1Existerait-il une spécificité des archives scientifiques en matière d’histoire et d’archivistique ? Trois affaires récentes peuvent illustrer, en guise d’introduction, l’étonnante difficulté qu’éprouvent, en France, les archives personnelles des savants des xviii^e et xix^e siècles pour être accueillies dans les dépôts publics et s’affranchir éventuellement du statut de papiers privés1.

2En 2003, un catalogue de la librairie Hatchuel proposait un ensemble de dix manuscrits autographes de Lavoisier et d’une cinquantaine d’autres de son entourage ou le concernant. Persuadée de l’intérêt qu’y porterait une université américaine, la famille du collectionneur n’en demandait pas moins de 180 000 euros, somme que ne pouvait justifier le contenu. Deux ans plus tôt, la librairie Paul Jammes proposait une série de documents préparatoires du Dictionnaire de chymie de l’Encyclopédie méthodique, dû à Guyton de Morveau. Outre des fiches de notes concernant certains articles, il proposait un exceptionnel vocabulaire de la main de Prieur-Duvernois, futur Prieur de La Côte d’Or, parent, disciple et collaborateur de l’auteur2. Les quelques milliers d’euros demandés dépassant de loin la capacité d’acquisition de l’Académie des sciences, les Archives nationales furent sollicitées : à l’automne 2001, la demande arrivait trop tard pour l’exercice budgétaire ; au printemps suivant, en revanche, elle franchissait victorieusement les différentes étapes de la procédure pour aboutir à un ultime veto. Un prix excessif justifiait-il ce refus ? Pas même. Le prix ne fait parfois rien à l’affaire : quelques années plus tôt, les Archives nationales avaient déjà écarté le dépôt gratuit des archives de Gay-Lussac au motif qu’il s’agissait d’archives scientifiques, comme si la culture chartiste se trouvait désemparée par leur nature même. D’une façon ou d’une autre, il existe donc une relative impossibilité de « caser » des manuscrits scientifiques ou techniques privés, à l’exception de ceux qui relèvent de figures mythiques, comme Léonard de Vinci, Galilée, Newton ou Einstein.

3 Ces trois exemples liminaires soulignent un triste paradoxe à l’aube du xxi^e siècle. Alors que l’histoire des sciences s’est considérablement développée depuis plusieurs décennies, alors que les archives scientifiques sont malgré tout mieux prises en compte par l’institution, celles qui ont jusqu’alors été préservées hors des lieux dédiés sont menacées soit de disparition matérielle, soit de demeurer inaccessibles aux institutions publiques et, partant, aux chercheurs, tandis que celles que produisent quotidiennement les laboratoires et les scientifiques contemporains sont menacées de destruction.

4Quel(s) statut(s) donner aux archives scientifiques, et notamment aux archives personnelles des scientifiques ? Nous proposons ici d’envisager la question sous forme de jeux d’échelle, en faisant varier le regard entre l’histoire et le présent, en usant de la polysémie des termes de public et de privé, et en naviguant entre législation et pratique archivistique ou historique. Après un rappel de l’évolution et de la situation actuelle des archives scientifiques en France, nous examinerons la constitution et l’organisation des fonds des Archives de l’Académie des sciences, avant de nous pencher sur l’un de ces fonds, les archives personnelles de Lavoisier.

À la recherche des archives scientifiques : trente ans d’espoirs et de désespérance

5Les trois affaires signalées en préambule ont finalement connu un happy end par la grâce d’autres institutions publiques, respectivement Cornell University à Ithaca (N.Y.), la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie à Paris et l’École polytechnique à Palaiseau. Elles posent néanmoins le problème de la politique en matière d’archives scientifiques3. Dans ces trois cas, pourtant, il s’agissait de papiers d’académiciens des sciences et de chimistes reconnus en leur temps – Guyton, le moins connu de nos jours ayant par ailleurs eu d’importantes fonctions politiques à la Convention, notamment comme premier président du Comité de salut public. Mais si les propriétaires de ces ensembles juridiquement privés aspiraient à les rendre publics en partageant sans doute le sentiment qu’ils appartenaient au patrimoine national, leurs démarches relevaient nettement de deux sphères bien distinctes, l’une essentiellement commerciale, l’autre purement mémorielle. Les statuts archivistiques de ces ensembles étaient plus divers encore : une collection privée accumulée pendant cinquante ans, une épave d’un fonds personnel deux fois centenaire dispersé depuis trente ans, un fonds cohérent d’archives familiales presque aussi ancien. De nature également diverse, ces documents relevaient tous d’une catégorie mouvante, de création récente : les archives scientifiques.

6Avant d’examiner ce que l’on pourrait nommer l’invention des archives scientifiques dans les dernières décennies en France, d’ailleurs avec un retard certain sur les pays anglo-saxons, un détour par la définition des termes est donc nécessaire.

7Si la loi du 3 janvier 1979 sur les archives établit la distinction entre archives publiques et archives privées4, elle n’a pas à définir les archives scientifiques. À défaut d’une définition légale, il convient de rappeler celle des spécialistes : « Par archives scientifiques, nous entendons toutes sources archivistiques permettant d’étudier des politiques de recherche et d’enseignement scientifique, l’évolution de telle ou telle discipline, ou encore l’apport de tel ou tel scientifique au développement des connaissances5. » Cette catégorie d’archives se décline en trois niveaux : les archives des tutelles, les archives propres des établissements, les archives personnelles. Sont donc publiques les archives scientifiques produites ou reçues par des administrations ou établissements publics ou parapublics ; a contrario, sont privées celles des scientifiques eux-mêmes et celles des entreprises et établissements privés à caractère scientifique ou technique. Mais il faut se garder de plaquer rétrospectivement cette définition légale contemporaine sur l’histoire des fonds, et la situation actuelle présente elle-même un certain imbroglio : si les scientifiques considèrent généralement leurs archives personnelles comme privées, elles ne le sont matériellement pas dans le cadre de leur activité dans un laboratoire public, bien qu’ils puissent en partager ou en posséder la propriété intellectuelle et qu’ils conservent le droit moral sur leur œuvre...

8À défaut de pouvoir encore recenser les archives scientifiques privées – les archives personnelles des savants et chercheurs, donc, et celles d’institutions privées –, l’effort s’est porté depuis trente ans sur les archives publiques. Si celles de telle institution majeure avaient pu faire exceptionnellement l’objet de travaux ou de manifestations publiques en France6, les archives scientifiques en général n’y ont été prises en compte en tant que telles qu’à partir de la fin des années 1980. Il est symptomatique que lorsque l’École polytechnique a voulu créer un service d’archives au sein de sa bibliothèque, dix ans plus tôt, elle ait pris pour modèle non pas une institution scientifique, mais les archives du Génie au Service historique de l’armée de terre à Vincennes.

9Espoirs et désespoirs publics se sont succédé pendant trente ans pour la mise en place d’une politique d’archives scientifiques en France. D’abord fallait-il parvenir à les identifier et les recenser. Après de premières réflexions menées dans les années 1950 et 1960 par Guy Beaujouan, René Taton et Arthur Birembaut, une première structure officielle (RCP 331 du CNRS) fut créée à cet effet sous la direction du premier, directeur d’études à la IV^e section de l’École pratique des hautes études. Après deux tables rondes, en 1973 et 1975, elle dut abandonner son projet de publier un Guide de l’histoire des sciences dans les archives de la région parisienne, faute de moyens. Malgré la tenue d’un colloque sur l’importance des correspondances, qui manifestait un intérêt nouveau pour les sources7, le bilan tiré au congrès international d’histoire des sciences d’Édimbourg en août 1977 conduisit à l’amer constat que la France avait un retard considérable sur la Grande-Bretagne et les États-Unis.

10La prise de conscience du retard français eut des effets bénéfiques. En 1986, lors de la création du Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques (CRHST) de la Cité des sciences et de l’industrie, un poste de conservateur en chef détaché fut ouvert pour assurer la veille et la sensibilisation, la collecte et le classement en matière d’archives scientifiques. Son titulaire, Thérèse Charmasson, organisa ainsi trois journées d’études dans la décennie suivante et les publia dans la Gazette des Archives (voir tableau)8. Le CRHST réalisa aussi une simple plaquette intitulée Conserver les archives scientifiques ? Pourquoi, comment, où ? destinée à sensibiliser les différents acteurs publics et privés en répondant aux questions élémentaires qu’ils pouvaient se poser9. Parallèlement, trois autres conservateurs en chef étaient détachés àl’Académie des sciences (Christiane Demeulenaere), à l’institut Pasteur (Denise Ogilvie) et à la mission des Archives nationales auprès du CNRS (Odile Welfelé). En 1995, les trois premières rédigèrent à l’intention de leurs corps, avec Catherine Gaziello, directeur de la bibliothèque centrale du Museum, un petit manuel sur Les archives personnelles des scientifiques10, tandis qu’un collectif réunissant des conservateurs et des historiens publiait un guide de recherches de l’Académie des sciences d’un type nouveau11 et que deux tables rondes étaient consacrées au sujet à la bibliothèque municipale de Roanne et à l’École nationale du patrimoine, avec publication des actes12. Enfin, la sensibilisation passait encore par des expositions destinées à valoriser les papiers scientifiques en faisant découvrir au grand public les archives historiques de l’Académie des sciences ou la production d’archives contemporaines liée au travail de laboratoire13.

11Invités à contribuer à ces journées d’études ou au groupe de travail qui réalisa le guide de l’Académie, les historiens des sciences, non seulement à titre individuel, mais également au niveau de la Société française d’histoire des sciences et des techniques, prenaient désormais éventuellement eux-mêmes l’initiative de la collaboration avec les conservateurs. Il s’agissait de privilégier le croisement des regards sur les archives, auxquelles venaient s’ajouter les collections, tant dans leur dimension muséologique que dans celle de l’histoire culturelle14, et d’aider individuellement à la collecte en servant d’intermédiaires avec les détenteurs des archives familiales sur lesquelles ils travaillaient. Ainsi, tous les éléments de sensibilisation et les structures de collecte mis en place fonctionnaient, et des fonds privés plus nombreux entrèrent dans les collections publiques. Restait toujours à les recenser.

12En 2000, avec l’aide de la direction des archives et de celle des bibliothèques, Thérèse Charmasson a lancé une vaste enquête sur les archives personnelles des scientifiques auprès des établissements de province. Venant compléter les premiers dépouillements parisiens effectués sous la direction de Guy Beaujouan, l’exploitation de ces données a donné lieu à l’édition récente d’un guide qui sera actualisé en ligne15. Parallèlement, en juin de cette même année 2000, le CRHST organisa aussi, avec la collaboration de services d’archives et d’un autre centre de recherches, un grand colloque international, La mémoire de la science. Archives et collections, sources de l’histoire des sciences et des techniques16. Dans une perspective comparatiste, nous y envisagions à la fois la constitution et la conservation des archives et collections, ainsi que leur exploitation et leur valorisation jusqu’à la mise en ligne. Bien que le manque de moyens et de volonté institutionnelle ait fait renoncer à la publication des actes, un spécialiste de l’histoire culturelle observe que la tenue de ce colloque a « confirm[é] l’intérêt de la communauté scientifique pour associer politique de conservation et mise en œuvre de la recherche17 ».

L’invention des archives scientifiques en France, 1973-2000

13De fait, après une montée en puissance et un apogée dans les années 1990, le tournant du siècle a été marqué par un net essoufflement des espoirs soulevés. Victimes d’un manque de reconnaissance au sein de leur corps comme de leur institution d’accueil, trois des quatre conservateurs détachés quittèrent alors leur poste de gestion de fonds scientifiques.

14Le manque de crédit symbolique et financier a eu raison de l’enthousiasme qui était de mise dix ans plus tôt. Paradoxalement, cette apparente désaffection est aussi l’effet des résultats positifs qui demeurent et de l’espace réduit pour construire de grands projets en matière d’archives scientifiques. Dans le domaine public, les services d’archives créés et la mission des Archives nationales ont été peu ou prou pérennisés18, les outils méthodologiques de base ont été établis pour une typologie des documents scientifiques et leur traitement archivistique19. L’objectif était de sensibiliser les scientifiques, les historiens et les archivistes, et de fournir à ces derniers les principes d’un cadre de classement. Les résultats ne se font pas attendre. Le nombre d’entrées de fonds privés (dépôts, dons, legs, dations, cessions) s’accroît et s’accélère. Ainsi, à l’Académie des sciences, sept fonds seulement étaient entrés avant 1900, douze nouveaux jusqu’en 1959 (soit 0,2 par an) et quinze de 1960 à 1989 (soit 0,5 par an) ; vingt-cinq entrèrent alors en quatorze ans, jusqu’en 2003 (soit 1,8 par an).

15Le rôle de médiateur privilégié que joue parfois l’historien entre les propriétaires – généralement des familles – et l’institution d’accueil mérite d’être noté, par exemple Michel Letté entre les héritiers Le Châtelier et l’Académie des sciences ou Anne-Claire Déré entre les héritiers Bertrand et l’institut Pasteur20. Le respect des fonds, vieux principe de l’archivistique française depuis Natalis de Wailly (1841), tranquillise la famille en lui donnant l’assurance de la pérennité et de l’intégrité qu’assure l’institution, là où le risque de dispersion est fort au sein de la famille. Les enjeux historiographiques de cette prise de conscience collective ne sont pas minces pour l’histoire des sciences, discipline jeune qui se développe sans cesser de s’interroger sur son identité21.

16La prise de conscience des historiens est notamment passée par des projets d’inventaires en ligne, susceptibles de reconstituer virtuellement des fonds dispersés, comme pour les archives et collections de Lavoisier, à partir du fonds majeur de l’Académie des sciences dont il sera question plus bas, ou par des projets d’édition électronique ou de simple mise en ligne de documents. Le CRHST a créé à cet effet une structure propre, qui s’est depuis spécialisée dans l’élaboration d’outils informatiques, notamment pour les bases de données et plus particulièrement pour les correspondances. Il a également organisé en 2005, en collaboration avec l’École des hautes études en sciences sociales et l’université Paris I, le colloque international @rchives des sciences. Recherche et valorisation, dans le cadre du réseau New Perspectives on the Enhancement of the European Scientific Heritage (NPEESH) de l’European Science Foundation Network Group22.

17Mais l’activisme d’une poignée de conservateurs et l’intérêt d’un groupe d’historiens seraient bien peu de chose si les institutions scientifiques n’avaient déjà, peu ou prou, elles-mêmes conservé et organisé leurs archives historiques.

La marque de l’histoire : la constitution et l’organisation des Archives de (’Académie des sciences

18La mémoire scientifique de la France est en grande partie conservée dans les archives de l’institution, née en 1666 et chargée au xviii^e siècle d’évaluer et d’orienter la recherche scientifique et technique, et au sein de laquelle le gouvernement choisissait ses experts. Selon les mots de Lavoisier, l’Académie royale des sciences constituait alors un « tribunal libre » auquel les inventeurs s’adressaient spontanément pour obtenir la reconnaissance de leurs inventions et dont l’approbation constituait aussi une garantie pour les entrepreneurs et les consommateurs. Si la science et la technique ont depuis bien d’autres lieux d’évaluation, l’Académie des sciences demeure le lieu symbolique de l’activité scientifique, dont témoignent les trois siècles d’histoire de ses archives23.

19Au xviii^e siècle, les archives courantes sont une préoccupation constante des autorités de tutelle et des officiers de l’Académie royale des sciences. Le terme « archives » est pourtant absent du Règlement de 1699, qui fonde réellement l’Académie après un tiers de siècle d’existence sans statuts. En revanche, sont mentionnés à plusieurs reprises les divers « registres, titres et papiers », dont il envisage la production et la conservation : « Toutes les observations que les académiciens apporteront aux assemblées seront par eux laissées le jour même par écrit entre les mains du secrétaire, pour y avoir recours dans l’occasion » (art. XXIV)24.

20Sans en porter le titre, le secrétaire perpétuel, dont le rôle essentiel est de « tenir le registre » (art. XLII), est donc aussi, par sa fonction même, garde des archives. Il est spécialement chargé d’enregistrer le contenu des séances et d’établir les procès-verbaux (art. XL), et de parapher les mémoires retenus pour l’impression. En 1743, Dortous de Mairan transmet ainsi à son successeur les quarante-trois registres de procès-verbaux de 1697 à 1740, douze liasses de papiers et les sceaux de l’Académie25. L’article XLI précise les modalités de gestion :

21« Les registres, titres et papiers concernant l’Académie demeureront toujours entre les mains du secrétaire, à qui ils seront incessamment remis par un nouvel inventaire que le président en dressera ; et au mois de décembre de chaque année, ledit inventaire sera, par le président, récolé et augmenté de ce qui s’y trouvera avoir été ajouté durant toute l’année. »

22Ce dernier article semble n’avoir jamais été observé avec exactitude et aucun inventaire annuel n’est conservé ni même mentionné. De fait, à l’ordre du règlement semble répondre un désordre d’autant plus grand que les archives sont anciennes et que nul espace n’est encore dédié à leur conservation. En 1752, d’ailleurs, une commission est nommée pour extraire de cet amas désordonné la matière d’une collection de règlements et de jurisprudence26.

23Le Règlement de 1699 distinguait délibérément d’une part ce que l’on appellerait de nos jours les archives organiques, qui relevaient du secrétaire, et d’autre part la bibliothèque et les collections dont la conservation incombait au trésorier (art. XLIII)27. Une fois encore, la réalité était différente : « À l’égard de la bibliothèque, écrit Lavoisier en 1792, elle ne contient à proprement parler que les ouvrages dont les auteurs ont fait successivement don à l’Académie ; elle renferme de plus quelques manuscrits précieux, qui n’ont point été imprimés et des notes et papiers recueillis à la mort de quelques académiciens28. » Bien que Réaumur ait pris soin de léguer ses papiers à l’Académie, leur intégrité a été mise à mal par l’activité même de la compagnie : en vertu de l’ordonnance royale du 2 janvier 1758, tout ce qui concernait les arts et métiers devrait être communiqué à ceux qui devaient en poursuivre la description pour une série de publication. Aussi, selon des témoignages contemporains, « tout a été au pillage29 ». Néanmoins, la pérennité de l’institution conduisait au moins à récupérer les archives organiques lors du décès des officiers de l’Académie, comme après celui du trésorier Tillet en 179130.

24Retraits de documents par les déposants, pertes inévitables, glissement de documents officiels vers les papiers privés des officiers de l’Académie, tels Bignon, Réaumur, Condorcet ou Lavoisier..., tout contribuait par ailleurs à appauvrir les archives de l’Académie au fur et à mesure qu’elles s’enrichissaient de ses productions nouvelles. En 1794, quelques mois après la suppression des académies en août de l’année précédente, Vicq d’Azyr commence un inventaire qui en fait ressortir la pauvreté et la Commission temporaire des arts envoie quatre de ses membres, dont les deux ci-devant académiciens Buache et Desfontaines, « chez Condorcet, Lavoisier et partout où besoin sera, pour faire la recherche de tous papiers, manuscrits et imprimés qui appartiendraient à la ci-devant Académie des sciences, où ils les feront rétablir31 » (20 décembre 1794).

25À sa création, l’institut national hérita de cette situation en demandant à récupérer les « papiers de la ci-devant Académie des sciences » (1^er janvier 1796) – notamment ceux que détenait la veuve du dernier secrétaire perpétuel, Condorcet –, dont une partie se retrouve depuis dans la bibliothèque de l’institut de France. La gestion des archives produites par les trois classes puis par les cinq académies relevait désormais du secrétariat de l’institut lui-même, dont le chef, désigné pour la première fois comme « gardien des archives », était chargé du « classement des papiers de chaque académie » (19 mai 1830). Par son activité, l’institut en poursuivit l’accroissement dans un certain désordre et des conditions matérielles difficiles : vers 1850, les archives de l’Académie des sciences sont éparpillées entre plusieurs salles de l’institut. Dans les premières années de la III^e République, les secrétaires perpétuels Jean-Baptiste Dumas et Joseph Bertrand ont un intérêt marqué pour les sources, qu’ils utilisent, l’un pour l’histoire de la chimie, l’autre pour celle de l’Académie. Aussi décident-ils la « reconstitution » des archives, à laquelle contribue l’« habile expert en autographes » Étienne Charavay (Journal officiel, 23 janvier 1880). Un local est enfin dédié aux archives et deux avancées majeures sont à mettre à l’actif d’Ernest Maindron, secrétaire de Dumas : non seulement le principe de classement alphabétique (dossiers biographiques) et chronologique (pochettes de séance), toujours en vigueur, mais aussi le premier inventaire sous forme d’un fichier analytique du fonds Lavoisier, entré à l’Académie à la mort de Dumas. Mais les moyens financiers manquent pour achever le travail, et le départ de Maindron en 1889 laisse de fait les archives en déshérence jusqu’à la Première Guerre mondiale.

26C’est au xx^e siècle seulement qu’un véritable service d’archives se met lentement en place. De 1915 à 1948, le secrétariat fut tenu par un ingénieur centralien, Pierre Gauja, aidé de sa femme, qui lui succéda jusqu’en 1960. Sous la direction d’Alfred Lacroix et avec l’aide d’un médecin et bibliothécaire retraité, Paul Dorveaux, Gauja forma des dossiers biographiques pour chaque membre depuis 1666. La création de ces dossiers factices, réunissant des manuscrits extraits de leur cadre d’origine, eut pour effet pervers d’accroître la dispersion des documents au détriment des fonds organiques. Composés initialement pour les besoins de la préparation de l’index biographique de l’Académie, accrus constamment depuis, ces dossiers s’avèrent en revanche fort commodes pour les chercheurs depuis l’ouverture des archives au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’exiguïté des locaux ne pouvant faire face à l’accroissement de la masse des documents, il fut procédé à des destructions dommageables, comme celle des manuscrits des notes aux comptes rendus pour la période 1960-1969, malgré l’opposition de Pierre Berthon, archiviste en titre depuis 1960. Un poste de documentaliste fut créé en 1975. En 1989, enfin, un poste de conservateur des Archives de France fut proposé en détachement, et son titulaire, Christiane Demeulenaere, obtint l’ouverture d’une nouvelle salle de lecture et de nouveaux magasins en 1992.

27Avant d’être source et objet d’histoire, les papiers de l’Académie des sciences ont été et sont encore les archives courantes de l’institution. Au cours de son histoire, celle-ci a produit et continue de produire cinq catégories de documents concernant les séances (registres de procès-verbaux et 1135 cartons), les prix (352 cartons), les plis cachetés, les archives des comités et commissions, auxquelles s’ajoutent les séries documentaires (dossiers biographiques et dossiers généraux)32. Ces archives organiques d’une institution fondée par le Roi et refondée par la Constitution de l’An III (art. 298) répondent donc parfaitement à la définition des archives publiques donnée par la loi de 1979.

28En fait, la situation est plus compliquée, car les archives fonctionnelles elles-mêmes mêlent des documents publics et privés. Pour le moins, elles déclinent les diverses acceptions de public et privé en la matière. Ainsi, les mémoires soumis au jugement académique, notamment pour les prix, par exemple, ont un contenu public, mais un auteur est en droit de retirer le sien, qui lui appartient donc en propre ; de même pour les plis cachetés, qui restent la propriété du déposant ou de ses ayants droit jusqu’à leur retrait par ceux-ci, auquel cas les statuts privé et secret se recouvrent, ou à leur ouverture, qui permet alors leur exploitation publique, même si le droit moral est inaliénable.

29Les archives des séances académiques sont encore plus complexes et recouvrent des statuts divers. Matériellement, il s’agit des plumitifs et procès-verbaux, et des pochettes de séances. Avant d’être des archives historiques à la disposition des chercheurs, chacun de ces documents avait ses propres usages qu’il est utile de connaître pour comprendre le statut du document.

30Rédigé durant la séance par le secrétaire perpétuel – et éventuellement par d’autres officiers –, le plumitif était réservé à l’usage de la compagnie. Contenant des informations que celle-ci ne souhaitait pas rendre publiques, il se révèle parfois d’autant plus précieux pour l’historien. Un tri des informations pouvait en effet être exercé par le secrétaire perpétuel en vue de la rédaction du procès-verbal enregistré tardivement33, lequel devait constituer la mémoire officielle qui acquérait un caractère public. Malgré cette forme de censure – à laquelle s’ajoutent les erreurs et omissions du copiste –, les procès-verbaux restaient un document privé, dont le secrétaire perpétuel délivrait des extraits publics, que les inventeurs étaient autorisés à publier et dont ils pouvaient faire état en justice, et que, exceptionnellement, l’Académie était elle-même amenée à publier dans la presse. Le secrétaire perpétuel devait également en tirer la matière d’un rapport annuel d’activités, présenté en séance publique de l’Académie, et celle de la partie « Histoire » du recueil annuel Histoire et Mémoires de l’Académie royale des sciences, qui paraissait avec plusieurs années de retard34. Rendus publics dans le monde entier depuis leur mise en ligne, les procès-verbaux constituent donc une source d’accès commode, mais qu’il convient de manier avec une certaine précaution35.

31Dans l’idéal, les pochettes de séances contiennent les mémoires et rapports lus, et des lettres d’envoi. Mais ce sont des dossiers reconstitués à partir des manuscrits conservés et qui peuvent s’accroître au gré des acquisitions de nouveaux documents. Les lacunes y sont nombreuses, surtout pour les périodes les plus anciennes36. Manquent aussi les mémoires retirés par leurs auteurs et les rapports non déposés par les commissaires, bien qu’il s’agisse des archives propres de l’institution. Ces rapports appartenaient en effet si peu aux commissaires que ceux-ci se voyaient contraints de corriger leurs conclusions si elles n’étaient pas admises par leurs confrères. La propriété intellectuelle – si l’on peut utiliser cette expression anachronique au siècle des Lumières – était donc celle du corps et non celle de ses commissaires. Cette dernière pratique fut d’ailleurs dénoncée par Lavoisier, qui en avait été lui-même victime : faisant l’analogie avec le réquisitoire du procureur et le verdict de la cour, celui-ci entendait distinguer clairement les conclusions des commissaires et le jugement de l’Académie37. Une nouvelle fois, le secrétaire perpétuel délivrait les conclusions ou faisait éventuellement publier l’intégralité des rapports.

32Privées ou publiques, les archives personnelles des scientifiques sont très prisées par les historiens ; le cas échéant, elles le sont plus encore par les marchands. Ces archives forment en effet un complément indispensable non seulement pour l’histoire de l’Académie, mais aussi pour celle de la vie scientifique jusqu’à nos jours.

33D’accès public, les Archives de l’Académie des sciences conservent de nombreux documents d’origine privée, entrés soit par don ou acquisition (lettres, photographies...) dans la série des dossiers biographiques, soit sous forme de 70 fonds d’archives personnelles de scientifiques parfois importants (les fonds Lavoisier, Ampère, Dumas représentent plus de trente cartons chacun). Particulièrement importants sont les fonds des officiers ou membres du bureau de l’Académie, notamment les legs Réaumur et Alfred Lacroix, à deux cents ans d’écart, et la dation Louis de Broglie. Dans ces cas, comme dans celui du trésorier et directeur Lavoisier, ces fonds privés devenus publics comportaient déjà eux-mêmes des papiers publics, dont beaucoup d’archives organiques, comme quarante ans de correspondance administrative dans le fonds Émile Picard, secrétaire perpétuel (1917-1941), ou les papiers de la commission du phylloxéra chez son prédécesseur Dumas (1868-1884). Mais la plupart des fonds appartenaient à de simples académiciens, comme les Darcet père (don 1870) et fils (don 2000, avec les papiers de la commission de la gélatine alimentaire) ou des correspondants (Hapel Lachênaie, legs 1808). Du fait des dispersions familiales, il ne s’agit parfois que de fonds partiels : un autre fonds Darcet fils, par exemple, était préalablement entré aux archives de la Monnaie. En revanche, le legs Lacroix (1948) dépasse la nature ordinaire des archives personnelles, car le secrétaire perpétuel était également collectionneur d’autographes, et les papiers de La Rochefoucauld d’Enville, Dolomieu et Geoffroy Saint-Hilaire entrèrent ainsi à cette occasion.

34L’enrichissement des collections publiques par acquisition trouve ses limites dans les moyens disponibles pour des achats ponctuels, car le décalage s’accroît constamment entre la forte hausse des prix et la faiblesse de crédits affectés. En décembre 2003, par exemple, une simple lettre administrative signée de Lavoisier et un rapport à l’Académie étaient respectivement acquis par un particulier en vente publique pour 2 000 et 8000 euros ; ce même rapport, qui aurait dû se trouver dans une pochette de séance de l’Académie depuis plus de deux cents ans, était proposé à 12000 euros deux jours plus tard par le marchand qui l’avait acquis, au moment même où la collection Dejours était proposée à 180 000 euros ! Dans ces conditions, il est tout à fait impossible pour une institution publique de continuer d’accroître notablement ses collections par ce moyen : « Les Archives de l’Académie des sciences, berceau de l’histoire des sciences [...] restent sous le régime de la mendicité », écrivait déjà Pierre Berthon en 198838. La situation n’a guère changé.

35À moins qu’elles ne viennent indubitablement réintégrer un fonds de l’Académie, ces acquisitions ponctuelles de documents sont classées dans les pochettes de séance, dans des dossiers généraux thématiques ou dans les dossiers biographiques. Celui de Lavoisier, par exemple, contient une trentaine de « nouvelles acquisitions » qui ne pouvaient trouver place dans le fonds Lavoisier, l’un des plus importants de l’Académie.

Les avatars des papiers de Lavoisier : la confusion des statuts d’un fonds privé devenu public

36Avec 35 cartons et plus de 2 000 cotes, dix fois plus de documents et plusieurs dizaines de milliers de pages, le fonds Lavoisier est depuis 1991 le plus important en volume. Il présente surtout une « belle illustration de la confusion fréquente entre archives publiques et archives privées, et de la complémentarité obligatoire entre archives institutionnelles et archives personnelles qui en découle39 ».

37Si le fonds Lavoisier semble relativement intègre, il est en fait le fruit d’un long processus de dispersions partielles et de réunions successives. Il illustre aussi la diversité des statuts et la complexité du jeu entre privé et public40.

38L’origine en est un dépôt fait par Léon de Chazelles auprès du chimiste académicien Jean-Baptiste Dumas lorsque fut lancé le projet d’édition des Œuvres de Lavoisier en 1846 – bien que les trois volumes édités sous sa direction n’aient guère concerné que des ouvrages publiés. Dix ans plus tard, en 1856, le fonds s’enrichit par donation des carnets de voyage et de laboratoires que Mme Lavoisier avait confiés à Arago en 1835, à l’exception, d’ailleurs, de l’un de ces derniers, que l’astronome avait détourné pour l’offrir à la bibliothèque de Perpignan ! En 1991, enfin, la dation Chabrol faisait entrer à l’Académie le reste des papiers conservés par la famille – ainsi que le fonds du minéralogiste Guettard, dont Lavoisier lui-même avait hérité en 1786. L’année suivante, en 1992, une affaire inattendue permettait à l’Académie de récupérer près de trois cents documents que René Fric, premier éditeur de la Correspondance, avait gardés par-devers lui et que, après sa mort en 1970, un passant aurait retirés d’un placard lors de la destruction de sa maison pour les proposer à l’Académie vingt-deux ans plus tard... Certaines pièces n’étaient pas répertoriées et venaient probablement de la famille, mais la plupart figuraient dans le fichier établi par Maindron dans les années 1880. En 1999 enfin, l’Académie parvint à récupérer quelques manuscrits passés en vente publique, qui non seulement figuraient sur ce même fichier, mais provenaient de la famille et avaient échappé par mégarde à la dation Chabrol.

39Pour autant, le fonds Lavoisier de l’Académie reste incomplet car une partie des archives familiales était entrée à la bibliothèque de Clermont-Ferrand avec la collection d’autographes de Chazelles, tandis qu’une autre fut mise en vente entre 1948 et 1956 par la librairie Scheler. L’essentiel fut acquis par Duveen, dont la collection a été versée à Cornell University à Ithaca dès 196241. Une dernière partie transita probablement par la collection Dejours avant d’être également acquise par cette université en 2005 : ces ultimes papiers privés de Lavoisier ont d’ailleurs autant un caractère économique (Compagnie de Guyane, biens nationaux...) que scientifique (correspondance, cours de divers chimistes). Mais c’est le lot des archives personnelles des scientifiques.

40Un survol du fonds Lavoisier à l’Académie en montre d’ailleurs la diversité, dans un étroit mélange entre les archives des fonctions occupées par le savant et ses archives propres.

41Pour reprendre la typologie des archives personnelles des scientifiques, commençons par la correspondance42. Il s’agit d’une correspondance active et passive, aussi bien scientifique qu’administrative – avec les autorités de tutelle ou des collaborateurs subalternes – ou, à un moindre degré, familiale, pour les premières années. Le statut de l’écrit varie entre privé et public. Quel statut donner, par exemple, à une lettre rédigée par Lavoisier, mais signée par le ministre et adressée à... lui-même ?

42Le statut des carnets de voyage et de laboratoire ou celui des dossiers de travail paraît plus clair, au moins dans la mesure où il s’agit clairement de documents scientifiques, comme les manuscrits des Opuscules, du Traité élémentaire, de mémoires publiés ou inédits de son temps, voire des Réflexions sur l’instruction publique. Mais, selon les divers états successifs, un même texte ne se décline-t-il pas finalement entre l’ordre privé (étapes préparatoires et versions préliminaires) et l’ordre public (manuscrit définitif destiné à la publication) ?

43Les documents biographiques sont légion, surtout si l’on inclut dans cette catégorie les nombreux papiers de famille relatifs aux successions, rentes, etc. Les documents administratifs – hors correspondance – sont plus nombreux encore, si l’on entend par là les documents provenant des diverses institutions et administrations auxquelles Lavoisier appartint. Ils concernent principalement les archives organiques de l’Académie des sciences, à caractère scientifique (mémoires soumis par Lavoisier ou examinés par lui comme commissaire, rapports de lui, mémoires et procès-verbaux des commissions du salpêtre de 1775 à 1782 et de teinture en 1785) ou administratif (feuilles de présence, papiers du comité de trésorerie : comptabilité, reçus, états de pensions...). Semblables documents existent pour d’autres institutions auxquelles appartint Lavoisier : la Ferme générale, la Régie des poudres, la Société d’agriculture (plumitif), le Bureau de consultation des arts et métiers (pièces comptables). Par une forme d’emboîtement et d’enchevêtrement des fonds, des archives de ce type antérieures à l’activité de Lavoisier (voire à sa naissance !) se retrouvent également dans ses papiers : mémoires relatifs aux dessins exécutés pour l’Histoire générale des insectes de Réaumur, de 1731 à 1743, états de pensions versées aux académiciens depuis 1770, et nombre d’autres pièces de la comptabilité de Tillet, son prédécesseur à la trésorerie, documents préparatoires à la reprise de la Description des arts et métiers... La partie des papiers de Lavoisier parvenue à Cornell University n’est pas en reste : on y trouve, par exemple, non seulement le cahier de la trésorerie de Lavoisier, mais les registres d’« analises chymiques » de Claude Bourdelin de 1672 à 1699, eux-mêmes acquis par Guettard en 1770 et légués à Lavoisier.

44Enfin, le caractère public des archives peut s’entendre à trois niveaux : celui du statut juridique du fonds ou du statut propre du document ; celui de sa conservation et de sa communication matérielle directe ; et celui de sa diffusion à distance par l’imprimé ou de sa communication virtuelle par la mise en ligne.

45Le statut public d’un fonds implique sa libre communication dans les conditions légales et réglementaires. Son exploitation est alors nécessairement restreinte par des considérations géographiques et financières. Leur édition est un moyen de permettre le développement de la recherche en gommant ces difficultés. Aussi une partie des archives de Lavoisier ont-elles trouvé place, dès le xix^e siècle, à la suite de la réédition des ouvrages et des mémoires publiés du vivant de l’auteur dans l’édition de ses Œuvres (6 vol., 1862-1893), lancée par Jean-Baptiste Dumas à l’initiative de Léon de Chazelles et poursuivie par Édouard Grimaux.

46Ce type d’édition n’est pas historiquement sans incidence sur les fonds eux-mêmes, non seulement parce qu’il en met le contenu dans l’espace public, mais parce qu’il peut opérer des recompositions virtuelles en regroupant des fonds dispersés ou, au contraire, provoquer des dispersions matérielles, ce qu’a fait tout à la fois Grimaux.

47La mort de Grimaux en 1900 empêcha la réalisation d’un septième volume des Œuvres de Lavoisier, formé de la correspondance dont il avait commencé la transcription à partir du fonds de l’Académie et des archives familiales43. Dans l’entre-deux-guerres, sans avoir connaissance de ce travail préparatoire, un ingénieur chimiste de chez Michelin, René Fric, reprit l’opération de façon indépendante. Leur travail sur les différents fonds publics ou privés eut pour conséquence fâcheuse un mélange qui explique les manques au fichier Maindron de l’Académie et au catalogue de la collection Chazelles à Clermont. Un certain nombre de lettres dûment inventoriées furent ainsi écartées de ces fonds publics pour réintégrer provisoirement les archives familiales avant d’y revenir, non sans quelques lacunes persistantes, avec la dation Chabrol et les retours inopinés de 1992 et 1999 mentionnés plus haut44.

48La création du comité Lavoisier de l’Académie des sciences en 1948 a relancé l’opération et a abouti à la publication de la Correspondance sous les auspices de l’UNESC045. Cette publication a fait resurgir un certain nombre de minutes ou de lettres en provenance des archives de Lavoisier, de celles de savants ou d’institutions destinataires ou de collectionneurs.

49Depuis une dizaine d’années, l’édition électronique est venue modifier le paysage. En 1996, une convention a été signée entre les Archives de l’Académie des sciences, le Comité Lavoisier, le CRHST et l’institut culturel italien pour donner vie au projet Panopticon Lavoisier de Marco Beretta, destiné à mettre en ligne un inventaire analytique détaillé des archives et collections de Lavoisier, et ultérieurement les documents numérisés, ainsi que la bibliographie des travaux de et sur Lavoisier46. En quelque sorte, une reconstitution virtuelle des papiers de Lavoisier (Académie des sciences, Cornell University, Clermont), de sa bibliothèque (Cornell University, Institut de France, bibliothèque universitaire des sciences et techniques de Bordeaux), de ses instruments de laboratoire (au Conservatoire national des arts et métiers) et de sa collection de minéraux (au musée Lecocq à Clermont) et, le cas échéant, de documents privés dispersés. Si le projet n’a pu aboutir complètement, il a au moins permis de mesurer l’importance du travail qui reste à faire pour les historiens dans les archives publiques : les trois quarts du fonds Lavoisier de l’Académie des sciences n’avaient pas encore fait l’objet d’une exploitation historique. L’accessibilité aux archives publiques n’est pas plus un gage de leur exploitation publique que l’accès privilégié à des papiers privés, mais elle est un gage de conservation et d’intégrité des fonds.

50Papiers publics ou privés, archives organiques ou personnelles semblent des catégories bien définies sur le plan juridique, mais elles sont beaucoup plus complexes du fait de l’histoire de la constitution et du devenir des fonds. Au demeurant, hormis le statut du document – qui ne correspond pas toujours à celui du fonds ou du dépôt (documents publics dans des fonds privés, fonds privés dans des dépôts publics) –, le statut de son contenu lui-même a été historiquement variable et équivoque : ainsi le contenu des lettres de scientifiques (ou autres) est souvent, explicitement ou non, pour partie d’ordre privé et pour partie d’ordre public, parfois même destiné à être publié47.

51L’Académie des sciences bénéficie au moins d’une longue pratique de l’archive courante qui lui a permis de constituer des archives historiques, au fil du temps et au prix de péripéties multiples, et de servir de lieu d’accueil sûr et légitime à des archives personnelles de scientifiques. Mais l’enrichissement ne peut guère se poursuivre que par des actes gratuits48, dans la mesure où l’explosion du marché des manuscrits empêche souvent les institutions françaises de rivaliser avec leurs homologues étrangers ou avec les collectionneurs privés, sauf avec le secours d’un mécénat d’entreprise ou d’association, comme celui de l’AX qui a permis l’entrée du fonds Monge à l’École polytechnique en 2001.

52Mais pour les dizaines de fonds d’archives personnelles conservés à l’Académie des sciences et à la bibliothèque de l’institut, à la Bibliothèque nationale de France et aux Archives nationales ou dans de nombreux autres dépôts parisiens ou provinciaux49, combien reste-t-il de fonds privés non répertoriés ? Combien de fonds privés dispersés, qui contenaient aussi bien des archives publiques, à l’instar du fonds Guyton de Morveau/Prieur de la Côte d’Or, lentement dépecé depuis 1970, partiellement rentré dans diverses collections publiques, partiellement disponible chez des marchands d’autographes, et sans doute toujours majoritairement aux mains de collectionneurs privés, dont certains ont chichement ouvert leurs trésors à quelques historiens privilégiés ?