1Le paradoxe qu’abrite la notion même de criminalité féminine à la fin du xix^e siècle est bien connu : alors que l’anthropologie et la jeune sociologie des deux dernières décennies du siècle notent que les femmes sont faiblement criminelles, l’ensemble de la production discursive publique manifeste, dans le même temps, une véritable obsession de la criminalité féminine.

2Le magistrat Louis Proal remarque dans La Criminalité féminine que, d’après la statistique criminelle de 1881, « la criminalité des femmes est près de sept fois moindre que celle des hommes1 ». Sept ans plus tard, dans Le Crime étude sociale, Henri Joly note que, « en France, le nombre des femmes accusées de crimes est à peu près de 14 à 15 contre 85 à 86 hommes accusés2 ». En outre, ajoute-t-il, la criminalité légale de la femme n’a pas cessé de « diminuer depuis 18303 ».

3Ces constatations scientifiques n’empêchent nullement la prolifération des images de femmes criminelles dans la presse, la littérature, les pamphlets et les gravures analysées par Ann-Louise Shapiro4au sein desquelles la question du sexe prend une place centrale, la criminelle incarnant la sexualité déviante via, notamment, la prostitution.

4C’est à la fin de ces années 1880 qu’émerge un problème un peu nouveau : celui des attentats à la pudeur et des viols sur mineurs. Dès 1857, Ambroise Tardieu, médecin légiste, attirait l’attention de ses confrères sur l’importance des atteintes aux mœurs concernant les enfants5. Trente ans plus tard, ce constat atteint la presse, et les récits d’attentats à la pudeur sur enfants se multiplient dans les colonnes des journaux. Ces deux questions ont beau manifester une véritable anxiété relative aux déviations de la sexualité, elles ne se rencontrent pas alors ailleurs que dans quelques pages marginales des ouvrages scientifiques. Certes, les transgressions sexuelles qui, comme la prostitution, impliquent une activité et un choix de la part des femmes sont vécues comme éminemment subversives6, mais l’inquiétude se cristallise sur la prostitution, point de fixation des fantasmes et des appréhensions masculins, tandis que l’agression sexuelle demeure évanescente. Il faut donc attendre près de cent vingt ans et l’orée du xxi^e siècle pour que le monde judiciaire et surtout le grand public découvrent qu’en matière d’agressions sexuelles les hommes n’ont pas l’exclusivité et que les femmes peuvent être des mères incestueuses.

5L’histoire de cette mutation des représentations de la criminalité sexuelle des femmes peut se raconter en trois temps. Le premier temps qui va de 1880 à 1970 est le temps d’un silence non pas total mais au moins dominant. La période qui suit est marquée par un début de révélation publique, révélation qui néanmoins s’évanouit rapidement. Enfin, le troisième temps date des années 2000 ; c’est le temps de l’émergence d’une figure nouvelle : la femme pédophile.

Un si long silence

Les savants et les femmes

6À la fin du xix^e et à l’aube du xx^e siècle, les journaux ne disent pas un mot des femmes auteures d’infractions sexuelles. Les magistrats, les criminologues et les médecins ont pourtant précocement identifié l’existence des infractions sexuelles féminines, mais les cas qu’ils évoquent sont tellement exceptionnels qu’ils ont manifestement du mal à les imposer dans l’espace public et notamment dans la presse.

7Passons sur Lombroso et « sa prostituée » qui empruntent à la fois à Darwin et aux théories de la dégénérescence de la deuxième moitié du xix^e siècle. Dans la deuxième partie de La Femme criminelle et la prostituée consacrée à la criminalité féminine, les auteurs évoquent certes les aberrations sexuelles et les délits sexuels mais ce sont ceux des femelles des animaux. Plus loin, Lombroso aborde le sujet des excès sexuels et des psychopathies sexuelles (tribadisme et saphisme) des femmes criminelles et des prostituées, citant le cas de ces « mères infâmes qui ont initié leurs filles aux plus obscènes pratiques du saphisme7 ». « Parmi vingt-cinq condamnées pour corruption à Turin, note-t-il encore, neuf avaient entraîné des mineurs à la débauche ; cinq excitèrent et tentèrent d’avoir des rapports avec des petits garçons ; trois enseignèrent aux enfants des deux sexes à avoir des relations entre eux ; deux commettaient des actes obscènes en présence des enfants ; trois avaient des rapports à la fois avec le père et le frère8. » Mais sa typologie des désordres sexuels féminins tourne court et il s’en explique précisément :

Pour comprendre combien ces cas sont rares en comparaison de ceux qu’on observe chez les hommes, il suffit de noter que pour 7286 hommes accusés d’attentats sur des enfants en France, on n’a que 75 femmes, 1 %9.

8Comme elle tourne court chez Richard Krafft-Ebing qui, d’une part, n’attribue que 11 % des psychopathies sexuelles qu’il répertorie à des femmes et, d’autre part, n’identifie aucun cas de violation de cadavres, d’exhibition ou de viol commis par des femmes. Certes il affirme que l’« abus des garçons par des femmes voluptueuses n’est pas rare », mais les exemples qu’il évoque sont tirés de Tardieu :

Des servantes, d’accord avec leurs amants, ont masturbé des enfants qui leur avaient été confiés, ont fait le cunnilingus avec une fille de sept ans, lui ont introduit des carottes et des pommes de terre in vaginam et aussi dans l’anus d’un garçon de deux ans10.

9C’est donc à Ambroise Tardieu qu’il revient d’avoir mis l’accent sur le sujet. Évoquant, en 1857, le cas d’attentats commis par des femmes sur de jeunes garçons, il notait que, si ces faits pouvaient paraître exceptionnels, ils existaient bel et bien. Il incluait ainsi à son étude six cas de femmes ayant « dressé à la débauche par des attouchements répétés et même initié à un commerce sexuel » des enfants de onze à treize ans.

Ce genre d’attentat, précisait-il, exige, comme les autres, que l’inculpée soit sévèrement examinée. [...] Un vice de conformation, tel qu’un rétrécissement très notable du vagin, [...] ne permettant pas des rapports sexuels complets avec un adulte, explique sans les excuser les séductions criminelles exercées sur des enfants par une femme débauchée11.

10En janvier 1885, Valentin Magnan, lors d’une conférence donnée à l’Académie de médecine consacrée aux anomalies, aberrations et perversions sexuelles, évoque plusieurs cas de femmes éprouvant un désir sexuel pour des enfants. L’une d’elles a désiré successivement ses cinq neveux dont le dernier a trois ans, sans passage à l’acte, semble-t-il. Magnan note que, malgré les spasmes, le mal à l’estomac et la constriction à la gorge qui la saisissent lorsqu’elle est face à son neveu, « elle n’a jamais cédé à cette perversion instinctive de ses désirs12 ». Une autre femme, mère de deux enfants, est décrite comme étant « éperdument amoureuse d’un écolier de treize ans ». Elle a été placée à Sainte-Anne après avoir proposé à la mère de l’écolier de cohabiter avec lui. Chassée par la mère, elle a poursuivi l’enfant de ses assiduités. Magnan estime qu’« elle puise dans l’hérédité ses tendances maladives13 ».

11Du côté des magistrats, si les femmes sont assez précocement identifiées comme auteures d’attentats aux mœurs – Henri Joly signale qu’« on compte plus de femmes que d’hommes parmi les délits envers l’enfance [et] d’attentats aux mœurs14 », et que « quand la femme pèche, c’est par là qu’elle pèche15 »–, elles demeurent très minoritaires.

12Louis Proal précise l’analyse quantitative. Dressant la liste des incriminations retenues contre les femmes en 1886, il relève 248 coupables d’incitation de mineurs à la débauche contre 148 hommes, mais aucune accusée de viol ou attentat à la pudeur sur enfant de moins de quinze ans, alors que les hommes sont 64116. Et au sujet de celles qui « favorisent la débauche de leurs propres enfants », il commente : « Il semble que la perversité de l’homme ne peut aller jusque-là : elle la dépasse cependant, car il y a des hommes qui abusent de leurs enfants17 ! » Cherchant une explication à la moindre criminalité des femmes, Louis Proal parvient au même constat qu’Henry Joly : ce sont les conditions de vie des femmes qui les protègent contre le crime : « L’enfant est l’ange gardien de la femme. Il faut qu’une femme soit arrivée à un degré de perversité peu commune pour avoir une pensée coupable devant ses enfants18. » Témoignant d’une foi quasi intacte dans les vertus féminines, il conclut : « La femme a conservé les croyances qui la font vivre sous les regards de Dieu et lui inspirent les plus nobles sentiments19. »

13Les cas évoqués par les hommes de science restent donc des cas exceptionnels, pas tous criminels et statistiquement non représentatifs, ce qui correspond aux résultats des sondages que j’ai effectués dans les archives de justice.

14Sur les 969 prévenus correspondant aux dossiers et aux arrêtés produits par les cours d’assises de Paris, Quimper, Douai, Avignon, Dijon et Périgueux, entre 1819 et 1940, deux seulement sont des femmes et encore ne figurent-elles ici que comme complices. Moins de 3 % o donc. Et on trouve la même proportion en dépouillant les récits d’abus sexuels offerts par la presse à ses lecteurs. Ce qui confirme, et même au-delà, semble-t-il, ce que notait Jean-Claude Caron à propos de l’image de la sexualité dans la France du xix^e siècle, une sexualité qui reste du domaine du masculin : « Si l’on ne nie pas l’existence de perversions féminines, on ne leur accorde pas la même importance. Toute l’attention publique semble se focaliser sur les perversions masculines [qui] représentent un danger infiniment plus grand que leurs variantes féminines. Dans une société d’économie virile, l’homme est porteur des valeurs dominantes, la femme est réceptrice de ces mêmes valeurs20. »

15Si on isole les cas d’inceste, dans les archives, les femmes ne sont pas plus nombreuses. Juste plus présentes : leur passivité, leur assentiment, voire leur complicité active sont parfois invoqués mais sans qu’elles fassent jamais partie des accusés à part entière et sans surtout qu’elles aient réellement participé à l’attentat ou au viol.

Complices et passives

16Henry Joly parlait de la « part occulte que la femme prend à la criminalité masculine21 » pour évoquer les cas de complicité féminine non sanctionnés et donc non comptabilisés. Les dossiers de procédure, quant à eux, nous apprennent que les dénonciations d’inceste portées par les épouses ou les concubines des infracteurs surviennent parfois après des mois ou des années de silence, ce qui met en lumière la complicité ou à tout le moins la passivité de femmes soumises à la loi des hommes. En 1839, cette femme de journalier incestueux affirme avoir longtemps repoussé l’idée de dénoncer son mari. Elle ne s’y résout, dit-elle, que lorsqu’« elle ne peut plus cacher la conduite de son mari puisqu’il y va de l’infamie de sa fille22 ». Près de cent ans plus tard, Sophie, déposant auprès du juge d’instruction, reconnaît que sa fille lui avait parlé du viol commis par son père : « J’étais très gênée par cette confidence et je n’ai pas insisté pour en savoir davantage. C’est mon frère qui m’a appris, après coup, que Jeanne lui avait fait personnellement des confidences plus précises et qu’elle avait été l’objet de violences23. »

17Ce silence tient en partie à la dépendance des femmes à l’endroit du système de représentation dans lequel se déploient à la fois les schèmes de la sexualité et les conceptions d’une enfance parfois vicieuse, souvent menteuse ou à tout le moins mythomane. Cadre dans lequel s’inscrit évidemment l’évaluation judiciaire et médicale de l’agression sexuelle : en avril 1937, Jeanne C porte plainte contre son concubin qui entretenait presque ouvertement des relations quotidiennes avec sa propre fille. Quelques mois plus tard, Jeanne revient non sur le fond de son accusation mais sur sa plainte :

Maintenant que j’ai réfléchi et songeant aux deux enfants que j’ai eus de mes relations avec B, je regrette d’avoir provoqué son arrestation [...]. Je suis convaincue que si mon ami a peut-être cherché un peu sa fille, parce qu’il n’avait pas de relations intimes avec moi depuis un mois, c’est surtout sa fille qui a cherché son père car c’est une vicieuse [...]. À cause de mes enfants et aussi parce que, en dehors des faits qui se sont passés en mai et juin derniers, B a été un bon ami et un bon père, je déclare me désister de cette plainte24.

18Une victime toujours suspecte de séduction donc de complicité, telle apparaît leur fille aux yeux de ces mères réticentes à se priver, en le dénonçant, d’un époux ou d’un compagnon qui pourvoit aux besoins de la famille.

19D’autres motifs peuvent expliquer la relative complicité des mères. En 1960, la mère de Michèle, quatorze ans, dénonce son mari incestueux. Mais l’instruction révèle que, au courant depuis plusieurs mois, elle n’aurait effectué cette démarche que sur les instances de sa fille et « plus par jalousie que pour mettre un terme à la conduite ignoble de son époux ». Elle aurait voulu se venger parce qu’il la trompait. Examinée par un psychiatre, Michèle révèle l’ambiguïté du comportement de sa mère : « Des fois elle boit, rouspète sur moi et dit que c’est de ma faute si mon père est en prison. [...] L’autre soir, ma mère m’a dit : “C’est de ta faute... Tu vas voir ça quand il va rentrer”. » Le médecin expert ajoute ce commentaire : je me demande « si [la mère] ne souhaite pas voir Michèle subir en ses lieu et place les assauts sexuels de D25 ».

20La dénonciation est d’autant plus malaisée que, dès le xix^e siècle, nombre d’accusés d’inceste se retournent contre leur femme pour mettre en avant leur responsabilité première.

21Ainsi, Élisée H invoque-t-il la culpabilité de sa femme :

« Vous savez c’est bien de la faute à ma femme si tout cela est arrivé [...], c’était un coup monté contre moi car j’étais de trop à la maison. » Il décrit des scènes au cours desquelles sa femme fait coucher Éliane avec lui et lui vante ses seins, plus gros et « les parties extérieures du vagin plus grasses que les siennes pour m’exciter. [...] Elle a déclaré à l’instruction que ça faisait un an que ça durait alors vous voyez bien, maître, qu’il fallait qu’elle fût consentante car si cela ne lui aurait pas fait plaisir elle m’aurait fait prendre avant26 ».

22À ces affaires qui ne permettent pas de mettre en cause la responsabilité pénale des femmes, s’ajoutent les accusations de complicité. Nelly V, elle, est condamnée en 1940 à cinq ans de prison avec sursis pour complicité d’attentat à la pudeur et outrage public à la pudeur. Elle assistait aux scènes qui se déroulaient au domicile conjugal entre son mari Émile A et leur petite voisine Simone, douze ans. Elle suppliait la plaignante : « Si tu ne te laisses pas faire, il va me tuer. » Quand son époux ne parvenait pas à ses fins, « il s’adressait à sa femme et avait avec elle des rapports sexuels complets » sous les yeux de Simone27.

23Pour résumer sur ce point avant d’aller plus loin, retenons trois choses :

24La seule présence des femmes dans ces dossiers de procédure concerne donc la complicité. Une complicité réelle ou fantasmée, tributaire d’un regard masculin écartelé entre les préjugés relatifs à la passivité féminine en matière sexuelle et à l’excès de sensibilité, voire à l’animalité des femmes. Le cadre dans lequel se déploie ce regard réconcilie du reste la thèse de l’atavisme et celle du rôle joué par le milieu social.

25La rareté des dénonciations de femmes tient aussi à l’impossibilité d’assigner aux comportements maternels une dimension sexuelle. Le code implicite et intériorisé qui structure les représentations de la maternité interdit d’assimiler les gestes des mères à des gestes d’abus sexuels. Vraisemblablement, le refus de l’entourage d’entendre ces dénonciations quand elles se produisent tient aux mêmes raisons.

26Si le crime sexuel féminin reste un pur produit de la littérature scientifique et n’est pas construit comme tel dans l’espace public, c’est parce qu’il est de l’ordre de l’impensé et de l’impensable tant il entre en concurrence avec les représentations dominantes de la sexualité.

Une révélation publique escamotée : déni social et persistance des stéréotypes

27En 1971, en réalisant Le Souffle au cœur, Louis Malle évoque publiquement la question de l’inceste féminin. La présentation du film à Post-scriptum vaut à Michel Polac de subir les foudres de la censure. Mais si c’est bien le ton général de l’émission – insuffisamment réprobateur – qui a semble-t-il provoqué l’ire de la direction de l’ORTF, personne ne s’appesantit sur la spécificité de l’inceste maternel. Deux ans plus tard, La Luna de Bernardo Bertolucci reprend le même thème sans davantage susciter de réel débat. Est-ce l’âge des protagonistes de ces deux films (les deux garçons ont quinze ans) ou la nature passionnée des relations les unissant à leur mère ou encore la beauté de ces dernières ? L’inceste féminin n’est manifestement pas perçu comme un attentat à la pudeur commis par un ascendant, ce qu’il est pourtant aux yeux de la loi. Le rapport sexuel entre une femme adulte et son enfant mâle, fût-il son fils, semble vécu sur le mode licite de l’initiation. Il habite donc, mais pas tellement plus que l’inceste masculin, une zone d’ombre de la conscience collective.

28En 1976, l’auteur d’une thèse de médecine consacrée à l’inceste évoquait bien l’existence de quelques cas d’incestes mère-fils « rapportés par la littérature » mais affirmait, pour sa part, n’en avoir retrouvé aucun. En revanche, le même pointait la responsabilité de certaines mères dans les cas d’incestes père-fille, soulignant que dans 16 % des cas la mère avait accepté la situation et que dans 8 % d’entre eux elle aidait même son mari à parvenir à ses fins28.

29Les choses ne vont pas changer immédiatement, du reste. En 1977, le quotidien Libération est le bras médiatique d’une défense des pratiques pédophiles librement consenties, en particulier sous la plume de Guy Hocquenghem. La revendication concerne notamment la modification d’une législation sur la sexualité des mineurs jugée inique. La cible principale de cette plaidoirie, qui prend les allures d’une attaque en règle contre les valeurs et les conventions bourgeoises, l’oppression que font régner les familles et la soumission des enfants à un ordre qui les brime, est les mères.

30L’écrivain Tony Duvert s’exprime alors régulièrement dans Libération et ailleurs, et dénonce la famille, le matriarcat, les abus de pouvoir des mères et leur potentiel incestueux :

La famille restreinte [...] de la société contemporaine est indéniablement féminine, centrée sur l’amante-maman. C’est le dernier chic. C’est une catastrophe ; c’est l’enfant-objet (l’amant/amante obligatoire de ses parents) ; [...] c’est ce qu’on a inventé de plus imbécile, de plus salaud, de plus bestial depuis qu’il y a la famille. [...] Car cette famille affreuse, c’est bel et bien la création du « pouvoir maternel »– l’accession à l’égalité, chez les femmes, passerait-elle par l’asservissement absolu des enfants ? À mes yeux, la maternitude actuelle est un authentique kidnapping, les mères sont l’agent principal d’incarcération, de normalisation des nouveaux êtres humains – les prétendus « enfants ». La famille patriarcale était peut-être un fléau : mais la nouvelle famille, incestueuse et mortifère, qu’est-ce que c’est ? Je m’indigne que l’on présente comme des progrès, des libertés (!) ce droit exorbitant qu’entendent s’accorder désormais, sur les gosses, tout ce qu’il y a d’utérophores. Appelez-les des femmes si vous y tenez29.

31Les femmes quant à elles réagissent peu et ne s’expriment guère sur ces questions. Cependant, on trouve quelques témoignages émanant de celles qui condamnent avec virulence la plaidoirie propédophile et le risque de manipulation et d’instrumentalisation que recèlent les relations sexuelles avec les enfants. Mais cette condamnation n’est pas unanime. En mai 1977, une psychanalyste intervient dans la rubrique « Femme » de Libération, sous le titre « Pédérastie et maternité ».

« Se faire désirer par un enfant ouvre une exploration dans laquelle certains osent s’aventurer », écrit-elle, ajoutant qu’elle a eu elle aussi, « envie de voler des enfants à leurs pères et mères. [...] Et femmes, nous devrions soutenir le désir des enfants en notre corps aussi puisque ce désir contrecarre la maternité “lourde”, instituée, qui rend les mères répressives, [...] qui cautionne, sous couvert d’amour dans l’universel creuset de sérieux et d’ennui qui fonde l’adulte, la “protection” sociale des mineurs, le Mythe de l’Enfance ». Désirer un enfant interroge le pouvoir de la maternité et « à travers elle une instance de phallocratie féminine ».

32Remettre en cause les formes des rapports à l’enfant mais surtout le pouvoir de la maternité, cette position qui est aussi celle de Tony Duvert, est plus rare alors sous la plume d’une femme. L’auteure de ces lignes note, avec raison, que les « femmes du mouvement » négligent d’insister sur l’oppression que font régner les mères cruelles ». Sa conclusion, attendue, est donc que « la libération des femmes et leur jouissance ne se trouveront pas sans celles des enfants et des pédérastes30 ». Néanmoins, en négligeant de poser au moins la question de l’inceste maternel, ce sur quoi Tony Duvert insiste, cette lectrice de Libération laisse en suspens ce qui aurait pu constituer un examen approfondi du « pouvoir de la maternité » qu’elle dénonce et, d’une manière plus large, participer à la remise en cause des structures familiales alors en vigueur.

33En 1981, Libération est moins à la pointe du combat mais ouvre encore de temps à autre ses colonnes aux adeptes de ces infractions sexuelles. En juin, Benoît, interviewé dans la rubrique « Sandwich », évoque longuement à la fois ses propres pratiques et celles de son amie pédophile :

Elle ne rencontre aucun problème puisqu’on ne se méfie pas d’elle. On parle de la pédophilie des hommes mais jamais de celle des femmes. Elles sont très avantagées puisqu’elles sont seules tolérées dans l’approche de l’enfant. Tant mieux ! Elles profitent bien de la connerie du système. Mon amie aime surtout les petits garçons. Elle a des rapports sexuels avec mon fils de six ans. Il la pénètre normalement et ils filent tous deux le parfait amour. [...] Mon amie va accoucher dans les jours qui vont suivre. Nous savons déjà que nous aurons des rapports avec notre enfant. Si c’est une fille, bravo pour moi ; si c’est un fils, tant mieux pour mon amie31.

34C’est évidemment autour de l’inceste que l’on doit chercher l’explication du silence observé par les militantes du droit des femmes sur la question. D’abord, parce que la vague féministe de la décennie 1970 ne se préoccupe guère encore des questions relatives à la maternité et à l’éducation. Ensuite, parce que, manifestement, un certain nombre de femmes perçoivent bien que s’il y a peu de femmes pédophiles, les mères incestueuses ne sont peut-être pas si rares. Cependant, l’évanouissement progressif de cette représentation de la femme délinquante sexuelle dans l’espace public montre qu’on avait atteint là une des limites du dicible des années 1980. Personne ne souhaitait véritablement affronter la réalité de la pédophilie féminine et maternelle.

35En 1983, Le Petit Gredin, la revue du GRED (Groupement de recherche pour une enfance différente), consacre un article au désir des femmes pour les adolescentes ou les enfants en faisant remarquer, avec raison, que le sujet des rapports entre mineurs et adultes est généralement abordé du seul point de vue masculin. Le texte, rédigé par un groupe de femmes, constate que la seule évocation du désir pour l’enfant entraîne des réticences : « Nous ne sommes pas concernées, c’est une affaire de mecs, de toute façon on n’a pas de rapports avec des petites filles. » L’explication de ce qui n’est pas autre chose aux yeux des rédactrices qu’une occultation tient à plusieurs éléments : la force du « sacro-saint instinct maternel » et le conditionnement particulièrement sévère que subit la sexualité féminine expliqueraient la rareté des cas de koréphilie : « Le tabou de l’inceste est toujours vivace et la crainte de transgresser l’arsenal d’interdictions morales psychanalytiques et juridiques nuit à la découverte et à la réalisation de nos désirs32 », telle est la conclusion des auteures de ce texte.

36Ces deux textes de femmes – exceptionnels, il faut y insister – et celui de Tony Duvert montrent que c’est la mise en question de la figure sanctifiée de la maternité qui, via la contestation de toutes les oppressions et de toutes les sujétions, va ouvrir la voie à la possible reconnaissance de l’existence de femmes pédophiles et de mères incestueuses. Au sein du grand réexamen critique qui suit Mai 1968, la notion d’abus est elle aussi revisitée et étendue. La conjonction de ces facteurs va faire entrer les femmes, ou plutôt le couple femme/enfant, dans un territoire nouveau.

L’émergence publique d’une figure nouvelle

37Dans le même temps, les Anglo-Saxons ont commencé les premières recherches sur les femmes auteures d’abus sexuels sur enfants. C’est aux États-Unis que surgit d’abord cette nouvelle figure. Une enquête réalisée en 1978 par la sociologue Diana Russell, une des fondatrices du WAP (Women Against Pornography) à San Francisco, établit que 4 % des femmes ayant été abusées dans leur enfance l’ont été par des femmes33. Une autre étude, réalisée en 1985 par le Los Angeles Times, à partir de témoignages rétrospectifs, révèle que 7 % des abus dénoncés par les participants, hommes ou femmes, ont été perpétrés par des femmes. Dans une étude de 1981, 60 % des 412 hommes et 10 % des 540 femmes interrogés, qui avaient eu pendant leur enfance des contacts sexuels avec une personne âgée d’au moins cinq ans de plus, affirmaient que leurs agresseurs étaient des femmes34.

38Le détail de ces enquêtes permet de préciser à quels écueils se heurte l’émergence de cette nouvelle figure criminelle.

39La nature du crime est le premier écueil. Crime sans violence, perpétré sous les apparences de la normalité, y compris parfois dans l’esprit même de l’auteure, l’abus sexuel féminin est par excellence le crime qui ne dit pas son nom et ne le dit pas à lui-même, parce qu’il peut plus aisément trouver un abri dans les gestes quotidiens de la tendresse maternelle ou maternante. « Expression affective inappropriée35 », commentent les psychologues et les criminologues.

40La définition même du crime (ou du délit) est le deuxième écueil. « Abus sexuel », aux États-Unis comme en France, les termes – qui pour la France au moins ne correspondent à aucune catégorie du code pénal, ancien ou nouveau – désignent dans cette fin du xx^e siècle toute une gamme de situations, de comportements et de gestes qui vont de l’attouchement le plus discret à la pénétration plus ou moins brutale. Les limites du légal sont ici d’autant plus délicates à établir avec précision qu’elles évoluent très vite, précisément au cours des décennies 1970 et 1980. En France, la loi criminalise depuis 1980 la pénétration sexuelle sous toutes ses formes, mais correctionnalise la contrainte à la pénétration.

41La construction sociale et culturelle des identités sexuelles est également un facteur important qui explique non seulement le scepticisme de tous ceux qui ont recueilli les confidences des victimes d’abus, mais également l’absence même de ces confidences. Ceci a peut-être été aggravé au cours des années 1970 par la confirmation d’une conviction indiscutable selon laquelle, « lorsque le contact sexuel a lieu » entre un homme et une femme, « l’homme est responsable de celui-ci36 ». Les petits garçons abusés par des femmes constituaient donc tout simplement une figure impossible du répertoire criminel et victimaire. Chez beaucoup de médecins, de psychiatres et/ ou de psychanalystes, les femmes étaient quasiment – et depuis fort longtemps, on l’a vu – exclues du registre des perversions sexuelles.

42Le cadre fort ancien dans lequel s’inscrivent les représentations de l’homosexualité féminine, dans laquelle on a vu longtemps une sorte d’infra-sexualité, sans conséquences et sans dimension, compte aussi. Le contact sexuel entre une mère et sa fille s’inscrivant dans ce schéma pouvait donc difficilement être perçu comme tel.

43La fonction des auteur(e) s, enfin. Un père abuseur, c’était une chose difficile à admettre et il aura fallu attendre la fin du xx^e siècle pour que l’inceste prenne sa place dans l’espace public. Une mère l’était bien plus encore.

44En France, c’est une femme journaliste, Anne Poiret, qui affirma récemment lever le voile sur ce qu’elle appelle L’Ultime Tabou, en publiant sous ce titre en janvier 2006 une enquête sur les femmes pédophiles et/ou incestueuses37. Le livre a trouvé un certain écho dans les médias38 et notamment au sein des magazines et des émissions qui s’adressent aux femmes39. En quelques chiffres, l’auteure affirme mettre au jour une réalité massive : une femme serait impliquée dans une affaire sur deux d’agression sexuelle comme complice ou coupable... 4 % des auteurs de crimes et délits sexuels incarcérés seraient des femmes. Un quart des femmes incarcérées dans certaines prisons pour longues peines seraient là pour ce type d’affaire et n’auraient agi ni sous la menace ni sous l’influence d’un complice masculin.

45Au sein du débat médiatique qui se déploie alors, Anne Poiret signale les réticences et le scepticisme auxquels son enquête s’est heurtée. Elle fait remarquer :

À aucun moment dans l’affaire d’Outreau le thème des femmes auteures d’abus sexuels sur mineur n’a été abordé. On a d’abord parlé de l’hypothétique réseau, puis de l’erreur judiciaire, jamais du fait que sur les quatre personnes qui n’ont pas fait appel et qui sont donc aujourd’hui condamnées, il y ait deux femmes. Mme Badaoui [...] a réussi à un moment donné à se faire passer elle-même pour une victime de la violence de son mari et c’est peut-être ce qui explique qu’elle ait subi une peine plus légère que lui. [...] Cette clémence est, elle, typique de l’attitude de la justice vis-à-vis de ce phénomène. [...] Pour beaucoup, l’image de la mère représente l’ultime rempart. Que cette figure-là puisse se révéler abuseuse sexuelle est insupportable40.

46Invitant ses lecteurs à sortir de l’angélisme et à consentir à réexaminer le rôle dévolu aux mères, Anne Poiret bouscule des représentations à la fois si profondément enracinées dans l’imaginaire collectif et si teintées d’affects fondamentaux qu’elles ont tendance à se recomposer presque aussitôt après avoir été mises à mal. Pourtant, bien des réactions à ce livre font état du caractère très attendu finalement de cette révélation : « Comme un coup de poing. Et comme une évidence aussi. Bien sûr ! Pourquoi pas ? Sous quel prétexte les femmes seraient-elles exemptes de cette tentation, de cette violence, de cette perversion-là ? Maman agresseur sexuel, cela sonne comme une contradiction dans les termes, comme un gros mot, une obscénité », commente une lectrice sur un blog Internet41.

Pour conclure

47Parlera-t-on de fabrication ou de reconnaissance de l’existence d’une pédo-criminalité chez les femmes ? À défaut de trouver ici une réponse à cette question, on peut noter que cette émergence a été rendue possible par plusieurs événements survenus depuis la fin du xix^e siècle.

48La reconnaissance par tous et partout du fait que le viol et l’attentat à la pudeur puis l’agression sexuelle étaient des délits et des crimes. Certes, ils figuraient bien depuis 1810 dans le code pénal, mais la pratique judiciaire et la lecture des journaux montrent que leur caractère délinquant était encore loin d’être unanimement reconnu.

49Les remodelages successifs des frontières séparant le licite de l’illicite et le légal de l’illégal en matière de comportements privés et de pratique sexuelle ou considérée comme telle ont entraîné le glissement de la notion d’attentat à celle d’agression puis à celle d’abus. Glissement qui a profité au développement d’interrogations sur le pouvoir des pères d’abord puis sur celui des mères, plus récemment. Les spécialistes qui parlent de maternage abusif pour décrire les gestes des femmes concernées mettent ainsi explicitement l’accent sur la notion d’emprise ou d’abus.

50Cependant, tout n’est pas neuf au sein des représentations qui se mettent actuellement en place. Dans ce passage d’une image à l’autre, la part du fantasme notamment reste centrale. Elle concerne le caractère dissimulé, insaisissable du crime féminin, que décrivait Henry Joly d’une part. L’infériorité des femmes dans le crime, que relevait le même et qu’il attribuait à la conjonction entre la « rareté des occasions [et l’]insuffisance des moyens42 », n’est pas non plus véritablement mise à mal, l’inceste maternel conjuguant l’occasion et la faiblesse des moyens physiques.

51La femme auteure d’abus sexuels peut être, cependant, perçue de deux manières différentes qui supposent bien un changement au moins partiel de paradigme. En transgressant lourdement les normes sexuelles au profit d’une espèce de désir de puissance sexuelle, de réification et d’instrumentalisation du partenaire sexuel dont on a longtemps pensé qu’ils étaient l’apanage des hommes, la délinquance sexuelle bouscule l’idée selon laquelle la violence a un sexe ou un genre et empêche désormais de circonscrire l’agression sexuelle contre un mineur à la puissance phallique. Henry Joly avait signalé que quand la femme pèche c’est par son sexe. Mais il n’était pas question alors de violence véritable. Or, en permettant de penser la violence des femmes comme pouvant être sexuelle et la sexualité des femmes comme étant aussi entreprenante que celle des hommes – pour ne pas dire agressive –, cette figure nouvelle de femme pédophile sonne aussi le glas aux yeux de certains observateurs d’une forme de discrimination sexuelle. En matière de transgression, de domination et de violence, les femmes sont les égales des hommes.

52On assiste donc à une refonte de l’image maternelle, refonte à laquelle la psychanalyse n’est sans doute pas étrangère. La maternité était ce qui, pour Henry Joly, rendait leur honneur aux femmes enfoncées dans l’ignominie, elle est devenue une porte ouverte sur l’ignominie... L’image dominante de la mère, quasiment inchangée depuis le xix^e siècle – nourricière, protectrice, asexuée et rassurante –, subit ainsi une mutation radicale avec l’essor d’un discours sur le « versant noir de la maternité », incarnant une des figures nouvelles de l’abus de pouvoir et de la dangerosité. Du même coup, non seulement le couple femme/enfant, mère/enfant change, mais c’est aussi le visage même de la famille qui s’en trouve reconfiguré, forgeant un « univers de sens » inédit : l’enfant abusé n’est pas l’ultime avatar d’un bon petit diable martyrisé par une marâtre, exception dramatique au royaume protégé de l’enfance, mais un être toujours en péril et qui plus que jamais a besoin de la protection de l’État.