suffit pour en juger de constater les réactions des dirigeants de la commission culturelle du PCI. Celles du conseil municipal ont été des plus vives au moment de la création du centre américain. Quelques années plus tard cependant, la municipalité, toujours communiste, aide au financement d’une faculté de sciences politiques qui fait appel à la sociologie et à l’économie modernes, et dont les autorités soulignent, sinon la parenté, du moins l’influence du centre bolonais. La nouvelle faculté est notamment prévue pour former le personnel dirigeant des organismes politiques locaux et des entreprises publiques. On retrouve parmi les enseignants Romano Prodi. Il est ainsi dit en 1966 que désormais la municipalité autant que le questeur et le préfet coopèrent pleinement à la vitalité du centre.

28L’influence s’étend également ailleurs. La faculté de Padoue a modelé ses nouveaux programmes d’économie internationale sur ceux du centre. L’ENI (Agence italienne pour les hydrocarbures) a fondé une école qui forme après la licence des spécialistes de l’étude des hydrocarbures : l’organisme a copié l’organisation du centre jusque dans ses moindres détails (calendrier académique, sélection des étudiants).

29Les ambitions du centre bolonais au tournant de 1966 sont de se transformer en un « consortium multi-universitaire ». Chaque université doit utiliser le centre comme un état-major de chercheurs (docteurs ou doctorants) dans le domaine des études européennes et atlantiques. Il est précisé qu’il s’agit d’offrir ce qui se fait de mieux dans l’enseignement universitaire américain, afin de renforcer le lien entre les États-Unis et l’Europe et de devenir l’institution américaine majeure en Europe dans le domaine des études européennes et atlantiques.