Présentation

1Les chapitres précédents disent la permanence des représentations, souvent péjoratives, de la criminalité féminine depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, des mythes fondateurs d’Ève et Pandora à la réalité contemporaine des bandes de filles, l’intemporel affleurant toujours sous l’écume du fait divers. Ces représentations expriment la responsabilité viscérale de la femme, sa « responsabilité-malgré-tout », qui est comme l’expression de la culpabilité irréductible de l’« engeance maudite des femmes » (Émile Zola), par lesquelles sont arrivés tous les maux de l’humanité (« depuis la première tromperie au fond des cavernes »). Avec ce nouveau chapitre, notre regard est invité à se déplacer du phénomène lui-même vers le jugement social qu’il a appelé et appelle encore.

2Or, dans ce fragment d’histoire culturelle de la criminalité féminine, le droit fait plus précisément entendre sa partition, singulière, voire discordante, par rapport à ce que suggère la représentation des femmes criminelles (en vérité, l’expression femme criminelle relève de la criminologie plus que du droit, qui ne connaît que le délinquant, celui qui commet une infraction, de delinquere : faire défaut, puis le prévenu ou l’accusé). Pour les juristes, la figure de la femme dans la justice est esthétique ; elle est la représentation idéale de la justice elle-même, qui apparaît sous les traits d’une femme à partir de la fin du xiii^e siècle, se substituant alors, dans l’allégorie de la justice, à la représentation masculine du Jugement dernier.

3L’entrée en scène du droit conduit ainsi à une interrogation paradoxale : pourquoi le récit des crimes des femmes les transforme-t-il si facilement en monstres, alors que la part des femmes dans l’ensemble de la criminalité a toujours été moins importante que celle des hommes (de sept à dix fois inférieure selon les pays) et que le droit traite en principe à égalité les deux sexes (comme il traite, en principe, tous les délinquants sur le même pied, quels que soient leur sexe, leur âge ou leur origine) ? Les populations saisies par la justice pénale sont principalement masculines : en 2006, les femmes ne représentaient que 9,4 % des personnes condamnées et, en 2008, 3,7 % de la population carcérale. L’observation est notable, alors même que le monde du droit et de la justice était un monde d’hommes jusqu’à la première moitié du xx^e siècle (1900, accès des femmes au barreau ; 1946, accès des femmes à la magistrature). Au tournant du xx^e siècle, l’explication du phénomène a été recherchée dans la complexion particulière des femmes, supposées être naturellement douces et non violentes (Cesare Lombroso). Plus récemment, des sociologues ont proposé des analyses en termes de contrôle social différentiel selon le genre. Le débat reste ouvert. En tout cas, c’est plutôt en dehors du droit que la construction de la figure de la femme criminelle semble s’élaborer.

4C’est ce dont rend compte ce chapitre, à travers l’évolution historique du statut pénal de la femme. Cette notion de statut doit être comprise de manière large : il s’agit non seulement de la façon dont les femmes ont pu être incriminées de l’Ancien Régime à nos jours (Jean-François Chassaing, « Responsabilité et procès de la femme criminelle. Repères historiques »), mais aussi de la manière dont la sanction pénale a pu leur être infligée (Jocelyne Leblois-Happe, « La sanction des femmes criminelles : y a-t-il une spécificité féminine de la peine ? »). Normes d’incrimination et normes de sanction composent ainsi ce statut pénal de la femme. L’idée directrice de cette évolution semble être celle de l’absence de construction juridique de la femme criminelle et d’une banalisation croissante de la criminalité féminine dans l’ordre des normes d’incrimination. Si elle l’a été dans le passé (songeons à la répression asymétrique de l’adultère, celui de la femme étant considéré comme une infraction plus grave que celui du mari, seulement punissable à la condition d’entretenir une « concubine dans la maison conjugale »), la variable du genre n’est plus un élément de la qualification des infractions, ainsi qu’en témoigne par exemple l’incrimination de la prostitution (Johanne Vernier, « La prostitution des femmes saisies par la norme pénale »), sauf dans l’hypothèse de l’interruption illégale de grossesse (art. L. 2222-1 du code de la santé publique : « L’interruption de la grossesse sans le consentement de l’intéressée est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende »). Le droit refoule même certaines figures de la criminalité féminine, comme c’est le cas avec le tabou de l’inceste féminin, ignoré par loi pénale (Geneviève Giudicelli-Delage, « Figure pénale refoulée/Figure pénale équivoque : mère incestueuse/mère maltraitante »). Seule la manière de sanctionner les femmes criminelles laisse encore apparaître les traces d’une différenciation en raison du sexe, spécialement lorsque la femme criminelle est mère (Martine Herzog-Evans, « Le séjour du petit enfant avec sa mère en détention »). Il existe une gestion différentielle par la justice pénale des infractions commises par les femmes par rapport à celles que commettent les hommes : indulgence à l’égard de certains types d’infractions, sévérité à l’égard d’autres infractions, notamment celles qui traduisent une infraction grave aux rôles familiaux, comme la maltraitance des enfants.

5La désexualisation du délinquant procède de la mise à distance des fantasmes sociaux par le droit. Cette mise à distance de la violence est bien dans sa vocation de rendre acceptables les normes de la conduite en société et, partant, vivable la société elle-même. Elle explique sans doute le décalage entre la représentation de la criminalité féminine et la réalité de son traitement juridique.