Avant-propos

1 Enfermements. Où peut-on en parler mieux qu’à Clairvaux ? Clairvaux, haut lieu de silence et de contraintes, doublement enfermé depuis huit siècles par la vieille forêt gauloise et par les hauts murs interminables de la grande abbaye de saint Bernard, devenue la prison mythique des très longues peines.

2La forêt est toujours là, sur les vastes horizons où rien n’a changé pendant des siècles, tels que décrits par le général de Gaulle depuis le village voisin de Colombey-les-Deux-Églises. Dans l’Occident chrétien, la forêt avait conservé son image d’espace impénétrable, comme le désert. Aujourd’hui encore, elle garde son mystère.

3Le haut mur d’enceinte est toujours là, lui aussi, sur près de trois kilomètres, percé d’une unique porte. Clôture si forte que le lieu a longtemps gardé secrète la double mémoire de son passé. On a publié mille livres sur saint Bernard, fondateur de l’abbaye, mais il n’existe encore à ce jour aucune histoire de Clairvaux. Le grand historien de l’art Henri Focillon, qui n’habitait qu’à une lieue du site, n’a jamais pu visiter l’abbaye, et le célèbre médiéviste Georges Duby, qui présida aux travaux du colloque consacré à Clairvaux en 1990, s’est éteint au moment où celle-ci s’entrouvrait au public1. Qui sait aujourd’hui que l’abbaye médiévale subsiste dans l’un des plus beaux bâtiments jamais construits par les cisterciens, le dortoir des convers ?

4Quant à la prison, toujours en activité pour des détenus de très longues peines, elle demeure un gisement de lieux témoins et d’archives jamais fouillées sur l’histoire du système pénitentiaire. De Blanqui et des communards jusqu’à Maurras, et du Claude Gueux de Victor Hugo jusqu’à Buffet et Bontemps, toute la problématique de la prison pour peine voulue par la Constituante, puis par Napoléon est inscrite dans Clairvaux.

5D’autres anciennes abbayes comme Fontevraud ou le Mont-Saint-Michel ont aussi été prisons, mais leurs splendides rénovations ont gommé la part pénitentiaire de leur histoire. Il n’y a donc pas de hasard, mais une quasi-nécessité que toute recherche sur l’enfermement, celui des moines pour prier et celui des détenus pour expier, s’inscrive au cœur même des actions menées depuis trente ans par l’association Renaissance de l’abbaye de Clairvaux. Pour quel objectif ? Faire que ce lieu d’humanité et de souffrance soit l’objet presque paradoxal d’actions culturelles – voire touristiques. C’est ainsi que les 15 000 visiteurs pénétrant désormais chaque année dans l’ancienne abbaye découvrent à la fois l’ascèse cistercienne voulue par saint Bernard et les fameuses « cages à poules » de la loi cellulaire de 18752. Un festival musical, bâti sur le thème de l’ombre et de la lumière, est offert à ceux que touche particulièrement ce lieu de mémoire monastique et carcéral : chaque année, en septembre, lors de concerts, des poèmes composés par des détenus et par des moines se mêlent sur des musiques commandées par l’association.

6Quand les initiatrices du présent colloque ont imaginé une rencontre scientifique internationale sur le double thème du cloître et de la prison, Clairvaux s’est donc imposé comme un point d’ancrage et comme une référence. En parcourant la partie du site historique désormais rendue au ministère de la Culture par le ministère de la Justice, on entend certains murs dire le cloître, d’autres dire la prison, mais presque tous disent à la fois le cloître et la prison.