1Christiane Klapisch-Zuber a incarné l’étroite alliance entre enseignement et recherche que l’on peut attendre d’un directeur d’études de l’EHESS. Mon hommage sera l’évocation de cette double activité unifiée à partir d’un document riche en informations, les annuaires de l’École avec leurs comptes rendus de recherche, d’enseignement et de publications. Christiane a été une chercheuse hors pair, modèle de travailleuse en archives, une enseignante passionnée et charismatique, elle a publié une œuvre qui témoignera longtemps de sa marque sur les progrès de l’histoire et des sciences sociales dans le dernier quart du xx^e siècle. Cette enquête s’étend depuis son accession à une direction d’études jusqu’à l’âge de la retraite qui ne marque heureusement pas la fin de sa double activité : 1977-2002.

2J’avais pu rencontrer Christiane et commencer à ressentir l’admiration et l’amitié qui ne feront que se renforcer sur le plan scientifique et intellectuel comme sur le plan humain depuis la préparation de sa thèse de troisième cycle, Les maîtres du marbre. Carrare, 1300-1600, publiée en français en 1969 et en traduction italienne en 1973. Cet ouvrage se situe dans une perspective technologique et économique qu’elle abandonnera mais plusieurs des orientations futures de sa recherche et de sa réflexion s’y engagent : le domaine italien et le travail en archives d’où elle sait faire sortir une histoire concrète et vivante, l’histoire sociale comme horizon privilégié.

3Entre temps Christiane était entrée à la VI^e section de l’EPHE avec la bénédiction de Fernand Braudel dont je veux souligner l’intelligence et la générosité en cette occasion. Christiane était très engagée dans le soutien aux Algériens dans leur lutte pour l’indépendance. Sans être un militant de l’Algérie française, Fernand Braudel par son patriotisme lorrain et son histoire personnelle d’enseignant à Alger se situait sur d’autres positions. Christiane avait payé son engagement par la perte de son poste dans l’enseignement secondaire, Fernand Braudel la reçut et sut découvrir en elle ses qualités intellectuelles et humaines. Ce fut, en effet, si l’on se place dans l’optique qui envisage l’établissement d’enseignement et de recherche comme une entreprise, une des meilleures « acquisitions » de l’École.

4Ce quart de siècle de recherche et d’enseignement a été scandé par la parution de plusieurs grands livres1 :

• Les Toscans et leur famille. Une étude du catasto florentin de 1427 (avec l’historien américain David Herlihy),
• Histoire de lafamille (direction, avec l’historien André Burguière, les anthropologues Martine Ségalen et Françoise Zonabend),
• La maison et le nom : stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance,
• Histoire des femmes en Occident, t. 2 : Le Moyen Âge (direction),
• L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté.

5On retrouve évidemment dans ces ouvrages les thèmes principaux qui ont fait l’objet des recherches et de l’enseignement de Christiane pendant cette période.

6Ce qui frappe le plus dans les titres de séminaires et de comptes rendus d’enseignement, c’est l’insistance sur les orientations suivantes :

1. anthropologie historique. Si Christiane a été une des premières à se placer sous cette étiquette quand elle est apparue sur l’affiche des programmes d’enseignement de l’École, cette référence lui convenait parfaitement et elle l’a illustrée. L’« anthropologie » désignait l’horizon interdisciplinaire et la proximité avec la préoccupation des anthropologues qui inspirait sa recherche et sa réflexion, et « historique » caractérisait sa formation et sa situation dans l’univers des sciences sociales. Christiane est d’abord une historienne, elle est une grande historienne ;
2. démographie. Christiane est une des figures dominantes et animatrices de la démographie historique qui a connu un essor remarquable dans l’historiographie française après 1960. Elle a d’ailleurs travaillé en liaison avec deux autres figures de proue de la démographie historique française, Jacques Dupâquier, historien de la population, et André Burguière, son associé en séminaire, surtout spécialiste des xvi^e-xviii^e siècles. Ainsi l’École française de démographie historique a pu apporter une contribution décisive à l’histoire de la démographie des xiv^e-xviii^e siècles en parallèle avec la contribution anglaise de l’école de Cambridge animée par l’anthropologue Jack Goody et l’historien Peter Laslett ;
3. famille et parenté. C’est le centre de la réflexion historique de Christiane. Ainsi peut-elle mettre en valeur l’importance des structures et des relations établissant des ponts avec les anthropologues de la parenté de l’école de Claude Lévi-Strauss ou de Maurice Godelier et les historiens médiévistes du lignage, tels que Georges Duby. Son thème essentiel est constitué par les familles italiennes et plus précisément, de façon exemplaire, florentines. Prolongeant les travaux des médiévistes sur les familles nobles, elle étend le domaine de la famille historique aux familles bourgeoises et aux territoires de rencontre et de mixité entre famille nobiliaire et famille bourgeoise ;
4. interdisciplinarité. La démographie historique telle que l’a pratiquée Christiane est au carrefourentre l’histoire sociale, la sociologie et l’anthropologie. Cette interdisciplinarité s’est incarnée dans des séminaires communs avec des anthropologues comme Françoise Zonabend, en première ligne, ou Martine Segalen, ou des sociologues comme Monique de Saint-Martin ;
5. comparatisme. Un autre élargissement de point de vue et d’investigation s’est manifesté dans des séminaires communs avec des spécialistes d’autres aires culturelles que l’Occident ou d’autres périodes que le Moyen Âge.

7Dans le premier cas, la collaboration a été étroite avec un sinologue, Michel Cartier. Ainsi a pu être exploré un problème aussi essentiel que celui de la fabrication de l’identité sociale à partir du thème : « Être quelqu’un en Orient et en Occident (xv^e-xix^e siècle) », ou celui non moins important des systèmes de dénomination et de la construction de la personne. De même Christiane a-t-elle étudié avec ses partenaires et avec Michel Cartier le problème fondamental de l’« interdit dans la parenté » ou encore de la « construction des identités sexuées ».

8L’autre aire culturelle qui a particulièrement retenu son attention est celle du Maghreb, ce qui n’a rien d’étonnant en raison de son histoire personnelle et de l’intérêt du comparatisme entre régions et civilisations marquées par la communauté méditerranéenne mais aussi par les différences et les affrontements résultant de longues histoires séparées et de la marque de deux religions antagonistes ; le christianisme et l’islam. Dans cette perspective, Christiane a rejoint des chercheurs maghrébins ou spécialistes du Maghreb tels que Jocelyne Dakhlia, Fatima Talahine, Tassadit Yacine ou Zoubida Haddab de l’université d’Alger et l’écrivain Assia Djebar. Ainsi ont pu être explorées les possibilités d’écrire une histoire des femmes dans les pays du Maghreb ou la comparaison des systèmes dotaux entre les pays des deux rives de la Méditerranée.

9Dans le second cas, Christiane et ses partenaires habituels ont étendu l’enquête dans le passé et dans le futur. Ainsi son séminaire a-t-il fait appel à des spécialistes d’autres périodes. Vers le passé, le principal partenaire a été l’historien de l’Antiquité romaine Jean Andreau, et vers les périodes modernes les historiens Robert Descimon et Christophe Prochasson. Ce groupe a pu lancer un séminaire comparatif sur le clientélisme depuis l’Antiquité dont les premiers fruits ont enrichi l’œuvre de Christiane.

10Ainsi Christiane – comblant les prévisions confiantes de Fernand Braudel – a fait progresser des orientations essentielles des Annales et de la VI^e section : l’histoire-problème, l’histoire sociale, l’interdisciplinarité, le comparatisme dans des perspectives de longue durée.

11Christiane a exploité – et souvent révélé – la valeur documentaire de textes et d’objets jusqu’alors plus ou moins négligés par les historiens. Elle a ainsi fait parler des archives urbaines et familiales, une iconographie auparavant anecdotique. Livres de famille et de comptes, livres de raison se révéleront ainsi comme sources significatives pour l’histoire de la famille. L’iconographie apparaîtra particulièrement féconde dans l’étude de cette réalité démographique essentielle dans les milieux nobles et bourgeois, la généalogie. Elle a tiré tout le parti possible des objets, des cadeaux offerts lors de grands événements familiaux : coffres et plateaux d’accouchée, coffres et plateaux de mariage. Tout en apportant une lumière révélatrice sur les rapports entre images et écrit, Christiane s’est en particulier attachée à une représentation imagée de la parenté à laquelle elle a consacré un grand livre, l’arbre généalogique. Arbres de Jessé, arbres moraux et mystiques, arbres de vie, arbres de la croix, arbres de consanguinité ont été une des grandes productions du Moyen Âge. Christiane a montré qu’ils expriment l’obsession de la nature et de ses produits, la fascination de l’organisation organique (tronc-branches), l’intérêt pour la croissance, pour la vie et la mort. Avec Michel Pastoureau, elle a confronté l’usage de l’arbre généalogique avec les codes de symbolisation de la parenté dans l’héraldique.

12Elle a bien montré comment les phénomènes historiques doivent être lus dans l’espace et le temps.

13Elle a expliqué la famille dans les deux espaces structurés, articulés de la ville et de la maison. À travers l’étude des relations familiales et sociales, elle a fait une enquête novatrice sur l’espace habité. Elle a défini les catégories, explicites ou implicites, d’un temps familial qui structure les représentations et les comportements familiaux dans la littérature familiale : temps généalogique long, temps historique du destin collectif vécu au niveau familial, temps court du cycle de développement familial et du cycle de vie individuel.

14Elle a accordé une attention particulière à la construction de l’identité familiale et individuelle. Elle a donc eu recours largement à l’anthroponymie. L’étude du nom et des systèmes de noms a été un de ses thèmes de prédilection, souvent dans une perspective comparative (avec l’Antiquité ou l’Extrême-Orient). Elle a décrit avec précision la spécificité italienne au sein d’un mouvement général de formation d’un système à deux noms (nom de baptême et patronyme) qui se démocratise au xiii^e siècle et s’achemine vers un nouveau système ternaire où le surnom tend à devenir patronyme. L’étude du prénom a été pour elle l’occasion d’une incursion profonde et féconde dans la dévotion et la mémoire familiale florentines des xiv^e-xv^e siècles.

15Christiane – et c’est une leçon pour l’historien – a scruté avec perspicacité le vocabulaire employé dans le domaine qu’elle étudie. L’étude des mots et de leur histoire est un auxiliaire essentiel de l’historien.

16De même elle a bien vu comment les stratégies familiales poursuivaient une finalité essentielle en histoire : la construction d’une mémoire. Nous savons depuis Maurice Halbwachs l’importance de la mémoire collective dans les sociétés. Christiane a montré sa forte présence dans les activités familiales. Elle parle judicieusement de « demande de mémoire ».

17Elle a été une des premières à s’intéresser à l’imaginaire historique. Elle a étudié le « légendaire familial », les rapports entre mémoire et imaginaire au sein de la famille, montré l’invention de mythes d’origine de l’individu et de la famille.

18Il était normal que dans son itinéraire de recherche et de réflexion se présentent très tôt la femme, les femmes. Outre les études particulières, ses contributions synthétiques à des ouvrages d’ensemble sur l’histoire des femmes ont été essentielles. Elle s’est située d’ailleurs dans son séminaire par rapport à la gender story alors en pleine (et parfois excessive) expansion dans l’historiographie anglo-saxonne qu’elle connaissait d’autant mieux qu’avec l’Italie, terrain fondamental de ses recherches, l’autre pays de ses voyages et de ses séjours était les États-Unis et plusieurs de leurs universités.

19Certes, Christiane a étudié les racines médiévales et la soumission de la femme à l’homme, les formes anomales et irrégulières de sexualité qui lui ont été imposées : prostitution, rapt de femmes, enfants illégitimes, abandon d’enfants, servitude domestique et même véritable réduction en esclavage. Elle a montré comment, en réservant au chef de famille la production de l’écrit, la maîtrise de l’écriture, la famille maintenait la femme dans une position de mineure. Elle a montré comment elle avait été confinée au rôle d’épouse ou de mère. Elle a étudié un domaine particulièrement révélateur de la place de la femme dans une société : l’expérience féminine du travail. Mais surtout elle est partie d’une problématique féconde : la constitution de l’identité de l’homme et de la femme comme sujets sexués. Elle a pu ainsi, entre autres, mettre en valeur les « contraintes de la pudeur » imposées aux femmes.

20 Historienne de la famille, historienne des femmes, il était normal que Christiane devienne aussi historienne des enfants car femmes et enfants sont les mineurs de cette « mâle » société.

21Elle a ainsi étudié la socialisation de l’enfant, la place de l’éducation dans la formation de l’identité. Elle a étudié le parrainage comme moyen d’élargissement de la parenté. Elle s’est intéressée à une pratique italienne peu connue, les fonctions de justiciers des enfants. Elle a pris part à la polémique soulevée par la position de Philippe Ariès sur le non-intérêt du Moyen Âge pour l’enfant. Elle l’a fait comme d’habitude avec fermeté mais d’une façon conciliatrice et, comme toujours, bien documentée. Intéressée à faire parler les images et l’imaginaire, elle a interrogé les croquemitaines et, désireuse de confronter les documents et ses idées avec les spécialistes, elle a fait parler dans son séminaire Danièle Alexandre-Bidon et Didier Lett.

22Dans son enquête sur le statut de la femme, Christiane a accordé une place centrale à ce qu’elle a appelé la « révolution dotale ». Elle a parfaitement démontré que l’institution et l’évolution de la pratique de la dot dans le mariage ne répondaient pas seulement à des buts économiques et sociaux mais formaient un système et obéissaient à une idéologie.

23L’accent qu’elle mettait ainsi sur le phénomène du mariage montre bien qu’elle ne conçoit pas une histoire immobile et que, bien qu’elle se soit beaucoup intéressée aux stratégies de reproduction à l’œuvre dans les familles et les sociétés urbaines, elle cherche surtout à repérer les genèses, les évolutions, les changements.

24Dans l’histoire familiale, elle scrute particulièrement les grands passages du cycle de vie – naissances, mariages, funérailles – et les fêtes, les cérémonies qui en expriment la signification et l’esprit. Si le mariage est pour elle le moment capital et si, outre la dot, elle en a étudié les contrats et les cadeaux, elle n’a négligé ni les pratiques baptismales, ni les funérailles, ni l’enregistrement des décès, ni les livres des morts des villes italiennes.

25Il faut ici souligner un élément essentiel de son travail d’historienne et de l’influence qu’elle a eue grâce à son séminaire, à ses livres, à ses articles, à ses conférences, à ses directions de thèses : le goût des estimations chiffrées, l’intérêt pour le quantifiable, la mise au point de méthodes permettant une utilisation scientifique de ces données. Le plus beau produit de cette méthode est le chef-d’œuvre publié avec David Herlihy sur la population florentine à partir du catasto de 1427. Je voudrais signaler, dans le droit-fil de cette préoccupation, le beau livre que vient de publier Peter Biller, The Measure of Multitude. Population in Medieval Thought (Oxford University Press, 2000), qui prolonge aussi la réflexion de Christiane sur le savoir démographique à la fin du Moyen Âge.

26 Soucieuse de mettre en valeur une dynamique sociale, Christiane a donc étudié les changements de statut, la fabrication d’une identité, identité sexuée, construction de la personne. Parmi de nombreux autres intervenants, Béatrice Fraenkel a présenté à son séminaire ses recherches sur la naissance de la signature à la fin du Moyen Âge.

27Ce faisant, elle s’est engagée aussi bien dans le domaine du droit et des « actes de justice » que dans les profondeurs peu explorées de la sensibilité : le rapport à soi et à son corps, et, plus neuf encore, la notion d’intimité. Dans le milieu des notaires, elle a étudié le rapport entre la vie biologique et la formation définissant une carrière.

28Dans sa recherche des comportements individuels et familiaux, elle a enquêté sur les notions et pratiques d’honneur, de vendetta, de serment. Elle a, bien entendu, cerné la fonction de l’apparence, les pratiques vestimentaires et culinaires. Elle s’est particulièrement intéressée aux pratiques de luxe, d’excès et de transgression, notamment à l’occasion de mariages, dans les vêtements, les trousseaux et les cadeaux, et aux formes de contrôle et de répression émanant du milieu social ou des autorités politiques, surtout en milieu urbain. Elle a repéré le fonctionnement des solidarités familiales et urbaines.

29L’accent qu’elle a mis sur l’histoire sociale ne l’a pas empêchée de souligner et d’étudier l’imbrication de l’histoire sociale et de l’histoire politique. Elle a montré que la pratique familiale a imposé des « choix politiques ». Elle a mis en valeur les interférences entre les instances politiques et les instances familiales dans les grands passages de la vie, elle a révélé la spatialisation et la politisation des représentations généalogiques. Elle s’est intéressée aux registres et aux documents qui les ont précédées comme moyen de contrôle et d’encadrement de la démographie, de la famille et de l’individu. Elle a défini les rapports entre éthique marchande et pensée politique, et dégagé la place de la démographie dans la construction de l’État moderne.

30Christiane Klapisch-Zuber a donc réalisé une histoire globale combinant la macrohistoire de grands problèmes d’une société avec la microhistoire de la vie quotidienne, de la vie privée, de la vie matérielle. Elle a, dans son séminaire, défini des orientations par rapport à celles de l’Alltogsgeschichte allemande, elle a précédé les tentatives italiennes de microstoria. Elle a montré et expliqué les comportements des hommes et des femmes dans le partage entre espace public et espace privé.

31Elle a mené son enseignement et son œuvre d’un point de vue comparatif et selon des principes méthodologiques, au point qu’elle a intitulé son séminaire de 1993-1994 « séminaire comparatif et de méthode ». Si elle a transgressé les espaces du savoir universitaire en confrontant toujours l’Occident et sa Toscane à d’autres civilisations, à d’autres sources, en particulier en Extrême-Orient et au Maghreb, elle les a aussi transgressés du point de vue chronologique. Le temps de sa recherche florentine, c’est le xiv^e-xvi^e siècle, Moyen Âge tardif ou Renaissance précoce ? Ce n’est pas son problème. Ce n’est pas le temps de ses familles. Et je la loue aussi et je la remercie pour ce long Moyen Âge.

32Et avec tous ses amis et ses élèves, je lui souhaite une longue continuation de recherches et de publications dont elle nous fera un riche cadeau.