1Les représentations des femmes criminelles, fabriquées et colportées par l’art, la fiction ou les médias, sont placées sous le sceau de l’ambiguïté car elles sont tributaires à la fois des clichés que véhicule la vision traditionnelle des femmes criminelles, et des changements intervenus au cours de l’Histoire, en particulier dans le champ juridique1.

2Les stéréotypes oscillent entre une fragilité féminine, qui peut confiner à la folie, et une démesure que décuple la luxure. Ils se sont forgés durant l’Antiquité, avec notamment le mythe des Bacchantes et des Amazones, et se sont renforcés au Moyen Âge par l’intermédiaire des clercs. En effet, aux yeux des moines et des prédicateurs, toute femme était à la fois une criminelle en puissance et une tentatrice, à l’instar d’Ève, sa lointaine ancêtre. Les valeurs d’honneur, qui ont été pendant des siècles attachées à la femme dans la vie sociale, n’ont fait qu’accentuer cette vision : jusqu’à une époque récente, l’homme devait prendre une « preude » femme, c’est-à-dire vierge au mariage, fidèle et maternelle, reléguée dans la sphère de la vie privée qui protégeait du désordre ou le masquait. Toute déviance par rapport à ces normes marginalisait l’épouse et l’exposait à la vindicte.

3De fait, assez logiquement, jusqu’à l’essor des médias de masse, les criminelles ne furent pas représentées comme des femmes ordinaires mais comme des catégories à part, dont le stéréotype, par-delà quelques infimes variations, se répétait à l’infini. Il s’agissait le plus souvent de personnages bibliques, de prostituées ou de sorcières, aisément identifiables à l’hexis. Leur forfait, empoisonnement ou adultère, pouvait allier le secret et l’alcôve. Il trahissait parfois aussi l’horreur du sang sous forme de gestes contre nature : infanticide, parricide, inceste, ou encore meurtre du mari pour lequel les femmes sont jugées plus sévèrement que les hommes. L’imaginaire occidental reste imprégné de ces clichés qui non seulement grèvent notre interprétation du passé dans lequel nous charrions nos fantasmes, mais expliquent le regard différent que nous portons encore aujourd’hui sur les femmes et les hommes criminels.

4L’évolution du droit et les études sur l’histoire de la criminalité ont cependant profondément renouvelé l’approche procédurale des infractions féminines. Rompant avec le sens commun, les chercheurs ont souligné l’insertion des délinquantes dans le tissu social et démontré que, contre toute attente, des crimes comme le vol, l’infanticide ou l’empoisonnement sont perpétrés par les hommes autant que par les femmes. Ils ont également prouvé que toutes les catégories de femmes sont concernées : de l’héroïne antique à la paysanne en passant par la femme noble et la bourgeoise, de la célibataire à la veuve, via la fille de joie.

5La gestion différentielle des infractions commises par les femmes a aussi été clairement observée : la justice pénale est indulgente envers certains types de délits, sévère à l’égard d’autres, notamment ceux qui traduisent une transgression majeure des rôles familiaux, comme la maltraitance ou le meurtre des enfants. En 1914, madame Caillaux, qui a tué le directeur du Figaro pour venger l’honneur de son mari, est acquittée, confortant la thèse de ceux qui dénoncent l’indulgence pénale dont bénéficient les femmes. Mais, en 1943, Marie-Louise Giraud est la dernière « faiseuse d’anges » guillotinée en France.

6Pour saisir l’extraordinaire complexité de ces représentations, qui se sont construites et sédimentées de l’Antiquité à nos jours, il est nécessaire de varier les focales et les échelles, de prendre en compte la spécificité des discours et des supports qui les véhiculent, des destinataires à qui les différents messages s’adressent.

7En effet, le lien existant entre les figures et les textes n’est pas le même selon les époques. Ainsi, dans la Grèce ancienne, les images ne viennent-elles pas nécessairement illustrer les écrits mais bénéficient-elles d’une relative autonomie. À l’inverse, en matière de criminalité, l’iconographie du xix^e siècle semble très influencée par les descriptions littéraires et médicales contemporaines. Si les affaires criminelles impliquant des femmes – notamment les infanticides – sont importantes dans les archives judiciaires, les images sont quasiment absentes ; seules quelques sorcières au bûcher apparaissent, et si les canards aiment à décrire les crimes les plus atroces, ils répugneront longtemps encore à les figurer. En revanche, la gravure de qualité comme l’estampe populaire se délectent lorsqu’elles impliquent les « grands » de ce monde.

8A contrario, seul un regard panoramique sur le temps et l’espace – approximativement l’Europe actuelle, de l’Antiquité à nos jours – aide à comprendre comment cette profusion de figures complémentaires, concurrentes ou contradictoires forment des systèmes, de quelle manière se succèdent, s’harmonisent ou s’entrechoquent fragments bibliques, chroniques judiciaires, dessins de presse, grands procès reconstruits par la télévision...

9Non seulement les combinaisons sont multiples mais les sources à la disposition du chercheur ne sont ni de même nature ni d’égale importance au fil du temps. Par exemple, dans l’Antiquité, alors que les récits mythologiques abondent en figures qui, pour certaines, ont traversé le temps, comme Médée ou Clytemnestre, seul le code d’Hammurabi de Babylone permet de saisir des femmes criminelles à travers le prisme du contexte judiciaire.

10Interpréter la « grande chasse aux sorcières », qui se développe au xvi^e siècle, n’est envisageable qu’en mettant en relation les représentations des femmes assassines avec la criminalisation des délits, donc avec les développements de la justice, aussi bien dans la théorie que dans la pratique, dans les villes comme dans l’Église et dans l’État monarchique. De même, que le supplice de Brunehaut ait pu devenir, à la fin du Moyen Âge, un thème iconographique prisé des miniatures ne s’explique que par la lente « civilisation des mœurs », par le refus du déclenchement incontrôlé de la vengeance et la magnification du crime de lèse-majesté.

11Pour mettre au jour les principales figures de femmes criminelles, il est indispensable de traquer tous les supports, de l’écrit d’archive au tableau ou au dessin de presse, du portrait figé dans la pierre à l’illusion de vie que crée l’image mobile. Il faut également croiser les approches et les sciences, d’où cette rencontre, résolument transdisciplinaire. Les historiens s’y retrouvent, toutes périodes confondues, pour dialoguer avec les juristes, les criminologues, les historiens de l’art et les plasticiens.

12Ces échanges, dont le lecteur mesurera la fécondité dans ce volume organisé en quatre parties faisant chacune l’objet d’une introduction propre, ont permis de répondre à une interrogation paradoxale : alors que la part des femmes dans la criminalité est restée moindre que celle des hommes et que le droit contemporain traite les deux sexes à égalité, pourquoi le récit de leurs crimes les transforme-t-elles si facilement en monstres ? La féminisation accrue de la magistrature modifiera-t-elle ce regard ?

Comités scientifique et d’organisation

13Loïc Cadiet, Frédéric Chauvaud, Éliane Chiron, Annie Duprat, Anne-Emmanuelle Demartini, Claude Gauvard, Emmanuel Jeuland, Pauline Schmitt Pantel, Myriam Tsikounas du Collège des écoles doctorales de Paris 1, de l’École doctorale d’histoire de Paris 1, du Laboratoire de médié-vistique de Paris (CNRS/Paris 1), du GIP Droit et Justice, du laboratoire Identités, Cultures, Territoires, de l’université Paris-Diderot, de l’INA, du GERHICO de Poitiers.

Remerciements

14Ce colloque a bénéficié du soutien du Conseil scientifique et du Service de la recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, de l’institut universitaire de France.

15Les organisateurs remercient chaleureusement Françoise Brunei, Yvonne Flour et Isabelle Gasnault pour leur encouragement constant ; Dominique Kalifa, Michelle Perrot et Pierre Truche pour avoir accepté de présider les séances du colloque.

16Les auteurs remercient chaleureusement Martine Andréoli pour l’aide éditoriale et iconographique apportée.