1 Les annales du crime sont formelles : le plus jeune auteur d’une tentative d’homicide est de sexe féminin.

Dans les Bouches-du-Rhône, en 1896, une petite fille de deux ans, grondée par sa sœur aînée, profite de la posture accroupie qui la met à la portée de sa vengeance. Pendant que la petite mère nettoyait le plancher, pour réparer l’oubli de sa jeune sœur, cette dernière prend un couteau sur une table et, avec ses deux menottes réunies, lui en porte un coup de toute sa force dans la région latérale inférieure, puis replace posément cette arme sur la table où elle l’avait prise1.

2Pourtant, malgré la détention d’un tel record, la criminalité féminine juvénile n’a guère été étudiée. Nous essayerons, plus sérieusement, alors que nos enquêtes empiriques respectives ne sont pas achevées2, d’esquisser un premier portrait de ces oubliées de l’histoire. Nous avons travaillé sur les années 1830-1870 et 1950-1970. Ces périodes correspondent à nos « terrains » respectifs, mais c’est aussi une tentative d’inscrire l’histoire de l’enfance « irrégulière » dans un temps moyen en acceptant les risques du comparatisme chronologique.

Définition

3La locution mineure criminelle demande quelques éclaircissements, d’autant que, entre la monarchie de Juillet et le second xx^e siècle, son contenu, si ce n’est sa définition, connaît quelques inflexions. En effet, la minorité pénale se transforme et la nature des affaires qualifiées de criminelles évolue. De plus, la procédure applicable au mineur change et devient de plus en plus dérogatoire. Cette naissance d’un droit pénal des mineurs spécifique est la marque d’un nouveau regard de la société sur les jeunes délinquants et plus largement sur l’enfance et l’adolescence.

4L’article premier du code pénal de 1810 établit la distinction toujours en usage entre contraventions, délits et crimes. Cette hiérarchisation se fonde sur la juridiction compétente et les peines encourues. Juridiquement, un crime est une infraction jugée par un jury de citoyens siégeant aux assises et qui peut donner lieu au prononcé d’une peine afflictive ou infamante (réclusion, détention, travaux forcés, peine de mort).

5Parallèlement, ce même code conserve le principe d’une minorité pénale qui avait été institué par la Constituante en 1791 et fixé à l’âge de 16 ans. Le mineur accusé, c’est-à-dire soupçonné d’un crime, comparaît, quel que soit son âge, devant une cour d’assises. S’il est reconnu coupable et que le jury estime qu’il a agi avec discernement, il est condamné. Cependant, en vertu du principe d’excuse atténuante de minorité, il n’encourt qu’une peine correctionnelle (maximum fixé à vingt ans d’emprisonnement quand le crime est passible de la peine de mort)3. Si le jury considère qu’il a agi sans discernement il sera acquitté ; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction, pour être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année (art. 66). De la monarchie de Juillet à la fin du Second Empire, les mineures criminelles dont nous parlons sont des jeunes filles n’ayant pas 16 ans révolus au moment des faits et jugées par les cours d’assises.

6Il faut attendre la loi du 12 avril 1906 portant modification des articles 66 et 67 du code pénal, et 340 du code d’instruction criminelle, et fixant la majorité pénale à 18 ans4 pour que le droit des mineurs évolue. Néanmoins, la minorité pénale des jeunes gens et jeunes filles de 16 à 18 ans est loin de recouvrir les mêmes « avantages » que celle des enfants de moins de 16 ans. Si l’on peut appliquer à ces adolescents certaines mesures réservées jusque-là aux plus jeunes, notamment l’envoi en correction si l’instance de jugement considère qu’ils ont agi sans discernement, ils ne bénéficient pas, s’ils sont jugés avoir agi avec discernement, de l’excuse atténuante de minorité et encourent les mêmes peines que les adultes. La loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents, et la liberté surveillée5 institue une nouvelle distinction fondée sur l’âge : désormais les enfants âgés de moins de 13 ans échappent à toute sanction pénale. L’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante reprend cette taxinomie et distingue donc les mineurs de 13 ans, ceux de 13 à 16 ans et enfin ceux de 16 à 18 ans.

7Entre 1951 et 1970, en matière criminelle, les mineurs de 16 ans sont jugés par le tribunal pour enfants. Âgés de 13 à 16 ans, ils peuvent se voir infliger une peine mais ils bénéficient automatiquement de l’excuse atténuante de minorité. Les mineurs de 18 ans relèvent, depuis 19516, de la cour d’assises des mineurs7. Cette juridiction est très peu éloignée de la cour d’assises ordinaire : elle ne s’en distingue que par le huis clos durant les débats et la présence comme assesseurs de deux juges pour enfants. Le jury peut ne pas retenir l’excuse atténuante de minorité et donc condamner un mineur à la peine capitale.

8Il ne suffit pas qu’une jeune fille commette une infraction pouvant être considérée comme criminelle pour comparaître devant les assises. Une mineure criminelle, au xix^e comme au xx^e siècle, est aussi le produit d’une construction judiciaire, d’une politique pénale. Si, sur un siècle et demi, la définition de la majorité pénale, la procédure, en un mot le droit des mineurs, se transforme, la liste des infractions qui relèvent de la juridiction criminelle évolue elle aussi. En 1850, les assises du Var jugent Jean-Baptiste G., 12 ans, qui, de nuit et avec effraction, a dérobé « des poules, des légumes et quelques menus objets mobiliers8 », celles de Meurthe-et-Moselle envoient en maison de correction Anne P., 14 ans, pour un vol domestique commis avec la fille de ses patrons9. De telles situations se raréfient à la suite d’un mouvement de correctionnalisation juridique et surtout judiciaire des crimes contre la propriété qui s’étend sur les xix^e et xx^e siècles. Le rédacteur du compte récapitulatif de l’administration de la justice criminelle de 1900 finit par noter « [qu’] en raison du trouble apporté aux statistiques par la pratique judiciaire de correctionnalisation, il est impossible de tirer du chiffre de vol des inductions intéressantes sur le mouvement de la criminalité cupide10 ». Les vols criminels11, qui durant le quinquennat 1835-1839 conduisent en moyenne chaque année 71 mineurs devant les jurys, soit 75 % des crimes qui leur sont attribués, durant les années 1865-1869, n’envoient plus qu’une quinzaine de mineurs dans le prétoire, soit 38 % de leur effectif12. Le seul crime commis par les mineurs qui connaît, entre ces deux périodes, une progression en valeur absolue comme en pourcentage est l’incendie (il passe de 4 à 14 cas par an en moyenne, et de 5 % à 35 % des affaires).

9Devant la tendance à correctionnaliser judiciairement ou juridiquement les infractions non violentes ou peu violentes, nous n’avons focalisé notre attention que sur les auteures d’actes mettant en cause, ou pouvant mettre en cause, comme l’incendie de lieux habités, l’intégrité des personnes. Combien d’adolescentes sont concernées ?

La mineure criminelle : une réalité statistiquement négligeable

10Entre 1830 et 1870, c’est en moyenne annuelle 14 mineures de moins de 16 ans qui comparaissent devant les cours d’assises, avec un maximum de 27 jeunes filles jugées en 183813. Cela représente 20 % des mineurs criminels et 0,2 % du total des accusés majeurs et mineurs confondus. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle ne permet pas de croiser les données d’âge, de sexe et de nature des crimes mais, si l’on comptabilise les crimes de sang (meurtres, assassinats, parricides, infanticides, empoisonnements) ce sont moins de 10 mineurs14, filles et garçons confondus, qui sont mis en cause chaque année. La courbe est tendanciellement descendante et le mouvement de baisse s’accentue après 1880 où, à l’exception de l’année 1892 (11 cas), moins de 10 jeunes filles affrontent, chaque année, le « jury populaire ». La décroissance se poursuit au xx^e siècle.

11Après la Libération, les statistiques annuelles de l’Éducation surveillée offrent des séries stables et complètes15. Entre 1950 et 1970,239 mineurs de 13 à 18 ans sont jugés pour crimes violents en France, soit une moyenne de 14affaires criminelles par an. Sur ces 239 mineurs, nous trouvons 191 garçons et 48 filles, soit un sex-ratio de 80/20 %16. Sur cette période, nous avons donc en moyenne quatre affaires qui, annuellement, concernent des filles. Ces chiffres sont de l’ordre de l’infinitésimal. Par exemple, en 1962, année plutôt « riche » en violences criminelles, 29 397 mineurs (filles et garçons) sont impliqués dans un crime ou un délit. Parmi eux, on trouve trois jeunes filles accusées d’un crime contre les personnes, soit 0,01 % des mineurs jugés. Autant dire que la part des jeunes filles est statistiquement insignifiante.

12La rareté des crimes juvéniles féminins a une conséquence matérielle pour l’historien : retrouver dans les archives ou dans la presse la trace de ces jeunes filles nécessite de nombreuses lectures et pas mal de chance. L’éternel refrain des filles si peu nombreuses qu’elles deviennent presque invisibles à l’historien17. Par exemple, pour la seconde moitié du xx^e, ce sont huit cas concrets, impliquant dix jeunes filles, qui ont été identifiés, soit 1/5^e du corpus. Dix jeunes filles retrouvées grâce aux minutes des assises de la Seine18 et à une enquête diligentée par le Centre d’études et de recherche de l’éducation surveillée19, fournissant quelques données tangibles : des noms, des dates, des faits et des jugements. Puis le dépouillement de la presse20, afin de savoir si ces affaires intéressent les journalistes et leurs lecteurs. Se saisit-elle de ces faits divers exceptionnels ? Et que dit-elle de ces adolescentes criminelles ? Trois affaires vont faire la une des journaux : un hold-up avec arme par deux jeunes filles de 16 ans à Paris, un meurtre d’un paysan par deux adolescentes de 17 ans dans une ferme isolée de l’Ardèche, le kidnapping d’un bébé suivi de sa mort par une jeune Lyonnaise de moins de 17 ans. Il faut noter que les infanticides (2), la tentative de parricide et les violences en groupe n’apparaissent pas, même sous forme de brèves.

La criminalité juvénile féminine, une non-figure ?

13Entre 1830 et 1870, la délinquance juvénile a un visage : celui du gamin de Paris. Que survienne une insurrection, ce vagabond gouailleur, chapardeur, irrespectueux devient un criminel se livrant « à des assassinats avec tout l’abandon de l’innocence », comme l’écrit Chateaubriand21. Mais le gamin n’a pas vraiment de féminin : « Il est le frère de la grisette », nous dit Jules Janin22, et la grisette n’est pas une criminelle, tout au plus une jeune fille menacée par la débauche et la prostitution. Devant un crime de sang commis par une mineure, on ne peut pas recourir à un archétype ; l’affaire est renvoyée à sa singularité. Adolphe Guillot, magistrat de son état, résume parfaitement à la fin du siècle la pensée dominante en matière de délinquance de la jeune fille mineure : « Toutes celles qui tombent, qui en arrivent à un degré de déchéance tel que la police les arrête sont victimes des mêmes causes [lire sexuelles] et l’étude d’une seule suffit à les faire connaître toutes, sauf quelques-unes dont l’existence appartient au roman plutôt qu’à la réalité23. » Les mineures criminelles sont-elles des personnages romanesques ? Au-delà de la singularité, peut-on dégager quelques régularités ?

Au XIX^e siècle

Un cas d’infanticide... ou la femme-enfant

14En matière d’infanticide, crime dont nous savons qu’il concerne presque exclusivement des femmes24, en quarante ans, on dénombre 8 accusées mineures25, soit 0,12 % des inculpées26. Nous avons retrouvé les traces d’une seule affaire datant de 1832. Marie Riaud est âgée de 15 ans et demi, un domestique de 28 ou 30 ans a abusé de son inexpérience. Ni son entourage, ni elle-même n’ont conscience de son état. Un jour, en revenant de la messe où elle a communié, elle est prise de violentes douleurs. Son oncle « un paysan grossier et presque imbécille [szc] » va chercher du secours. Quand il revient, un bébé gît sous une pierre. Marie soutient devant les magistrats qu’il était mort-né. La double fracture des pariétaux qui a entraîné la mort du nourrisson ne laisse pas de doute aux médecins experts. Malgré cette culpabilité certaine, « l’âge et l’inexpérience de l’accusée n’ont pas manqué de toucher les jurés et, d’après leur réponse négative, Marie a été acquittée ». Le président des assises, le conseiller Delamarre, précise qu’il a sermonné le domestique et que ce dernier a accepté d’épouser Marie27. Pour autant, l’immaturité des infanticides ne joue pas toujours en leur faveur. À la lecture des jugements de plusieurs procès concernant de très jeunes majeures, l’âge, qui dans les affaires d’incendies ou de vols domestiques, par exemple, est fréquemment évoqué comme circonstance atténuante, ne semble jouer aucun rôle dans les décisions concernant les infanticides28. Aux yeux de la justice, la grossesse et la trahison de la fonction maternelle transforment-elles la jouvencelle en femme ?

Ceci est un monstre, parce que c’est une mineure ?

15L’affaire Anne Surveillée illustre un second type de regard sur la mineure criminelle. En 1826, la cour d’assises de Rennes juge cette adolescente âgée de 14 ans qui « médita et essaya d’exécuter l’assassinat d’un frère et d’une sœur, dans l’espoir éloigné d’un modique héritage29 ».

16Plusieurs éléments caractérisent selon la justice cette tentative d’homicide :

• Le motif du crime est considéré par les juges comme rationnel ou plus exactement comme ayant la rationalité d’un crime d’adulte (cupidité).
• Le forfait est prémédité. Anne Surveillée emmène son frère Joseph, 5 ans, et sa sœur Marie, 4 ans, « près de la fontaine de Belleville à Saint-Briac, et là, après leur avoir bandé les yeux avec la moitié d’un mouchoir qu’elle avait dérobée à sa mère, elle les pousse l’un et l’autre dans la fontaine qui
  a 18 pieds d’eau ».
• Ces antécédents sont défavorables puisque Anne est « d’un caractère sombre, atrabilaire » et, « déjà, s’était rendu coupable de vols ».
• Devant les magistrats instructeurs comme devant la cour, la jeune fille se défend avec opiniâtreté. Anne Surveillée « a montré une assurance effrayante. Elle a répondu avec précision aux interpellations de M. le président ; elle a surpris et indigné l’auditoire par un calme et une présence d’esprit bien au-dessus de son âge ».
• Dernier point, elle n’accueille pas le verdict (dix-huit mois de réclusion) en enfant fautive, mais elle « s’est abandonnée à un violent mouvement de colère, elle a injurié la cour et menacé du poing les témoins qui avaient déposé contre elle ».

17Nous retrouvons dans toutes les affaires d’homicide que nous avons pu dépouiller ces cinq points, même si la colère à l’égard de la cour peut-être remplacée par une absence totale d’émotion.

18Ces adolescentes, qui ont commis des crimes d’adultes, et qui pourtant sont bien des enfants, confinent à la monstruosité. Une expression est présente dans tous les dossiers, qui tient lieu in fine d’explication : perversité précoce. Elles sont bien sûr systématiquement considérées « avoir agi avec discernement » et généralement condamnées à la réclusion (sur 600 mineurs qui ont affronté les assises entre 1828 et 1870, 71 ont été condamnés en vertu de l’article 67).

19Il nous faut bien noter que ce modèle n’est pas propre aux filles et qu’il peut être étendu à certains cas de crimes contre les biens, voire de simple délinquance.

Au XX^e siècle

20Le pendant au xx^e du gamin de Paris est le « blouson-noir ». Cet auteur de viol collectif, de violences avec armes, en réunion est naturellement de sexe masculin. Les filles de la bande, s’offrant aux appétits sexuels du groupe, sont vues comme des candidates à la prostitution, mais elles ne sont pas associées aux actes criminels :

Les quelques filles n’ont aucun rôle dans le délit ni dans la structure de la bande. Le régime monogame est de rigueur. Il est arrivé que les filles amenées par un membre et admises par le groupe changent de partenaires30.

21Nous n’avons pas, là encore, de figure emblématique de la jeune fille criminelle, mais quelques constructions présentées comme singulières, bien que répétées, de fait divers en fait divers.

Ceci est une fille/femme

22Pour ce qui est des infanticides, dans les années 1950-1970, les deux affaires jugées aux assises de la Seine ne sont absolument pas évoquées dans la presse, l’excuse de minorité est retenue pour les deux mineures, l’une est sanctionnée par une peine de prison (avec sursis). Dans la presse, c’est une affaire plus exceptionnelle qui est à la une des journaux en 1965. Franck, un nourrisson de quelques jours, est kidnappé dans une maternité de la banlieue lyonnaise, son cadavre est retrouvé une semaine plus tard sur les marches d’une église. Il faudra plus d’un mois à la police pour retrouver la fautive. Cette mort fait la première page des journaux31 pendant toute la durée de l’enquête. Quand Odile, l’auteure du rapt, est découverte, les journalistes titrent : « Le dénouement : “Je voulais jouer à la poupée pour de vrai”, avoue la ravisseuse du petit Franck P. Odile, pas moins de 17 ans, une grande fille aux cheveux longs du type éternel qui peut-être celui [...] de F. Hardy qui traîne avec elle une tristesse romantique sophistiquée32 [...]. » Malgré la fin tragique de ce fait divers, les articles sont plutôt bienveillants et tentent d’expliquer l’incroyable. On cite les experts : « Ce qui étonne le plus les spécialistes de la psychiatrie devant le cas de cette jeune fille coupable d’un enlèvement d’enfant, c’est qu’il n’est pas possible de classer son acte selon les vues classiques. C’est presque toujours un instinct maternel dévoyé qui est à l’origine de ces drames. Pour les freudiens, cela se définit par “refoulement” et “complexe de frustration” [...]. Mais Odile échappe à toute classification, ou plutôt crée un type nouveau. C’est le rapt commis par une femme-enfant mais beaucoup plus enfant que femme. Elle aimait jouer avec des poupons comme avec des poupées33. »

23Odile n’est pas perçue comme réellement coupable, elle rêvait d’avoir un bébé, c’est cette obsession si propre à son sexe qui explique son acte. Presse, société et juges sont prêts à lui trouver des excuses. La veille du jugement, la presse prépare les lecteurs : « Théoriquement elle risque la peine de mort [...] mais cette application rigoureuse de la loi laisse supposer que l’accusé ne bénéficie d’aucunes circonstance atténuante. Hors, Odile avait été doublement traumatisée34. [...] » Effectivement, aux assises, l’excuse de minorité est retenue, le jury populaire considère la jeune fille quasiment comme une irresponsable pénale, comme une enfant de moins de 13 ans, et il décide d’un placement éducatif dans un internat de l’Éducation surveillée35.

Des non-femmes ? Hold-up et meurtres : crime antiféminin par essence ?

24Avec le cas d’Anick et Émilienne, on retrouve mutatis mutandis l’idée rencontrée au xix^e siècle que certaines filles criminelles commettent des actes littéralement « effarants ».

25En décembre 1953, ces deux adolescentes pénètrent dans une boutique de vêtements avenue Mac-Mahon. Elles essayent des tenues et au moment de payer elle demande la caisse à la patronne qui refuse. Émilienne sort un pistolet, tire, sa victime s’écroule, une balle dans l’épaule. Les deux jeunes filles prennent la fuite avec les vêtements volés.

26France-Soir et Le Parisien consacrent dès le lendemain quelques lignes à l’affaire : « Avenue Mac-Mahon, une commerçante est assaillie dans sa boutique par deux jeunes femmes de “grande allure”. S’agit-il de deux femmes ? Les policiers ont émis l’hypothèse que la grande brune pourrait être un homme36. » Quelques jours plus tard, la police arrête les coupables. « Les deux gangsters en jupon seront déférés au TE37. » Les journalistes insistent sur le cynisme des filles et leurs mœurs peu recommandables : en titre, France-Soir écrit « Huées par la foule. » « Nous sommes en noir, ironise Anick, c’est bien pour les condoléances. Faut-il les présenter ? De toute façon, elle n’est pas morte38. » « Elles avaient noté sur leur carnet intime : « Émotions fortes, plaisirs, ennuis, misère, nous avons connu ce qui peut s’appeler la vie39. » Et puis ils ont recours aux clichés féminins habituels : « Deux filles de 17 ans que le diable tenait au corps [...] pour avoir attaqué, après six semaines d’orgie, une vieille commerçante de l’avenue Mac-Mahon. [...] À 13 ans, Émilienne dont l’hérédité criminelle est très lourde a eu une liaison avec un garçon. [...] À l’âge de 10 ans, le caractère d’Anick évolue, une étrange précocité la pousse vers les bars crapuleux, le seul endroit où il lui soit possible de rencontrer des hommes assez bas pour l’écouter40. »

27Plus d’un siècle sépare la petite Anne Surveillée d’Anick et Émilienne, et pourtant les mêmes mots sont utilisés : cynisme, précocité, hérédité criminelle... La justice du xix^e avait répondu positivement à la question du discernement, celle du xx^e ne retiendra pas l’excuse atténuante de minorité et jugera les deux coupables comme des majeures. Il en est de même pour les cinq autres crimes crapuleux retrouvés sur la période.

28Les jeunes filles criminelles ne semblent pas avoir généré d’archétype dans l’imaginaire social. Soit elles sont renvoyées à leur double immaturité de femme et d’enfant (essentiellement dans les cas d’infanticide), soit elles apparaissent dans la singularité de leur acte, dans l’exemplarité de leur crime, on s’interroge alors sur leur féminité, leur monstruosité, leur humanité même.

29Pour finir, la véritable conclusion d’une affaire criminelle, du moins pour l’intéressée, se situe dans le prononcé de la peine et surtout dans ces modalités très concrètes d’exécution. Hors, là, les mineures retrouvent toute leur spécificité.

30Au xix^e comme au xx^e, femme-enfant ou mineure ayant agi sans discernement, criminelle monstrueuse ou gangster en jupon, elles sont toutes détenues dans les mêmes lieux. Elles sont réparties selon des modalités hasardeuses et pragmatiques (lits inoccupés), soit dans des prisons publiques, soit dans des congrégations de type Bon Pasteur, soit enfin dans des établissements dits d’éducation. Les criminelles partagent alors le sort de petites délinquantes, voire de simples vagabondes, et aussi des filles de la correction paternelle, qui toutes y sont enfermées pour des durées équivalentes, voire supérieures41.

31Les cas d’Anick et Émilienne sont exemplaires. Pour le même acte, Anick, le cerveau, est condamnée à sept ans de détention, elle est envoyée à la prison-école de Doullens ; Émilienne, le bras armé, est condamnée à cinq ans de détention, elle est envoyée à l’institution publique d’éducation surveillée de Lesparre. Toutes deux, auparavant, ont connu le Bon Pasteur de Marseille, où leurs parents qui ne supportaient ni leurs fugues ni leurs caractères « rebelles » avaient demandé qu’elles soient placées jusqu’à leur majorité.

32Et finalement le lieu où elles purgent leur peine n’est pas nécessairement ressenti comme plus disciplinaire que la congrégation marseillaise. Ainsi des photos d’Émilienne la montre en camping à la mer avec ses camarades de Lesparre42, et Anick écrit de sa cellule de Fresnes :

Que vais-je devenir ? Dans deux ou trois mois ce sera le jugement. Et après ? Si mes parents refusent de me reprendre, ce sera la maison de redressement jusqu’à 21 ans. Cinq ans ! Oh non ! Je ne pourrais jamais supporter cela, c’est trop affreux. Si vous saviez ce que j’ai enduré là où mes parents m’avaient fait mettre. [...] On se sent devenir plus mauvais chaque jour. [...] On passera peut-être aux assises, tout compte fait je préfère la prison à l’éternel Bon Pasteur ou foyer dont je m’évaderais probablement43. [...]

33Cette jeune fille, décrite par l’aumônier de la célèbre prison cellulaire comme « [...] une perverse. C’est elle qui a l’intelligence pour deux. C’est elle qui a tout mené, et je crois qu’il sera bien difficile de relever cette pauvre enfant. J’avoue que pour ma part j’ai peu d’espoir en son redressement44 », s’évade après deux ans de détention de Doullens. En cette circonstance, elle se fracture l’astragale... Elle a alors 20 ans, son expérience de l’enfermement est loin d’être terminée, toute son œuvre est là pour en témoigner. Anick, devenue Albertine Sarrazin, est la preuve que les criminelles juvéniles peuvent avoir des destinées bien singulières.

Tableau 1 – Nombre de mineures jugées par les cours d’assises