1 A partir du xix^e siècle, les attentats politiques se multiplient. Recourant aux poignards et aux pistolets, aux machines infernales et aux bombes, ils visent à fragiliser les régimes, ils cherchent à produire un effet et à susciter la peur. Ces gestes, dont la réitération étonne et perturbe les contemporains, sont rarement le fait de femmes1. Certaines se trouvent impliquées dans les complots qui président aux attentats, mais elles jouent généralement un rôle secondaire qui consiste à apporter de l’aide et de l’assistance, telle Mme de Cicé lors de l’attentat de Nicaise en 18002. Le plus souvent, il s’agit des compagnes des auteurs d’attentat, comme Laurence Petit qui partage la vie de Fieschi en 1835. Parfois, des femmes sont à l’origine d’attentats, mais les autorités judiciaires mettent alors en évidence leur folie, comme Maria Bonnefoy qui en 1925 tue Ernest Berger, rédacteur à L’Action Française. Trois figures méritent toutefois d’être retenues : Charlotte Corday, bien connue3, Laure Grouvelle, qui prépare un attentat en 1837, et Germaine Berton, qui assassine le secrétaire de L’Action Française, en 1923. Ces trois femmes, qui exercent une certaine fascination sur leurs contemporains, permettent d’envisager l’apparition d’une forme de criminalité féminine et de s’interroger sur l’émergence d’une nouvelle figure de la femme criminelle. Le terme « terroriste » retenu ici permet de résumer leurs gestes, il n’est toutefois guère employé dans le sens actuel au cours de la période considérée, entre la fin du xviii^e siècle et les premières décennies du xx^e siècle.

Laure Grouvelle

2En 1837, à Boulogne-sur-Mer, un agent de police trouve un portefeuille qui renferme, entre autres documents, une lettre suggérant la préparation d’un attentat contre Louis-Philippe. Au terme de l’enquête, à la suite d’arrestations et de perquisitions, il est établi que le projet visait à tuer le roi à l’aide d’une machine infernale, rappelant quelque peu celle de Fieschi. Huit personnes sont traduites en justice en février 1838, parmi lesquelles une femme, Laure Grouvelle.

3Âgée de trente-cinq ans, célibataire et rentière, Grouvelle côtoie les milieux républicains, fait partie de l’Association pour l’instruction du peuple et rend visite aux prisonniers de Sainte-Pélagie. Elle revendique ouvertement, lors de son procès, des opinions républicaines qui tendent à être minimisées par les contemporains. Selon l’avocat Jules Favre qui assure sa défense, l’engagement de Grouvelle trouve d’abord son origine dans l’histoire de sa famille. Sous la Révolution, son père prend le parti de la République, devient membre du Corps législatif et publie de nombreux pamphlets. Dès lors, les idées républicaines de Grouvelle s’apparentent à une « religion de naissance4 ». Les convictions de l’accusée s’expliquent, en outre, par ses activités caritatives. Dans la mesure où elle rencontre régulièrement les républicains emprisonnés à qui elle apporte son secours, accomplissant ainsi une fonction d’assistance et de charité traditionnellement dévolue aux femmes, elle est devenue républicaine « par vertu5 ». Comme dans le cas de Charlotte Corday, il s’agit d’occulter la conscience politique de Grouvelle qui, au gré des circonstances, sans le vouloir, ni même s’en rendre compte, s’est trouvée imprégnée d’une culture républicaine. Pour certains, ses convictions ne constituent qu’une forme de mysticisme, de fanatisme. Le président des Assises parle d’une « étrange exagération républicaine » qui rappelle les termes employés à propos de Corday et participe du même discrédit. Le rapport de la femme avec la politique se place donc sous l’angle de la croyance, de l’émotion et non de l’argumentation, de la raison.

4L’implication et le rôle de Grouvelle dans l’attentat suscitent des discours à bien des égards comparables. Il demeure difficile, comme pour les autres attentats commis sous la monarchie de Juillet, d’apprécier l’influence de groupuscules en marge des milieux républicains ou des sociétés secrètes dans la mise en œuvre du projet. D’après Jules Favre, Grouvelle s’est retrouvée « dans les hasards d’une conjuration6 ». À l’inverse, selon le procureur, l’accusée est au centre de l’affaire. Elle finance le projet, assigne à Steuble la tâche de construire la machine, demande à Huber d’accomplir l’attentat : « C’est elle qui l’inspire, qui la dirige ; c’est elle qui la solde, c’est elle qui est le lien entre les deux autres conjurés7. » Plus que la terroriste, elle incarne la conspiratrice œuvrant dans l’ombre de manière réfléchie et méthodique. Cette criminalité froide, rationnelle va à l’encontre de l’image de la femme impliquée par mégarde dans un combat politique.

5De même, peu d’éléments affleurent sur la finalité du geste et le mode d’action retenu. Rappelons que Laure Grouvelle récuse l’idée selon laquelle elle aurait voulu porter atteinte à Louis-Philippe, d’où la rareté des informations. Pour les contemporains, la volonté de tuer le roi s’explique d’abord par le modèle familial et le poids de l’hérédité, dans la mesure où le père de l’accusée s’était vu confier la tâche d’annoncer à Louis XVI la sentence de mort le 20 janvier 1793. Le geste trouve également son origine dans une admiration exaltée que Grouvelle éprouve pour Pepin, Morey et Alibaud. Cette dernière s’est en effet employée à donner aux trois auteurs d’attentats commis sous la monarchie de Juillet une sépulture décente, à financer l’ornement de leurs tombes, à conserver comme des reliques leurs vêtements imprégnés de sang et des mèches de leurs cheveux. Enfin, Grouvelle s’est laissé emporter par la passion qu’elle porte à son complice Huber. La presse suggère des liens personnels et relate comment les deux comparses s’enlacent, au terme du procès, « dans de convulsives étreintes8 ». Les explications avancées participent à rendre dérisoire l’engagement de l’accusée. Jules Favre le relève et dénonce l’attitude de l’opinion qui cherche toujours des « motifs honteux et ridicules9 » lorsqu’une femme se trouve impliquée dans un acte politique.

6Ainsi, comme dans le cas de Corday, le projet de Grouvelle ne peut être interprété et accepté que dans le sens de l’exaltation, du mysticisme et du fanatisme. Il relève de l’excès, il procède d’une forme de démesure à la limite de la folie. Cette lecture se retrouve certes dans les portraits de Morey, d’Alibaud ou encore de Darmès qui sont brossés sous la monarchie de Juillet, à deux réserves près. Tout d’abord, l’explication amoureuse est absente des motivations masculines. De plus, Grouvelle semble receler une dimension d’étrangeté, moins marquée dans les descriptions qui sont proposées des « attentateurs10 ».

7Dès lors, Grouvelle présente le visage inquiétant du monstre. Au cours du procès, elle parle avec facilité, répond avec fermeté, manie l’ironie. Comme Corday, et la convergence des termes est étonnante, elle incarne la femme qui est sortie des « habitudes de son sexe11 ». Jules Favre met en évidence l’angoisse des contemporains à l’égard d’une femme qui s’écarte de son rôle. Il note que l’accusée s’est affranchie « de bonne heure de cette timidité excessive que nous aimons dans les jeunes filles, sans nous en rendre compte, et qui n’est, après tout, que la marque de la faiblesse et de la servilité de la femme » ; il ajoute qu’elle a adopté des « habitudes d’indépendance dans le langage et dans les actes12 ». Sa monstruosité est d’autant plus grande qu’elle entremêle, comme l’assassin de Marat, le bien et le mal. Louis Blanc voit en elle un singulier mélange de la « tête d’une républicaine audacieuse et [d’une] âme d’une sœur de charité13 « . Jules Favre refuse toutefois de qualifier Grouvelle de monstre et l’inscrit dans la continuité de Corday, Staps et Sand, dont les actes s’expliquent par la fougue de la jeunesse. Que la monstruosité soit exagérée ou minimisée, il n’en demeure pas moins que Grouvelle incarne une transgression sociale, mais aussi politique.

8Pour autant, son apparence ne reflète guère son comportement criminel. Ses traits sont peu marqués. Certains notent leur élégance, d’autres signalent une « figure amaigrie [qui] ne manque pas de distinction14 ». Détenue dans la même prison, Marie Lafarge remarque que « ses traits réguliers, quoique accentués et virils, devaient être beaux avant que la douleur les eût stupéfiés15 ».

9Laure Grouvelle incarne ainsi la femme non seulement conspiratrice, mais aussi terroriste dans la mesure où elle s’apparente aux auteurs d’attentats, tout au moins ceux qui sont présentés sous la monarchie de Juillet comme des fanatiques. Elle constitue par la suite, pour quelques républicains exaltés, un modèle, comme le suggère un poème trouvé chez Darmès qui est à l’origine d’une tentative d’attentat contre Louis-Philippe en 1840. Rédigé en son honneur, il annonce « aux tyrans que la race d’Alibaud n’est pas éteinte16 ». Pour autant, Grouvelle est loin de constituer une figure aussi présente que Corday. Sa fin peu glorieuse rend vraisemblablement l’héroïsation difficile. Condamnée à cinq ans de prison, elle perd peu à peu la raison et est internée à l’hospice de Tours où elle meurt en 1856.

Germaine Berton

10Germaine Berton offre l’image d’une femme criminelle dont les traits présentent certes des convergences avec les figures précédentes, mais s’en affranchissent également17.

11Le 22 janvier 1923, Germaine Berton, âgée de vingt-deux ans, armée d’un pistolet, tue Maurice Plateau, secrétaire de L’Action Française. Sa première volonté était toutefois d’assassiner Léon Daudet. Dans cette optique, elle assiste, dans la matinée du 22 janvier, à la sortie de la messe de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, mais elle ne le reconnaît pas. L’après-midi, elle se rend à L’Action Française et demande à être reçue par Daudet. En l’absence de ce dernier, elle sollicite un rendez-vous avec Marius Plateau et se présente comme disposée à lui délivrer des informations sur les actions anarchistes à venir. Une fois entrée dans le bureau, elle tire deux balles sur le secrétaire de L’Action Française, puis tente, sans succès, de se suicider avec le même pistolet. Au terme de son procès qui se déroule en décembre 1923, elle est acquittée.

12Germaine Berton affiche ouvertement ses opinions politiques. Elle se présente comme une anarchiste individualiste. Elle a d’abord été secrétaire adjointe des comités syndicalistes révolutionnaires à Tours, avant de rejoindre l’Union anarchiste en 1922 à Paris et de rallier ensuite les anarchistes individualistes. Elle rédige des articles dans Le Réveil, dans lesquels elle fustige le régime républicain : « La France, cette marâtre ignoble qui envoie ses fils crever sur les champs de carnage, est à l’heure actuelle le pays le plus militariste du monde entier. La République, cette salope au mufle barbouillé de sang pourri, craint que les Français n’entendent les clameurs révolutionnaires du peuple russe18. » Lors du procès, elle tient des propos tout aussi engagés pour justifier son geste. Elle reproche à L’Action Française d’avoir assassiné Jaurès, de mener une campagne en faveur de l’occupation de la Ruhr, de préparer la guerre, et déclare notamment : « Parmi les ennemis du prolétariat, j’ai haï les royalistes et les agents provocateurs19. » Elle affirme également que, lors de son entretien avec Marius Plateau, elle a senti chez son interlocuteur un mépris pour les ouvriers et un cynisme tels qu’elle a éprouvé l’envie de le tuer.

13Germaine Berton estime donc avoir accompli son devoir et n’éprouve aucun regret. Les raisons qui l’ont déterminée à passer à l’acte demeurent néanmoins méconnues et suscitent différentes interprétations. Selon les autorités judiciaires, son geste n’est que l’application de la violence qu’elle prône, invitant notamment dans une brochure au « meurtre par le poison, la bombe ou le revolver20 ». Berton ne revient pas sur ce qui l’a conduite à exécuter son projet. Elle peine également à se souvenir de ses occupations une fois sa décision prise : « J’avais très soif. Le sang me battait aux tempes. [...] J’étais fort troublée. Cependant, quand j’y pense, quelque chose paraissait me guider21. » Elle semble, en revanche, avoir agi seule. Pour le journal anarchiste Le Libertaire, son acte solitaire n’est guère étonnant dans la mesure où l’anarchiste n’a besoin ni d’encouragement, ni d’ordre et dispose du courage nécessaire pour accomplir l’idée qui est la sienne22.

14L’assassinat s’inscrit dans la continuité des attentats anarchistes commis en France entre 1892 et 1894. Il apparaît comme un acte de démonstration qui dépasse la seule personne du secrétaire de L’Action Française et constitue, à ce titre, un attentat. Les interprétations qu’il suscite auprès des contemporains se révèlent toutefois divergentes. Rares sont ceux qui lui reconnaissent une dimension politique. Pour Le Libertaire, Berton s’est sacrifiée afin de suppléer la défaillance des actions collectives du prolétariat23. Le Populaire admet la qualification de meurtre politique, mais il s’empresse de lui dénier toute légitimité et de souligner l’absurdité d’un tel acte dans un pays démocratique. De fait, l’opinion dominante est qu’il s’agit d’un crime banal, ordinaire, dépourvu de toute signification politique. Lors du procès qui se transforme en véritable tribune politique et voit défiler à la barre les membres de L’Action Française, l’impression prévaut que Berton peine à faire entendre son propre discours. Son geste est ramené à une simple vengeance personnelle. De manière générale, la qualification d’anarchiste suffit à classer le crime dans le registre des faits divers et des crimes crapuleux. Berton apparaît ainsi comme le lointain prolongement d’une criminalité de droit commun.

15Bien des contemporains s’emploient à rappeler sa vie agitée et ses déviances. Hébergée par des anarchistes, secourue par des œuvres caritatives, Berton multiplie les petits métiers dont elle est souvent renvoyée pour manque de travail ou vol. Un rapport établi par les autorités judiciaires signale qu’elle a acquis la « plus détestable des réputations » dans les milieux anarchistes en raison là encore des nombreux vols qu’elle a commis24. Par conséquent, son appartenance successive à différents groupes s’explique moins par l’évolution de sa pensée politique que par des exclusions répétées. Toutefois, bien qu’étant a priori à la marge du monde anarchiste, Berton n’en reçoit pas moins le soutien du Libertaire qui organise une souscription et multiplie les articles en sa faveur. Ses séjours en prison sont également relatés avec force détails. Incarcérée en 1920 à la prison Saint-Lazare pendant trois mois pour outrages et violence envers le secrétaire d’un commissaire, elle est condamnée en 1922 à quinze jours d’emprisonnement pour port d’arme prohibée, qui s’avère être un objet en fer forgé. Ce portrait de délinquante rappelle en bien des points les représentations des anarchistes qui sont élaborées dans les années 1890.

16La figure criminelle s’enrichit également d’autres formes de transgressions sociale et morale. Berton représente la mauvaise fille, l’adolescente tourmentée qui frappe et insulte sa mère avant de l’abandonner. Même si elle s’en défend et accuse sa mère de ne jamais l’avoir aimée, elle n’en inverse pas moins les rapports entre générations et menace l’ordre familial. Il lui est, d’autre part, reproché une vie de débauche. La presse rappelle les « pires promiscuités25 » qu’elle a acceptées, souligne les nuits passées en compagnie de ses amants, avant de mentionner qu’elle a subi un avortement. Dès lors, son geste n’est que le prolongement d’une vie de désordre. La volonté de discréditer le personnage est dénoncée par Le Libertaire qui s’offusque des « mouches malsaines », occupées à « disséquer » sa vie pour y « trouver des éléments scandaleux26 ».

17Outre ces formes de transgression, la folie de Berton constitue un thème récurrent. Lors du procès, sa mère la qualifie de « détraquée27 ». La presse fait allusion à son exubérance, à son hystérie. Certains s’interrogent même sur la raison pour laquelle un expert n’a pas été nommé. Toutefois, sa démence n’est jamais formulée de manière explicite et fait seulement l’objet d’allusions qui imprègnent, par petites touches, l’image de l’anarchiste. Par conséquent, elle renouvelle la figure de la criminalité politique féminine : elle est moins une exaltée, une fanatique, guidée par ses sentiments ou manipulée par des conspirateurs, qu’une jeune délinquante, violente, à la vie désordonnée et proche de l’hystérie.

18Les portraits qui sont proposés de Germaine Berton abondent dans ce sens. Ils insistent sur la jeunesse de l’accusée, sur son « visage de gamine28 », son allure de « petite pensionnaire29 », ses « gestes de minauderie de petite fille30 ». La « petite Claudine bien sage31 » présente la « silhouette discrète d’une petite Parisienne soignée simplement32 ». L’image se teinte parfois d’ambivalence et certains soulignent les « yeux ardents, la bouche rageuse33 », le « sourire atroce » qui dévoile des « petites dents pointues qui voudraient mordre34 », et met au jour la haine de Berton. Cette dernière donne toutefois l’impression de ne pas être vraiment faite pour le rôle. Bon nombre de journalistes soulignent qu’elle n’a rien d’une « Vierge rouge ». Invitée à témoigner au procès, la journaliste Séverine invite à la commisération en raison du jeune âge de l’accusée et remarque : « C’est une toute petite Charlotte Corday, et sans prestige35. » Berton est avant tout considérée comme une simple anarchiste, ridicule et imbécile. Elle est loin de revêtir ce qui apparaît comme une forme de noblesse et s’inscrit dans la continuité des anarchistes, présentés, eux aussi, comme de simples criminels de droit commun.

19Elle ne correspond donc pas tout à fait aux portraits qui sont brossés par l’anthropologie criminelle à partir de la fin du xix^e siècle et qui s’intéressent particulièrement à la criminalité féminine, comme l’attestent les publications de Lombroso et de Garnier. Selon Lombroso, les femmes sont peu présentes en politique et ne participent guère aux révolutions, elles sont rarement à l’origine de régicides et de conspirations. Lorsqu’elles sont impliquées, leur rôle est secondaire et obéit à une volonté de martyre, à un amour du sacrifice, ces sentiments plus développés chez elles que chez les hommes. Ces femmes n’agissent donc pas par raison et relèvent des criminels par passion avec lesquels elles partagent une physionomie régulière, « presque anticriminelle36 ». Elles ne sont pourtant pas exemptes de perversité et leurs crânes présentent des anomalies caractéristiques. Parmi les exemples cités, deux retiennent particulièrement l’attention de Lombroso : en premier lieu, Charlotte Corday, qui présente les « traits nobles » d’une femme « honnête », « douce », « gracieuse », et dont le geste s’explique par l’effet produit par l’éloquence des Girondins, mais aussi peut-être par un « secret amour pour l’un d’entre eux37 » ; en second lieu, les nihilistes, notamment Vera Zassoulitch, dont Lombroso souligne la beauté et l’importance. Il explique la prépondérance des femmes dans le mouvement russe par une « tendance mystico-religieuse, provenant des horreurs de la famine, des incendies et des famines en Russie, convertie en tendance politique ». Il mentionne également le rôle du célibat qui soustrait la femme à la fonction pour laquelle elle est la plus apte, à savoir la famille. Ces femmes se tournent alors vers la vie politique et « se jettent alors dans les courants révolutionnaires38 ». Lombroso suggère enfin le « penchant viril » des femmes slaves qui sont des « femmes-hommes39 ». L’analyse que livre Camille Garnier se révèle proche. À ses yeux, les criminelles politiques sont des excentriques qui agissent rarement seules et servent d’instruments au service de conspirateurs. Leur engagement politique relève du domaine de l’émotion, non de la raison : « Pour la femme, la question politique est encore une question religieuse, comme presque toutes ses convictions puisqu’elles sont le résultat de croyances transmises et de sentiments plutôt que du raisonnement et de l’examen40. » Par conséquent, les criminologues prolongent et confortent les images véhiculées dès la fin du xviii^e siècle avec Charlotte Corday. La femme « terroriste » est une beauté héroïque, emportée par son émotion, influencée par ses sentiments, exaltée plus que dotée d’une réelle conviction politique. L’excès qui la caractérise se justifie par son sexe. Or, Germaine Berton est loin de ressembler à ce modèle. Le seul qualificatif d’anarchiste suffit à jeter le discrédit sur son engagement et son honnêteté. Elle se rapproche plutôt du type des criminels-nés anarchistes qui, selon Lombroso, sont fous ou dotés d’un penchant naturel pour le crime et le mal41. Le Figaro reprend cette analyse et signale que Berton représente le type même des criminels-nés anarchistes avec qui elle partage le souci de se donner un « vernis de générosité et [de] se créer un alibi moral42 ».

20Loin du mysticisme et du martyre, Berton conjugue jeunesse insolente et irrespectueuse, vie de femme célibataire débauchée, habitudes de délinquance et aptitude à la violence. D’une certaine manière, elle rappelle les communardes qualifiées souvent de prostituées, de voleuses, d’hystériques, de criminelles et dont la prise de parole est considérée comme une déviance. Par conséquent, l’acte de Germaine Berton n’est que la conséquence logique d’un ensemble transgressif. Son avocat, Henry Torrès, estime, en revanche, qu’il s’agit d’une réaction de l’instant, d’ordre passionnel, à laquelle il nie, lui aussi, toute dimension politique. Il n’en demeure pas moins que Berton est loin de faire l’objet d’une idéalisation, voire d’une héroïsation43. Seul Le Libertaire proclame son enthousiasme et cherche au fil de ses numéros à faire aimer l’accusée. L’issue du procès, qui l’acquitte44, puis les différents épisodes de sa vie ne contredisent pas cette image négative, sinon terne. À nouveau incarcérée pour violences lors de bagarres, elle est détenue au fort du Hâ à Bordeaux dont elle sort en 1924, les idées désormais confuses.

21À travers ces deux exemples, se dessinent plusieurs figures de la femme « terroriste », même si les premières années du xx^e siècle voient la consécration de Corday et des nihilistes russes. Incarnation de la transgression, en rupture avec les règles morales, sociales, mais aussi politiques, ces femmes présentent comme point commun de s’affranchir des modes d’action couramment admis dans les combats politiques. Les contemporains tendent toutefois à nier leur engagement politique, à leur refuser toute capacité de pensée et d’organisation. Les explications avancées sont le plus souvent d’ordre privé et oscillent entre le drame passionnel, le mysticisme, la folie et la délinquance. Elles rejoignent ainsi les motifs formulés à propos des crimes féminins « ordinaires », qui évitent de remettre en cause la répartition des rôles et l’ordre social. Comme Charlotte Corday, Laure Grouvelle et Germaine Berton incarnent à leur manière des monstres, monstres terroristes peut-être, monstres politiques sans doute, mais avant tout des monstres sociaux. En regard des « attentateurs » masculins, qu’ils soient républicains exaltés ou anarchistes convaincus, elles semblent receler un élément d’étrangeté supplémentaire et susciter des interrogations plus grandes, des inquiétudes plus vives.