Figure pénale refoulée/ figure pénale équivoque : femme incestueuse/femme maltraitante

1 J’apporterai trois précisions liminaires. Premièrement, mon propos portera sur la mère et non sur la femme. Deuxièmement, mon propos aura pour sujet principal la mère incestueuse. Troisièmement, cette figure n’est pas dissociable des représentations de l’inceste. Vous comprendrez donc que je n’arrive que lentement, parfois presque incidemment, à mon sujet.

2Dans un article paru en 1987, intitulé « L’inceste et le droit bourgeois au xix^e siècle1 », Jacques Poumarède posait cette question : « L’inceste, dernier tabou ? » Il constatait, en effet, une réalité que connaissent les médecins, psychiatres, assistantes sociales, précisant que, selon certaines recherches criminologiques, l’inceste interviendrait pour un tiers dans le total des délits sexuels commis en France. Mais il constatait aussi que, si l’inceste était un sujet de réflexion et de discours pour les anthropologues, les médecins, les psychanalystes, les historiens, les écrivains, les cinéastes, bref pour tout le monde, il ne l’était pas pour les juristes, à peu près muets sur la question. Il s’étonnait d’un tel désintérêt à l’égard d’un interdit présenté par l’anthropologie contemporaine comme le « degré zéro de la loi sociale », d’un interdit dont Pierre Legendre a montré qu’il se situe au plus profond de la question de la normativité et commande la constitution de tout système juridique en tant qu’impératif de différenciation et de reproduction généalogique.

3Mais, ajoutait-il, le silence des juristes est d’abord celui des codes. L’inceste n’est ni défini ni même nommé dans les codes civil et pénal. Non qu’il soit totalement ignoré, puisqu’il transparaît ou transparaissait dans certaines dispositions (le code civil de 1804 scellait le sort des enfants incestueux) ; mais il n’en constitue pas moins l’innommable au sens premier du terme.

4 Et Jacques Poumarède de continuer, en opposant à la prétérition de cet interdit à partir de la Révolution française la visibilité de l’inceste dans l’ancien droit. Tous les dictionnaires de droit, tous les traités de jurisprudence du xvi^e au xviii^e siècle contenaient une rubrique consacrée à l’inceste, que les tribunaux condamnaient comme crime abominable puni de la mort des deux coupables, indifféremment donc de leur sexe, du moins lorsque l’empêchement de parenté ne pouvait être racheté par une dispense.

5Or, justement, par cette opposition notamment, les considérations de Jacques Poumarède nous mènent au cœur de notre sujet, et plus précisément au cœur tout à la fois du tabou et de l’équivoque.

6Le premier constat est le glissement dans l’ordre du discours sur le sens du mot tabou. En ne nommant pas l’inceste, les législations modernes n’ont pas remis en cause l’interdit de l’acte (le tabou de l’inceste comme interdit fondateur n’a pas disparu, les interdictions au mariage existent toujours ; mais elles se sont, en tant que telles, rétrécies dans leur champ et ont perdu leur caractère pénal, ce qui évidemment n’est pas anodin). En ne nommant pas l’inceste, les législations modernes en ont fait un sujet tabou, un sujet dont on ne saurait parler, posant un interdit de la parole. Un interdit de la parole d’autant plus fort que le champ rétréci de l’interdit de l’acte l’inscrit dans la sphère la plus intime, celle de la famille rétrécie. Un interdit de la parole qui se renforce ainsi d’un interdit du regard justifiant ce que certains ont appelé la pudeur du droit face à l’inceste.

7Ce qui nous conduit au second constat, celui de l’équivoque. L’anthropologue, l’historien, l’assistante sociale, le criminologue peuvent bien, les uns et les autres, parler d’inceste, ils ne parlent pas forcément du même objet, surtout ils ne le regardent pas forcément sous le même angle que le droit pénal. L’anthropologue parle d’interdit fondateur, de principe de généalogie ; l’historien aussi, car les condamnations qu’il peut relever, du moins sous l’Ancien Régime, avaient pour but de faire respecter les règles religieuses – et laïques – du mariage. L’assistante sociale, le criminologue peuvent ne parler que de relations sexuelles intrafamiliales. En tout cas, le droit pénal n’en parle plus qu’ainsi. À partir de la Révolution française, les faits incestueux ne sont plus saisis par le droit pénal comme une atteinte à l’ordre familial mais bien comme une atteinte à la personne. Avec la naissance du sujet moderne, le fondement, le bien juridique, c’est-à-dire l’intérêt protégé, ont changé.

8Le droit pénal ne voit dans les actes incestueux qu’une atteinte à la personne non particulièrement spécifiée, car, s’il est vrai que le code pénal offrait la possibilité de poursuivre des faits incestueux en tant que viol ou attentat à la pudeur aggravés puisque accomplis par une personne ayant autorité, s’il est vrai que l’on trouve, dès le lendemain du code pénal, un père condamné sur ce fondement, il est tout aussi vrai que l’on chercherait en vain, dans la présentation du projet de code pénal au Corps législatif, la moindre référence aux parents, il est encore vrai qu’il faudra attendre la loi de 1863 pour voir les ascendants nommés et constituer une catégorie autonome, et pour que le voile de l’interdit de la parole commence à se déchirer, et que commence à prendre forme la figure moderne du père incestueux.

9Car, malgré l’indifférence habituelle du droit pénal au genre, seule émerge la figure du père, refoulant encore celle de la mère.

10Que ce soit, en effet, dans les silences de la littérature criminologique (aucune référence n’est faite, par exemple, dans La Femme criminelle de Lombroso, au cas de la mère incestueuse), que ce soit dans les silences de la littérature juridique (à l’exception de Maurice Garçon, au début du xx^e siècle), la question de la mère incestueuse apparaît bien comme le tabou du tabou.

11Un tabou qui, quelles que soient les évolutions, perdure. Car, si une certaine réalité parvient à poindre, c’est dans la figure de la mère maltraitante qu’elle trouve à se matérialiser, cette figure enveloppant, dissimulant en quelque sorte – l’équivoque à nouveau – celle de la mère incestueuse.

12Tenter d’en comprendre les ressorts passe nécessairement par l’analyse toujours difficile, aléatoire, voire subjective des représentations (d’autant plus lorsqu’il s’agit d’interpréter le non-dit, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur un non-sujet). Je me contenterai ici de procéder par notations. Je m’appuierai sur trois brèves notations d’historiens, concernant la même période (la fin du xix^e siècle, c’est-à-dire le moment où les choses commencent à basculer).

13Deux notations sont extraites de L’Histoire du viol de Georges Vigarello2. Ce dernier consacre d’abord un paragraphe à l’inceste dans sa conception moderne. Il y montre, exemples à l’appui, la place nouvelle faite à l’inceste, mais l’inceste dont il s’agit est uniquement celui du père. Il consacre ensuite un autre paragraphe à l’invention des perversions, montrant que l’attirance pour l’enfance devient une perversion spéciale (qui prendra en 1925 le nom de pédophilie), montrant également que les auteurs qui en traitent n’hésitent pas, cette fois-ci, à multiplier les exemples féminins. La troisième notation est extraite d’un article de Bernard Schnapper3, curieusement ou paradoxalement intitulé « Le père, le procureur et l’enfant. Le mythe des enfants martyrs au xix^e siècle », où le constat fait par l’auteur est que, en matière de sévices, « les peines sont plus lourdes pour la mère que pour le père ». Qu’est-il possible de tirer de ces notations ?

14En premier lieu, que l’inceste du père commence à se montrer – ou à être montré – au moment où commence à se défaire le modèle bourgeois de la famille, où se fragilise la toute-puissance paternelle, levant partiellement les interdits de la parole et du regard, ouvrant la porte à la sanction des défaillances ou monstruosités du père (déchéance civile et/ou condamnation pénale). C’est, en effet, à la diffusion de ce modèle bourgeois de la famille que Jacques Poumarède imputait la discrétion des codes à l’égard de l’inceste. Un modèle familial de type autoritaire, fortement centré sur la personne juridique du père, seul titulaire de droits, et derrière laquelle s’effaçaient les personnalités de la femme mariée et des enfants mineurs, en quelque sorte réifiés, transformés en objet de possession. Un modèle familial conduisant à une stricte séparation des sphères du public et du privé, la loi fixant les pouvoirs du père-possesseur mais s’interdisant, du même coup, de pénétrer davantage dans l’intimité du groupe familial, de s’immiscer dans d’autres types de rapports affectifs, sexuels par exemple, la personne du père-possesseur dressant une barrière infranchissable au regard de la loi et délimitant, face au public, la sphère du privé. Les exemples donnés par Georges Vigarello montrent tout à la fois l’atteinte à ce modèle et sa résistance. Les affaires jugées concernent le plus souvent des actes de violence, de manifestation de force, de revendication d’un pouvoir, d’une possession. Mais elles ne concernent que la violence visible, celle fortement marquée par la notoriété – publique –, alors que la part secrète, l’intimité intrafamiliale ne sont encore que peu mises en mots.

15Ces éléments peuvent-ils aider à comprendre la représentation – ou l’absence de représentation – de l’inceste maternel ? D’abord, il est peut-être possible d’avancer que c’est cette part secrète, cette intimité dans laquelle la femme est, plus encore que l’homme, enfermée – le foyer est la place de la femme – qui interdit, plus encore que pour l’inceste paternel, de mettre en mots l’inceste maternel (ce dernier ne court pas le plus souvent le risque du scandale public ; et même la grossesse – qui est l’une des causes de la visibilité des incestes paternels – pourra ici être protégée du scandale par une attribution de paternité au mari. De plus, le rôle nourricier et soignant traditionnellement attribué aux mères leur donne l’occasion de nombreux actes intimes qu’elles accomplissent le plus souvent en dehors de toute présence). Ensuite, peut-être faut-il aller plus loin : il s’agirait moins d’une interdiction de mettre en mots l’inceste maternel que d’une interdiction de le penser. La conception le plus souvent violente qui caractérise les cas d’inceste paternel jugés correspond bien à la définition juridique du viol qui a longtemps perduré (même après que la Chambre criminelle l’a élargie au milieu du xix^e siècle) : « C’est la force, la violence qui caractérise le viol. »

16Une telle conception mettait en exergue les valeurs viriles (qui ne sont reconnues qu’exceptionnellement aux femmes et encore aux seules femmes dites exemplaires), la qualité d’agent de l’homme, de patient de la femme. La mère incestueuse serait donc une figure physiologiquement impossible : la femme passive ne pourrait être l’agent actif d’un viol (ce qui évidemment rend psychologiquement difficiles la position du fils victime et donc le dévoilement de l’inceste). La mère ne pourrait être, en la matière, que l’instigatrice, la complice par soutien moral, le témoin indifférent ou aveuglé, le témoin impuissant face à l’agressivité virile du père ; et lorsque la littérature criminologique s’intéresse à la mère, c’est presque exclusivement sous cet aspect : c’est-à-dire la part des mères dans les incestes paternels. Mais, qui plus est, la mère incestueuse serait une figure socialement impossible, car la penser serait admettre que la femme détienne non un pouvoir, une autorité, une force qu’elle peut en fait détenir mais qu’elle détienne le pouvoir, soit le possesseur. Penser l’inceste maternel serait en ce sens beaucoup plus perturbateur de la cellule familiale – et de l’ordre social : au-delà de l’acte de sexe condamnable, ce serait une récusation du père-possesseur, une usurpation de sa fonction. L’évolution juridique du droit de la famille, une plus grande égalité homme-femme, père-mère, une certaine indifférenciation des rôles ont-elles eu des effets suffisamment profonds pour que ces représentations s’effacent ? Rien n’est moins sûr.

17Mais, en deuxième lieu, ce que laissent entrevoir les notations précédentes, c’est que la femme n’est pas étrangère à la violence – les femmes sont violentes malgré leur douce nature, tel pourrait être le leitmotiv remontant à la nuit des temps : meurtrières, dévoreuses, furies, etc. Tout cela a déjà été dit4. Une violence qui s’exerce, selon les criminologues de la fin du xix^e siècle, au cœur de la famille. Le stigmate de la violence marque surtout la mère infanticide, mais, en marge de cette criminalité qui désigne la violence des femmes, les sévices sur les enfants, s’ils restent largement dans l’angle mort des statistiques, relèveraient néanmoins en grande partie des pratiques féminines ; et le constat est pour le moins que les juges sanctionnaient plus sévèrement les mères que les pères. En tout cas, il est clair que, dès lors que la barrière de l’intimité peut être franchie, la criminalité maltraitante des mères n’est pas l’objet d’un tabou. Ce que laissent encore entrevoir les notations précédentes, c’est que la femme, comme l’homme, n’est pas étrangère aux perversions, et à cette perversion particulière qu’est l’attirance pour l’enfance. Et même si des études plus modernes envisagent peu la délinquance sexuelle féminine sous l’angle des perversions, il n’en reste pas moins qu’inscrire les actes féminins et maternels dans une déviation psychologique permet de leur donner une visibilité, parce que, ainsi analysés, ils ne constituent pas une remise en cause de la structure familiale (et il n’est pas anodin de noter que les traités de médecine légale de la fin du xix^e qui traitaient de quelque rares cas d’incestes maternels présentaient ces mères comme atteintes de troubles mentaux).

18En tout cas, la combinaison de ces deux notations fait apparaître comment s’est ouverte la possibilité de la construction d’une figure : celle de la mère maltraitante sexuelle.

19Une construction qui a été facilitée par les lents changements de culture, le long parcours dans l’espace mental depuis la fin du xviii^e siècle et plus encore au cours du xx^e siècle. En vrac, quelques éléments bien connus : l’ébranlement d’un ordre social fondé sur le pouvoir paternel et marital, une plus grande égalité entre homme et femme, père et mère, et surtout une nouvelle vision de l’enfance : innocence absolue, commencement du monde ; la naissance et l’affermissement du sujet moderne, de son autonomie, de son intimité ; le déplacement d’attention sur l’atteinte intime, là où l’on ne voyait auparavant que honte morale et offense sociale ; la prise en considération de la blessure psychique, du saccage intime, là où l’on ne prenait en compte que les blessures corporelles, visibles.

20Une construction qui a été facilitée par une hiérarchie renouvelée des violences, une nouvelle échelle légale des actes qui accompagnent ce long travail dans les mentalités. Une définition nouvelle du viol (étendant ses modalités de réalisation et permettant d’envisager qu’une femme soit l’auteur d’un viol), un affinement de la catégorie des agressions sexuelles, l’apparition d’une catégorie de mise en péril des mineurs (où se mêlent atteintes sexuelles sans violence sur des mineurs, privation de soins, compromission de la santé, de la sécurité, de la moralité, de l’éducation d’un enfant mineur), la qualité d’ascendant constituant, selon les cas, un élément constitutif de l’infraction ou une circonstance aggravante, tout comme pour les violences volontaires à l’intégrité physique d’un mineur de 15 ans.

21Ce renouvellement et cet affinement placent ainsi, à chaque fois, et dans des hypothèses de plus en plus différenciées, l’acte accompli par le père ou la mère à l’échelon le plus élevé de gravité, mais à l’instar de l’acte d’autres auteurs le plus souvent. Ainsi, l’absence d’une incrimination spécifique de l’inceste, en quelque sorte éparpillé et noyé dans d’autres qualifications, le traitement le plus souvent à égalité des auteurs d’inceste avec d’autres auteurs d’infractions sexuelles contribuent tout à la fois à maintenir l’invisibilité de l’inceste et à favoriser la prise en compte d’actes que l’on pourrait dire incestueux comme maltraitance physique et sexuelle. Et sur ce fondement, sous cette figure, même si les condamnations de mères sont rares, elles n’en existent pas moins (comme auteurs et non seulement comme complices). Et l’on voit se développer – encore timidement certes – depuis les années 1990 des études sur les abuseuses sexuelles, sur les mères maltraitantes sexuelles5.

22Je conclurai sur ce qui se joue dans l’effacement de la figure incestueuse et sur la question donc de savoir si l’inceste peut être saisi sous son seul aspect d’infraction sexuelle.

23Sans doute une telle vision, s’inscrivant dans une conception résolument individualiste, a-t-elle permis que cessent d’être opposés aux victimes l’intérêt familial et la tranquillité sociale. (Car, il n’y a pas plus de vingt ans, certain pénaliste pouvait encore écrire que l’énormité du fait devait entraîner le recul du droit et que c’était là la meilleure protection que ce dernier pouvait offrir à la société contre la violation d’un tabou dont celle-ci avait tout intérêt à détourner les yeux6.)

24Mais, par ailleurs, le mal subi n’est-il pas incomparable à aucun autre ? Au-delà de l’acte de sexe, c’est la construction du sujet, dans sa généalogie, qui est atteinte, conduisant à ce que certains criminologues ont appelé un crime de déshumanisation7.

25Ainsi conçue, la prohibition de l’inceste ne devrait-elle pas prendre figure pénale ? Mais quelle serait alors la place de la figure de la mère dans un crime que fabrique une logique familiale ? Je laisserai ouverte cette question8.