1Figures intemporelles, qu’entendons-nous par là ? Nous voudrions rappeler la longue durée du thème de la femme « criminelle par nature ». Ève, Pandore, la sorcière, la prostituée, la femme adultère ne sont pas coupables de crimes dans l’acception juridique du terme, mais pourtant elles figurent comme celles qui perturbent, depuis les origines et jusqu’à nos jours, l’ordre de l’humanité. Si le terme de « crime » est ici métaphorique, il n’en est pas moins prégnant dans l’ensemble de la culture occidentale. Ces représentations ne sont évidemment pas « intemporelles ». Elles sont différemment construites selon les époques et les lieux dans l’imaginaire des sociétés. Mais ce qui reste stable, du moins à nos yeux, est la manière toujours dépréciative dont on les considère.

2Trois exemples vont être pris dans l’histoire : dans la Bible et le monde hébraïque, la figure d’Eve ; dans la culture grecque ancienne, diverses figures de mères et d’épouses criminelles, d’Agavé à Médée ; dans la littérature médiévale, les empoisonneuses et autres traîtresses. Puis deux domaines de la fiction seront abordés : l’art contemporain, avec l’œuvre de Niki de Saint-Phalle, et la télévision, avec l’exemple d’un épisode de « En votre âme et conscience » : « L’Affaire Francey ».

3Les auteurs des différentes contributions qui suivent ont chacun choisi un type de document et une approche méthodologique différents, ce qui permet de mesurer, au-delà de la diversité des genres, la pertinence de la question posée : pourquoi les femmes sont-elles ces éternelles coupables ? La figure d’Ève est abordée par Raphaël Draï dans une étude précise de quelques motifs du texte de la Genèse : la création de la femme, le dialogue entre le serpent et la femme, l’introduction de la mortalité dans l’Univers, l’implication éventuelle de la femme dans le meurtre d’Abel. L’auteur suit le texte hébraïque et les commentaires apportés par la tradition juive, et instille des éléments d’analyse psychanalytique pour l’expliquer : la dénégation du désir, le passage à l’acte d’Ève qui mange le fruit défendu vont de pair avec la découverte du plaisir sexuel... La « première femme » apparaît ainsi doublement coupable : d’avoir introduit la mortalité dans le monde et d’avoir été directement impliquée dans le premier meurtre de l’humanité.

4Les épouses et mères sanglantes peuplent les mythes grecs et leurs traductions littéraires et figurées. Agavé, Clytemnestre, les Danaïdes, Procné, Médée sont les figures exemplaires retenues par Françoise Frontisi qui les étudie au moment précis où elles apparaissent sur la scène du théâtre tragique à Athènes au v^e siècle. L’infanticide et le meurtre d’un homme, qu’il soit époux ou fils, sont les crimes majeurs qu’elles commettent. Françoise Frontisi voit dans la construction par les Grecs de ces types de figures criminelles l’expression du danger ressenti quand une étrangère est introduite dans une famille, les risques de l’exogamie. Ces femmes sont, de plus, prises dans les filets des malédictions qui frappent les grandes familles, conséquences souvent de la faute d’un homme. Les héroïnes grecques ne tuent pas par vice et sous l’effet d’une sexualité effrénée, leurs crimes sont la marque d’un pouvoir possible sur la reproduction et la filiation, ils sont d’autant plus effrayants pour les citoyens.

5Avec l’univers des récits médiévaux qu’explore Danielle Bohler, on reste dans le même registre : les femmes redoutables sont les figures de désordre et de menace pour l’ordre communautaire. Mais le ressort dramatique du récit réside dans la découverte progressive de l’innocence de la présumée coupable et la recherche de la véritable criminelle alors menacée du bûcher. On se souvient du don du fruit empoisonné par la reine Guenièvre et du combat judiciaire qui la délivre de l’accusation. Tout ceci souligne bien sûr la fragilité de la renommée et le statut vulnérable des femmes face au regard communautaire.

6L’exemple de Niki de Saint-Phalle permet à Éliane Chiron de s’interroger sur ce qui fait de la femme artiste une criminelle dans le monde contemporain. Dans un va-et-vient très serré entre la biographie de Niki et ses œuvres, l’auteur décèle les différents moments et actions qui construisent Niki, progressivement et sur plusieurs plans à la fois, en criminelle, du Saint Sébastien or Portrait of my lover, chemise et cravate lardées de clous, tête-cible pour le jeu de fléchettes, à la décision de « faire saigner la peinture ». Mais derrière cette vie « exemplaire », c’est le statut de toute femme créatrice qui est interrogé.

7Avec l’analyse du procès d’Henriette Francey – jeune bourgeoise d’Auxerre jugée, en 1885, pour avoir tué un huissier qui aurait tenté, quelques jours plus tôt, de la violer –, Jean-Michel Rodes s’interroge sur les conditions nécessaires à la survie, dans les mémoires collectives, d’une affaire criminelle. Pour satisfaire non seulement aux sensibilités et aux attentes sociales des téléspectateurs français de 1967, mais aussi aux contraintes du support télévisuel – une dramatique, réalisée en direct, de quatre-vingts minutes –, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, les deux scénaristes-producteurs de la collection « En votre âme et conscience », ont été obligés de condenser, réinterpréter, édulcorer... le compte rendu de La Gazette des Tribunaux sur lequel ils se fondent. Et ce dernier, rédigé par un chroniqueur judiciaire qui doit répondre aux attentes de ses lecteurs, s’éloignait déjà des témoignages recueillis durant l’instruction et le procès.

8Que ces figures intemporelles peuplent encore l’imaginaire du monde contemporain explique peut-être que, dans les camps de réfugiés aux marges du Darfour, dans les banlieues pauvres du Guatemala, sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, en bien d’autres lieux encore, les femmes sont aujourd’hui encore en masse violées, torturées, assassinées, victimes certes de conditions d’insécurité et de guerre locales et spécifiques, mais victimes aussi de leur sexe qui les marque comme inférieures, comme objets naturels de la vindicte, comme quantité négligeable sur l’échiquier politique, éternelles boucs émissaires des conflits entre les hommes. Il n’est peut-être pas « politiquement correct » de le rappeler, mais cette construction de l’infériorité féminine dure bien jusqu’à aujourd’hui et ses conséquences doivent nous tenir les yeux grands ouverts.