Vous comprendrez alors, en lisant les Tribunaux comiques, que, s’il n’est pas parlé de la femme dans l’étude légère de la juridiction qui nous occupe, c’est parce que les héroïnes de cette juridiction n’ont, généralement, de la femme que le sexe : devant la justice révolutionnaire, la femme s’appelle Marie-Antoinette, madame Roland ou Charlotte Corday ; devant la justice criminelle, elle s’appelle madame Lafarge ; devant la police correctionnelle, elle s’appelle mam’ Potard, veuve Babouin ou Zoé Dutrottoir, dite femme Alphonse, et appartient à une catégorie de créatures, dont on peut dire, avec Alexandre Dumas, qu’elles ressemblent à des femmes quand elles sont mortes. Maintenant, huissier, appelez les causes1 !

1L’assassinat de Marat, commis le 13 juillet 1793 par Charlotte Corday, présente tous les aspects d’un attentat politique2. Et pourtant, depuis deux cents ans, l’événement a surtout été relaté comme une curiosité, un fait extraordinaire ou un fait divers. Malgré cela, Corday n’a été que minoritairement représentée comme une criminelle. En 1793, les autorités tentent certes d’abord de criminaliser son acte. Mais après Thermidor, l’échec de cette politique est patent : une majorité d’individus sont alors au contraire convaincus que c’est plutôt Marat qui incarne les dérives criminelles de la Révolution.

2Pendant la première moitié du xix^e siècle, Corday est donc souvent célébrée comme une héroïne, voire comme une « bonne criminelle ». En 1793, l’expérience la plus partagée de l’attentat n’est en effet pas seulement celle d’une affaire d’État. L’assassinat de Marat est d’abord ressenti à travers les cadres plutôt positifs de la gueuserie et de la littérature d’échafaud. Après un bref retour sur l’invention de l’attentat contre Marat comme « beau crime », il conviendra de s’interroger sur le lent retournement de cette image au cours du xix^e siècle.

Une héroïne ambiguë

3Tout part d’un échec judiciaire. Le 17 juillet 1793, le procès de l’assassin de Marat n’est pas le moment de pédagogie collective attendu, devant transformer Corday en une meurtrière publiquement punie et repentie. L’événement est au contraire détourné et utilisé par celle-ci comme un moment fondateur de sa mémoire et de son propre culte. Loin de refermer la parenthèse du désordre provoqué par l’attentat, le procès ouvre donc en grand les portes de l’imaginaire et des incertitudes sur la nature de l’assassin : héroïne, fanatique ou déviante... Dans les semaines qui suivent l’assassinat, les autorités, inquiètes de la fascination qu’elle suscite dans l’opinion, tentent malgré tout de convaincre que celle-ci n’est rien d’autre qu’une banale criminelle. Pour réussir cette entreprise, on mobilise les figures de l’empoisonneuse comme la Brinvilliers et Locuste3 : le prétexte invoqué par Corday pour accéder jusqu’à Marat (dénoncer les Girondins) est ainsi disqualifié à travers le stéréotype de la séduction aristocratique et/ou féminine. On tente aussi de la présenter comme une femme prisonnière de ses pulsions sexuelles. Elle semble être guidée par une véritable folie érotique, ainsi résumée par Sade : « [s]exe timide et doux, comment se peut-il que vos mains délicates aient saisi le poignard que la séduction aiguisait4 ? » Les métaphores sexuelles du couteau transparaissent dans les commentaires qui décrivent comment elle a « plongé » ou « introduit » le poignard dans le sein de Marat5.

4Mais, en grande majorité, les descriptions contemporaines de Corday sont plutôt élogieuses. De nombreux libellistes, journalistes et dessinateurs la comparent à des modèles issus de l’Antiquité, soulignant les actions de femmes fortes comme Judith. Le public de la fin du xviii^e siècle semble aussi enclin à voir l’attentat à la lumière de la littérature des « bandits sociaux », comme Cartouche ou Mandrin. Le sensationnalisme de ces brochures écrites immédiatement après l’assassinat a parfois tendance à héroïser la criminelle6.

5Toutefois, le message n’est plus complètement le même que sous l’Ancien Régime, il porte les incertitudes des temps : alors qu’auparavant, ces récits mettaient en valeur le thème du bandit justicier qui s’attaquait aux symboles des inégalités sociales de l’Ancien Régime, c’est ici peut-être davantage la capacité d’un individu disposant de petits moyens à changer le cours d’une histoire sortie hors de ses gonds qui fascine. L’échec du procès à énoncer une « vérité » définitive sur l’événement transforme en effet l’assassinat de Marat en symbole de la confusion des normes et des valeurs morales pendant la Terreur. Cela explique la fortune des doubles portraits mettant l’assassin et sa victime sur le même plan, d’une certaine façon unis par le crime. Ainsi, la Gazette française annonce, le 19 août, un portrait de Corday, présenté comme le pendant de celui de Marat7. Entre l’assassin et sa victime, aucune préférence n’est vraiment visible : même dans cette période que l’on a souvent analysée à travers des lectures « hyperpolitiques », le voyeurisme du public dépasse souvent les clivages idéologiques. De nombreux Français qui ont sans doute leurs convictions et leurs engagements politiques sont néanmoins capables d’acheter des estampes associant Corday et Marat. Ces doubles portraits reprennent une tradition bien connue : les images de régicides, associant l’assassin à sa victime. Cet héritage révèle une autre dimension de la figure de Corday : le corps de Marat ayant depuis le printemps 1793 partiellement remplacé celui du roi dans l’incarnation symbolique de la nation, Corday est logiquement comparée aux régicides de l’Ancien Régime.

6Il existe une figure plus ambivalente de Charlotte Corday, dont le geste transgressif est aussi ressenti comme une menace morale et sexuelle. À travers le motif du travestissement, elle est vue comme une femme-homme. La représentation masculinisée qui en est donnée l’intègre dans l’imagerie des femmes viriles et des fameux criminels. Dans le dessin réalisé par Hauer et gravé par Tassaert, elle est représentée de face et en buste. Le bras gauche, légèrement plié, tient encore la gaine qui enveloppait la lame. Au bout du bras droit, presque tendu, la paume entrouverte laisse deviner le couteau, qu’elle tient fermement dans son poing. Hauer la transforme en criminelle illustre. La lame est bien visible, et le regard décidé. Au portrait s’ajoute une lettre indiquant l’identité du personnage : « M^IE A^NE C^TE CORDAY8. » Cette iconographie rappelle celles de Ravaillac, Damiens et Jacques Clément, dont la diffusion des portraits « au couteau » est un élément important de la culture populaire au xviii^e siècle.

7Sous le Directoire, la tentative politique de mise en ordre des rapports sociaux passe notamment par une volonté d’élaborer un grand classement, une typologie des individus qui ont marqué la période révolutionnaire. Le passé récent est ainsi passé au tamis des dictionnaires biographiques, des galeries de portraits et de la littérature victimaire. À cette époque de la raison triomphante, Corday est souvent blâmée pour avoir été conduite par ses émotions. Mais elle est aussi louée comme une « bonne criminelle » pour avoir tenté d’éviter un plus grand bain de sang. En 1797, un ouvrage intitulé Physiologie ou l’art de connaître les hommes selon leur physionomie, extrait de Lavater par J.-M. Plan (1797), reproduit le portrait de Charlotte Corday par François Bonneville (1793) pour prouver qu’elle n’a pas le visage d’un assassin. L’intérêt porté aux traits et à la forme de son crâne, que l’on compare à ceux de Robespierre, Danton ou Marat, montre l’influence croissante de la phrénologie et de la recherche des déterminations biologiques des comportements humains... autant d’arguments qui seront utilisés des décennies plus tard pour prouver sa dégénérescence ! La preuve repose ici sur des clichés : le visage de Corday, pur, enfantin, aux traits particulièrement féminisés, ne peut s’accorder avec les représentations masculines que l’on a alors du crime9.

8En effet, Charlotte Corday est surtout vue sous l’angle ambivalent de la femme fatale. Cette catégorie de l’imaginaire social, très présente dans le monde anglo-saxon, tente de réunir deux dimensions impensables pour les normes sexuelles de l’époque : la féminité et le crime de sang10. Par la violence de son acte et sa bravoure devant la mort, Corday détruit tous les clichés attachés à son sexe et à la criminalité. De nombreuses estampes masculinisent donc le corps de cette « femme-homme » et soulignent son agressivité « contre nature ». Les circonstances précises de l’assassinat de Marat, qui était dans son bain, choquent aussi une partie de l’opinion car elles contredisent toutes les normes de la violence connue : son acte est presque ressenti comme le viol d’un homme mûr par une jeune femme. Dans le chapitre 37 de la 16^e partie des Nuits de Paris intitulé « La jolie Calvadienne [sic] dévouée », Rétif de La Bretonne dresse le portrait d’une jeune fille venant s’offrir aux bons patriotes parisiens, pour réparer les crimes commis par les fédéralistes calvadosiens11. Comme Marie-Antoinette12, Charlotte Corday cristallise donc les angoisses d’une inversion des sexes. Pour Rétif de La Bretonne, le risque d’une masculinisation des femmes est lié à celui d’une féminisation des hommes.

Une criminalisation progressive

9À partir de la Restauration, Corday est de plus en plus condamnée au nom de la moralisation d’une société que les élites nobiliaires entendent reconquérir. Les condamnations de l’attentat se multiplient dans la littérature morale comme dans les livres à usage scolaire13, mais aussi chez les auteurs catholiques et les royalistes, comme Balzac, réel auteur des Mémoires de Sanson publiés en 182914. Le modèle familial de la culture monarchique est souvent utilisé pour disqualifier Charlotte Corday. Au contraire de figures comme la duchesse de Berry, louée comme jeune mère de l’héritier Bourbon, ou Marie-Thérèse de France, « bonne » fille de Louis XVI, elle est souvent dépeinte comme une fille indigne. L’attentat est quant à lui décrit comme une compensation pathétique à l’échec d’une vie conjugale ou d’une carrière religieuse15.

10Après 1820, les conséquences de l’assassinat du duc de Berry, les hommages de Louvel et de Karl Sand à Charlotte Corday font apparaître un argumentaire, politique cette fois, pour disqualifier l’assassin de Marat. À cette époque, elle est ainsi vue comme une conspiratrice dont le pouvoir de séduction peut aller jusqu’à déstabiliser l’État. Et même si elle reste une héroïne de la mémoire funèbre des élites postrévolutionnaires, quelques voix s’élèvent pour la condamner. Les publications de Bourg Saint-Edme, alias Pierre-Joseph Briot (1771-1827), libéral, néojacobin sous le Directoire, rallié au régime consulaire, puis administrateur du royaume de Naples, peuvent être prises pour exemple. L’attentat contre Marat y est abordé sous l’angle angoissant du meurtre et de la criminalité, motifs d’une époque taraudée par ses nouvelles marges sociales et morales16. Dans le Dictionnaire de la pénalité (1824), l’entrée « Assassin » est pour Briot l’occasion de dessiner un tableau des mœurs criminelles dans différents peuples « non civilisés », et de retracer l’histoire des assassinats les plus fameux de l’histoire des sociétés européennes en posant d’emblée une question qui obsédera les décennies suivantes : comment expliquer l’existence et la sensation d’essor du crime, dans une société qui se pense pourtant en progrès constants ? L’assassinat de Marat y est décrit comme un véritable repoussoir, symbolisant le mieux l’étourdissement des valeurs pendant la Révolution française et les périodes de guerre civile en général17. À travers l’itinéraire de Charlotte Corday, comme à travers les yeux de Clarisse Manzon, célèbre témoin du massacre de Fualdès en 1817, c’est peut-être le problème croissant des causes de la criminalité et de la subversion des valeurs morales que l’on interroge grâce à deux figures féminines18.

11Mais sous la monarchie de Juillet, la figure de Charlotte Corday n’est pas majoritairement vue comme une criminelle. La propagande royale l’associe souvent à Jeanne d’Arc : Corday est présentée comme le modèle de la femme combattante, susceptible de rassembler son pays par son sacrifice. À la même période, elle est devenue l’une des figures du combat pour l’émancipation féminine. Dans les années 1830 et 1840, elle est de plus en plus évoquée comme exemple dans la recherche de modèles féminins subversifs. Ainsi, dans deux œuvres différentes, Flora Tristan (1803-1844) fait référence à Corday lorsqu’elle évoque les femmes révolutionnaires qui n’attendent des hommes aucune récompense pour leurs actes19. De même, elle inspire vraisemblablement Louise Colet lorsque, en 1840, celle-ci tente de poignarder Alphonse Karr qui vient de l’accuser d’avoir obtenu une pension du ministre Victor Cousin grâce à l’usage de ses charmes20. Le caractère criminel de l’assassin de Marat est ici assez positivement connoté. À cette époque, Corday inspire d’ailleurs beaucoup d’artistes romantiques pour sa capacité à exprimer l’association des contraires, d’où peut surgir le sublime : son crime est donc implicitement source d’une certaine fascination. Au bord de la baignoire comme au pied de l’échafaud, son histoire ne cesse donc de raconter le choc des valeurs les plus opposées, et trouve logiquement son expression littéraire la plus représentative dans des formes narratives adaptées, comme l’antithèse ou l’oxymore (la « religion du poignard21 » de Michelet ou l’« ange de l’assassinat22 » de Lamartine).

12Pendant cette période, Charlotte Corday rejoint la galerie des « beautés d’échafaud », dont les artistes romantiques se complaisent à détailler la fraîcheur au pied de la guillotine. Sur ces images, elle a les cheveux longs et détachés, attributs d’une féminité à la fois attirante et dangereuse. Ce danger imprègne de plus en plus les représentations qui sont faites d’elle dans les années 1840. Son utilisation comme modèle d’émancipation devient très minoritaire. Ainsi, le journaliste de L’Univers, Louis Veuillot, destine les femmes à un modèle d’« action » plus conservateur ! Aux femmes illustres du passé, il dit préférer les « [...] femmes fortes de nos jours, qui ont un dévouement d’un autre genre, qui ne sauvent personne, qui ne tuent personne23 » : selon lui, les difficultés du mariage suffisent amplement à valoriser un héroïsme féminin du quotidien, ancré dans des valeurs conjugales et maternelles. Louis Alloury, journaliste du Journal des débats, répond à Veuillot en lui opposant les modèles bibliques d’action féminine comme Judith et Aod, accusant Veuillot, lui le catholique ultramontain, d’être sacrilège24 ! Veuillot refuse de tomber dans un tel piège. Pour lui, elle n’est qu’une femme criminelle dont l’histoire compte tant d’exemples banals : « [p]oussez un peu ces gens qui absolvent Charlotte Corday, et demandez-leur ce qu’ils pensent d’Agnès Sorel25. » Elle est donc une nouvelle fois associée au cliché du pouvoir corrupteur et mystérieux des femmes dans les plus hautes sphères du pouvoir. Cette controverse révèle combien son acte fait débat au nom de la lutte contre le crime et la dissolution des mœurs qui semble ronger une société en mutation rapide. Quand Louis Alloury célèbre l’assassinat de Marat comme acte de génie qui doit être placé au-delà de la morale, Louis Veuillot s’indigne encore : selon lui, les assassinats politiques font la honte de la nation depuis dix ans. La défense de la monarchie de Juillet passe naturellement pour Veuillot par la disqualification d’un attentat presque régicide :

[E]h ! Monsieur le Galant, si vous mesurez qu’une grande âme, comme celle de Charlotte Corday, comme celle de votre auteur, ou comme la vôtre, puisse sans crime tuer un tyran, attendez d’avoir un tyran à tuer, et jusqu’ici, taisez-vous26 !

13Surtout, Veuillot conteste la thèse des circonstances justifiantes, qui consiste à accepter certaines dérogations à la morale comme des actes de génie. Il crie au relativisme, voire à l’aristocratie de la morale. Ainsi, au nom des valeurs catholiques, républicaines, au nom des utopies de régénération de la nation, mais aussi de la préoccupation de la stabilité politique et de l’essor de la culture de l’État de droit, des individus aux opinions souvent différentes, voire opposées, s’entendent pour fustiger Corday comme une criminelle. Depuis le Directoire, la condamnation de l’attentat contre Marat révèle donc, au-delà des positions partisanes attendues, un intérêt croissant pour une culture politique plus stable, morale et pacifiée. Condamner ce crime, c’est rejeter en bloc l’égarement de toute la Révolution et appeler à une civilisation des mœurs politiques.

14Symbole de la discorde, Charlotte Corday est de plus en plus associée à la déviance sociale. En 1835, le Normand Pierre Rivière, qui défraye la chronique après avoir massacré presque toute sa famille, la reconnaît comme un de ses modèles27. Cet aveu suscite beaucoup d’interrogations pendant plusieurs années sur les causes de la criminalité, notamment au sein des milieux qui entendent porter la réforme sociale au sein des masses rurales. C’est en effet à travers ce thème que le saint-simonien Paul Delasalle consacre un article à Corday dans un des premiers numéros de La Mosaïque de l’Ouest et du Centre28. La revue vise l’instruction et l’éducation morale du grand public29. C’est dans ce sens que Delasalle ouvre son article en évoquant le cas de Pierre Rivière. Pour Delasalle, l’existence de ce disciple sanglant prouve qu’il est absolument impossible de vouer un culte à la mémoire de l’attentat contre Marat, dont l’influence sur les esprits faibles comme celui de ce paysan a été très nocive30. Sous la plume d’un si fin connaisseur de la Normandie, le parallèle entre Corday et Rivière est tout sauf innocent. Il attire l’attention sur une population de plus en plus considérée comme marginale au sein de l’espace régional : le bocage normand. Depuis le Consulat, ce territoire est en effet le lieu des enquêtes médicales et sociales : vu comme le réservoir de traditions surannées, refuge de la chouannerie à la fin du xviii^e siècle, il est censé abriter une population pauvre et rustre, aux comportements imprévisibles31. Élevés dans un environnement jugé malsain par des savants influencés par le néohippocratisme, Corday et Rivière sont souvent pensés comme des preuves de l’influence du milieu sur la déviance sociale.

15La dénonciation de la criminalité de Charlotte Corday imprègne de plus en plus la description physique de l’assassin de Marat. Vers 1843, M. Trolley de Rocques, vice-président du tribunal d’Alençon, utilise la culture professionnelle du signalement physique, alors en essor, pour identifier les déviants. Il n’a pas connu Charlotte Corday, mais parle sous l’autorité des souvenirs de son oncle : les renseignements qu’il donne sont donc avant tout hérités des représentations contemporaines. Son portrait, trahissant une quête professionnelle des signes précurseurs de la criminalité, est précisément celui d’une jeune fille qui porte les stigmates du crime. Sa description orale, relevée à l’époque par un historien, est éloquente :

[F]ille sérieuse, même lorsqu’elle n’était encore qu’un enfant. Elle ne jouait pas. Aimait la solitude. Souvent dans un vieux colombier, où elle passait ses journées à apprendre à lire aux enfants. Jolie, négligée dans ses vêtements, cheveux abondants et comme crépus. M. l’abbé Gonthier du Mesnil-Imbert, vicaire à Argentan, parlant de Charlotte Corday par tradition : « [C]’était une tête ardente, une nature extraordinaire même déjà dans les jeux de son enfance32. »

16Dès son enfance, elle multipliait donc les symptômes physiques et psychiques de la déviance sociale. À la même période, l’engouement croissant pour ses autographes se porte d’ailleurs volontiers sur les pièces du procès, qui sont vendues aux enchères ou publiées dans des revues spécialisées dans la reproduction de papiers de police. Ces objets passent du statut de reliques à celui de pièce à conviction. Autrefois héroïne religieuse et nobiliaire, Corday devient un objet privilégié de la culture policière.

17Par rapport à la fin du xviii^e siècle, le renversement est donc complet : en 1838, le Nouveau manuel du physiologiste affirme que ses traits la prédisposaient au crime, en reprenant les mêmes modèles issus de François Bonneville, que les ouvrages du Directoire utilisaient pourtant justement pour la disculper.

18L’analyse des déviances psychiques de Charlotte Corday comme cas d’étude de la femme criminelle ne fait alors que commencer, surtout lorsque, en 1856, une criminelle fameuse se réclame une nouvelle fois d’elle. La publication des Heures de prison de madame Lafarge révèle alors que celle qui a récemment été condamnée pour avoir empoisonné son mari médite sur Laure Grouvelle et sur Charlotte Corday du fond de sa cellule33. L’invention du criminel comme contre-modèle de l’homme moderne de la société industrielle est puissante. Les laudateurs de Corday doivent désormais argumenter pour la défendre d’un tel discrédit : en 1861, le poète Réfuveille la compare à Judith et refuse de l’associer à Lacenaire, qu’il qualifie de vulgaire34. Elle représente ici une « bonne criminelle » à l’ancienne mode, alors que Lacenaire figure le « mauvais criminel » moderne, qui porte les stigmates du vice social. Mais la distinction qui la sauve parfois pèse de moins en moins lourd devant le sentiment général d’essor du crime. Avec les progrès de la culture républicaine dès les années 1860, les actions des hommes extraordinaires perdent de leur génie. Ils peuvent être jugés selon les critères de la moralité du quotidien. Pour beaucoup, Charlotte Corday, jadis héroïne, n’est donc finalement rien de plus qu’une banale criminelle. Le seul moyen de la sauver est une nouvelle fois de lire son acte comme une violence de guerre : la condamnation morale peut alors céder le pas à l’apologie du sacrifice patriotique dans plusieurs ouvrages35. Dans le contexte de montée des tensions avec la Prusse, elle peut être provisoirement rachetée à ce seul prix. Ou presque...

Charlotte Corday, figure de la déviance

19Au tournant du xx^e siècle, plusieurs éléments concordent pour faire de Charlotte Corday l’incarnation d’une figure « fin de siècle ». Elle devient la métaphore d’une inquiétude sur le sens de l’histoire, d’une peur de l’essor du pouvoir féminin et de la redéfinition des valeurs morales d’une société de plus en plus persuadée que la maîtrise des risques passe par l’évaluation et la mesure de l’anormalité biologique. La diffusion des thèses de Darwin donne un nouveau cadre de lecture aux événements politiques. Ainsi, les débats consécutifs à la défaite de 1871 sont en partie liés à la crainte de la décadence nationale et d’une dégénérescence de la race. La découverte de l’homme de Cro-Magnon en France en 1868, après celui de Neander-tal découvert en Allemagne, alimente les conjectures : l’homme moderne est-il français ou allemand36 ? Parallèlement, l’essor du féminisme ainsi que les nouvelles découvertes scientifiques provoquent une nouvelle peur vis-à-vis des femmes. Celles-ci apparaissent plus que jamais dominées par leur sexualité, que l’on sait depuis la découverte des microbes être un vecteur de maladies fatales, ainsi que par leur animalité profonde, que manifeste leur hystérie37.

20Dans ce contexte, écrire et représenter l’assassinat de Marat deviennent l’occasion de rejouer le combat de la civilisation contre la sauvagerie. L’acte de Corday est dès lors interrogé sous l’angle du crime et de ses causes. En 1889, Cesare Lombroso se rend à L’Exposition universelle de Paris et étudie son crâne, exposé par le prince Roland Bonaparte. L’examen confirme selon lui l’anormalité biologique de l’assassin de Marat38. La fameuse tête coupée alimente les débats médicaux, dans le cadre d’une résurgence des études sur les têtes des guillotinés au cours des années 1880. Vu par des milliers de personnes et détenu au sein d’une collection prestigieuse, le crâne de l’assassin de Marat devient, parmi tous ses portraits, celui qui exerce la plus grande fonction cognitive à la fin du xix^e siècle. En 1890, le professeur Topinard, qui conteste les thèses de Lombroso, réplique par un article publié dans la revue L’Anthropologie. Selon lui, le crâne ne révèle rien d’anormal39. La controverse commence à peine. Le docteur Emmanuel Régis cherche alors à préciser les recherches de ses collègues en insistant sur le type de crime commis. Il se réfère à un rapport établi par l’avocat Laschi en 1885, qui classe Corday parmi les régicides par passion, exempts de toute anormalité psychique, mais motivés par une exaltation patriotique. Elle est alors comparée à Véra Zassoulitch. Pour Emmanuel Régis, qui utilise les taxinomies définies par Lombroso, elle fait plutôt partie de la catégorie des « régicides-nés », qui se situent à la frontière de la raison et de la folie. Comme Jacques Clément, Cécile Renault ou Karl Sand, Charlotte Corday a probablement été victime de tares héréditaires, de tendances impulsives et d’obsessions mal contrôlées. Pour lui, tous sont des dégénérés et il dresse d’eux un portrait presque fantastique : ayant plutôt moins de 30 ans, ils agissent souvent la nuit, poussés par des hallucinations qui les placent entre le rêve et la réalité40.

21Pour certains criminologues, son geste apparaît comme un chaînon manquant pour mettre en évidence le caractère héréditaire du crime, mais aussi le moment précis du passage des bonnes mœurs à la déviance sociale. En novembre 1891, le professeur Alexandre Lacassagne pense qu’il faut passer de la mesure à l’expérimentation pour percer les mystères du coup de couteau. Selon lui, il faut étudier l’homme dans son milieu et son évolution. Promoteur d’une amélioration des conditions de vie des classes populaires, il lui semble intéressant de reconstituer la réalisation du crime dans ses conditions extérieures de production. En 1891, il procède à une expérience en compagnie de son collègue Testut à partir du procès-verbal d’autopsie du cadavre de Marat, réalisé en 1793. Sur le cadavre d’un tuberculeux de 34 ou 35 ans dont le poumon droit est collé à la plèvre comme celui de Marat, ils retracent le parcours de la lame à travers les organes de L’Ami du peuple : « [...] [n]ous pouvons donc supposer, avec quelques probabilités que le “couteau de table, à gaine et à manche noirs”, payé deux francs par Charlotte Corday, avait une longueur de quinze centimètres environ41. » Dans ces quelques centimètres, c’est le mystère de cette célèbre mort que les deux professeurs essayent de rechercher. Lacassagne n’a pas choisi l’événement par hasard. Dans la collection qu’il est alors en train de constituer pour construire les archives de l’anthropologie criminelle, plus de cinquante livres ou imprimés sont consacrés à l’attentat et à son auteur. Le professeur tente une autre reconstitution, concluant que la position assise de Marat a probablement facilité la mort. Pourtant, ses certitudes s’envolent lorsqu’il tente de reproduire le geste précis : « [n]ous avons essayé souvent sur le cadavre, sans réussir, le “coup de Charlotte Corday”42. » Pour réussir un tel coup, c’est-à-dire pour atteindre à l’aveugle l’espace intercostal, il faut donc beaucoup de hasard ou une prédisposition au crime. Problème que Lacassagne laisse finalement en suspens.

22À la même époque, les recherches de Charcot sur les maladies mentales s’appuient notamment sur la création d’un atelier photographique à la Salpêtrière. Les portraits de femmes hystériques fascinent le public, contaminent la peinture d’histoire, et notamment les portraits de Charlotte Corday. Cette influence est manifeste dans le portrait peint par Aviat en 1880. De manière inédite, le tableau est cadré sur son visage. Le fond jaune, les cheveux détachés et comme crépus, le fragile équilibre du corps et surtout les yeux fixes, presque exorbités, font d’elle une hystérique en pleine crise. Six ans après la parution des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, ce tableau se rapproche des conventions plastiques et iconographiques des symbolistes, qui transmettent des femmes une image de folles et de prédatrices. C’est particulièrement le cas pour les femmes de la Révolution : en 1901, Sarah Bernhardt demande à Paul Hervieu de porter à la scène le drame de Théroigne, vue comme une névrosée moderne43. Ici, la tête de Corday est celle d’une femme fatale, nouvelle Salomé ou Méduse dont le regard halluciné pétrifie celui qui le croise.

23La fixation de la figure de Charlotte Corday en criminelle est donc en large partie le produit de l’installation des valeurs républicaines à la fin du xix^e siècle. Cette invention est liée à une triple mutation sociale et culturelle, et d’abord aux reclassements politiques et sociaux du xix^e siècle : avec elle, c’est la noblesse dans son ensemble qui est marginalisée comme une anomalie au sein du corps républicain. La criminalisation de l’assassin de Marat répond aussi à l’essor d’une culture de l’État de droit et à la police croissante des mœurs politiques : la violence et le crime sont renvoyés à une culture politique archaïque d’Ancien Régime, celle de la violence et de la discorde. Enfin, son exclusion est aussi liée à la mutation des rapports de genre depuis la fin du xviii^e siècle. Après l’idéal classique de la femme forte, puis de la femme fatale qui sert le féminisme jusque dans les années 1830, un nouveau modèle d’action politique féminine s’impose sous la Troisième République : celui de la prise d’armes citoyenne ou militante. Mais au début du xx^e siècle, le déclassement de Charlotte Corday dans l’échelle des valeurs républicaines a pour corollaire son exact contraire : c’est aussi à cette époque que l’assassin de Marat fait l’objet d’un dangereux processus de victimisation au sein des milieux antirépublicains, qui l’incluent dans leurs répertoires historiques pour de nombreuses années.