1Le recul de la vengeance à l’époque moderne est un processus complexe qui, avant qu’on puisse contribuer à son explication, doit être analysé et daté. Il pose plusieurs problèmes qui sont liés, du point de vue de l’histoire culturelle de la violence, du point de vue des rapports sociaux et familiaux, et du point de vue judiciaire et juridique.

2Le plus difficile est peut-être celui des modes d’exécution de la vengeance. Étant donné le dommage causé par une offense, la vengeance de sang consiste dans le fait d’en vouloir réaliser la nécessaire réparation par un meurtre. Quelle en était la part dans l’ensemble des pratiques vindicatoires ? Il faudrait en inventorier les autres modes, comme la bastonnade, l’incendie volontaire, le nouement d’aiguillettes1, l’instrumentalisation de la justice consistant en une fausse accusation d’hérésie ou de sorcellerie. On ne considérera ici que la vengeance de sang. Son recul implique la généralisation du refus de tuer, lié lui-même à une sacralisation de la personne humaine dont la cause est à chercher dans les évolutions religieuses et culturelles. Comment apprécier les influences des consistoires, de l’enseignement de la morale, de l’exhortation à la confession, des missions catholiques ? Il s’agit là d’un problème qui occupe tout le présent colloque et à propos duquel nous ne pourrons avancer que quelques jalons chronologiques.

3Nous nous attacherons davantage au problème social, dont il faut prendre conscience parce que « notre conception moderne occidentale de la vengeance la réduit à une simple réaction individuelle, plus ou moins spontanée », réaction que nous pensons « suscitée par la pulsion, le besoin ou le désir d’infliger un mal » à qui nous a causé un tort2. Dans cette réduction, le vengeur est purement individuel et sa motivation serait seulement psychologique. Or l’anthropologie récente de la vengeance a confirmé l’interprétation de Mauss selon laquelle « l’acte qui porte atteinte à la vie ou à l’intégrité d’un membre d’un groupe parental est une injure partagée par ses proches et qui doit être nécessairement rendue ». La vengeance a un « aspect proprement social » et oppose « des unités sociales, les groupes vindicatoires ». C’est ainsi que dans la France du xvi^e siècle, en effet, Stuart Carroll propose de voir des luttes (fend), que nous désignerons avec le mot français employé jusqu’au xiii^e siècle, des faides (plutôt qu’avec celui de vendetta, qui inclut l’idée que les contre-vengeances n’en finissent pas). Entre des fratries, des lignées ou des maisons, le devoir de vengeance des parents impulsait des luttes impliquant parfois deux ou trois meurtres. Pour Stuart Carroll3, une faide est une relation hostile entre deux groupes, généralement deux groupes de parenté, liée à des enjeux d’honneur. Le fait qu’il s’agisse d’hostilité entre des groupes implique l’idée de responsabilité collective : le vengeur n’est pas nécessairement celui qui a subi le pire outrage, et l’on se venge aussi bien sur un parent du meurtrier que sur ce dernier ; la lutte consiste en un échange, en une réciprocité de coups dont on garde la mémoire ; enfin des normes sociales permettent d’aboutir à des règlements, temporaires ou permanents. Nous allons le montrer, il existait encore au xvi^e siècle un devoir de vengeance impulsé par la parenté. Dès lors, il faut faire l’hypothèse que son recul a résulté d’un affaiblissement de ces groupes et d’un relâchement des relations de parenté. Cette hypothèse rejoint la théorie générale de Durkheim sur le recul de la violence homicide. Pour ce dernier, récusant par avance l’hypothèse d’Elias, la tendance générale au recul de la violence homicide est due non à un frein des pulsions, mais au déclin des facteurs portant spécifiquement à l’homicide, et ces facteurs étaient sociaux : « La diminution des homicides actuels ne vient pas de ce que le respect de la personne humaine contient comme un frein les mobiles homicides, les excitants au meurtre, mais de ce que ces mobiles et ces excitants sont moins nombreux et moins intenses. Et ces excitants, ce sont ces sentiments collectifs qui nous attachent à des objets étrangers à l’humanité et à l’individu, c’est-à-dire qui nous attachent à des groupes4. » « Quand il s’agit de défendre un père, de venger un Dieu, que peut compter la vie d’un homme ? » Or l’hypothèse d’un affaiblissement des relations de parenté au cours de l’époque moderne a été vigoureusement posée pour l’Angleterre par Lawrence Stone5, et nous pensons qu’elle vaut aussi pour la France, celle au moins où le modèle familial de la famille-souche n’était pas prépondérant. Cet affaiblissement des relations de consanguinité et d’alliance était corrélé à un autre phénomène qu’a vu Ariès6, l’intensification des liens au sein de la famille conjugale. Il s’agit là d’un processus qu’il faut considérer sur la longue durée et qui était amorcé dès le xv^e siècle. « La responsabilité familiale est moins directement engagée par les injures et par conséquent dans la vengeance. L’honneur blessé est celui d’un individu plus que celui de sa famille7 [...]. Le déclin de la vengeance tient donc au lent cheminement de la responsabilité individuelle en matière criminelle. »

4Le problème judiciaire enfin, créé par la pensée juridique évolutionniste, est vigoureusement formulé par Gérard Courtois en ces termes8 :

Dans le discours des juristes, la vengeance passe souvent pour incompatible avec le règne du droit. L’évolutionnisme a converti cette opposition en degrés d’un progrès, où le stade de la vengeance se voit refoulé par celui des compositions, lui-même supplanté par la pénalité publique. Sans méconnaître le sens général d’une évolution qui tend à limiter le rôle et le sens de l’intervention de la victime au profit d’un droit pénal étatisé, il nous faut reconnaître, même dans la longue durée, la contemporanéité de la vengeance avec des institutions que l’évolutionnisme veut toujours situer postérieurement à elle.

5Au tournant du xv^e et du xvi^e siècle, en effet, une pratique bien vivante de la vengeance et de la faide coexistait avec celle de la composition. C’est dans les années 1539-1547 que le pouvoir royal a explicitement interdit l’assassinat et la vengeance. La vengeance de sang a néanmoins gardé dans la société plusieurs éléments de légitimité pendant encore un bon siècle.

6Nous nous attacherons surtout à préciser selon quelle chronologie et quelles modalités la vengeance et la faide sont restées pratiquées. Les dossiers de procédures judiciaires étant rarement conservés pour le xvi^e siècle, notre source principale reste constituée par les lettres de rémission pour homicides, qui, on le sait, sont beaucoup plus riches d’informations que les arrêts des parlements. Nous nous référerons souvent à la notion d’honneur, bien que nous n’ayons pas la place de l’étudier ici9.

Vengeance, faide et composition jusqu’au début du xvi^e siècle

À la fin du xv^e siècle : faide et composition

7Encore dans les décennies 1480 et 1490, la vengeance et la faide étaient bien vivantes dans la paysannerie du nord du royaume, et, sur le plan judiciaire, étaient traitées sur le mode de la composition. En 1494, un habitant du Vermandois tua le meurtrier de sa mère, de son frère et de son grand-père maternel, puis en obtint du roi sa rémission10. Une dizaine d’années plus tôt, une succession de trois homicides est d’autant plus significative qu’elle ne se situe ni dans une région méditerranéenne ni dans une province périphérique par rapport au pouvoir central, mais en Picardie, en Vimeu, et qu’elle oppose non des nobles mais deux parentèles de « laboureurs » aisés. Le premier contre-meurtre semble avoir trouvé la compréhension de la justice locale ; l’une des parties en a obtenu deux rémissions successives (dont la seconde est notre source11). Vers 1484, en raison d’un conflit entre les laboureurs Tassin Garchon et Jean Dodore, ce dernier a été tué par le premier et trois de ses fils (dont un prêtre). Craignant l’intervention de la justice, ces meurtriers bénéficient d’une lettre de rémission qui est entérinée par le bailli d’Amiens. Vers la fin de 1485, le père Garchon est tué à son tour par un frère et un neveu de la première victime. Ce deuxième meurtre n’a suscité ni poursuites de la part du bailli d’Amiens, ni requête de rémission, ce qui confirme que ses auteurs n’avaient pas de craintes à nourrir de la justice locale, sans doute parce que ce meurtre, commis « aux champs » et publiquement, pouvait être considéré comme un « beau fait » et équilibrait le premier. Ce fragile équilibre étant propice à la paix, le seigneur de Mailly se présenta comme arbitre et décida, afin que « chacune desdites parties peussent paisiblement labourer et faire sa besoingne », qu’elles se mettent d’accord « sur grant somme de deniers, laquelle se paieroit par la partie premiere rompant » ledit accord (ce qui confirme que ces laboureurs étaient riches). Il n’était donc question ni de peine, ni de réparation, cette dernière étant rendue inutile par l’équilibre des deux homicides. La paix a duré neuf mois. Les frères Garchon et les Dodore se sont battus pas moins de trois fois entre le 22 septembre et le 2 octobre 1486, les seconds ayant encore le renfort d’un cousin. Lors de la troisième rencontre, Jehannet Garchon tue le fils Dodore à coups de pique et de dague. Devenu ainsi récidiviste, il lui est difficile de redemander une rémission, mais son frère qui l’accompagnait et n’a frappé que le cheval du défunt en obtient une, la deuxième pour la famille. Le fait que ce suppliant ait pu raconter clairement un tel échange vindicatoire suggère qu’en 1487, la chancellerie n’était pas encore très hostile au principe de la vengeance.

8Quant aux procès criminels, ils étaient encore souvent interrompus par les compositions à partie, comme l’atteste l’ordonnance de 1507 particulière à la Normandie12. En 1513, en Anjou, une accusation d’un meurtre commis par une demoiselle sur la femme qui l’avait ensorcelée a abouti à une composition13. Mais le pouvoir royal n’admettait plus que les compositions interrompent les procès. Des poursuites judiciaires étaient dorénavant intentées par les gens du roi, ou même, d’office, par les juges. Après la lacune de 1503-1522 dans la série des registres de chancellerie, cette pratique judiciaire s’observe dès 152514. Les compositions n’ont plus porté que sur les compensations pécuniaires versées à la partie lésée.

La législation royale de 1539-1547

9Trois textes de 1546-1547 sont cohérents pour proscrire la vengeance et l’assassinat. En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts a défendu aux chancelleries et cours souveraines d’accorder dorénavant des grâces pour d’autres crimes que les homicides involontaires ou commis en légitime défense15 (art. 168). Ce court article a été déterminant sur la rédaction des lettres de rémission, mais il était formulé de façon négative et ne désignait pas les conduites réprouvées. En 1547, un édit16 d’Henri II constate la récurrence récente de « meurtres et homicides de guet apens et assassinement », et punit ce type de crime du supplice de la roue. Le « guet-apens », c’est le « guet apensé », le fait d’attendre un individu pour le tuer, un homicide prémédité. Cet édit définit donc l’assassinat et l’érige en crime spécifique en lui attribuant une peine spécifique, d’ailleurs atroce. C’est un autre édit, peu connu (mentionné par Isambert mais non publié)17, qui, en 1546, déplore les actes de vengeance et revendique explicitement le monopole, pour la justice royale, de la réparation des outrages, en droit tout au moins. Il regrette que des individus de haut rang,

pour se venger les ungs des autres des injures et oultrages dont ilz se pretendent respectivement grevés et offensés les ungs par les autres, ou lieu d’avoir recours a nous et a justice, comme ils devroient, pour leur en estre faict raison et reparation, font ligues, partialités et assemblées de leurs parens, amys et alliés et se mectent en armes pour se trouver et courir sus les ungs les autres. [...] Ordonnons que toutes personnes de quelque estat, qualité, condition, grandeur et auctorité qu’ilz soient, qui doresnavant feront telles assemblées [...] pour se courir sus, venger et oultrager les ungs les autres par voye de faict et de force, seront, avecques ceulx de leurs assemblées et compagnie, puniz de peine de mort et leurs biens confisqués.

10« Pour se venger des outrages », en faisant « assemblées de leurs parens, amys et alliés » : cet édit est aussi un important témoignage de la vitalité de la vengeance et de son impulsion par la parenté à la fin du règne de François I^er, avant même le début des guerres de Religion.

Une persistance de la vengeance parentélaire

11La masse des textes de pardon du xvi^e siècle reste encore très mal connue. Après une nouvelle lacune pour 1557-1564, les derniers registres, qui datent des années 1565-156818, permettent d’étudier les pratiques violentes et l’activité judiciaire pendant les vingt ans qui ont suivi l’interdiction explicite de la vengeance. Mais ils compliquent encore le problème avec l’introduction d’un phénomène supplémentaire, l’affrontement confessionnel.

L’intention de vengeance attribuée aux victimes

12On le sait, la logique même de la demande du pardon royal donne des raisons de douter de la véracité des récits des crimes19. Les rédacteurs des requêtes ont vite assimilé les nouveaux principes de la chancellerie. C’est ainsi qu’un laboureur auvergnat explique, comme s’il écrivait un traité sur l’honneur, que quand son créancier s’est vanté en public d’avoir charnellement connu sa femme, il a bien été obligé de dire, « a la collere, qu’il s’en vangeroit, [...] pour monstrer a ses voisins que telle chose luy debvoit estre imputée comme faulse et calompnieuse » ; puis il énonce, avec une docte sagesse, que son code de conduite est de laisser « tout autre pugnition et vindicte a Dieu »20, idée de l’Ancien et du Nouveau Testament et qui convenait à la chancellerie du lieutenant de Dieu, le roi. Comme il a tout de même tué celui qui l’avait injurié, et sans témoins, le récit attribue toute l’agressivité à la victime et, au laboureur, un calme stoïcien.

13Pour obtenir la grâce royale, le suppliant était en effet plus que jamais amené à atténuer les faits dont il était coupable et à charger la victime. Les suppliants qui requièrent le pardon d’un homicide attribuent souvent une intention agressive à leurs victimes, mais comme celles-ci sont systématiquement laissées dans l’ombre et que les suppliants leur prêtent des démarches déraisonnables, on peut objecter que les allégations de ce type sont systématiquement douteuses, peu intelligibles et donc peu convaincantes.

14Une preuve néanmoins de la fréquence de la pratique de la vengeance est le fait que ces récits sont rédigés comme s’il était évident que celle-ci était banale. Dans ces textes dont la véracité est douteuse, en effet, « il nous reste l’essentiel : ce qui a été reconnu crédible par les contemporains21 ». Un suppliant, homme d’armes, reconnaît que la survenue du groupe qu’il formait avec ses compagnons a pu apparaître comme une action de vengeance : la future victime, homme redouté, apercevant en compagnie du suppliant l’homme auquel il avait fait « ung exces et offence insupportable », en aurait déduit, « comme il est vraysemblable », que ces nouveaux venus « le vinssent chercher et venger »22. À l’égard de la chancellerie, la phrase est subtile et originale : elle attribue à la victime non une intention de vengeance, mais une interprétation de l’intention du suppliant et de ses compagnons. En vue de l’obtention du pardon, elle laisse entendre ainsi implicitement que cette interprétation était erronée. Pour l’historien, le fait que cette interprétation prêtée à la victime puisse paraître « vraisemblable » à la chancellerie implique qu’il était répandu et banal de chercher à se venger d’une offense grave.

Les vengeances des suppliants

15En outre, dans les 285 rémissions de 1565-1566, dont la majorité ont été accordées lors du voyage de Charles IX autour du royaume, la vengeance n’est pas le monopole des victimes. Des actes commis par plusieurs suppliants en constituent objectivement un accomplissement, même si dans certains cas le passage à l’acte a pu être suscité par une rencontre fortuite. Certains sont entrés chez leur victime (ou dans l’édifice où elle se trouvait) pour délibérément la tuer, notamment ces frères d’une « bonne et honnête maison » roturière qui se sont vengés de l’insulte gravissime qui les concernait l’un comme l’autre, « fils de putain23 ».

16La vengeance était encore pratiquée entre des groupes de parents. Pardonnés en 1565-1566, sept suppliants, dont six nobles, ont réalisé une vengeance familiale. Quatre ont tué l’ennemi qui avait outragé leur père. Un noble auvergnat a tué en 1545 un homme de moyenne noblesse qui avait outragé son père en lui ôtant de force un faucon qu’il portait à la chasse. Il a été condamné à mort par contumace et a passé ensuite près de vingt ans au service du roi24. Un petit noble breton a tué le gentilhomme qui avait honteusement estropié son père une vingtaine d’années plus tôt25. Un archer de compagnie d’ordonnance a tué l’homme qui l’a attaqué après avoir agressé son père, trois ans plus tôt26. Un suppliant roturier a tué le jeune ingrat qu’il accuse d’avoir empoisonné son père, lequel avait nourri le jeune homme, et il reconnaît même explicitement son propre désir de vengeance (« qu’il s’en alloit audict Paris ou ilz pourroient avoir moien de rencontrer ledict Nepveu et se vanger de luy »)27. Trois suppliants ou fratries nobles ont tué l’ennemi qui avait blessé un de leurs frères. Dans l’un de ces cas où l’action a été commise par trois frères, leur culpabilité a été retenue par le parlement de Provence, qui en a débouté deux de précédentes lettres de rémission et les a envoyés aux galères ; le troisième, le suppliant, n’obtint celle de la Grande chancellerie qu’en considération de ses services militaires28. Dans le deuxième cas, un noble agenais et ses amis, protestants, ont tué, cinq mois après la paix de 1563, un frère et un soldat du capitaine catholique dont un des soldats avait outragé son frère. Caractérisée par la chancellerie comme un « guet-apens », l’action n’en est pas moins pardonnée, pour une raison politique, contribuer à la politique royale de pacification. Ce meurtre a été suivi l’année suivante d’un contre-meurtre sur le frère qui avait été outragé, lequel crime à son tour a été pardonné en 156729. Quant au troisième cas faisant suite à l’outrage d’un frère, est-ce vraiment le hasard d’une promenade qui, dans la grande ville qu’était Paris, a fait passer le suppliant devant l’hôtel de la belle-mère de son ennemi, hôtel dans lequel au surplus il a pris le risque d’entrer ? Toujours est-il que cet homicide commis par Antoine d’Alègre sieur de Millau fut le premier d’une suite de trois meurtres commis entre 1565 et 1583 et qui ont constitué une « faide » fameuse entre les maisons Du Prat et d’Alègre30.

17Les Alègre étaient auvergnats, et c’est encore entre Auvergnats que se situe une autre succession de trois homicides31, entre 1555 environ et 1564, ainsi que la fameuse faide impulsée par les Tournemire32. L’Auvergne n’avait pas le monopole des faides. À Arles, un conflit fut entretenu pendant près de vingt ans par deux maisons nobles, cousines et rivales. Un meurtre commis en 1545 à la suite d’un outrage fut vengé par un contre-meurtre en 1563 ; le fils du défunt étant mort, les trois neveux de celui-ci, issus de deux frères, ne faillirent pas à défendre l’honneur de leur maison, le plus jeune y laissant la vie33.

18Ces derniers cas montrent aussi qu’il n’existait pas de limitation temporelle des rétorsions, pas de prescription vindicatoire34. Lorsqu’un jeune fils avait à venger son père, il devait parfois attendre une quinzaine d’années avant d’atteindre l’âge de passer à l’acte, mais ce délai laissait la haine intacte et ne l’empêchait pas d’assumer un devoir qui lui était parfois rappelé par sa mère.

Le meurtre de l’amant

19Les homicides commis en flagrant délit d’adultère avaient eux aussi une motivation familiale et non seulement individuelle. Une série continue s’étend sur plus de deux siècles, de la fin du xiv^e siècle jusqu’aux derniers que nous connaissions, en 1610 et 161635. Ils consistaient en meurtres d’amants et meurtres d’épouses. Ces deux types d’homicides ne ressortissaient pas des mêmes motivations et présentent une opposition que l’anthropologie juridique retrouve partout. Le meurtre de l’épouse était un acte de justice intrafamiliale, il relevait d’un ethos de la souillure et était de l’ordre du châtiment, le prolongement ultime du droit de correction, une peine domestique. Le meurtre de l’amant était du ressort d’une justice interfamiliale « qui préside aux interactions entre groupes placés sur un pied d’égalité », il relevait d’un ethos de la fierté et de l’honneur, et était de l’ordre de la vengeance36. Or les meurtres d’amants étaient régulièrement les plus nombreux, à raison des trois quarts à la fin du Moyen Âge37, de quatre sur cinq en 1565-1566.

Une évolution complexe

20À partir de 1560, l’évolution de la vengeance en France paraît fort complexe. La vengeance de sang a trouvé dans les guerres de Religion un formidable champ d’application. Elle restait enracinée dans les pratiques populaires. En même temps, un mode d’affrontement connaissant une spectaculaire diffusion, le duel, lui a fourni une nouvelle légitimité.

Les guerres de Religion : la vengeance triomphe

21Pendant les guerres de Religion, la vengeance fut partout. Non seulement la religion a servi de « beau manteau » pour exécuter des vengeances, comme l’écrit Monluc38, mais la culture de vengeance a été un des cadres idéologiques qui ont impulsé les mécanismes d’affrontement. Le cumul de la vengeance confessionnelle et de quelque soif de vengeance personnelle conférait une double légitimité qui faisait outrepasser tous les interdits. Le principal instigateur de la conjuration d’Amboise en 1560, Jean Du Barry seigneur de La Renaudie, avait à venger son beau-frère, engagé dans le mouvement de réforme à Metz et qui avait été exécuté en 1558 à l’instigation de l’évêque, le cardinal de Lorraine39. L’infamie des suppliciés pendus au château d’Amboise a fondé des haines inexpiables ; en voyant les têtes des suppliciés, le père d’Agrippa d’Aubigné ordonna à son jeune fils, sous peine de sa malédiction, de « vanger ces chefs pleins d’honneur40 ». L’assassin du duc de Guise, en 1563, « maintint jusques à la mort » qu’il n’avait eu d’autre motif « que le désir de délivrer sa patrie d’un tel tyran, joint l’indignité dont avoit usé le sieur de Guise sur le corps d’un, duquel il estoit parent, qui estoit le sieur de la Renaudye, et aussi pour un autre sien proche parent qui au mesme lieu d’Amboise fut mis prisonnier, lequel le sieur de Guise fit tuer dans les cachots41 ». Une association se forma alors « pour la vanganse » du duc de Guise, et des hommes de riche noblesse signèrent des serments écrits de maintenir cette association, voire de « vanger la mort dudit feu monsieur de Guize jusques a la quatre generasion42 ». En 1572, c’est la prégnance de la soif de justice et de la culture de la vengeance qui permet de comprendre la décision du conseil du roi d’exécuter les chefs protestants à la suite de l’attentat contre Coligny, une décision qui paraît un étonnant paradoxe de la part d’une monarchie qui venait de conclure une alliance matrimoniale dans un but de pacification. Les vociférations vindicatoires des compagnons de Coligny, menaçant de se faire justice sur-le-champ si elle ne leur était faite, effrayèrent Marie de Médicis et son fils, qui crurent nécessaire d’effectuer une opération préventive43. Dans les années 1560-1570, ce n’est pas tant l’affaiblissement du pouvoir royal qui aurait favorisé la résurgence d’une culture de la vengeance auparavant moribonde ; c’est cette culture de la vengeance, bien vivante dans toutes les couches de la société et au sein même de la famille royale, qui, en se cumulant à la division confessionnelle, a été une des causes majeures des guerres civiles.

De nouvelles sources de légitimité

22Les meilleurs historiens du duel se sont plus intéressés aux rituels du combat qu’à ses motifs, et il est nécessaire de préciser les rapports entre vengeance et duel. Nous n’avons pas ici la place de discuter l’interprétation politique qui voit dans celui-ci une « stratégie collective symbolique d’opposition à l’absolutisme », et mieux vaut prendre le témoignage des édits qui l’interdisent et qui attestent que le duel avait pour motif premier la défense de l’honneur. C’est avec fierté qu’Henri IV le constate en 1609 : « La noblesse de nostredit royaume [...] a tousjours eu l’honneur plus cher que la vie. » Tel duel fameux de 1586 servit à régler les comptes entre les compétiteurs pour la main d’une jeune et richissime héritière44, du fait du déshonneur subi par le prétendant éconduit ; tel autre, pardonné en 1605, permit de venger le déshonneur créé par la grossesse hors mariage d’une sœur45. L’édit de 1651 est le plus explicite, qui reconnaît que les duels ont pour origine les « offenses à l’honneur », et qu’il se trouve des gens « qui présument d’avoir raison en cherchant à se venger »46. La Fronde fut en effet propice à un regain des duels, et c’est encore « en raison » d’un homicide antérieur que des duellistes étaient tués47.

23Or le pouvoir royal a toléré le duel pendant un siècle au moins. La prétendue sévérité de Richelieu à l’égard du duel n’est qu’une apparence fondée seulement sur l’exécution de Montmorency-Bouteville en 1627. Deux motifs conjoncturels se sont conjoints contre ce dernier : un motif politique d’une part, le champion étant proche d’une faction opposée à celle du principal ministre48, et de l’autre, la nécessité de crédibiliser le tout récent édit de 1626. Dans le préambule de ce dernier, Louis XIII explique qu’il veut diminuer le flot des requêtes de rémission, et dans ce but, c’est une modération des peines qu’il stipule. L’article 1 accorde une rémission générale (« à la charge que ceux qui, s’étant battus, auront tué [...] seront tenus de prendre lettres particulières d’abolition de nous »). L’édit se contente de priver les duellistes de leurs charges, de leurs pensions et d’une fraction de leurs biens, et ce sont dorénavant les récidivistes qui seraient punis de mort « irrémissiblement » (art. 10). La lutte contre le duel n’a véritablement commencé qu’en 1651. Pendant un siècle, le duel, tout en étant illicite, fut revêtu d’une légitimité sociale. Il restait toléré par la monarchie car celle-ci partageait les valeurs qui fondaient cette légitimité. Comme l’atteste l’édit de 1651, le duel fut longtemps un refuge pour un exercice de la vengeance.

24Cette grande faveur qu’eut le duel au cours des xvi^e-xvii^e siècles, surtout en France, reste difficile à expliquer. Il est probable que, de période en période et en fonction des besoins du moment, elle fut déterminée successivement par des facteurs différents. Dans les années 1560 où la pratique de l’assassinat sur les champs de bataille de la première guerre de Religion allait contre l’honneur et était dommageable à toute la noblesse (des prisonniers furent tués de sang-froid d’un coup de pistolet dans la tête), le duel a été le moyen d’une réaction à ces nouvelles conduites sans honneur. Antérieurement et plus généralement, le premier essor du duel pourrait bien avoir été une réponse de la noblesse à la nouvelle législation des années 1539-1547, un moyen de maintenir, par le rituel du combat singulier, la légitimité d’une justice privée.

25Un autre intérêt du duel est de fournir un jalon au problème de l’évolution de l’idée de ne pas tuer. En 1578, le « duel des Mignons » a frappé les contemporains parce que les six jeunes duellistes se sont battus « en chemise », pour montrer qu’ils ne portaient aucune cuirasse. Se battre sans armes défensives, c’était la certitude de mourir si l’on n’était le meilleur escrimeur, renoncer à la vertu de prudence, « monstrer n’avoyr cure de la vie » donnée par Dieu49, une déraison. La vogue des duels « en chemise » révèle une tension homicide, une dévalorisation, voire un mépris de la vie, une manifestation de la pulsion de mort. Elle fournit ainsi un important jalon qualitatif.

26Or en même temps, les théoriciens casuistes, et notamment les jésuites, ont longtemps gardé une parfaite compréhension à l’égard du principe de la défense de l’honneur par les armes, et leur permissivité passait aux manuels de confession50. Cette morale relâchée a été dénoncée aux élites catholiques en 1656 par Pascal dans ses Provinciales51. Ce n’est qu’à la fin du règne de Louis XIII qu’un jésuite français, le père Caussin, appela à refuser le duel52.

La vengeance en dehors du duel

27Ce qui précède ne doit pas incliner à penser que la vengeance n’était plus pratiquée que dans le cadre du duel. Un cas bien documenté est celui de l’homicide commis en 1642 par le marquis de Bonnivet en la personne de son beau-frère, René d’Averton. À partir d’un premier enjeu consistant dans le contrôle d’une jeune héritière, le premier avait à se venger d’un emprisonnement de près de trois ans, et de l’accusation, propagée par des factums, d’avoir empoisonné son épouse53. Bonnivet eut une rémission, mais l’homicide est présenté comme un assassinat par une lettre du futur abbé de Rancé.

28La vengeance n’était pas non plus un monopole de la noblesse. La défense de l’honneur et la vengeance de l’outrage peuvent être observées à des niveaux très humbles. Dans un corpus qui porte exceptionnellement sur les vingt dernières années du xvi^e siècle, celui de 82 rémissions enregistrées au greffe du présidial d’Angers54, le cas suivant mérite d’être détaillé parce que ce sont des prêtres et un « pauvre homme menuzier » qu’il montre défendre leur honneur, et même, plus précisément, l’honneur de leurs parents. Il montre aussi deux comportements possibles pour la défense de l’honneur, et donne un aperçu de l’habileté que pouvait revêtir une stratégie de vengeance. Le vendredi saint 1583 sont réunis pour dîner trois prêtres que, pour plus de clarté, nous appellerons selon leur ordre d’entrée en scène, A, B et C, ou plutôt Ariste, Brutus et Cléonte. Le premier, Ariste, mécontent d’un outrage subi par un sien parent qu’une jeune fille du voisinage a refusé en mariage, va s’en venger sans exercer lui-même ni provocation, ni violence. Il suggère à un compagnon, Brutus, de faire croire au troisième, Cléonte, momentanément absent, que ce dernier a été vu dans un bois en compagnie d’une prostituée, et que le fait a été rapporté par la jeune fille. Ainsi fait Brutus avec une étourderie qui va lui coûter la vie. Inévitablement, Cléonte se met en colère ; le laboureur auvergnat nous a expliqué que c’était un rôle indispensable « pour monstrer que telle chose » était fausse. Peu importe que les deux premiers démentent aussitôt ce qu’ils présentent maintenant comme une plaisanterie. « Ce que avez dict est dict », selon une formule (prononcée ailleurs55) qui exprime le caractère irréversible de la parole, partant, sa prégnance fatidique. Ce caractère est d’autant plus terrible que la parole est indépendante de la vérité du propos. Cléonte va donc trouver le père de la fille, rapporte le propos de Brutus, et conclut que « sy elle a dict cela, elle n’est pas fille de bien ». Présent, Ariste assiste ainsi à la mise en cause de l’honneur de la fille. Présent aussi mais contraint de proclamer l’honneur de sa sœur, le demi-frère de la jeune fille, le menuisier, profère alors sur Brutus des propos très graves : « ung homme qui n’estoict pas digne de celebrer et dire la messe [...], un paillard et ung ruffien ». Ces mots ne pouvaient qu’être répétés à Brutus et engendrer de sa part une haine à l’égard du frère. Quand ils se rencontrent, Brutus agresse le menuisier, qui finit par le tuer pour se défendre. Le menuisier a dû fuir et servir sept ans à la guerre. Dans l’ensemble, les paroles et l’honneur semblent bien ici le motif unique d’une querelle qui est allée jusqu’à la mort. L’honneur ici défendu est encore celui de parents. Le prêtre Ariste s’est vengé non seulement de la fille, mais d’un homme de sa parentèle. Brutus a cherché à se venger de la façon ouverte et directe qui était traditionnelle.

Le recul de la vengeance au xvii^e siècle

29C’est au cours de la seconde moitié du xvii^e siècle que s’affirme le recul de la vengeance, dont le Massif central semble être resté un des derniers conservatoires. Dans les décennies 1650-1660 à Agen, des « ennemis mortels » se défiaient verbalement, se battaient publiquement, tuaient pour laver leur honneur bafoué et venger une offense56. Un cas de vengeance parentélaire et de sang est signalé encore en Rouergue en 169257. Au xviii^e siècle, l’échange d’homicides entre groupes bien structurés n’est plus visible « que de loin en loin, dans les conflits entre lignages nobles » et entre groupes de jeunes de villages voisins58.

30Pour contribuer à l’explication de ce processus complexe, nous proposons deux linéaments. Un premier se trouve au plan judiciaire. Non pas dans un prétendu accroissement de la sévérité du parlement de Paris à l’égard de l’homicide. Par rapport aux condamnations dans les juridictions inférieures, les proportions des sentences de mort en appel présentent en effet une tendance à la baisse (54,1 % dans les années 1575-1579, 49,1 % en 1580-1584, 44,3 % en 1600-160459). Cette statistique révèle au contraire, de la part des parlementaires, un souci de discernement éclairé, qui était cohérent avec celui de la justice retenue dans l’exercice de la rémission.

La sape de l’idée de défense de l’honneur par les armes

31La vigueur de la lutte contre le duel à partir de la décennie 1650 nous semble avoir été déterminante. Amorcée sur le terrain par les militants de la Compagnie du Saint-Sacrement60, l’action de ceux-ci a bénéficié du renfort du pouvoir royal avec l’édit de 1651, puis de l’engagement personnel du jeune Louis XIV lui-même à partir de 1654. On n’a pas assez pris garde au fait que cet édit organisait un effort de prévention des querelles entre nobles, effort qui a été organisé par le Reglement de messieurs les mareschaux de France de 1653, puis par la nomination de commissaires arbitres dans les provinces. Cette convergence des opposants au duel a créé un choc sur l’opinion dans la noblesse. En faisant signer des engagements à refuser le combat, le pouvoir royal a promu l’idée qu’il était possible de défendre son honneur sans recourir aux armes. Des indices de la réception de cette idée dans la noblesse se trouvent dès 1658. Il s’en trouve aussi dans le théâtre ; à partir de 1660, Corneille atténue dans les nouvelles éditions de ses œuvres les passages favorables au duel, et cesse d’employer le mot61.

32C’est aussi en ce milieu du xvii^e siècle qu’a sensiblement reculé la volonté de mener le combat jusqu’à la mort de l’adversaire. La létalité des duels semble reculer sensiblement dans les années 1655-1660, selon nos calculs de taux d’homicides à partir de deux sources quantitatives62. On sait qu’au xviii^e siècle s’est généralisé le « duel mitigé »« où l’on en veut au sang de son rival, mais non à sa vie ».

33Le règne de Louis XIV n’a pas fait disparaître les duels, mais la campagne d’opinion des années 1650 n’en a pas moins eu des conséquences décisives. Le duel a été refoulé dans la clandestinité. C’est alors seulement que la monarchie française a véritablement revendiqué le monopole de la violence légitime. La vieille économie de la défense de l’honneur des familles par une violence privée exercée dans l’espace public, qui avait trouvé dans le duel un refuge et un regain de légitimité, s’en trouvait anéantie. Cet acquis a aidé, au xviii^e siècle, les juridictions locales de toutes sortes à faire reconnaître leur compétence pour la défense de l’honneur, à quoi ont contribué aussi la stabilisation de l’appareil judiciaire ainsi que la diffusion de la culture de l’écrit. C’étaient là des conditions pour une délégitimation de la vengeance, pour qu’elle apparaisse dorénavant comme un « refus de la loi », comme une posture de résistance à la marche normalisatrice de l’État.

Un affaiblissement des relations de parenté

34Pour être bien identifiable, cette chaîne causale n’en est pas pour autant exclusive, mais il est plus difficile de mettre en évidence les évolutions socioculturelles au plan familial. Si la violence parentélaire a disparu, c’est-à-dire le devoir de venger le tort fait à son parent, il faut aussi faire l’hypothèse que les relations de parenté se soient affaiblies. De là l’importance et l’intérêt d’un élément objectif et bien identifiable, le geste masculin de tuer en flagrant délit d’adultère. La série des cas fréquents s’interrompt après 1616, ce qui procure un jalon chronologique de première importance. Le renoncement à l’homicide en flagrant délit d’adultère est l’indice d’un procès de relativisation : de la tension des hommes vis-à-vis de leur descendance, et de l’honneur conçu comme un absolu et comme un bien familial. La permissivité à l’égard de l’adultère féminin a mis l’honneur en cause de deux façons. L’honneur a été affaibli, et il a été réduit en extension. Alors qu’il avait été un absolu, qu’il avait importé au moins autant que la vie, on admettait au xvii^e siècle que la vie d’une femme fût plus précieuse. La cause principale de cette évolution est sans doute la prédication des réformes religieuses. Et c’est ici que ces dernières pourraient bien avoir eu le plus d’influence, plutôt que par l’enseignement de la morale ou par l’exhortation à la confession. En outre, alors que l’honneur avait été collectif et familial, les membres des parentèles n’ont plus eu d’autres choix que de penser que leur honneur n’était pas affecté par l’adultère féminin (comme justement Molière, dans L’École des femmes, propose alors de le penser), et que l’inconduite des personnes ne se communiquait pas aux groupes familiaux. Ainsi l’honneur a-t-il été réduit à n’être plus que personnel.

35Au terme de cette étude trop rapide, il s’avère d’abord que l’évolution des pratiques et de la culture vindicatoires n’a pas été linéaire, c’est-à-dire qu’elle n’a pas été continûment de même sens. La pratique de la vengeance a trouvé pour longtemps un refuge dans le rituel du duel, puis un vaste champ d’application dans les guerres de Religion. La détermination des duellistes à tuer est passée par un sommet à la fin du xvi^e siècle. Au même moment, la défense de l’honneur par l’épée trouvait plus qu’une tolérance dans la casuistique jésuite, qui exerçait une influence sur les manuels des confesseurs. Le recul de la vengeance est intervenu au xvii^e siècle ; mais en dehors du duel, les pratiques violentes y restent méconnues, et de nouvelles recherches s’avèrent nécessaires, notamment dans les procédures criminelles.

36L’action de la monarchie a été de même sens, mais discontinue. Dès le xv^e siècle, la restriction du pardon royal à l’homicide en légitime défense était une négation de la légitimité de la vengeance, mais cette restriction n’était pas devenue absolue à la fin de ce siècle. Ce n’est qu’en 1546 que la monarchie a explicitement proscrit la vengeance en droit. Ce n’est qu’avec la décennie 1650 qu’elle s’est véritablement attaquée au duel, et de là, à la légitimité de la défense de l’honneur par les armes. De ce délai d’un siècle, le chaos des guerres de Religion ne fut pas la seule cause. Un facteur d’impulsion de la vengeance fut la culture de la défense de l’honneur par les armes qui était partagée par toute la société, depuis la famille royale jusqu’aux humbles artisans. Jusqu’au milieu du xvii^e siècle au moins, comme le montrent maints autres indices que nous ne pouvions évoquer ici, une culture de la vengeance est restée très répandue, depuis la cour jusqu’aux campagnes.

37L’exercice de la justice et l’évolution de la politique judiciaire ne doivent pas faire oublier, enfin, que les acteurs et les rapports sociaux, et plus précisément les relations de parenté, sont eux aussi en procès d’évolution, même si celle-ci est plus difficile à observer. Cette évolution semble bien consister, en France, en un affaiblissement des relations de consanguinité et d’alliance, et en une relativisation de la conception de l’honneur qui, selon l’hypothèse de Durkheim, a diminué les causes portant à l’homicide.