1Je souhaite évoquer quelques-unes des problématiques que l’équipe du CETCOPRA et moi-même avions soulevées lors du passage au numérique et de l’entrée en service de l’A320. Pour dire les choses très rapidement, nous avions observé que l’informatisation des cockpits modifiait le mode de présence des pilotes à bord, leur représentation du vol et la définition même de leur métier.

2On voyait apparaître des problèmes d’interprétations, des doutes sur ce que les ordinateurs de bords donnaient à voir, sur les ordres de priorités dans la présentation de l’information et les logiques auxquelles ils renvoyaient. Autant de problèmes nouveaux dans le cadre d’un métier où l’on apprend dès le départ à prêter foi aux instruments, parfois contre ses propres sensations.

3Enfin, le corps, à travers tous les sens, semblait devoir être progressivement disqualifié, pour céder la place à des processus plus intellectuels et individualisés, de lecture et de gestion d’informations sur des écrans. Toutes ces transformations affectaient le rapport au réel, semblaient devoir déplacer la frontière entre la réalité extérieure et sa traduction numérique, avec peut-être à la clé, le risque d’un recouvrement du réel par le virtuel, d’une confusion.

4Je voudrais donc revenir sur ces différents points depuis l’expérience que j’ai acquise avec C. Moricot des avions de chasse de nouvelle génération, et en particulier du Rafale dont nous avons eu la chance de pouvoir suivre la prise en main. Car si les usagers se sont habitués à faire confiance aux systèmes informatiques, rien ne dit que les problèmes exprimés à l’époque par les premiers pilotes de glass cockpit aient été résolus.

5La question notamment de la manière dont cohabitent, interagissent les uns sur les autres, des modes de présence, de représentations et de rapports au temps et à l’espace hétérogènes, reste entière. Dans ce domaine, nous devons faire preuve de beaucoup de prudence.

6L’une des particularités des technologies numériques, tient peut-être au fait qu’elles ne se stabilisent jamais complètement, et par conséquent, que les problématiques qui les concernent ne vieillissent pas non plus. Tout processus d’innovation entraîne des reconfigurations multiples, qui cessent une fois l’objet stabilisé. Mais dans le cas des technologies numériques il semble que ce processus ne doive jamais cesser.

7En première analyse les problèmes soulevés par les premiers usagers du Rafale (lorsque nous nous sommes entretenus avec eux au moment de la prise en main de l’avion) sont par exemple analogues à ceux que soulevaient les pilotes de ligne lors de l’entrée en service des avions de nouvelle génération. C’était le sens de ma première remarque sur la permanence des problématiques soulevées par le numérique.

8C’est ce qu’illustre le cas de la liaison automatique de données du Rafale (la liaison 16). Pour certains pilotes, l’intégration systémique (matérialisée dans le cockpit par la possibilité de voir dans un rayon de 360° autour de l’avion) représente l’occasion de placer le pilote au centre du théâtre d’opérations, en situation de tout voir (les pilotes désignent non sans ironie cette situation par l’expression God’s eyes view). Elle réaliserait ainsi un vieux rêve du pilote. Mais à tout voir, ne risque-t-on pas de ne plus rien voir de particulier ? C’est le doute, ou la question implicitement soulevée par d’autres qui se préoccupent surtout de savoir comment boucler l’information donnée au travers des écrans avec la réalité vécue.

9C’est le statut même de l’information qui est implicitement interrogé, dans le souci parfois très clair de démystifier la notion d’information objective. N’existent pour ces derniers que des informations pertinentes, c’est-à-dire qui font sens par rapport à une situation concrète et une expérience partagée. « Il y a des choses représentées qui sont fausses. Tout cela a été filtré. D’autres infos manquent. En fait, il y a des domaines où l’information présentée est partiellement fausse ou totalement. Le système présente par exemple toutes les pannes. Il interprète une fausse alarme pour une vraie. Nous, on parvient à dire que ce n’est pas cohérent alors que la machine n’en est pas capable... »

10L’information qui circule dans les « tuyaux », et s’affiche sur les écrans, est une information filtrée qui correspond à des choix effectués en amont. Elle est donc déjà chargée de sens, mais d’un sens construit dans une autre temporalité (et dans une autre représentation de l’espace) que celle dans laquelle se trouvent les pilotes lors de la mission. « Un awacs émet ses détections et centralise celle des avions sous son contrôle. Il les redistribue à tout le monde. Il y a un canal où il diffuse tout (piste de surveillance) et un autre où ne figurent que les pistes que le contrôleur de l’awacs a sélectionné (piste de contrôle). Dans l’avion, on peut donc tout voir, ou seulement l’info filtrée. On a le choix. Cependant l’avion filtre quand même lui aussi techniquement une certaine partie. Il applique une liste de priorités et on n’a pas la main sur cette liste de priorités figées au développement. On aimerait évidemment une gestion dynamique, pouvoir par exemple supprimer les pistes en patrouille pour ne voir que les pistes en interne. C’est ce qu’on demande. On passe notre temps à passer de la piste de surveillance à la piste de contrôle... »

11Cette construction a beau faire intervenir de nombreux acteurs (dont l’ingénieur concepteur de logiciel dans son bureau d’étude), donc être sociale, elle n’est pas partagée ou commune pour autant. C’est ce que traduit très clairement la référence à « la main », dans « on n’a pas la main ». Certaines priorités (qui sont toujours fondées à terme sur une hiérarchie de sens) ont été figées en amont, et échappent ainsi à un contrôle direct, au lien que le corps (la main) maintient avec le monde extérieur, et qui reste le garant d’un engagement. Délocalisée et disjointe de la situation, la production de l’information s’apparente à un jeu entre acteurs qui avanceraient masqués, dans des espaces-temps distincts. Tout le problème devient, dès lors, celui de la construction d’une information qui ait le même sens, au même instant, pour tous les acteurs du système, c’est-à-dire d’une réalité commune.

12C’est toujours le même processus d’extraction et de transfert à des dispositifs automatisés des savoir-faire et des usages qui est à l’œuvre. La nouveauté est que ce processus concerne surtout la dimension sociale du pilotage, les communications vocales, les échanges.

13Cela nous permet d’affiner un peu ce que l’on entend par virtuel ou virtualisation.

14Si le réel est une croyance collective, une expérience partagée avec d’autres, ou ce qui fait l’objet d’une entente tacite, alors la suppression progressive des médiations sociales et leur remplacement par des systèmes d’information et de communication affecte nécessairement le statut de ce réel. Si ces systèmes et ces nouveaux automatismes maintiennent l’humain dans la boucle, peut-être de façon illusoire, c’est la figure d’un individu seul en interaction avec des automatismes qui domine. Cela veut dire que le réel, comme rapport aux autres, à une réalité extérieure à soi, inscrit dans la durée, et par le truchement duquel se structure la personne, devient problématique. C’est le sens précis de ce qu’on entend par processus de virtualisation.

15Cela m’amène au dernier point que je voudrais aborder, peut-être le plus délicat, celui par rapport auquel on a le moins de recul : celui des effets de l’intégration de plus en plus poussée du corps, des sens, au dispositif technique, avec le sentiment de confort qu’il génère. Je ne peux que l’ébaucher ici. D’une certaine manière les interfaces du nouvel avion de chasse Rafale ont pris acte des limites du paradigme informationnel ou computationnel (modèle qui dominait encore la première phase d’informatisation) en intégrant davantage les logiques de l’usager. Je n’ai pas le temps d’exposer ici les théories de l’action située ou de l’écologie perceptive de Gibson, au fondement de cette nouvelle approche, mais ce que l’on peut dire, c’est que l’on a tiré quelques leçons des « erreurs de Descartes », pour paraphraser Damasio. Les interfaces du Rafale tiennent ainsi compte de l’économie que représentent pour l’opérateur humain les actions non réfléchies, directement guidées et informées par l’environnement physique de travail (Leplat, 2000 ; Theureau, 2004).

16Cela correspond à la prise de conscience du rôle du corps et des savoirs corporels qui avaient été négligés dans la première intelligence artificielle, celle qui assimilait le fonctionnement du cerveau humain à celui d’un ordinateur.

17Ce changement de paradigme se manifeste dans la façon dont les pilotes désignent cet avion en le qualifiant de « naturel » : « Il y a beaucoup d’informations sur cet avion mais c’est un avion relativement naturel, tu comprends vite où tout se trouve. Tout tombe sous la main. » Les pilotes ont été particulièrement impressionnés par le fait que l’on puisse, par exemple, passer dans cet avion de 0 à 8 G en vingt secondes tout en conservant la possibilité de parler. « Sur Rafale, on ressent très peu le facteur de charge. Quand on commence à le ressentir par des chocs électriques dans les coudes par exemple, c’est qu’on en a déjà pris beaucoup (6 G répétés) et qu’on n’a pas assez contracté les abdos. » Le Rafale se caractérise donc par un grand confort d’utilisation.

18Cela constitue-t-il un progrès pour autant ? On peut se poser la question. Car ce qui importe au plan cognitif du point de vue des pilotes, ce n’est pas seulement, on vient de le voir, la manière dont l’information est distribuée spatialement à l’intérieur du cockpit, ou présentée par les interfaces (la qualité de l’ergonomie). C’est aussi la légitimité de la source d’information, sa « pertinence », ou encore sa valeur sociale. Cette prise en compte du corps a souvent été interprétée comme une manière de reconnaître un fondement aux savoirs corporels (acquis par apprentissage, entraînement, transmission sociale ou mimétisme). Mais dans la réalité ne s’agit-il pas plutôt de rendre moins sensible le facteur de charge pour libérer l’attention du pilote au profit de la gestion cognitive des systèmes (d’armes en particulier). Il faut donc moins parler d’un retour du corps, que d’une manière de le neutraliser en le maintenant en éveil à l’aide de stimulations sensorielles.

19Dès lors se pose à nouveaux frais la question de la présence, du mode de présence à la situation ainsi obtenu. Le confort des avions de nouvelle génération, comme le Rafale, procède en réalité d’un découplage (corps/intellect), mais ce découplage ou déphasage est aujourd’hui gommé par ce confort lui-même ou cette anesthésie du corps. L’illusion de la présence est obtenue par le réalisme des interfaces comme l’affichage en tête haute qui se superpose à la vision directe de l’environnement extérieur. Les pilotes apprennent très tôt à se défier de leurs sens et dans certaines circonstances (comme l’absence de visibilité) à ne se fier qu’à la lecture de leurs instruments. Mais cette manière de se protéger des illusions sensorielles inhérentes au mouvement dans un espace sans repères, d’apprendre à les reconnaître, est encore un savoir corporel acquis pas à pas tout au long de la formation. Le risque est maintenant celui d’une sensation de présence en réalité relative et peut-être parfois fictive.

20Il ne s’agit que d’hypothèses mais on peut supposer que la sensation d’être immergé dans la situation produite par les artefacts, et qui répond d’une certaine manière au phénomène de déconstruction de la réalité sociale, s’accompagne d’un phénomène d’adhérence à la réalité du système (c’est le scénario que j’appellerai « Matrix, je pense aussi aux phénomènes de dépendance bien connus des spécialistes des jeux électroniques). Outre la question de la sur-confiance (ou de la capacité à revenir dans la boucle en cas de défaillance du système), le danger de ce phénomène d’adhérence réside surtout dans l’éventualité de conduites anomiques, de reprises en main, au sens propre comme au sens figuré, plus ou moins brutales. Le sentiment d’enfermement, l’absence d’extériorité, sont en effet toujours susceptibles d’engendrer des tentatives de sortie toujours plus radicales et incontrôlées (des sorties par effraction). Il s’agit toujours de réponses à une attente de sens, mais qui s’effectuent sur un mode individué, non social donc hors de tout cadre et de toutes limites.

21On peut donc parler d’une sorte de télescopage entre l’expérience du réel produit par les automatismes, et celle, qui passe aussi par le corps, d’une extériorité du monde, d’un espace et d’un temps ouvert. En temps normal le corps articule ces deux niveaux d’expérience, mais absorbé ou capturé par le dispositif, on peut très bien imaginer qu’il ne joue plus cette fonction sociale de médiation. La réalité produite par le système technique est ainsi soupçonnée d’induire un nouveau rapport au réel, ou plutôt de rendre ce rapport de plus en plus problématique. L’avertissement d’un risque de « déréalisation » est signalé par un glissement sémantique. « La liaison 16 – dit ce jeune pilote – ça restait de la science-fiction. Maintenant, je sais ce que ça veut dire et c’est phénoménal. Pouvoir tirer sur un mec sans contact. Son info à lui va être suffisante pour lui tirer dessus. Votre équipier vous lance une info et vous tirez sur cette info. C’est ça la liaison 16. »« Tirer sur une info » n’a évidemment pas la même signification que « tirer sur quelqu’un ». Ce qui se dévoile ainsi, c’est un tout autre rapport d’exposition à la mort. Les gestionnaires de systèmes, rivés à leurs écrans de contrôle, se sont substitués au combattant, modifiant de manière radicale le rapport à la mort et à l’ennemi, l’idée d’une communauté de destin, et peut-être d’une commune humanité. Il faut ajouter un autre phénomène, qui renforce l’analogie avec les jeux vidéo : la disparition des contraintes spatiales. « Tirer sur l’info » est pour ainsi dire la formulation actualisée d’une représentation du réel commune aux pilotes d’hier et d’aujourd’hui, un pilote de chasse ne faisant jamais que viser un point, une coordonnée, une cible à travers un viseur. Ce qui représente un réel changement, outre le mode d’affichage, c’est la possibilité de tirer depuis la vision d’un autre, c’est-à-dire la possibilité de s’émanciper des contraintes spatiales de la localité. Cette expérience « ubiquitaire » est commune aux joueurs de jeux électroniques, à cette différence près mais capitale, que ces derniers sont immobiles et que leurs actions ne produisent aucun effet sur le monde commun. Cela pose en revanche de nombreuses questions dans le cas du combat, en particulier en ce qui concerne le partage des responsabilités d’un tir, le continuum entre la décision, le geste de tirer et l’effet de cette action se trouvant sinon rompu, du moins dilué. Ce sont par ailleurs les limites de soi qui sont affectées, l’autre se réduisant à une extension de soi, dehors et dedans ne trouvant plus de repères tangibles pour les distinguer dans l’espace (allant peut-être jusqu’à remettre en cause la catégorie même du « moi »).

22Et là, nous nous approchons du phénomène que nous signalions à l’instant, celui d’un conflit entre des expériences du réel qui ne parviennent plus à s’articuler et se télescopent. Nous manquons encore de recul et de preuves, mais le cas des pilotes de drones stationnés en Floride ou en Arizona apporte quelques indications. Ces pilotes, qui bombardent l’Afghanistan depuis un monde en paix, quittent le matin leurs enfants et les retrouvent le soir comme si rien ne s’était passé, semblent être particulièrement exposés à des troubles psychologiques, à des états dépressifs1.

23Ce fait ne laisse pas de nous surprendre, pour en partie deux raisons, et je conclurai là-dessus. Premièrement parce qu’il permet de nuancer ce qu’affirment certaines analyses sociologiques (Bauman, Le Breton, Haroche) : à savoir que l’action à distance depuis des écrans et des images, qui caractérise le phénomène de globalisation actuel, induit un processus de déshumanisation et de déresponsabilisation. Or, c’est de conflit qu’il s’agit ici, d’un conflit intérieur, exacerbé par le retour sur image, et irréductible au phénomène de distance physique. La distance physique, spatiale, qui aboutissait dans les bureaucraties modernes à dissocier l’acte de son effet (rendant impossible la représentation des conséquences de ses actes) se révèle aujourd’hui impuissante à séparer les hommes ou, pour reprendre la formule idoine de la philosophe H. Arendt, de tomber les uns sur les autres. Car entre-temps la distance spatiale a été annulée par la quasi-instantanéité des images, la vitesse de circulation de l’information, c’est-à-dire la contraction du temps. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel et il y a un risque à trop se focaliser sur les aspects les plus techniques de ce problème. Ce qui semble être fondamentalement en jeu – et que l’extrait d’entretien cité restitue très bien – c’est le défaut de frontière et de médiations symboliques, de transitions, c’est-à-dire de monde au sens d’Arendt, d’intervalle entre les hommes, d’entre-deux. Les manifestations les plus contemporaines de la modernité illustreraient donc certaines des anticipations de Tocqueville qui voyait dans le désir d’égalité propre aux démocraties modernes (alors naissantes) un principe d’uniformisation et, surtout, d’abolition des formes et des distances (dont les manières) qui empêchent la violence du contact direct, entravent l’immédiateté en détournant l’attention sur un entre-deux commun. Ce n’est pas la distance, la mise à distance d’autrui qui caractériseraient l’époque, mais au contraire l’absence de distance, le télescopage des mondes et des expériences que la séparation dans l’espace, comme ersatz de médiation, s’avérerait bien incapable d’endiguer. Telle semble être la situation paradoxale que matérialisent les technologies contemporaines.

24Seulement – et cela vient partiellement contredire certaines des thèses avancées par H. Arendt – les hommes tombent moins les uns sur les autres qu’en eux-mêmes. Et là, nous sommes confrontés à un problème inédit et assez déroutant, la perte des médiations n’entraînant pas l’atrophie des sentiments ou l’indifférence envers autrui. À côté du processus habituellement incriminé de déresponsabilisation causé par la séparation de l’acte et de son effet, c’est à l’inverse la compassion qui semble se reformer. Pour dire les choses plus simplement, l’identification des victimes à des proches se fait d’autant plus facilement dans le cadre d’une action délocalisée que les pilotes de drone ne cessent pas d’être immergés dans la vie profane et domestique. Le proche côtoie ainsi le lointain que la désignation de cible ne peut plus annuler ni contenir. Il s’agit donc d’un problème d’ordre moral et politique qui nécessiterait de longs développements et que nous ne pouvons ici que signaler en passant.