1 En 1928, tandis que le traitement médiatique des faits divers a retrouvé, voire dépassé son niveau d’avant-guerre1, dans l’Est parisien, la ruemeur s’enfle, fait des cabrioles, entre dans les immeubles, passe d’un appartement à l’autre, s’insère dans les conversations, circule d’une boutique à la suivante. D’abord discrète, réduite à un chuchotement sourd, elle devient tapageuse et assourdissante dans quelques quartiers de la capitale2. Le bruit qui court, devenu cacophonique jusqu’à saturer l’espace sonore, porte une information stupéfiante : madame Louise a tué madame Suzanne. Il ne s’agit pas d’une fausse nouvelle, mais du constat brutal des voisins. Toutefois, les proches et ceux qui les observaient savaient déjà depuis quelques années que madame Suzanne n’était plus la même. Non qu’elle ait changé. Elle était devenue subitement quelqu’un d’autre. C’est la concierge qui donna l’alarme, disant partout que « Mme Suzanne est devenue folle », puisqu’elle avait abandonné ses robes et ses jupes pour revêtir un « costume d’homme ». Elle ne s’habillait pas seulement de cette façon chez elle, à l’abri des regards, comme mue par une lubie soudaine, pour se retrouver, après avoir enfilé ses vêtements usuels, dans l’espace public sous les apparences d’une femme élégante. Non, elle descendit ce matin-là l’escalier de son immeuble, sortit, traversa la rue et se promena dans le quartier avant de faire une apparition dans un café. Le lendemain et les jours suivants, la même scène se répéta. Depuis, madame Suzanne n’a plus quitté ses habits masculins. Au lieu d’une silhouette enjuponnée, c’est une silhouette empantalonnée que l’on aperçoit régulièrement au point de se fondre dans la grisaille du quotidien. Mais les confidences

2 murmurées dévoilent les secrets les plus intimes : madame Suzanne n’est pas une femme déguisée en homme, elle n’est pas non plus un homme qui aurait voulu changé de sexe, elle est un homme qui fut obligé de se dissimuler. De son vrai nom Paul Grappe, elle était en fait un déserteur de la Grande Guerre. Au cours de l’été 1928, il est tué à coups de revolver par Louise Landy, son épouse. Ce fait divers, devenu l’objet de chroniques judiciaires, quitte la scène de l’événement extraordinaire, mais évanescent, pour prendre place dans la chronique judiciaire. Cette dernière a un statut distinct qui la singularise de la multitude des rubriques non encore figées, allant des « Nouvelles des départements » aux articles sanglants des canards, qui se sont fondus progressivement dans les colonnes de la presse populaire à grand tirage3. Elle possède une sorte de noblesse et de légitimité dont est dépourvu le fait divers4. De la sorte, elle peut être un simple compte rendu fugace ou une sorte de tribune, révélatrice de la transformation des mœurs et de la société. Pour autant, si l’affaire fit sensation, elle ne suscita ni profusion de discours ni abondance de commentaires et, pourtant, c’est bien au prix d’une subversion des normes que l’affaire ne put être congédiée et fut portée à la connaissance d’un large public.

La « mauvaise » victime

3Les procès sont une source irremplaçable et inépuisable pour saisir l’évolution des sociétés. Des avocats devenus académiciens, comme Henri Robert, ancien bâtonnier, l’ont affirmé haut et fort au tournant des années 19305. L’histoire des procès, la relation des moments cruciaux, les discussions sur leur valeur documentaire, les « tableaux vivants » d’une époque ne sont pas réservés à un cénacle de spécialistes. Bien au contraire, ils débordent depuis le début du xix^e siècle des voûtes des palais de justice, leurs aspects rébarbatifs sont gommés et c’est sous un aspect attrayant qu’ils sont offerts au grand public qui peut y retrouver tantôt des éléments familiers, tantôt des agissements qui semblent incroyables. Il suit avec docilité ou scepticisme le récit de « tranches de vie » minuscules, mais portées à la connaissance du plus grand nombre. La période de l’entre-deux-guerres voit la naissance, peu de mois après le drame qui vit Louise Landy mettre un terme radical à son « ménage6 », de nouveaux journaux comme Détective qui donne des affaires jugées un traitement inédit : photographies de cour d’assises, portraits visuels d’avocats et de criminelles, montage et assemblage des différentes phases d’une Belle Affaire... sont autant d’innovations qui l’attestent. D’autres périodiques poursuivent sur leur lancée, accordant au « crime sanglant », au « théâtre judiciaire » et à la « foudre pénale7 » la place qu’ils occupaient dès la Belle Époque. Nul doute que la France est bien entrée à la fin des années 1920 dans l’« ère médiatique8 ». Au gré des audiences, ces journaux renseignent sur l’évolution des mœurs, les conduites tolérées, les comportements condamnables et les actes reprehensibles. Certes, ils ont tendance à noircir les relations, à ne donner qu’une vision sombre et négative des rapports sociaux et des liens noués entre les sexes. Pour autant, les affaires judiciaires disent beaucoup plus. Les réponses à l’interrogatoire du président, les confessions ou les confidences faites à la suite de questions précises ou volontairement vagues donnent accès à des domaines qui échappent aux enquêteurs sociaux.

4L’affaire de madame Suzanne et de madame Louise pourrait être classée dans une catégorie hybride, entre le drame passionnel et le drame mondain. Un chroniqueur de ces années, assidu de la cour d’assises de la Seine, rend compte d’un procès un peu similaire où nul témoin ne vient défendre la mémoire du mari, victime lui aussi du geste de son épouse qui a tiré sur lui deux coups de revolver, écrivant que « cet obsédé des choses sexuelles [...] fut d’abord aimé de sa femme », ajoutant :

Point d’angoisse. On sait, on sent qu’elle sera acquittée. L’avocat général demandera une condamnation de principe, mais il accepte qu’on applique la loi du sursis. C’est pour la Société et pour la forme9.

5De nombreuses similitudes existent entre ce procès et celui de madame Grappe, sans que l’on puisse pour autant donner à toutes ces correspondances la force de lois souterraines qui régiraient les conduites humaines et expliqueraient la plupart des passages à l’acte. Il faut toutefois prendre en compte le contexte éditorial du moment qui donne au sentiment d’insécurité des images précises. À en croire plusieurs représentants de la presse, le coup de revolver tiré par des femmes devient un mode opératoire de plus en plus fréquent, non pas que les statistiques criminelles l’enregistrent, mais nombre d’articles, de comptes rendus, de reportages s’en font l’écho, au point de faire pratiquement campagne sur le thème « Non au browning10 ». Cette façon de se débarrasser d’un mari a remplacé le vitriol, écrivent quelques plumes hâtives en quête de sensationnalisme.

6Reste, au « bout du procès », une victime indigne – Paul Grappe –, à tel point que la société, par l’entremise du ministère public, semble prête à renoncer à son droit de punir. L’abandon n’équivaut pas à une menace pour l’ordre social, mais semble être une mesure de clémence nécessaire à l’égard de celle qui se trouve dans le box des accusés. La victime apparaît plus coupable que son assassin. Un témoin, ancien gardien de la paix, le dira un peu abruptement : « C’était une belle fripouille de moins. » Il est vrai que la trajectoire de Paul Grappe, cet « extraordinaire homme-protée11 », ne suscitait plus l’admiration. Dédaigné ou délaissé, son existence entre 1925 et 1928 n’apparaît guère glorieuse et ressemble à une lente descente aux enfers que rien ne vient arrêter. Réduit à se faire offrir un verre en racontant ses exploits, héros des bars, « il devint alcoolique, brutal, méchant12 ».

7Si le mot « désertion » n’a pas le même sens en 1914 qu’en 1917 ou en 1925, il n’en reste pas moins que, dans une société où les vétérans connaissent des difficultés de toutes sortes, ou les anciens combattants13 gagnent une audience et un statut inédits, et où l’expérience de la guerre entre le front et l’arrière, entre l’acceptation et la « contrainte » est peut-être aussi diverse que les individus, il est une sorte de marque d’infamie14. Et pourtant, pour échapper à la guerre, des jeunes gens, parfois avec l’aide de leur famille, se sont mutilés. Sur le front, sans que l’on puisse en prendre l’exacte mesure, des soldats ont tenté d’échapper à un sort funeste en se blessant volontairement. Paul Grappe, en 1915, avait été soupçonné de s’être blessé lui-même. L’enquête n’aboutit pas, mais son capitaine, dont les propos furent rapportés par le président des assises, lui déclara le 27 mai qu’il n’était pas dupe et que « la prochaine fois qu’il flancherait, il l’abattrait d’un coup de revolver15 ». Quelques heures plus tard, il avait disparu. Ce jour-là, Marcelle Lerouge note dans son journal, qui illustre les perceptions de la guerre par les contemporains restés à l’arrière : « Les nouvelles des différents fronts ne présentent rien de saillant, nous nous maintenons partout16. » Le déserteur réussit à rejoindre Paris et pendant trois semaines resta totalement cloîtré. Ensuite, il devint, pendant dix ans, madame Suzanne.

8Bénéficiant de la dernière loi d’amnistie, en 1925, Suzanne Landgard redevint donc Paul Grappe. Pour autant, l’existence en plein jour, car désormais il n’était plus obligé de louvoyer et de déguiser son identité, ne devint guère souriante, ou alors il s’est agi d’un sourire grinçant, presque sardonique. En effet, vivant désormais comme un « ménage normal, l’étrange couple connut l’enfer17 ». Ils se sont séparés, retrouvés, quittés, remis ensemble. Sur le plan social, Paul Grappe, selon divers témoignages, fit deux tentatives sérieuses pour trouver du travail. À l’audience, madame Grappe précise qu’« il a trouvé une place. Mais dès qu’il entra en fonctions, on lui paya quinze jours pour qu’il fiche le camp tout de suite (Rires) [...] ». La deuxième est relatée par le président : « Votre mari a, en effet, adressé une demande pour entrer dans la police. Mais on n’a pas cru devoir y donner suite. Il avait spécifié qu’il voulait faire partie de la brigade mondaine (Rires)18. » Pendant quelques instants, le procès tourne à la farce. La réaction du public fait surgir le burlesque et le grotesque. Le mari tué est ainsi définitivement disqualifié, enseveli sous le rire général et le mépris. Nul ne viendra défendre sa mémoire. Il est vrai que, lors d’un autre procès de la même année, un tribunalier écrit : « Éternelle loi de la cour d’assises. Les victimes sont chargées de tous les péchés19. »

9Ici, la « mauvaise victime », antithèse du héros, ne peut être assimilée aux anciens poilus pris, à leur retour, dans des tragédies domestiques. Dans l’immédiat après-guerre, le nombre des divorces connaît une légère envolée, avec toutefois une différence radicale avec la situation d’avant-guerre. Ce ne sont plus les femmes qui sont à l’origine de la demande mais les maris qui prennent l’initiative, à la suite de la découverte d’adultères ou d’amours illégitimes20. Ainsi, par exemple, en janvier 1929, dans une affaire jugée par la cour d’assises de Riom, un ancien poilu, monsieur Gaudin, est tué d’un coup de feu tiré par sa femme, devant ses enfants. La défense tenta de montrer que, malgré les combats et la Légion d’honneur, le mari tué était de moralité douteuse. Il avait multiplié les aventures et pratiquement dilapidé l’argent du ménage. Par-delà les situations particulières, Paul Grappe, le déserteur, et monsieur Gaudin, l’ancien « valeureux soldat », sont fondus dans une même catégorie : celle de la mauvaise victime. La construction de cette dernière ne date pas de la fin des années 1920, elle s’impose plus particulièrement à la veille de la Belle Époque. En effet, la victime, pour la justice, ne présente guère d’intérêt. Au début des années 1890, un président de cour d’assises considère que les victimes sont en partie responsables du malheur qui s’est abattu sur elles, comme si l’innocence se tenait très éloignée d’elles. D’une certaine manière, la victime est aussi un coupable. Cette perception n’est pas isolée. Elle n’est pas non plus énoncée dans l’instant, dans l’ambiance des débats où le trouble ou l’emportement peuvent gagner les magistrats les plus aguerris. Énoncée dans le calme et le recul du cabinet de travail, elle a une portée considérable, illustrant les mentalités d’un groupe professionnel chargé de mener les débats judiciaires et de rendre la justice. À l’orée du xx^e siècle, un magistrat renommé, Bérard Des Glajeux, confie : « Il est temps de dire un mot des victimes : que sont-elles et que deviennent-elles ? En général, elles sont peu intéressantes et elles ne deviennent rien de bon21. » Dans la société de la Belle Époque, comme dans celle des Années folles, les victimes sont des intrus. Seuls comptent, d’une certaine manière, les accusés et leurs gestes. Aussi, lorsque l’une d’elles, dépeinte comme un mari brutal, alcoolique, accumulant de « sordides aventures22 », jouant de la mandoline, « suivant les réunions anarchistes23 », se fait occire, son assassin a de grandes chances d’être acquitté, d’autant que l’on évoque devant le jury l’existence d’un album : « Une collection de photos de Grappe déguisé, une collection ignoble qu’il montrait dans les bars pour se faire payer à boire24. »

La vie moderne

10Au lieu de mettre de l’ordre dans le spectacle désordonné des actions humaines, le procès montre qu’il existe à côté d’existences bien réglées d’autres conduites déréglées, voire désordonnées. Ce n’est pas la question de la famille qui est posée sur la place publique, mais bien celle du couple. Les procès, au-delà de l’affaire qui intéresse la justice, renseignent sur les liens conjugaux, les attachements amoureux, les aspirations sexuelles, les exigences sentimentales, les attentes déçues et les frustrations. À l’audience, le président soulignera que madame Grappe, avait, à un moment donné, « quitté le domicile pour prendre un amant ». Un tribunalier note : « Elle répond que c’est la faute à Paul, qui la laissait dans la misère et qui, par ailleurs, se proclamait partisan de l’amour libre25. » La rumeur colporte même un chiffre vertigineux : il aurait eu trois mille maîtresses26. Ce que l’on ne peut pas dire entre soi, à l’intérieur du couple, elle parvient à le formuler lors de l’instruction et à le confirmer au moment du procès. Se devine aussi ce qu’autorise le nouveau contrat amoureux depuis la loi sur le divorce et la transformation des mœurs. En effet, d’autres procès de la même époque font part des « pactes » consentis, arrachés ou imposés entre époux. Le prétoire devient ainsi une sorte de confessionnal en plein air. Les confidences murmurées sont aussitôt diffusées sur la place publique et chacun, du journaliste présent au lecteur, peut ainsi entrer par effraction dans l’intimité des ménages et ne rien ignorer des mœurs conjugales.

11Le procès fait part aussi des exigences neuves en matière de « vie privée », telles qu’elles se manifestent, malgré la Grande Guerre, après à la fin des hostilités armées. D’une certaine manière, l’élégance de madame Suzanne est une version criminalisée du couple moderne, dépeint par Victor Margueritte. En effet, Le Petit Parisien, qui a « le plus fort tirage des journaux du monde entier », titre, le jour du procès, « Le meurtre de la “garçonne” ». Pour les journalistes, comme pour les lecteurs, devenir garçonne, ce n’est pas seulement s’habiller autrement, adopter une mode masculinisée dont le succès repose sur l’ambiguïté, devenue marque distinctive de celles qui entendent occuper toute leur place dans le siècle à venir. L’avènement d’une silhouette androgyne voit les formes s’estomper, le plat et le triangulaire triompher. La garçonne revendique aussi l’égalité sexuelle. Certaines, à l’instar de Monique, l’héroïne du roman de Victor Margueritte, se conduisent comme les hommes, multipliant les conquêtes, qu’elles abandonnent nuitamment ou au petit matin. Madame Suzanne semble se mettre à l’unisson de ces nouvelles attitudes qui jettent le désarroi dans le genre. Que dire des femmes qui concurrencent les hommes dits virils et conquérants ? D’autant que Paul Grappe est décrit comme « grand, brun, l’air viril27 ». L’élégance de la garçonne est associée aux images luxueuses du temps : voyages en paquebot, silhouettes androgynes, parfums moins capiteux mais plus troublants, cheveux coupés en forme de casque, boucles d’oreilles à la mode nouvelle28. Si madame Suzanne fait tourner des têtes dans la rue, elle fait aussi chavirer des cœurs. Aussi on ne reprochera guère à madame Louise son amant. Les paroles indignées s’adressent au mari assassiné, dont les déambulations improvisées, les sorties à Montmartre et les promenades « au bois » ne passaient pas inaperçues et alimentaient les conversations du voisinage. Comme elle ne rentrait pas toujours seule, accompagnée d’une femme qui n’était jamais la même, elle suscitait sinon l’hostilité du quartier, du moins une très forte réprobation. En effet, qu’une femme revienne chez elle en compagnie d’une autre femme jette le « trouble dans le genre29 ». On y voit des amours féminines, on subodore des dépravations inavouables, on imagine des corps féminins emmêlés. Mais en même temps, dans le quartier on reste incrédule, car ces mœurs, dit-on, ne sont pas celles des ouvriers et des artisans ; elles sont extérieures au peuple et sont le propre de la bourgeoisie dont elles illustrent la turpitude. La rue et le quartier exercent un contrôle social diffus qui, sans aller jusqu’aux pratiques interventionnistes en usage au xix^e siècle, reste extrêmement fort. Toutefois, rapporte Le Petit Parisien, « peu à peu on s’y fit. On crut s’être tout expliqué en baptisant madame Suzanne “La Garçonne” et tout fut dit30 ».

12Les témoignages de sympathie recueillis pendant l’enquête ou le procès ne s’adressent qu’à madame Louise qui faisait vivre le ménage et partait tous les matins pour l’usine. Quant à madame Suzanne, on ne lui connaissait pas d’activité professionnelle, ni travail à domicile ni emploi à l’extérieur. On la voyait bien se promener, pour autant elle ne semblait ni mélancolique ni lymphatique, pour reprendre les catégories de la théorie des tempéraments, réactualisée dans les années 193031. Au contraire, elle semblait avoir un corps musclé, tonique et adapté aux efforts physiques qu’imposent les compétitions sportives : elle « briguait » les championnats. De la sorte, on pardonne beaucoup à Suzanne Landgard ses déambulations, sa paresse et ses conquêtes grâce à ses « exploits de parachutiste », dont la presse rendit compte avec admiration. Cette partie de son existence, glorieuse, pose après coup des questions aux contemporains sur la différence des sexes et l’identité féminine. La notoriété de madame Suzanne la met en danger car elle attire sur elle l’attention de la curiosité publique, lui faisant courir le risque d’être dévoilée, mais en même temps elle la protège, car elle lui donne dans le quartier un statut à part. Lors de l’audience, la justice se montre discrète sur ce point. En effet, si « des journaux publièrent le portrait et vantèrent les exploits de Suzanne Landgard, parachutiste32 », il n’est pas certain que cette dernière les ait vraiment accomplis, peut-être s’est-elle contentée d’envoyer à différents journaux des photographies de ses prouesses sportives sans qu’un reporter se soit déplacé pour y assister. Son épouse déclarera lors de son procès « qu’il ne serait même pas monté dans un aéroplane de chevaux de bois », mais seule la chronique du Petit Parisien rapporte ce propos33. Toutefois, pour le déserteur que fut Paul, il n’y avait aucune nécessité de faire de la réclame pour des performances sportives proches du record. Sans doute une interprétation plus psychologique dirait que cette conduite est une manière de se dénoncer, une façon, sans l’exprimer ouvertement, de proclamer une vérité sur soi.

13Il n’en reste pas moins que le fait de se travestir non pas occasionnellement, mais pendant une dizaine d’années n’est pas anodin et ne peut rester sans incidence34. Le crime est commis le samedi 21 juillet 1928. Le lundi Le Petit Parisien titre à la une : « Paul Grappe qui vécut dix ans sous le costume féminin est tué par sa femme. » Puis un peu loin, « il décida de changer de sexe », et une photographie de Paul Grappe, « transformé » en femme, assis sur un fauteuil, dans un jardin ou sur une terrasse, avec un long manteau, une robe longue et un chapeau, une chevelure en casque, figure également en première page. Certes, il peut y avoir quelque chose de carnavalesque dans le fait de se grimer et d’inverser les rôles. Le travestissement, les historiens et ethnologues l’ont bien montré, est aussi une façon de contester la morale dominante, les autorités et les pouvoirs. Sans doute le travestissement n’a plus cette portée, et les fêtes de l’entre-deux-guerres ont perdu de leur dimension révolutionnaire. Reste que s’habiller en homme ou en femme lorsqu’on n’appartient pas au même sexe s’avère sulfureux ou scandaleux. S’habiller en femme n’est pas un acte anodin. Le chroniqueur du Petit Parisien parlera de conduites « carnavalesques », tandis que Détective, hebdomadaire spécialisé dans les faits divers, retient une autre affaire : celle d’une « femme en habit », infirmière sur le front, qui deviendra pendant la guerre le « colonel Barker ». Démasqué en 1928, il est obligé de retrouver des vêtements de femmes qualifiés d’« horribles nippes35 ». Le changement de vêtement et de sexe est qualifié de « mascarade » ou d’« habile mystification ». Paul Grappe aurait pu se déguiser en ecclésiastique ou se grimer en vieillard. C’est en femme qu’il réalise des prouesses vantées par la presse de l’époque. C’est bien parce qu’elle est Suzanne Landgard que ses « exploits de parachutiste » sont l’objet d’un traitement médiatique important, alors que les mêmes faits accomplis par Paul Grappe n’auraient probablement guère suscité d’échos. Le choix d’un déguisement et d’une identité ne relève pas de stratégie d’embellissement du corps par la parure. Quoique les vêtements portés ne relèvent pas seulement d’une manœuvre de dissimulation, il ne s’agit pas non plus de porter des robes amples et confortables, mais d’adopter des stéréotypes d’un genre qui n’est pas le sien. Il aurait pu choisir, dans ses apparences, une certaine neutralité, voire adopter une silhouette incertaine. Délibérément, pour qu’aucune méprise ne soit possible, il a voulu qu’un simple regard le caractérise comme une femme. Il a donc joué des codes supposés de la séduction féminine, multiplié les indices pour que sa tenue et son apparence soient immédiatement identifiées par ceux qui le scrutaient comme ceux d’une femme qui prend soin d’elle, de son corps et de sa toilette. Mais il a également, pendant cette dizaine d’années, réussi à adopter des valeurs de la masculinité ou plutôt de la virilité, tout en donnant à tous l’impression qu’il était bien une femme. Le terrain choisi est celui du courage, de la force et d’une certaine témérité, autant de traits de caractère dévolus, dans les mentalités collectives, populaires et bourgeoises, aux hommes virils.

14Lorsque le crime révélera l’affaire dans ses grandes lignes, ce n’est pas le roman d’Adolphe Belot, maintes fois réédité, qui est cité36, mais la pièce d’Édouard Bourdet, La Prisonnière. Disponible en libraire en 1926, elle fut jouée dans les grandes villes et renseigne sur l’homosexualité et la vie entre femmes. De la sorte, si Louise a bien tué son mari, c’est la figure de Suzanne qui se trouve au cœur du procès et qui le transforme en « cause criminelle et mondaine », pour reprendre l’expression à la mode dans la société française fin de siècle37. L’abandon de l’identité masculine apparaît plus troublant que l’abandon du front. Tout se passe comme si la démonstration était faite que c’est le genre qui fait le sexe. L’adoption d’une « vêture » montre qu’elle suffit pour que les représentations sexuées fonctionnent aussitôt avec efficacité. Sa femme, sur le ton de la confidence, dit le deuxième jour du procès : « Il s’est mis à porter une robe de velours – pas très belle, ma foi, mais belle pour moi tout de même38. » Criminelle, Louise s’efface pourtant derrière sa victime qui semble ainsi occuper tout l’espace disponible, comme si son geste importait peu.

L’espace du procès

15Le procès n’est pas seulement le lieu du jugement où la « société punitive » se fait entendre, où des juges, simples citoyens, prennent une décision judiciaire. Il reflète aussi, souvent avec des « écarts » vis-à-vis des lois, les transformations des mœurs et de la société. Le jury, très fortement contesté au tournant des années 1930, incarne l’opinion publique dans les prétoires, capable éventuellement de « censurer la loi » ou de la rendre plus sévère. Toutefois, à une époque où l’« individualisation » de la peine est généralisée, les différences d’appréciation des jurys semblent presque constituer une règle. Il leur est dévolu de s’attacher à la « personnalité criminelle ». Madame Louise incarne l’opposé de son mari. C’est elle, rapportent unanimement les témoins, qui « faisait tout », entretenait l’appartement, faisait les courses, s’occupait du linge et surtout rapportait seule son salaire. Et l’on sait en quelle estime ce dernier était tenu par un bataillon serré d’hommes appartenant à toutes les catégories sociales et professionnelles, de l’ouvrier au bourgeois. Le sort de l’épouse meurtrière apparaît au jury encore moins enviable que celui des femmes « condamnées au célibat39 », soit parce qu’elles n’ont pas trouvé de mari, soit parce qu’elles sont veuves, et la France de l’après-guerre en compte plus de sept cent mille dont le mari a été fauché par les combats des tranchées ou par la maladie. La compassion des jurés s’étend à d’autres épisodes de l’existence de celle qui se trouve dans le box des accusées. Mais les jurés délibèrent très rapidement, moins de trois minutes, constate Eugène Quinche40, un peu comme s’il était pressé, après avoir entendu le récit de la vie de Paul Grappe, d’en finir au plus vite. Madame Louise, « vaillante » dans le travail, épouse qui protège et masque l’identité de son mari, qui accepte mille affronts sans jamais le dénoncer, a connu en 1928 un autre drame. En effet, peu de temps avant le crime, elle avait donné naissance à un enfant dont le père était manifestement Paul Grappe. Pour l’opinion de la cour d’assises, la criminelle qui se trouve dans le palais de justice semble être née pour le malheur : « Le jour où Louise Landy, terrorisée par son mari qui s’avançait, rugissant, sur elle, l’abattit d’un coup de revolver, elle avait le matin même conduit à l’hôpital son enfant [...]. » Enfermée le soir même à Saint-Lazare, la prison des femmes, elle sortira deux jours plus tard pour se rendre à l’enterrement de son enfant. Le thème de la soudaineté du malheur et des caprices tragiques de la vie est une des constantes du traitement des faits divers41. Au-delà du récit du procès, c’est une morale en action qui est proposée, confortant les représentations collectives. Il faut se résigner et accepter, rien ne sert de se débattre. Sa notoriété de femme criminelle ne vient pas d’elle. Si elle avait tué un mari « ordinaire », elle n’aurait eu droit probablement à aucune mention dans la presse qui ne se contente pas de signaler le triste sort des misérables.

16Cette mère frappée par le malheur le plus terrible, qui a connu tous les excès du destin, comment se présente-t-elle ? Sa lisibilité comme femme criminelle a connu trop de brouillage, de catastrophes, de dissimulation pour être restituée. À l’audience, elle n’a guère d’épaisseur. Tout au plus la soupçonne-t-on d’avoir prémédité en partie son crime, c’est du moins l’opinion de quelques acteurs du procès. Son expérience extraordinaire a nécessairement bouleversé son âme et son corps. Une telle succession d’épisodes tragiques oblige à faire l’expérience du désastre avec son propre corps. Aussi, avant le procès, l’imagine-t-on avachie, presque inerte ou, au contraire, très droite, secouée de tics nerveux. Son visage n’est-il pas fatigué, voire flétri ? Elle-même sera-t-elle capable d’avoir des propos cohérents ? Ces questions sont constamment posées dans les procès criminels. On le sait, les accusés, après avoir été traqués, sont scrutés avec une avidité impudique : « On était bien curieux de savoir comment elle était faite, cette épouse meurtrière42. » Le public de la cour d’assises, ainsi que les lecteurs de la presse à grand tirage ne veulent pas de portraits froids et distants, ils ne veulent pas davantage de longues descriptions à la manière des entomologistes. Ce qu’ils attendent, ce sont des impressions sensibles qui échappent au compte rendu morne. Geo London, présenté comme le maître incontesté de la chronique, s’y risque :

« Eh bien, Mme Louise Landy, femme Grappe, est la plus banale des accusées. Rien d’extravagant dans sa tenue très classique [...]. Elle s’exprime avec une parfaite aisance devant ces jurés de la Seine qui vont la juger. » Dans le portrait du tribunalier, se lit la déception, elle n’est ni effondrée ni arrogante ni accusatrice. Elle ne s’enferme pas non plus dans un statut de victime. Un autre chroniqueur écrit, « calmement drapée dans son deuil43 ».

17Toutefois, les acteurs du procès joueront sur le registre compassionnel évoquant la « douleur de la maman » : le magistrat instructeur avait décidé de ne pas l’incarcérer et de la faire bénéficier du régime de la liberté provisoire. Ce registre de la pitié se retrouve dans les paroles prononcées par le président, l’avocat général et bien sûr son avocat.

18Toute affaire passionnelle pose avec acuité la question du meurtre, de la passion et de la vengeance, des normes morales et pénales, et du passage à l’acte. Louise Grappe raconte la scène à sa manière, où domine le contraste entre le noir et le blanc : « Il était habillé de velours et formait une masse noire. On ne voyait de blanc que son visage. J’ai tiré dans le blanc44. » Dans ce cas particulier, le geste ne suscite pourtant pas l’« horreur universelle » que chacun devrait éprouver. Le geste est perçu comme un acte défensif, même si dans les débats la question de l’arme chargée aurait pu apparaître comme une circonstance aggravante, mais ce point n’est pas retenu. Restent alors un moment de désarroi, un acte commis dans une situation contrainte et non recherchée.

19Maurice Garçon qui fut l’avocat de madame Grappe rapporte plus tard que les jurés « acquittent une femme traditionnellement jalouse d’un homme mais ils se montrent impitoyables si le même crime animé par les mêmes mobiles psychologiques leur révèle par exemple, l’existence cachée de dépravations sexuelles45 ». Or cette affaire pénale est manifestement le révélateur, au-delà du cas singulier, que le mariage devient une affaire de plus en plus privée, dans la mesure où la « conjugalisation » des rapports sexuels46 se fait plus complexe. Les audiences de la justice répressive donnent nombre d’exemples où la fidélité, l’exclusivité sexuelle, les images de la famille bourgeoise sont fortement malmenées. Ici, se manifeste en plus une sorte d’ambivalence conjugale faite de rivalité dans le domaine de la séduction47, sur le terrain du « territoire féminin48 ». En effet, lorsque madame Suzanne et madame Louise se promènent, elles se livrent à une sorte de concurrence. Chacune trouvant confirmation de son identité et de son attrait dans le regard des passants, dans les désirs exprimés et les messages de séduction. Mais, à ce jeu, c’est le mari devenu femme qui suscite l’intérêt, voire la convoitise des hommes. Sa veuve, en réponse à une question du président, dira qu’il avait les « traits et l’allure très féminins ». Puis elle ajoute : « Nous avons fait un premier essai. Eh bien, au bout de cinq minutes, un homme se retournait sur lui. Il avait fait une conquête49 ! » Les chroniqueurs de la presse écrite, installés derrière le banc de la presse, s’attachent à transcrire les mots saillants et les expressions pathétiques mais, observateurs spécialisés, ils tentent aussi de rendre compte d’une atmosphère, de restituer le ton, les émotions, les mimiques. L’un d’eux ne peut s’empêcher de souligner, en s’adressant à ses lecteurs : « Il y a comme du dépit dans cette constatation. Elle a l’air de dire : “Les hommes préféraient Paul à moi50.” Mais ce n’est qu’après coup que l’épisode devient excentrique. C’est l’opération de mise en ordre du passé qui donne son caractère à cette affaire qualifiée de « drame passionnel hors série ».

20L’espace du procès est aussi une manière d’alerter sur les dérèglements en cours provoqués par la guerre. Les spécialistes de la médecine mentale, notamment ceux qui sont sollicités par les tribunaux, s’inquiètent de l’« énervement de la vie moderne » et portent parfois des regards de plus en plus indiscrets sur l’intimité des ménages, les secrets d’alcôve et la nature des liens conjugaux51. Mais surtout, ils s’alarment du traumatisme indépassable que le combat a provoqué chez certains soldats, qu’ils soient restés sur le front quelques jours ou plusieurs années. L’anxiété est d’autant plus grande que ces experts de l’âme et du cerveau considèrent que c’est l’ensemble de la société devenue « trépidante » qui, de nombreuses années après la fin du conflit armé, s’en trouve affectée.

21Henry Torrès, célèbre avocat de l’entre-deux-guerres, relisant les comptes rendus de Geo London, dont celui intitulé « Le ménage de madame Suzanne », donne à cette affaire une portée plus générale encore. Elle ne saurait être réduite à un simple procès puisqu’elle est un de ces « éléments secrets de tant de drames judiciaires, l’énigme du drame intérieur de la génération de la guerre52 ». L’affaire pose aussi de nombreuses questions non résolues, notamment celle de savoir comment on fait pour vivre avec une double identité ? Le crime de madame Louise devient aussi le révélateur de la transformation des attentes, des mœurs, des codes vestimentaires qui bouleversent les repères et déplacent les normes. Un peu partout, psychologues, romanciers, enquêteurs sociaux et observateurs judiciaires affirment que la justice ne se contente pas de juger, elle met aussi en scène des personnages contemporains. Derrière les apparences de la réalité commune se cache une société beaucoup plus complexe, où les sentiments et les émotions bouleversent presque silencieusement les codes usuels et semble indiquer que le « dehors d’une existence » ne correspond pas au « dedans » d’une vie.