1Quand les femmes criminelles sont face à la justice, une incroyable continuité s’impose : elles sont en tout petit nombre et les chiffres que livrent les archives judiciaires des périodes médiévale et moderne ressemblent étrangement à ceux que manient les criminologues de notre monde contemporain. L’impression d’ensemble est celle de données immobiles. Le phénomène n’est pas seulement français, il est européen. Aux 7 à 12 % de femmes auteurs de crimes que connaît la Navarre à la fin du Moyen Âge peuvent être comparés les 4 % de femmes ayant obtenu une lettre de rémission en France à la même époque1. Ce dernier chiffre correspond à une moyenne pour l’ensemble du royaume, ce qui n’exclut pas les nuances selon les régions et selon les siècles2, et il est particulièrement bas, car le pardon royal n’est accordé que pour des crimes graves, requérant en principe la peine de mort. Si les statistiques s’étendent à des faits plus larges, telle l’injure verbale, criminalisée par la justice d’Ancien Régime, les femmes apparaissent en plus grand nombre, mais elles restent minoritaires : tous crimes confondus, elles constituent au plus 20 % des criminels en Lyonnais aux xiii^e-xvi^e siècles, sans doute 15 % pour les bailliages du Nord du royaume, aux xvi^e-xviii^e siècles3. En 2000, ces chiffres, analysés par Robert Cario, sont de 5,77 % pour les crimes et de 9,30 % pour les délits. La femme semble encore plus en retrait de la scène judiciaire que sous l’Ancien Régime ! Comment expliquer à la fois cette faible proportion et cette relative absence des femmes dans le crime ?

2Le chiffre noir de la criminalité, largement avancé pour les périodes qui ne connaissent pas les statistiques, serait beaucoup plus élevé pour les femmes que pour les hommes : il ne doit pas être négligé, mais il ne constitue pas une explication suffisante. S’il est vrai que les modes de résolution des conflits fondés sur les résolutions privées peuvent mettre en cause les femmes, comme le montre le cas de l’adultère ou en général des crimes de mœurs, y compris l’infanticide, rien ne dit que les transactions et les compositions soient plus importantes pour les femmes que pour les hommes. Des homicides commis par des hommes peuvent se résoudre par un accord. Il en est de même des vols. Mais il est vrai que plus l’infraction relève du domaine privé, plus la résolution du conflit se règle au sein même de la cellule familiale, qu’elle soit conjugale ou large. La communauté concernée peut alors choisir de se taire. Il est évident que le crime n’est porté en justice que si la famille l’accepte parce qu’elle a de bonnes raisons de croire que ce déshonneur pourra lui servir finalement à défendre une cause que ses membres considèrent comme supérieure. Ce fut le cas pour Béatrice de Castellón, que rapporte Martine Charageat, qui avait tenté de tuer son mari par trois fois, dont l’affaire vint en justice vingt ans plus tard, afin de l’écarter de la succession seigneuriale. L’honneur de la terre l’a emporté sur celui des mœurs et le civil, ici, finit par surplomber le pénal.

3Il n’en reste pas moins que le crime commis par les femmes est acté comme scandaleux. Sont en jeu à la fois la renommée du fait criminel, celle des parents et amis de la coupable, et la morale, selon des valeurs tacites partagées par tous, y compris les femmes. Le cas des moniales qu’analyse Élisabeth Lusset est significatif : l’enfermement au monastère pourrait être une sorte de protection contre la diffusion de la rumeur du crime, lequel pourrait, plus facilement qu’ailleurs, être réglé en interne, en particulier par l’abbesse du lieu qui sert aussi de juge. Mais le crime peut devenir une affaire, à la demande même des moniales, comme le montre l’exemple de Bricharde de Viconet, qui a tué l’enfant dont elle vient d’accoucher. La nature du crime est incontestablement en cause et son horreur crée au sein du monastère le désir d’expulser la coupable. Dans la société civile, ce pourrait même aller jusqu’au lynchage4. De ce fait, la tension est vive entre le couvent où se trouve la moniale et le chapitre de l’ordre clunisien dont il dépend, ce dernier voulant étouffer le scandale qui pourrait rejaillir sur l’institution. Ce scandale se produit-il seulement à cause du type de crime commis ou parce que la criminelle est une femme ? Autrement dit, la criminalité féminine provoque-t-elle immédiatement le scandale ? La réponse ne peut pas être claire : les études présentées ici le répètent à l’envi. La gravité de la criminalité féminine et son lien avec les biens et les mœurs dénoncés devant les juges sont au cœur du débat.

4Dans les sources d’Ancien Régime, quand la femme apparaît comme criminelle, elle est de préférence voleuse, infanticide, adultère, empoisonneuse ou encore sorcière. Son image dévalorisée tient en partie aux types de crimes qui lui sont reprochés. Ce sont des crimes capitaux d’une lourdeur telle qu’ils nourrissent une image dévalorisante. En effet, les femmes sont largement exclues de la violence ordinaire qui conduit à l’homicide commis pour réparer un honneur blessé et, quand elles le sont, elles prennent presque exclusivement le visage de victimes de la violence des hommes. La différence avec le profil criminel des hommes est flagrante. L’homicide est en effet écrasant chez les hommes : il implique 99 % des coupables, mais il est porteur de valeurs d’honneur qui le transforment en « beau fait ». Remarquons que les femmes ne sont pas la première cible de la violence des hommes, qui se conjugue au masculin. Environ 79 % des victimes d’un homicide pardonné sont des hommes, un chiffre qui va jusqu’à 97 % s’il s’agit d’une rixe ! Les femmes victimes des hommes sont donc largement minoritaires. Elles se tuent aussi rarement entre elles et si elles commettent un crime de sang, c’est un crime grave, qui consiste le plus souvent à tuer leur mari. Les femmes sont ainsi réduites aux « vilains cas », voire aux crimes « énormes » qui les menacent des pires peines, de l’enfouissement au bûcher, mais aussi de la pendaison, comme les hommes.

5Y a-t-il pour autant des crimes masculins et des crimes féminins ? Les chiffres semblent écrasants : la femme vole et tue son enfant, et ce sont là ses principaux crimes. Mais, pour étudier la place des femmes dans le crime, il ne faut pas seulement s’en tenir à l’absolu de chiffres qui ne prennent en compte que la seule criminalité féminine. Une étude de la place des femmes dans l’ensemble des crimes commis et remis change les conclusions. L’étude statistique des lettres de rémission du règne de Charles VI montre que, pour l’ensemble des coupables accusés de vols, 89 % sont des hommes. En ce qui concerne les avortements et les infanticides, les hommes participent à leur accomplissement autant que les femmes. Il en va aussi de leur honneur. Quant à la sorcellerie, elle est encore très loin d’être réservée aux femmes dans le royaume de France de la fin du Moyen Âge. Et, si l’adultère condamne la femme plus que l’homme, cela tient au droit qui juge ce crime, puisque seul le droit canonique confère à l’homme adultère une responsabilité aussi grande que celle de la femme, et que peu de justices laïques suivent ses principes. Dans l’Ancien Régime, les hommes sont partout premiers sur la scène du crime.

6Ils le sont de façon quasiment absolue dans le domaine politique. Les femmes sont totalement à l’écart du déroulement des crimes politiques au Moyen Âge et au-delà, et c’est sans doute la raison pour laquelle leur intervention, quand elle a lieu, leur donne, comme à Jeanne d’Arc, un statut d’héroïne. Les femmes peuvent être accusées d’espionnage, mais rarement, et les circonstances qui les poussent à agir n’ont que peu à voir avec la théorie politique : elles sont pauvres, veuves, ou à la recherche d’un mari ou d’un fils que l’ennemi a fait prisonnier. Il faudrait suivre ce phénomène sur le long terme pour saisir la force des engagements féminins pendant la Révolution française. Le crime de Charlotte Corday reçoit a priori un bon accueil : son portrait « au couteau » la présente comme l’équivalent béni d’un régicide. Mais comme le montre Guillaume Mazeau, le travail historiographique ne tarde pas à brouiller les pistes. Charlotte Corday est finalement condamnée par l’opinion républicaine pour avoir agi en suivant les travers de son sexe, poussée par une lubricité exacerbée. Le xix^e siècle aligne le portrait sur une vision traditionnelle de la femme, celle de son temps, et étouffe toute velléité de prise de position politique. La Révolution serait-elle alors un temps court de la parole prise par les femmes qui leur aurait été vite confisqué ? Autrement dit, les femmes n’auraient guère occupé l’espace public, en tout cas pour en changer le cours par un engagement violent, et la pression du regard porté sur elles, au fil des siècles, aurait contribué à les réduire au silence, donnant ainsi raison aux chiffres de la criminalité. Il faut attendre le xx^e siècle pour que les femmes participent aux crimes politiques, certes avec des chiffres faibles, mais comme un revers ou une rançon de la démocratie. Ces interprétations, on s’en doute, méritent des études plus approfondies ; elles doivent être revues à l’aune de nouvelles approches qui tiennent compte des études sur le genre.

7N’imaginons pas cependant la femme médiévale ou moderne cloîtrée dans sa maison, du moins celle qui commet des crimes. À en croire les lettres de rémission, 41 % de criminelles se sont déplacées pour commettre leur crime, contre 26 % de criminels. Elles ont plutôt agi sans requérir d’aide, en s’attaquant à une victime isolée (89 % de femmes contre 58 % d’hommes). C’est la preuve que la ténacité dans le crime et l’habilité ne sont pas réservées aux hommes. Les femmes criminelles sont aussi insérées dans la vie sociale : la plupart sont mariées (93 %) et appartiennent au monde du travail où elles occupent, pour un quart d’entre elles, des professions nettement subalternes, servantes et chambrières. Sont-elles en même temps réduites au silence ? Elles utilisent largement la parole, sans pour autant passer toujours à l’acte. C’est une marchande de cresson qui, par son cri, refuse l’impôt et déclenche à Paris la révolte des Maillotins le 1^er mars 1382. On ne peut donc pas voir exclusivement dans la femme une faiseuse de paix, qui n’hésite pas à s’interposer entre les parties au péril de sa vie. On peut l’imaginer donnant de la voix, ayant sa propre interprétation des faits, comme l’ont montré les quelques études sur les témoignages féminins médiévaux, souvent circonstanciés et bavards5.

8D’où viennent alors ces décalages entre les hommes et les femmes que les chiffres ne suffisent pas à expliquer ? En apparence, les juges appliquent des lois identiques, sauf dans l’ancien droit pour certains crimes comme l’adultère. Cette égalité s’affirme dans les moindres replis où nous pourrions nous attendre à une différence : les moniales sont jugées selon les mêmes normes que les moines, ce qui implique que les codes ecclésiastiques soient parfaitement égaux. Le roi de France et le duc de Bourgogne gracient de la même façon les hommes et les femmes. Bernard Dauven, nuançant considérablement et avec raison les études de Natalie Zemon Davis, montre bien que les lettres de rémission ont la même structure diplomatique et suivent le même schéma qui conduit de la requête au pardon, y compris à l’époque moderne, qu’elles soient émises pour des hommes ou pour des femmes. Seul le type de crime peut les différencier mais, à crime égal, elles ont un profil identique.

9Les différences sont subtiles et reflètent plutôt le discours que porte la société sur les femmes. Une étude attentive montre que le pardon royal prend plutôt comme prétexte leur « simplesce », sorte d’état d’irresponsabilité proche de la débilité. Mais on sait que la lettre de pardon écrite et enregistrée par la Chancellerie ne fait que reprendre les termes de la requête : il y a donc un réel consensus entre la société et l’administration royale ou princière pour donner de la femme criminelle une image plus avilie que celle de l’homme. S’agit-il de la charger ou de la sauver ? La question mérite d’être posée, car l’attitude des juges peut se révéler plus clémente pour la femme criminelle que pour l’homme. Les femmes sont moins souvent torturées que les hommes, même si elles n’échappent pas complètement à la gehine qui peut les mutiler gravement. Elles sont aussi moins pénalisées, et là encore le phénomène se poursuit dans une belle continuité à travers les siècles. Est-ce le résultat du laxisme des juges, exclusivement des hommes jusqu’au milieu du xx^e siècle, et en particulier de leur indulgence vis-à-vis des femmes ? Les magistrats médiévaux siégeant au Châtelet étaient redoutables, mais ils ont pu effectivement se laisser fléchir. Ils hésitent plus souvent sur la nature de la peine quand il s’agit de femmes que d’hommes. La menace d’être « grosse d’enfant » est un argument auquel ils cèdent volontiers.

10Plaçons-nous en aval : de nos jours, il semble que rien n’ait changé, et pourtant, comme le montre Florence Audier, le profil des magistrats a changé. La profession de juges et d’avocats s’est féminisée. Encore faut-il effectivement distinguer entre les tribunaux locaux et ceux des sièges qui décident en dernière instance. En France, les femmes n’y sont pas majoritaires. Mais, partout dans le monde, l’arrivée des femmes dans la magistrature semble se traduire par des sentences plus libérales, comme le disent clairement les exemples développés par Anne Boigeol. Les résultats restent cependant ambigus, les hommes ayant aussi tendance à privilégier les coupables femmes, par exemple en les condamnant moins souvent à la prison. Tandis que les magistrates cherchent à se conformer à leurs modèles masculins...

11La justice ne peut pas être indépendante de la société qu’elle contribue à réguler. Elle est donc étroitement liée à la situation de fait, c’est-à-dire à la condition des femmes dans cette société et à l’image que celle-ci véhicule. Cette image peut connaître des nuances mais, sur le long terme, la société n’accepte guère que la femme soit criminelle. C’est un phénomène étrange pour lequel elle adopte volontiers une attitude de voyeurisme. Si la femme est réellement criminelle, elle donne d’elle une image repoussante, celle du monstre, ou au contraire aguichante, celle de la tentatrice dont les prostituées sont les filles. Cela revient, dans les deux cas, à renier le crime au féminin. Est-ce la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, les historiens n’arrivent pas à expliquer le phénomène, sauf à dire que les femmes sont portées à la paix et les hommes à la violence ? Pour fissurer cette dichotomie, compte tenu de ces non-dits, de l’imperfection des sources statistiques et de leur faiblesse, de cette étroite imbrication entre les faits criminels féminins et le regard qui les enveloppe, ne faut-il pas, comme le suggère Martine Charageat, étudier des cas en respectant les règles de la microhistoire ? Alors, l’historien peut espérer rejoindre l’action du juge que son métier conduit aussi à étudier des cas, même si leurs deux regards ne peuvent pas se départir du poids de l’opinion. Puissent alors ces études venir éclairer, par leur chaîne enracinée dans le passé, l’action des magistrats !