Le rêve et la liberté : le cas de l’ULM Innovation et réglementation
p. 61-74
Résumés
La perception du monde de l’ultraléger motorisé est traversée de préjugés liés à son histoire, qui a vingt-cinq ans, et à son statut particulier qui semble en marge de l’aviation classique. Or le succès actuel de la pratique de l’ULM concilie à la fois l’augmentation spectaculaire et remarquée du nombre de pratiquants et un niveau de sécurité reconnu par le macro-système technique lui-même, au point de servir de modèles dans certains cas. Ce décalage entre la perception de la pratique et sa réalité est avant tout dû à la difficulté d’en cerner l’objet. Car l’ULM est moins un type d’appareils, qu’un type de réglementation. Le monde de l’ULM bien loin d’être un conservatoire de vielles formules techniques est au contraire un creuset d’innovations. Dès lors contre les préjugés d’une certaine culture aéronautique, l’ULM redéfinit le périmètre de l’aviation de loisir qui doit s’assumer comme telle face à l’aviation commerciale et à l’aviation militaire. Il ne s’agit pas de créer une réserve de nantis utopistes mais de montrer l’intérêt pour l’aviation en général d’une telle réglementation. Car, comme nous essaierons de le montrer, l’aviation de loisir est centrée sur l’engagement du corps, sur le « sens de l’air ». Là où le corps se virtualise dans une aviation opérationnelle, le corps se réalise dans l’aviation de loisir. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux mondes mais de comprendre leur complémentarité en reconnaissant que le rêve et la pratique du vol sont avant tout le lieu du corps. Face aux doutes d’une aviation conquérante, l’ULM témoigne de manière décomplexée que la liberté n’est pas que contrariée.
The perception of the world of Ultralight Motorized is crossed prejudices related to its history, which are 25 years old, and on its particular statute which seems in margin of traditional aviation. However the current success of the practice of the ULM reconciles at the same time the spectacular and noticed increase number of practise and a level of security recognized by the Technical Macro-System itself, at the point to be used as models in certain cases. This shift between the perception of the practice and its reality is above all due to the difficulty of encircling the object of it. Because the ULM is less one type of apparatuses, that a type of regulation. The world of the ULM well far from being an academy of technical hurdy-gurdies formulas is on the contrary a crucible of innovations. Consequently against the prejudices of a certain aeronautical culture, the ULM redefines the perimeter of the aviation of leisure which must be assumed like such vis-a-vis with the commercial aviation and the military aviation. It is not a question to create a reserve of affluent Utopians but to in general show the interest for the aviation of such a regulation. Because, as we will try to show it, the aviation of leisure is centered on the engagement of the body, on the "feeling of the air". Where the body virtualise in an operational aviation, the body is carried out in the aviation of leisure. It is not thus a question of opposing two worlds but of including/understanding their complementarity by recognizing that the dream and the practice of the flight are before all the place of the body. Vis-a-vis with the doubts of a conquering aviation, the ULM testifies in an unhibited way which freedom is only opposed.
Texte intégral
1Le xxe siècle fut pour l’aéronautique celui du rêve et de la puissance selon le titre du livre d’Emmanuel Chadeau1 ; rêve des pionniers, et très vite, puissance de sa dimension militaire et commerciale selon le principe « plus haut, plus vite, plus loin2 ». Le xxie siècle semble dominé par le doute. Les facteurs de cette crise sont évidemment nombreux et complexes : les exigences de sécurité depuis les attentats du 11 septembre 2001, les difficultés économiques et industrielles, le prix du pétrole qui flambe compte tenu de sa rareté inévitable, les modifications du comportement dans l’économie du voyage, la complexité de la réglementation, la modification profonde de la manière de voler dans l’interface homme-machine, la représentation de la technique aéronautique dans l’imaginaire social dont la fin de Concorde est symptomatique. Tous ces éléments, qui ne sont pas exhaustifs, et dont nous n’avons peut-être pas encore perçu toutes les interactions sociales, traversent l’aviation de cet esprit du doute. Compte tenu de ces enjeux, l’aviation commerciale est principalement touchée par cette crise. Cependant l’aviation dite de loisir, « la petite aviation », souffre aussi d’une crise dont les états généraux de l’aviation, organisés par l’Aéroclub de France en 2005, avaient déjà fait le constat.
2Dans ce « désenchantement de l’aviation », l’ULM tient une place tout à fait marginale ; à la fois par ses enjeux (qui sont économiquement négligeables face à la grosse aviation), mais aussi et paradoxalement par son succès. L’ULM, qui existe depuis le début des années 1980, a en effet plus que triplé son nombre de pratiquants (environ 15000) depuis dix ans, tout en assurant un niveau de sécurité qui est jugé aussi bon que l’avion, voire meilleur3.
3Mais qu’est-ce qu’un ULM ? Les préjugés sur la question sont nombreux. Comme le fait remarquer l’important philosophe des techniques, Gilbert Simondon, ce n’est pas l’objet en tant que tel qui permet de comprendre sa technicité. Certes un ULM est léger mais quel point commun entre un paramoteur et un autogire ? Ce n’est pas non plus l’utilité qui permet d’en comprendre l’essence. L’ULM sert à voler ! Mais voler pourquoi faire ? Pour le plaisir ? Oui, mais l’ULM n’est pas le seul à voler pour le plaisir, ne devrions-nous pas le dire de toute forme de pilotage ? Bref, ce n’est pas l’objet ni l’utilité qui permettent d’en saisir l’essence, mais la genèse4. Or comme nous aimerions le montrer, cette genèse est avant tout réglementaire (La réalité réglementaire). Il faut en particulier insister sur la place qu’offre cette réglementation pour l’innovation, et sur le statut très remarquable de la responsabilité qu’elle introduit dans le monde hyper-réglementé de la pratique aéronautique (Innovation et responsabilité). Enfin en revenant à la filiation essentielle de l’ULM avec la pratique du vol libre, il s’agit de montrer qu’il est nécessaire de promouvoir une aviation récréative et sportive. Non pas seulement pour le bon plaisir de la troisième dimension, mais pour l’ensemble du monde de l’aviation.
La réalité réglementaire
Les préjugés sur la pratique
4La perception de l’activité ULM est traversée de nombreux préjugés qui en rendent la compréhension délicate. Le premier d’entre eux voit dans l’ULM une chose fragile, lente, bruyante et dangereuse. Ce que certains ont appelé de manière très rude « l’ultraléger mortel ». Cette perception doit beaucoup à la courte histoire de notre activité qui, à ses débuts, a été marquée par de nombreux accidents. L’année 1983 fut en particulier terrible avec trois morts très médiatiques dans le premier Tour ULM organisé. Dans l’opinion publique mais aussi à l’intérieur même de la communauté aéronautique, cette représentation de l’ULM est durablement ancrée. Il ne faut pas sous-estimer, au-delà de l’histoire, la force de cet imaginaire de la légèreté (presque prise au sens moral pour certains par rapport à une aviation « lourde » donc sérieuse) qui est aussi une représentation mythique de la fragilité. Pour le terrien, ce qui est lourd est solide. De manière presque sémantique, l’accident d’ULM n’est pas un accident aéronautique (un accident d’avion) mais un accident qui dans sa dénomination donne presque sa cause : un « accident » du fait de l’ULM. Les cas sont nombreux d’accidents d’avions légers qui ont été qualifiés à tort d’accident d’ULM.
5Au-delà de ce préjugé, que même les progrès spectaculaires de la sécurité de l’activité ont du mal à dissiper, c’est souvent avec un sentiment plus bienveillant de surprise que l’on perçoit l’ULM. En découvrant l’autogire, le paramoteur par exemple, ou la diversité des machines de ce milieu, la compréhension sera dominée par la stupéfaction : « Cela aussi c’est un ULM ? » Mais alors cela n’a plus rien à voir avec l’ULM. On verra très vite apparaître des « vrais » et des « faux » ULM. Passé ce doute, parfois lié à un émerveillement, le jugement se ressaisira pour devenir plus dogmatique et dire : « Ah mais non, c’est un avion ! » Les mêmes souvent qui en font un ULM lorsqu’il échoue, en font un avion lorsqu’il réussit. Et vingt-cinq ans plus tard l’engouement pour notre pratique est souvent accompagné de ce reproche culpabilisateur d’avoir capté les avions à notre profit. Car ce qui est léger, fragile et dangereux peut être aussi filou.
6Comment lutter contre ces perceptions pour arriver à ce que Spinoza appellerait la « perception essentielle » dans une activité où l’imaginaire galope rapidement entre les clichés et les choses évanescentes5 ? Alors que tout le monde sait définir un avion, une montgolfière, ou un hélicoptère, devrait-on renoncer à se représenter l’ULM ? C’est à ce niveau que la notion de genèse de l’objet technique est essentielle, comprendre un objet pour Simondon, c’est revenir au processus de son élaboration. Or dans le cas de l’ULM la réalité est avant tout celle d’un espace réglementaire original. Ce qui définit l’ULM c’est moins un catalogue d’objets dont on définira en vain une unité qu’un espace réglementaire6.
La genèse réglementaire
7Comme souvent, la réglementation est venue après l’apparition de certains appareils inclassables (ce n’est pas la réglementation qui crée l’innovation, au mieux elle l’accompagne ou lui laisse un espace). Il fallait en effet donner une dénomination réglementaire à des aéronefs motorisés essentiellement venus du vol libre. Cet espace a été élaboré en 1981 (la date n’est pas indifférente, c’est celle aussi de la création des radios libres qui étaient avant des radios pirates, comme les ULM ont été des aéronefs pirates). Le coup de force de la réglementation ULM consiste à l’exempter d’un document de navigabilité : l’ULM n’est donc pas un appareil certifié contrairement à toutes les pratiques motorisées. Les grands principes en sont donc : une maintenance sous la responsabilité du pilote, la non-comptabilisation du nombre d’heures, un brevet national, l’absence de visite médicale aéronautique. Sans entrer dans le détail technique de l’évolution de cette réglementation, l’esprit qui l’anime est donc resté le même. Elle est fixée aujourd’hui par l’arrêté du 23 septembre 1998 qui fait de l’ULM un aéronef biplace de 472,5 kg au décollage, biplace, VFR organisé selon cinq classes7. Voilà le monde de l’ULM tel qu’il est fixé dans ses grandes lignes.
8Il est frappant de constater que si l’ULM est un espace réglementaire, les combats de la Fédération, qui promeut cette activité, sont principalement réglementaires. Et ce combat semble perpétuel car cet espace souple est toujours menacé par les tentations réglementatrices (internes au système aéronautique, ou externes). Ce qu’il est convenu d’appeler le macro-système technique est aujourd’hui représenté par l’AESA8. Or le combat de l’ULM dans ces dernières années a été de réussir à maintenir ce système déclaratif dans un système qui n’en prévoyait pas l’existence. Pour cela nous avons fait le pari risqué de demander à être exclu du champ de compétence de l’Agence, mais cette demande d’exclusion exige que l’on s’investisse dans le mouvement européen. C’est ainsi qu’a été créée l’EMF (European Microlight Federation) dont le président de la FFPLUM, Dominique Méreuze, est aussi le président. Après de longues négociations complexes, nous avons obtenu, par un vote du Parlement européen le 12 décembre 2007, de faire partie de la « fameuse » annexe 2 du règlement 1592/20029 qui désigne l’ensemble des activités qui demeurent de la compétence des réglementations nationales. Il faut bien comprendre que cette exclusion ne définit pas un ULM européen mais un cadre par défaut dans lequel la réglementation de 1998 se maintient. Il y a également dans cette annexe la construction amateur, l’avion d’intérêt historique, le drone de moins de 150 kg, l’aéronef à des fins de recherche, tout ce que la réglementation de certification ne sait pas classer. Dans l’imaginaire de l’histoire de l’aviation, il est significatif que l’ULM se retrouve au côté de l’avion historique, comme si l’ULM venait faire revivre à sa manière l’intuition d’un certain rêve peut-être fantasmé de l’aviation. La position stratégique de notre Fédération consiste donc à être investi pour se maintenir exclu. C’est ainsi que nous participons activement au groupe MDM-032 (Multi-Disciplinary Matter) qui est chargé de redéfinir l’aviation de loisir certifié. L’EASA a pris conscience de la nécessité d’alléger la réglementation sur cette activité en définissant l’ELA (European Light Aircraft). Cependant cet allégement est déjà très lourd par rapport au cadre de la réglementation ULM et nous sommes présents pour bien rappeler à la marge les principes de notre activité.
9On reproche souvent à notre mouvement son ton polémique ou belliqueux, mais l’esprit même de notre réglementation exige que nous nous battions pour être « des marginaux engagés ». C’est en fin de compte une dialectique incessante dans laquelle la pédagogie, la communication, parfois même l’idéologie – consciente ou inconsciente – sont nécessaires.
10Nous pourrions donc qualifier notre système de libéral au sens anglo-saxon du terme. Ce qui assure le succès de l’ULM c’est bien évidemment l’absence des coûts de certification et de maintenance qui permettent à la pratique de loisir d’être accessible. Mais les ramifications de cet équilibre sont nombreuses, il faut insister tout particulièrement sur deux d’entre elles : l’innovation et la responsabilité.
Innovation et responsabilité
Histoire des innovations
11Le jeu qui consisterait à énumérer comme dans un catalogue à la Prévert les innovations de l’ULM ne serait pas très conforme à l’esprit génétique que nous avons voulu donner à notre compréhension de l’ULM. Il supposerait qu’à chaque fois l’on s’attachât à la filiation qui a permis l’émergence de certaines de ces spécificités. Évoquons simplement le pendulaire, le paramoteur, l’utilisation de tubes et toiles, la réintroduction de moteurs de faible puissance, l’utilisation de matériaux composites, l’installation du parachute pyrotechnique de secours. Mais au-delà de ces aspects purement matériels, on pourrait évoquer un système d’assurance original qui peut assurer le pilote quelle que soit la machine pilotée, ce que l’on appelle la responsabilité civile pilote et non pas la responsabilité aéronef qui est également pratiquée. Compte tenu des enjeux liés à la rareté de l’énergie fossile nous insisterons tout particulièrement sur l’innovation dans le domaine de l’énergie, ce qui est apparu historiquement comme une faiblesse, la légèreté, apparaît aujourd’hui comme un atout. C’est en effet la légèreté des ULM et le cadre réglementaire qui permettent l’essor des premiers aéronefs électriques, paramoteur, pendulaire, multi-axes. La technique est toute jeune et les premiers temps de vol ne dépassent pas cinquante minutes, mais sa généralisation pourrait être beaucoup plus rapide qu’on ne le pense pour la pratique du paramoteur par exemple, celle du motoplaneur, ou pour l’écolage dont les séances de tour de piste dépassent rarement cinquante minutes. Sur cet aspect environnemental, qui n’est pas tant un choix partisan qu’une nécessité imparable, la réglementation ULM peut aussi offrir de nouvelles voies. La réglementation permet en effet de créer des plates-formes ULM de manière relativement souple (il faut uniquement l’autorisation du propriétaire pour se poser ou décoller d’un champ avec un ULM quand il faut l’autorisation du préfet pour un avion léger certifié)10. Outre le caractère bucolique de cette aviation de pelouse qui renoue avec l’esprit des marguerites et qui fait aussi de la base ULM un lieu de rêve, ce système permet également de disperser la pratique de l’aviation en évitant la concentration sur des gros terrains avec les problèmes de nuisances pour les riverains, de coexistence entre les activités sur le terrain et les enjeux fonciers, les hangars sur les bases ULM étant souvent sur des terrains agricoles, en construction non soumise à la délivrance d’un permis de construire. Enfin, pour rester dans l’actualité de l’innovation, nous pourrions évoquer le cas assez polémique de l’ULM-hélicoptère. Comme nous l’avons fait remarquer, l’annexe 2 maintient un champ d’incertitude sur la définition d’un ULM européen. Or l’Italie accepte dans sa définition de l’ULM des appareils de moins de 450 kg qui sont donc explicitement exclus de l’EASA dans la fameuse annexe 2. Il existe donc des ULM-hélicoptères dans la réglementation nationale italienne mais pas dans la nôtre. Il s’agirait alors de faire jouer l’esprit de l’annexe 2 contre celui de notre réglementation nationale. On a vu comment le combat se menait toujours à la frontière. Mais si l’on reprend la perspective qui est la nôtre – celle de l’innovation – la question d’une classe 6 hélicoptère se justifie pour donner une place à des appareils qui ne pourront pas voir le jour autrement11.
12Le propre d’une norme est de produire de l’uniformité et de la continuité, le propre de l’innovation est de produire de l’hétérogénéité et des discontinuités. Elle n’est pas prévisible par un règlement. Dans la petite histoire de l’ULM, les machines qui sont apparues ont toujours été originales même si elles ont repris des solutions éprouvées, souvent oubliées. L’ULM ne vient donc pas capter des appareils existants, mais créer des appareils qui n’auraient jamais pu apparaître sans ce cadre déclaratif. On entend souvent certains nostalgiques de l’avion dire qu’au début des années 1980 la Fédération française aéronautique (les avions) aurait dû récupérer les trois axes et laisser les pendulaires au mouvement ULM. Mais il faut se convaincre que l’histoire eût été tout autre : il n’y aurait pas eu les multiaxes que nous connaissons et qui font le bonheur de tous. Il y aurait non pas des ULM, mais quelques avions. De même pour la classe 6 conviendrait-il de se demander quel cadre réglementaire permet aujourd’hui une pratique de l’hélicoptère de loisir ? À moins que l’on ne considère a priori que l’hélicoptère est une pratique définitivement inaccessible. Peut-être notre petite histoire est-elle suffisamment éloquente pour que l’on puisse donner modestement certaines « petites leçons12 » ?
13Il y a comme un paradoxe de l’innovation et de la réglementation, ce que l’on pourrait appeler le paradoxe des extrêmes. On se représente souvent la règle comme imposée du dehors, comme un carcan rigide qui vient contraindre le réel. Or dans l’innovation aéronautique les rapports entre le régulateur et le régulé ne sont pas de cette nature. Les processus de certification des nouveaux appareils sont souvent co-élaborés ou même dans certains cas délégués aux maîtres de l’art. À l’autre extrême le système déclaratif fait aussi appel aux règles de l’art du fabricant. Le fabricant a pris en charge la responsabilité de la fabrication. C’est en quelque sorte le point commun de la grosse aviation et de la petite. La certification est particulièrement pénalisante pour les structures intermédiaires qui ne sont pas suffisamment puissantes pour mener l’innovation en coopération avec le réglementateur, et pas suffisamment petites pour échapper au système de la certification. Comme on le voit le problème de l’innovation est directement lié à celui de la responsabilité.
Responsabilité et aliénation technique
14Notre thème porte le titre de la « liberté contrariée », et même si le mot de Liberté promet plus qu’il ne donne pour paraphraser Paul Valéry13, il est nécessaire de cerner la conception que la réglementation ULM met en avant. Une première erreur facile serait d’identifier l’ULM à un mouvement libertaire dont les filiations par le truchement du vol libre ne sont cependant pas culturellement infondées, mais l’histoire de l’aviation impose dès l’origine un rapport au contrôle, même et surtout dans le vol libre. La liberté de l’ULM serait alors une liberté affranchie et notre imaginaire joue volontiers sur cet aspect. Il faut cependant bien comprendre que l’aviation est avant tout un rapport à un objet : l’avion au sens large que nous lui donnons à ce colloque. Et c’est dans cette médiation à l’objet technique que se construit notre liberté. En revenant à Simondon, il serait légitime de soutenir que la véritable privation de liberté – en somme l’aliénation – vient de toutes les distances qui s’introduisent entre l’homme et sa machine. Distance entre le créateur et le réglementateur, mais plus encore entre l’élaboration de l’objet et son usage. Simondon affirme que « L’aliénation fondamentale réside dans la rupture qui se produit entre l’ontogenèse de l’objet technique et l’existence de cet objet technique14 ». C’est dans cette distance entre l’objet technique et son utilisation que se crée la véritable aliénation. Le fait que la maintenance soit assurée par le propriétaire et qu’il n’y ait pas de distance entre son entretien et son utilisation assure un rapport étroit, affectif souvent aussi, entre l’homme et sa machine. Une des caractéristiques du mouvement ULM est en effet qu’il est constitué essentiellement de propriétaires : 80 % des pilotes ULM sont propriétaires. Ce rapport de propriété, qui est un rapport affectif et technique d’appropriation, explique entre autres le plus grand nombre d’heures des pilotes ULM (entre cinquante et soixante heures par an) contre une quinzaine pour les pilotes d’avion dans des machines clubs. La responsabilité porte donc tout à la fois sur le pilote et sa machine qui font en quelque sorte corps. Cela explique la très grande fierté des pilotes vis-à-vis de leur machine qui est partagée sur ce plan par la construction amateur. La contrariété dans notre liberté vient de la distance qui s’introduit entre l’usage et la compréhension des systèmes que l’on met en œuvre. Or le pilote ULM doit presque « com-prendre » son appareil pour exercer sa liberté. Cette unité de la responsabilité qui fait corps entre la machine et son pilote, et que nous ne faisons qu’explorer ici, nous introduit directement à une réflexion sur l’engagement du corps qu’il serait bon de mettre au cœur de notre défense d’une « aviation récréative et sportive » selon la terminologie qui semble s’imposer au niveau européen. L’ULM est-il une récréation ?
L’aviation récréative et sportive
L’oubli du corps
15Le temps du rêve, qui fut celui des pionniers, a été celui des « sportmen », souvent fortunés et héroïques. L’aviation de loisir garde encore cette image parfois un peu aristocratique malgré l’histoire, elle aussi compliquée, de l’aviation populaire. On opposerait facilement une aviation lourde et aristocratique à une aviation populaire incarnée par le mouvement ULM. Cette lutte des classes n’a en fait pas grand sens car l’ULM est aussi une activité onéreuse par certains aspects, même si certaines pratiques sont plus accessibles (le paramoteur, l’accès à la propriété, la maintenance). Pour toutes ces raisons, plus ou moins bonnes, le procès d’inutilité de l’aviation de loisir est souvent instruit. Mais comme nous l’avons vu, même si l’ULM se raccroche à des phases de l’histoire de l’aéronautique, sa filiation essentielle est celle du vol libre (le delta, dans les années 1970, devenu principalement le parapente dans les années 1980). Or ce qui se joue dans le vol libre plus que dans tout autre pratique, c’est la place du corps. Comme d’autres le montreront mieux que nous lors de ce colloque, le monde de l’aviation semble avoir « oublié le corps » selon l’expression de Caroline Moricot, les vols se faisant de plus en plus « à son corps défendant »15. Les études du CETCOPRA16 sur le glass cockpit ou sur la conception du Rafale ont en effet montré que la place du pilote était plus cognitive que sensitive. Le pilote est dans une place paradoxale : « expulsé » des sensations de vol pour être sollicité sur la gestion du vol, ce qu’il perd en sensation, il le reprend en gestionnaire. Comme le dit Jean Frémond17, il faut reconnaître la « disparition du plaisir de voler ». Encore faudrait-il prendre le soin de distinguer le pilote civil et le pilote militaire dans ce rapport au corps. Le pilote de combat est encore très attaché à ce rapport du corps à la machine, plus peut-être que le pilote commercial qui a été dépossédé plus rapidement pour des raisons opérationnelles de ce rapport au sens. Mais dans une forme d’ironie de l’histoire, le pilote de combat est celui qui est le plus menacé par l’expulsion du corps avec l’apparition du drone. Comme le font remarquer Catherine Maunoury et Jacques Arnould dans leur livre18, au dernier salon du Bourget il n’y avait de place que pour l’A380 et le Rafale, au détriment de la dimension culturelle et ludique de l’aviation. Or cette place centrale des sens et du plaisir de voler, l’aviation récréative et en particulier l’ULM l’assument pleinement. Ce que l’on a coutume d’appeler « le sens de l’air » ou « l’aviation aux fesses » motive essentiellement l’activité récréative. Or la « petite aviation » est aujourd’hui la seule à défendre pleinement cette expérience de l’air. Peut-on envisager une culture aéronautique qui se passerait de ce rapport primordial au vol19 ? C’est pour cela que les deux autres composantes de l’aviation (commerciale et civile) ont tout intérêt à promouvoir l’aviation récréative et sportive. Quelle motivation pourrait trouver un jeune pilote s’il ne sentait pas aussi ce rapport physique au vol ? La gratuité de l’aviation est une composante essentielle de son expérience et de son rêve, une aviation désincarnée réduite à un « vecteur » ou « à un bus de l’air » perd cette dimension de la passion autour de laquelle s’articule l’art du pilotage qui est avant tout une technique du corps. Pour être un plus concret, on pourrait donner deux applications précises de cette recomposition du périmètre de l’aviation récréative.
Éducation et le baptême
16Un des aspects que nous avons souligné de la crise que traverse le monde de l’aviation tient au manque d’intérêt culturel pour cette extraordinaire technique. Pourtant la fascination pour le vol, mythique, onirique ou ludique, est constitutive du monde de l’enfance. Nous avons tous (ici certainement, ailleurs peut-être) dans nos jeux, nos sauts, nos bonds, nos joies et nos frayeurs ressentis cette sensualité magique de Peter Pan ou du Ballon Rouge. Il faut cependant attendre longtemps pour que l’École parle d’aviation et lorsqu’elle le fait, par l’intermédiaire des brevets d’initiation aéronautiques (BIA), c’est dans une continuité culturelle et réglementaire avec une aviation professionnelle. Les BIA sont idéalement là pour favoriser l’accès aux carrières aéronautiques. Ils sont d’ailleurs financés par la DGAC dans le cadre d’accords avec le ministère de l’Éducation nationale. Cependant cette organisation, qui a rendu et rend de grands services à la promotion de l’aviation, laisse peu de place à l’aviation au sens récréatif, le vol libre et l’ULM. Il serait dans cette perspective souhaitable que cette promotion se fasse avec le ministère de la Jeunesse et des Sports qui est plus habilité à encadrer une pratique articulée autour de l’engagement du corps. Nous aurions également tout intérêt à étendre le programme qu’élabore la Fédération française de vol libre à destination des plus jeunes dans le cadre d’Éduc’en Ciel.
17Deuxième élément concret de cette place centrale du corps : l’avenir du baptême. Dans le cadre de l’AESA, la grande démarcation se fait entre l’aviation commerciale et l’aviation non commerciale. C’est-à-dire autour de la notion de transport public. Le baptême est un cas limite et problématique. Dans la législation actuelle de compétence nationale le baptême est autorisé si le point de départ et le point d’arrivée sont les mêmes, si le vol ne fait pas plus de quarante kilomètres. Il sera très difficile de défendre cet aspect des choses au niveau européen surtout face à des pays qui ne connaissent pas la loi de 1901 sur les associations. Il est peut-être nécessaire de faire comprendre (mais les acteurs doivent eux-mêmes s’en convaincre) que le baptême n’est pas là pour survoler un site que l’on pourrait découvrir avec un appareil certifié, il est là pour dévoiler les sensations de vol. Ce n’est pas un transport mais une initiation. Survoler le mont Saint-Michel en pendulaire, c’est aussi ressentir la baie du mont Saint-Michel tout en sentant la résistance de l’air.
18Ces deux aspects, que nous ne faisons que suggérer, montrent l’importance d’un changement de représentation dans la place que l’on accorde à l’ULM dans l’économie d’ensemble du paysage aéronautique. C’est pour cela que nous souhaiterions l’apparition d’un Centre européen de soutien à l’aviation récréative et sportive qui s’appellerait en toute modestie CESARS (la famille des CESARS est déjà grande20), dans lequel nous pourrions montrer cette culture spécifique au milieu de machines, dans une dimension à la fois pratique (construction, expérimentation, formation) et théorique (recherche, histoire, juridique). Ce centre pourrait, par exemple, être au Bourget et nous pourrions, par exemple, y travailler aussi avec le CETCOPRA. Ce n’est peut-être qu’une utopie.
Conclusion
19N’avons-nous pas aussi besoin d’utopie ? La force du rêve aéronautique est toujours présente (pas un film de Spielberg, par exemple, qui n’ait recours à ce thème, souvent lié à l’enfance et à l’initiation), elle l’était avant même que l’avion n’existe, elle est presque archétypale de notre humanité. Mais ce rêve est toujours articulé sur des sensations corporelles : c’est le corps qui rêve et c’est lui qui vole. Cette expérience ne prend de sens qu’à partir de lui. C’est ce que nous voulions rappeler au seuil de ce colloque en soulignant la place nécessaire dans l’ensemble de nos réflexions d’une aviation récréative et de loisir.
20Si nous sommes heureux qu’un tel colloque ait lieu, c’est que nous partageons trois présupposés au-delà de nos parcours très différents. Le premier est un amour de la culture aéronautique et avant tout d’un bel objet : l’avion. L’aéronautique, comme la voile peut-être, est une belle technique et nous sommes convaincus de l’intérêt de la faire rayonner au-delà de notre cercle, non pas par prosélytisme étroit, mais parce que cette culture engage une technique extrêmement complexe qui nous permet de penser de manière remarquable notre rapport au monde et aux autres. C’est pourquoi nous partageons un second présupposé qui consiste à remettre au centre de la philosophie la réflexion sur les techniques. Dans ce colloque, nous parlons à la fois du rapport à la règle, de la place du corps vis-à-vis de la machine, de la pénalisation, de notre dépendance à l’énergie fossile par exemple, et ces problématiques rayonnent dans l’ensemble de l’activité sociale. Enfin nous partageons certainement la nécessité de rapprocher les acteurs de l’aéronautique et les chercheurs qui la prennent pour objet, que les acteurs soient éclairés et les chercheurs engagés, que chacun se dévoile et assume sa part de liberté qui est aussi sa part de risque. En fin de compte pour être libre, il faut d’abord s’en convaincre21. C’est en cela que le rêve est utile. L’ombre tutélaire de cet ancien étudiant de la Sorbonne, Santos-Dumont, nous permet de tisser un fil dans notre histoire et dans nos pratiques, qui nous rappelle le sens du vol et de la liberté, qui est aussi le sens du corps et, d’une certaine manière, un peu celui de l’ULM car La Demoiselle en avait toutes les caractéristiques. Souhaitons un bel avenir aux Demoiselles !
Notes de bas de page
1 Le rêve et la puissance, l’avion dans son siècle, 1996 ; les trois périodes de cette histoire sont : « Du rêve à la technologie » (jusqu’en 1920), « L’empire des airs » (1920-1950), « Du rêve au marché ».
2 Devise de la Fédération aéronautique internationale (FAI).
3 « La sécurité ULM est du même ordre de grandeur que celle de l’avion ; elle a tendance à s’améliorer », Sécurité de l’activité « vol moteur » de l’aviation générale, avril 2007, Inspection générale de l’aviation civile.
4 « La genèse de l’objet technique fait partie de son être. […] L’objet technique est unité de devenir », p. 20, Du mode d’existence des objets techniques, 1958, Gilbert Simondon.
5 « Les images de l’imagination aérienne, ou bien elles s’évaporent ou bien elles se cristallisent. Et c’est entre les deux pôles de cette ambivalence toujours active qu’il nous faut les saisir », p. 21, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, 1943, Gaston Bachelard.
6 Il faut se méfier de la fausse évidence de l’objet. La montgolfière a peu de chose à voir avec le ballon à gaz du xixe siècle ou avec les premières montgolfières. De même en mettant sur le même plan le DR400 et l’A380, on manque la différence réglementaire qui ne tournera jamais à l’avantage du premier. Aucune activité aéronautique n’échappe à cette dimension réglementaire. Ce que l’ULM montre de manière saisissante compte tenu de son apparente diversité.
7 Classe 1 : paramoteur ; classe 2 : pendulaire ; classe 3 : multiaxes ; classe 4 : autogire ; classe 5 : ballon.
8 L’Agence européenne de la sécurité aérienne a été créée par le règlement (CE) n° 1592/2002 du Parlement et du Conseil du 15 juillet 2002 ; basée à Cologne, elle se substitue aux autorités nationales, la Direction générale de l’aviation civile (en France), dans l’activité de certification et progressivement dans le domaine des opérations et des licences.
9 Règlement AESA et annexe II intitulés 216/2008 depuis son entrée en vigueur le 20 mars 2008.
10 « Hors le cas de force majeure et les cas prévus à l’alinéa suivant, les aéronefs ne peuvent atterrir et prendre le départ que sur les aérodromes régulièrement établis », article R 132-1, Code de l’aviation civile. « Les aérodynes motorisés à performances limitées, dits « ultralégers motorisés » ou « ULM », définis par le ministre chargé de l’aviation civile, peuvent atterrir ou décoller ailleurs que sur un aérodrome, sous réserve que soient respectées les mesures de sécurité et autres conditions définies par arrêté interministériel », article D 132-8, Code de l’aviation civile.
11 Le magnifique hélicoptère biplace Cabri récemment certifié par l’EASA est annoncé à 280 000 euros quand les premiers kits proposés hélicoptère-ULM coûtent 30000 dollars pour le Mosquito par exemple (décembre 2007).
12 Ces « petites leçons » peuvent déborder le cadre de l’aviation. Nous voyons par exemple bien des analogies dans la réglementation concernant les vélos à assistance électrique (VAE) ; limitations réglementaires (250 W, 25 km/h, assistance au pédalage) qui en font des vélos et permettent, en échappant à la catégorie des cyclomoteurs, de favoriser l’innovation.
13 « Liberté : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de théologie, de métaphysique, de morale et de politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre », p. 951, Fluctuations sur la Liberté, Œuvres, Pléiade, volume II
14 Du mode d’existence des objets techniques, 1958, p. 250.
15 « Il apparaît que la familiarité, voire l’intimité avec la machine, passe en grande partie par le ressenti physique du vol. Cette union intime conduit à une interdépendance au sein du couple que forment l’homme et la machine », L’engagement du corps : un enjeu dans le pilotage en ligne d’un avion à cockpit de verre (glass cockpit), Caroline Moricot, 2000.
16 Centre d’étude des techniques des connaissances et des pratiques (Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
17 Pilote d’essais du Rafale.
18 L’étrange bonheur de voler, 2007, p. 18.
19 « Le mot vol est un mot “où tout parle au sens” », p. 75, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, 1943, Gaston Bachelard.
20 Depuis 2004 SESAR (Single European Sky Air traffic Managment et Research) est le volet technologique de l’initiative « Ciel unique européen » ; il existe également un CESAR (Cost Effective Small Aircraft) regroupant des organisations commerciales et universitaires pour développer des avions plus verts.
21 « Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres », Discours sur la servitude volontaire, Étienne de La Boétie.
Auteur
Trente-cinq ans.
Professeur de philosophie.
Vice-président de la FFPLUM.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011