Présentation
p. 13-17
Texte intégral
1A l’époque contemporaine, malgré des continuités avec l’Ancien Régime, de nouvelles figures de femmes criminelles apparaissent et s’imposent. Tantôt, elles sont collectives et presque anonymes, comme les avorteuses ou les vitrioleuses, tantôt elles sont singularisées, comme madame Lafarge, Jeanne Weber, Violette Nozière, Germaine Berton, les sœurs Christine et Léa Papin... et quelques autres, à l’instar de Georgette Hodot, adepte, dans les années 1930, du « browning de l’Apache braqué dans le dos ». Pourtant, malgré une poignée de personnages restés célèbres, la plupart des femmes criminelles se fondent dans la grisaille au point de disparaître brutalement de la mémoire collective. Lorsque, à la Belle Époque, les caricaturistes de L’Assiette au beurre retracent l’histoire du crime à travers quelques personnages emblématiques, aucune femme n’accède à une célébrité durable. Dans la généalogie des grands criminels, seuls des hommes sont convoqués : Troppmann, Géomay, Pranzini, Pel, Vacher l’éventreur... De la sorte, dans l’imaginaire du crime, les femmes apparaissent le plus souvent comme des ombres évanescentes placées devant un décor aux contours flous et mouvants. Dans un livre incisif sur les femmes bagnardes, Odile Krakovitch, qui s’était placée à l’autre bout de la chaîne pénale, puisqu’elle ne partait ni de la découverte du crime, ni de l’enquête judiciaire, ni du traitement médiatique, ni du procès, ne distingue pas de grandes figures. Il est vrai que, en dehors de Louise Michel, ces détenues n’ont guère laissé de traces ou de confidences écrites. Personne n’a songé à interviewer les dernières femmes bagnardes, ou alors de manière sèche et railleuse, afin de conforter les préjugés d’une société dominée par les hommes. C’est ainsi que, pour les lecteurs de Paris-Soir, le grand quotidien des années 1930, Alexis Danan restitue sa conversation avec l’une d’entre elles et ne masque pas ses impressions : il était impossible de régénérer les femmes bagnardes par le travail, écrit-il, car on ne pouvait pas attendre « qu’elles reprisassent les chaussettes des forçats » puisqu’ils n’en portaient pas. Dans le même reportage, lorsqu’il passe en revue les femmes bagnardes de Guyane, l’auteur donne le sentiment d’assister au « défilé des empoisonneuses, des ogresses, des amantes incomprises et des entôleuses récidivistes ». Sans doute, s’il fallait poursuivre la quête des inconnus entreprise par Alain Corbin à propos d’un habitant analphabète de l’Orne, Louis Pinagot1, ce n’est pas une demoiselle des téléphones ou une couturière qu’il faudrait suivre, mais bien une de ces femmes criminelles qui non seulement ont été jugées, condamnées, transportées, reléguées ou déportées, mais ont été aussi sanctionnées une deuxième fois. Au châtiment pénal, s’ajoute une autre punition : elles furent, en effet, « contraintes de devenir légalement les prostituées de leurs maris et des bagnards2 ».
2Pour suivre dans la longue durée et pouvoir mettre en correspondance des conduites, des observations, des interprétations, des grilles de lecture, il a semblé pertinent, pour cette première partie, de retenir des figures parmi les plus saillantes, individuelles ou collectives, même si leur gloire fut éphémère, réduite parfois à quelques lignes ou quelques journées d’audience avant de disparaître aussitôt. Dans la première moitié du xixe siècle, les figures de femmes criminelles constituent des « raretés », à l’instar du récit du crime lui-même. En 1844, Sainte-Beuve écrit que « madame Lacoste est, comme madame Lafarge, une jeune femme qu’on accuse d’avoir empoisonné son mari. Belle pâture3 ! » Après les années qui voient les grands quotidiens populaires atteindre des tirages considérables, les femmes criminelles sont de plus en plus souvent présentes et pourtant, en 1926, quand la Librairie académique Perrin réunit en un volume les Crimes d’autrefois, seule la « Brinvilliers du xixe siècle », c’est-à-dire Hélène Jégado, y trouve une place4. Plus tardivement encore, en 1989, un médecin légiste livre à la curiosité publique ses souvenirs. Il évoque l’« opinel de Bontemps », le sombre héros de Bruay-en-Artois, ou Lucien Léger mais, dans les quatorze chapitres du livre, pas une seule grande figure de femmes criminelle n’est présentée5.
3Il existe donc bien des « discours inaudibles6 », et c’est d’abord une société d’hommes : parquetiers, policiers, juges d’instruction, président, avocat, experts et surtout jurés, qui construisent pendant très longtemps des figures de femmes criminelles, très éloignées des « idoles de la perversité » mises à l’honneur à la Belle Époque7. Aux assises, les femmes membres de la « société judiciaire » sont extrêmement rares. Dans l’entre-deux-guerres un célèbre avocat parisien n’aperçoit que les « dames du vestiaire ». Ce sont elles qui « veillent canoniquement à la vertu des toges ». En effet, « gardiennes du sépulcre, elles ont des tâches vestimentaires ». Un autre suggère, à gros traits, qu’il n’y a pas, parmi les femmes, de véritables avocates d’assises. Jusqu’en 1946 la cour est entièrement masculine. Pour autant, dans ce « système des tribunaux » qui rend difficilement audible la parole des femmes, certaines accusées parviennent à composer avec un imaginaire très largement misogyne, jouant des codes supposés de la femme auteur d’un crime. La femme n’est ni la mauvaise mère, ni la mauvaise épouse, mais celle qui en tuant un mari défend l’honneur conjugal ou familial et la réputation de ses enfants. Souvent la violence criminelle des femmes est présentée, au xxe siècle, comme une action défensive et non comme un geste agressif.
4Si l’on observe les figures contemporaines, il y a bien un aspect notoire lors des procès. En effet, les tribunaliers ne s’attardent guère sur les descriptions des hommes sauf pour souligner, à la manière des partisans de la physiognomonie, que les traits de l’accusé sont bien ceux du coupable. Quelques mots suffisent en général à confectionner un portrait. Pour les femmes, il en va autrement. Au tournant des années 1880, tandis que la criminologie s’impose comme une science impériale, la description anatomique retrouve une place importante. Lombroso, dans la deuxième édition de L’Homme criminel, qui apporte nombre de nuances et de correctifs à la première, affirme toutefois, à la suite d’observations variées : « Chez les femmes meurtrières et les prostituées, on a trouvé le plus grand nombre de fronts fuyants et de fossettes occipitales moyennes et, chez les premières, d’os wromiens ; chez les infanticides, j’ai noté la plus grande fréquence des sinus frontaux saillants et la moindre fréquence des fosses occipitales et des fronts fuyants. » La revue des caractères craniologiques ne s’arrête pas là. En effet, dit-il, « si on compare, toutefois, les criminelles avec les femmes normales, on voit que les criminelles se rapprochent beaucoup plus des mâles normaux ou des femmes, surtout quant aux arcades sourcilières, à la soudure des sutures, aux mâchoires, aux anomalies du trou occipital8... »
5Si les travaux sur l’« énigme de la femme » se multiplient, certains crimes restent pour les contemporains des mystères et produisent des images peu nombreuses, mais particulièrement fortes, ainsi à la Belle Époque, le geste compulsif de Jeanne Weber, l’ogresse de la Goutte d’or, ou dans les années 1950, l’affaire Marie Besnard, la « bonne dame de Loudun ». Le corps, le visage, la posture, les gestes continuent à faire l’objet de longues investigations. Les descriptions abondent, les images moins nombreuses participent pourtant au même système de représentations qu’il importe de décrypter plus précisément.
6Pour cela, il faut d’abord partir de l’Ancien Régime. Arlette Farge, afin de mieux saisir une société à un moment donné, souligne qu’il convient de repenser les contextes sociaux et que la femme criminelle, du moins au siècle des Lumières, n’est pas une actrice, mais un « objet de discours et représentations constants ». Pour autant, aucune « figure type » n’est produite. L’examen scrupuleux et sensible de l’espace public et des discours le démontre aisément.
7Par la suite, la justice contribue à diaboliser l’avorteuse, l’épouse lascive et paresseuse, la mère dénaturée, mais tout se passe, pour ceux qui observent le fonctionnement des juridictions répressives, comme si le fait d’être une femme fonctionnait tantôt comme une circonstance aggravante, suscitant alors un surcroît de sévérité, tantôt comme une circonstance atténuante, dont rend compte l’importante production, parfois stéréotypée, de figures criminelles. Certaines figures sont ainsi régulièrement revisitées et Anne-Emmanuelle Demartini s’attache à repérer et à suivre la figure de l’empoisonneuse, figure dominante et envahissante des femmes criminelles. Assurément Marie Lafarge constitue le premier modèle, presque indépassable, auquel on se réfère sans cesse. Marie Cappelle-Lafarge fut croquée par une main anonyme comme une héroïne de cour d’assises, assurément la première du genre, le dessin fit partie de la collection d’un avocat, maître Paul Weill. En 1933, le plus important quotidien de la période revient sur l’affaire et s’interroge : « Que fut-elle en réalité, cette indéchiffrable héroïne de la plus belle des “causes célèbres” ? Monstrueuse criminelle ou désolante victime ? Ange ou démon ? Atroce ou sublime ? La guerre jamais éteinte des anti-lafargistes et des lafargistes n’a pas donné à cette question les réponses qu’il faudrait9... » Le vocabulaire utilisé, les oppositions construites, « anges ou démons », « atroce ou sublime », « monstre ou victime », constituent bien des formules constamment réemployées jusqu’à nos jours. Plus tard encore, sous la IVe République, tandis que la médicalisation de la société française s’est généralisée, la psychiatrisation s’est renforcée et le recours à un vocabulaire spécialisé pour analyser les femmes criminelles du passé comme celles du temps présent s’est renforcé.
8Ensuite, il convient de traiter des femmes auteurs d’agressions sexuelles. Si le pédophile a remplacé le parricide, il est pour l’heure essentiellement incarné par des figures masculines. Aussi importe-t-il de suivre la construction de la femme ou de la mère auteur de violences sexuelles. La mère criminelle ne trouve plus seulement à s’incarner dans la mère infanticide. En Bretagne ou en Poitou, les images colportées restent conventionnelles, indépendamment de l’horreur du geste dont s’empare rarement la presse à grand tirage, à l’exception de quelques récits de la cruauté. Toutefois, l’enquête de 1891 puis la loi de 1898 punissant les parents pour violences commises contre les descendants révèlent à l’opinion de nouvelles figures, même si elles sont peu nombreuses : mères qui martyrisent leurs enfants, femmes qui abusent sexuellement de mineurs. C’est ce dernier aspect qu’évoque Anne-Claude Ambroise-Rendu jusqu’au xxe siècle.
9Quittant la sphère plus intime et confidentielle des relations familiales ou interpersonnelles, il est nécessaire de revenir sur la scène publique afin de s’attacher à la « terroriste ». Indiquons que, en 1922, on disait de Germaine Berthon qu’« elle se décerna à elle-même la palme de l’héroïsme, se haussa jusqu’à penser qu’elle deviendrait une grande figure du siècle10 ». Gina Lombroso, la fille du célèbre criminologue « positiviste », publie en 1929, dans l’Italie fasciste, un ouvrage intitulé L’Âme de la femme qui affirme que les femmes n’ont pas de comportements antisociaux et se tiennent éloignées de la politique. Aussi la figure de la terroriste fait-elle doublement scandale, ce que montre bien la contribution de Karine Salomé.
10Au cours de cette période, une autre figure s’impose : celle de la criminelle garçonne, à la fois masculinisée et féminisée. Une partie de la presse populaire dénonce, par l’entremise d’articles très différents, la trépidation du monde moderne, la course à la vitesse, le culte du biceps, la confusion des silhouettes, la place des hommes et des femmes dans la société, l’appétit de jouissance et bien d’autres avatars de la société contemporaine. L’assassinat de madame Suzanne, exhumé par Frédéric Chauvaud, illustre ces aspects. En effet, le crime apporte nombre de renseignements sur la mauvaise victime et sur la « confusion des sexes » à la veille des années 1930.
11Reste alors à observer la figure collective la plus récente, du moins auprès d’un large public. Elle est, en effet, alimentée par les enquêtes de terrain menées récemment et par le traitement médiatique qui tente souvent d’alarmer la démocratie d’opinion en lui proposant de nouveaux visages de la dangerosité contemporaine. Les promoteurs de la statistique morale affirmaient à la Belle Époque que les femmes condamnées par une cour d’assises ne dépassent pas 10 % du « gibier pénal ». Les femmes criminelles apparaissent d’autant plus inquiétantes qu’elles sont rares, comme si leur faible présence était inversement proportionnelle à leur dangerosité. La seule présence des femmes semble donc attiser l’angoisse et constituer un terrible danger : celui de la dissolution. Aussi, la seule existence des mineures criminelles, étudiées par Jean-Jacques Yvorel et Véronique Blanchard, apparaît-elle, au xixe comme au xxe siècle, à la fois extraordinaire et inacceptable.
Notes de bas de page
1 Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, 341 p.
2 Odile Krakovitch, Les Femmes bagnardes, Paris, Perrin, 1998 [Olivier Orban, 1990], p. 12-13 et 234-235.
3 Chronique du 6 juillet 1844, citée par Louis Chevalier, Splendeurs et misères du fait divers, Paris, Perrin, 2004, p. 98.
4 Pierre Bouchardon, Crimes d’autrefois, Paris, Perrin, 1926, p. 203-231.
5 Raymond Martin, Souvenirs d’un médecin légiste, Paris, Calmann-Lévy, 1989, 267 p.
6 Voir Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998, 494 p.
7 Bram Dijkstra, Les Idoles de la perversité. Figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle, Paris, Le Seuil, 1992, 478 p.
8 Cesare Lombroso et Gina Ferrero, La Femme criminelle et la prostituée, Paris, Félix Alcan, 1896, 395 p.
9 Paris-Soir, 24 novembre 1933.
10 Cité par Maurice Garçon, Histoire de la justice sous la IIIe République, III, La Fin du régime, Paris, Arthème-Fayard, 1957, p. 150.
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