Version classiqueVersion mobile

L’Europe des Français, 1943-1959

 | 
Gérard Bossuat

Seconde partie. L’unité européenne, 1949-1955 ? Une solution élégante du conflit franco-allemand

4. L’autorité internationale de la RUHR, l’endiguement à la française

Texte intégral

1Ce chapitre s’intéresse à la question allemande. Elle est si importante qu’on peut en suivre les développements à travers le cas de l’internationalisation de la Ruhr et de son échec. Â ce propos, les Français utilisent l’idée européenne pour justifier l’internationalisation et contrôler le développement de l’économie allemande à l’OECE. La politique française d’endiguement à l’égard de l’Allemagne s’appuie sur une diplomatie multilatérale entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ainsi en dépit de l’entrée de l’Allemagne dans le plan Marshall, l’hostilité française envers l’Allemagne perdure toujours. Elle se manifeste par tous les moyens. Elle signifie que l’Allemagne est dangereuse en dépit de l’appel illusoire des États-Unis à l’unité européenne et à la réconciliation franco-allemande. Qui en France croit à une entente avec l’Allemagne en ce début de plan Marshall ? Qui veut vraiment faire une politique d’unité européenne fondée sur le couple franco-allemand ? Bien peu, et pourtant une autre ligne politique est discernable. Blum l’avait esquissée dès 1941 ! Celui qui l’incarne s’appelle Jean Monnet.

La brutale contestation de la politique allemande de la France.

2Monnet, dans l’été 1947, après l’échec de la conférence tripartite franco-anglo-soviétique de Paris, sent bien la nécessité de changer de politique envers l’Allemagne pour bénéficier du plan Marshall. L’adhésion des trois zones allemandes au plan Marshall, imposée par les Britanniques et les Américains, est une condition de l’aide américaine à l’Europe et à la France elle-même. Malgré l’abandon des revendications françaises de faire éclater l’Allemagne, des illusions subsistent. Les Français s’évertuent à exiger des réparations, à fixer à 7 millions de tonnes par an le niveau de la production d’acier allemand, à dénier aux Sarrois le droit de se prononcer sur le rattachement de la Sarre à l’Allemagne. Puisque les Américains désirent un relèvement de l’Europe entière, Monnet comprend vite que cela signifie le relèvement allemand et la fin des revendications françaises sur l’Allemagne. Monnet a bien vu que le plan Marshall était l’opportunité à saisir pour bâtir une unité européenne nouvelle, et financer à bon compte le plan de modernisation en panne. Dans une longue note de 13 pages du 22 juillet 1947, il défend le relèvement allemand parce que la France a besoin des crédits américains. Mais il va plus loin encore.

Monnet offre une autre politique

  • 1 AMF 14/1/3 et 14/1/4, 22 juillet 1947, mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault , sur la conféren (...)
  • 2 4 AU 23/Dr 4, « Mémorandum de Monnet remis à G. Bidault ». AMF 14/1/6, non daté, fin juillet, vrai (...)

3Est-ce tactique ou volonté profonde, Monnet s’appuie sur l’idéal d’unité européenne. Il tente de mettre le relèvement allemand au service des besoins européens. Il imagine une internationalisation de la Ruhr qui préserve les liens avec les Soviétiques. Mais la France doit abandonner ses revendications extrêmes1. Il dit à Bidault que la France, pour gagner la paix dans le nouveau contexte du plan Marshall, doit faire des propositions acceptables sur la Ruhr à moins d’abdiquer devant les pressions américaines. Monnet a cru possible d’arriver à un consensus à quatre sur l’Allemagne. Il a voulu que la France prenne l’initiative de régler la question de la Ruhr. Il recommande l’unité d’action des Occidentaux avant la conférence de Londres des quatre ministres des Affaires étrangères fin 1947, « sinon nous pouvons nous trouver coupés de la Russie, ce qui est fait pour un temps, en opposition avec les États-Unis sur le plan allemand, ayant besoin de crédits, avec une opinion publique anxieuse et au moment même où les circonstances économiques intérieures se seront aggravées2 ».

  • 3 AMF 14/1/1, Mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault, 1 juillet 1947.
  • 4 CE 45, « Mémorandum pour G. Bidault » ; ou 457 AP 20, Monnet, « idem », ou AMF 14/1/1, « idem », 1 (...)
  • 5 AMF 14/1/4, 22/7/47, texte de Monnet à Bidault sur les conséquences de l’échec de la CFAS, pas de (...)

4Monnet ne veut pas, comme tant d’autres Européens de l’ouest, la rupture avec l’URSS3. Il voit bien les lourdes conséquences pour la paix de l’échec de la conférence franco-anglo-soviétique de juillet 19474. Ses analyses prouvent qu’il repousse la guerre froide : « Je ne crois pas que les Soviets aient voulu empêcher la coopération européenne, pas plus que les USA aient voulu créer un bloc occidental se servant de la Ruhr comme force industrielle militaire5 ». La rupture s’explique par le soupçon soviétique et par la capacité des Soviétiques de se passer des crédits américains. Toutefois, il juge que les formes de coopération propres aux pays de l’ouest européen, de l’Angleterre et des États-Unis sont inacceptables pour l’URSS. L’intégration n’est possible qu’entre les pays atlantiques. Pour Monnet, conformément à des anticipations faites durant la guerre par des journalistes américains, comme John Davenport, l’unité de l’Europe n’est viable qu’entre des pays de même développement et de même culture politique. Une plus large unité atlantique est réalisable. Ce qui ne veut pas dire que l’unité de l’Europe occidentale exclue la coopération avec l’URSS et l’Europe orientale, provisoirement écartée de l’Europe occidentale. Monnet se résigne assez facilement au développement séparé des pays sous contrôle soviétique sans pour autant accepter la création de blocs hostiles. En revanche les pays d’Europe occidentale doivent échanger avec le reste du monde. Leur pauvreté actuelle implique une aide dans la coopération intereuropéenne. Il faut donc régler la question allemande pour lancer l’aide américaine.

  • 6 AMF 14/1/2, « Note de Jean Monnet au Président », 17 juillet 1947.

5Or la question de l’Allemagne dans l’Europe Marshall exacerbe les tensions. La France, très sensible à sa sécurité veille au grain. L’enthousiasme des Américains pour relever l’Allemagne, abaisser le nombre de démantèlements d’usines allemandes, surprend douloureusement les Français. Le plan Marshall semble compromis. Monnet plaide bien sûr contre l’abandon du plan Marshall et de la coopération européenne, mais il réagit vivement aux décisions inopportunes des commandants de zone anglais et américain, les généraux Clay et Robertson en Allemagne. Elles placent, dit-il, « le négociateur et le gouvernement français dans une position intolérable6 ».

  • 7 AMF 14/1/3 et 14/1/4, 22 juillet 1947, « Mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault, sur la confére (...)
  • 8 4 AU 23. Dr 4, V. Auriol à G. Bidault, Rambouillet, 7 août 1947, publié dans le Journal T 1, 1947. (...)
  • 9 Eric Roussel, Jean Monnet, Fayard, 1996, p. 485.

6Comment s’en sortir ? Comment rassurer les Français et coopérer avec l’Allemagne ? Monnet ne donne pas de solutions d’ensemble, mais il indique une piste. S’entendre avec les Américains et les Anglais signifie « abandonner l’internationalisation de la rive gauche, ne pas lâcher sur l’internationalisation de la Ruhr7 ». Il imagine surtout « faire de la Ruhr un actif européen ». Monnet est proche des préoccupations des socialistes et des Républicains populaires du gouvernement Ramadier. Ce projet nécessite à l’évidence, s’il était adopté, une concertation intereuropéenne dépassant les clivages de la guerre froide. Il serait à la fois une contribution à la paix dans les relations internationales et une tentative pour créer une forme d’unité européenne. Monnet a convaincu Auriol. La proposition du Président de la République de créer une organisation internationale de la Ruhr sur le modèle de la Tennessee Valley, dont la propriété pourrait être concédée à l’ONU et la gestion assurée par les États riverains, l’Etat rhénan et les syndicats illustre bien les intentions de Monnet8. Le témoignage de Lord Roll à Eric Roussel conforte ce point de vue : « Mais déjà, j’en suis sûr, le rôle que la France et l’Allemagne allaient être appelées à jouer dans le rétablissement de l’Europe était très présent à son esprit9 ». Monnet a donc développé dans l’été 1947 un grand projet pour l’Europe qui n’a pas eu de vrai retentissement. Son projet pour l’Europe, « faire de la Ruhr, un actif européen », avait une chance de réussir s’il avait été repris par Bidault parce que, pour la première fois depuis longtemps, les Américains avaient besoin de la France pour réussir leur politique de relèvement de l’Europe dans un contexte international tendu. Monnet rêvait de contraindre les Américains au nom de la logique de leur intervention en Europe à internationaliser la Ruhr. Il n’a pas réussi. Mais à sa décharge il faut dire qu’il était bien seul à tenter de définir une autre politique allemande, une autre politique européenne.

7La conférence des Seize de juillet 1947 fut beaucoup plus timide. Elle décida que tout ce qui concernait la production allemande « devra être conforme aux décisions du Conseil des ministres des Affaires étrangères et des autorités de contrôle ». En cela elle reconnaissait les effets juridiques des décisions de Yalta et Potsdam qui donnaient aux Quatre la responsabilité de l’occupation de l’Allemagne. La France attendait davantage, une véritable priorité au développement de la France. Mais elle se borna à déclarer que l’économie allemande n’était pas autorisée à se développer « au détriment des autres pays européens » et qu’elle était encouragée à « s’intégrer dans l’économie européenne » et contribuer, grâce à la Ruhr, à l’amélioration générale du niveau de vie en Europe. Ce sont des vœux sans grande portée.

8L’échec inquiéta Monnet. Il craignit que les Américains ne tiennent pas longtemps la part égale entre la France et l’Allemagne. Les États-Unis s’impatientaient des lenteurs de l’unité européenne. William Clayton réclamait une union douanière. Spaak pourtant bien disposé envers les Américains s’affola quelque peu. Les observateurs français aux États-Unis ne cessèrent d’avertir le gouvernement. Il faut amorcer « des projets d’économie combinée et d’aide intereuropéenne », tel un projet « d’organisation générale de la vallée du Rhin », écrit Valensi de Washington. Les esprits ont évolué en France sur l’Allemagne, mais sauf Monnet, ils voient mal encore l’Allemagne participer à égalité à l’aventure européenne. La Ruhr comme actif européen, un idéal proposé dans l’été 1947, a triomphé le 9 mai 1950.

Les pratiques désastreuses des Américains contre la France

  • 10 Y International 1944-1949, 399, DAEF, 5 août 1947, DG, note sur la « gestion des aciéries de la Ru (...)
  • 11 A.S. Milward, The reconstruction of Western Europe, Methuen, Londres, 1984, p. 74. 75. Vincent Aur (...)

9Puisque les Américains sont si désireux de faire participer les zones occidentales de l’Allemagne au plan Marshall, les Français agitent de nouveau la question de la Ruhr. La Ruhr serait placée sous la direction des Quatre grandes puissances. En cas de refus soviétique, elle serait mise sous la direction des Français, Britanniques, Américains, Belges, Néerlandais, Luxembourgeois et d’Allemands. Le contrôle international dirigerait une administration allemande et des ingénieurs alliés10. L’essentiel était de contrôler la production allemande pour éventuellement la limiter. Les experts charbonniers américains et français se mirent d’accord le 14 août 1947 pour créer un bureau international chargé « de répartir la production de charbon, d’acier et de coke de la Ruhr entre la consommation allemande interne et les exportations ». Retenons cette conclusion qui sera mise en œuvre en avril 1949 seulement. Or cette avancée en direction des Français est bloquée par l’administration américaine sous prétexte de réserver la décision à la conférence tripartite franco-anglo-américaine de Londres fin août11.

  • 12 Année Politique 1947, p. 163 et 205.
  • 13 Y International 1944-1949, 376, DAEF, 13 septembre 1947, à Londres 2325, Washington, 2706. 11.

10Á la veille de cette conférence tripartite sur l’avenir de la Ruhr, les Américains proposèrent un marché. La France recevra davantage de charbon en échange du relèvement allemand. La conférence s’ouvre le 22 août. Les Américains et les Anglais demandent que la gestion du charbon de la Ruhr soit confiée à des Allemands, sous contrôle américain et britannique12. Les Français acceptent un relèvement allemand s’il ne prive pas les Européens des ressources nécessaires à leur développement. Contre l’augmentation de la production d’acier allemand à 11,5 millions de tonnes, contre une limitation de la production (et non plus une interdiction !) des industries de machines-outils, goudrons, colorants, chlore, Alphand demande du coke pour la France. La liste des démantèlements passe d’ailleurs de 2000 à 682. Mais les Français contestent évidemment le nouveau projet de gestion des mines de la Ruhr. Ils y voient la naissance d’un gigantesque cartel, « à la disposition des dirigeants allemands de ce cartel13. » La France n’obtient aucune garantie pour le relèvement prioritaire de sa sidérurgie. Le 25 août, les Anglais et les Américains concèdent que l’Allemagne doit servir l’intérêt général. Le dépit l’emporte chez Massigli et Alphand. Certes la conférence charbonnière tripartite de Berlin du 8 au 11 septembre 1947 accorde aux Français l’indexation des exportations de coke allemand vers la France, selon une échelle mobile qui améliore les exportations de charbon de la Ruhr. En échange, on attend que la France accepte le chiffre de production d’acier allemand de 11,5 millions tonnes et la fusion des zones occidentales. Pour les Français, le plan Marshall a, du point de vue de leur politique allemande, un goût amer. De reculs en reculs jusqu’où iront-ils, même s’ils obtiennent davantage de charbon allemand ? La France ne peut guère enrayer le puissant mouvement en faveur de la gestion de la Ruhr par des Allemands. De plus, la France a concédé la fusion des trois zones dans un moment de panique pour accéder au droit d’être partie prenante à l’avenir de la Ruhr, alors qu’elle est de jure puissance occupante de l’Allemagne. On réunifie l’Allemagne, alors que les Français attendent un Etat Fédéral. Curieuse grande puissance que la France dans l’été 1947 ! Elle est seule. Il n’y a pas de structure européenne capable de relayer les objectifs français en Allemagne.

  • 14 Léon Blum , L’Œuvre de Léon Blum, op. cit., p. 161, 15 janvier 1948, Le Populaire, « Grande-Bretag (...)
  • 15 Y International 1944-1949, 201. PL, 4 novembre 1947, « Instructions pour la délégation française à (...)

11L’échec français de l’été 1947 à propos du relèvement allemand est consommé à la conférence de Londres des ministres des Affaires étrangères anglais, américain, russe et français de décembre 1947. Bidault réclame comme prévu un régime spécial pour la Ruhr que Léon Blum traduit par « nationalisation internationale de la Ruhr14 ». Or le Quai d’Orsay rédige des instructions extraordinaires pour la conférence des quatre ministres des Affaires Etrangères de Londres. Les instructions critiquent l’unité économique allemande qui mettrait un frein aux exportations de charbon allemand. Les Français se résigneraient à l’élévation de la production allemande si la Ruhr cessait d’envoyer du charbon dans la zone soviétique. La France veut des réparations sur la production courante sans augmenter le potentiel allemand. Ces instructions développent encore la notion d’indépendance politique de la Ruhr et de la Rhénanie15. Elles sont particulièrement réactionnaires, en retrait sur l’analyse de la politique allemande de Blum du début 1947, complètement déphasées par rapport à l’évolution des rapports intereuropéens de l’été 1947. Bref, elles sont intenables. Seul contre tous, Bidault ne peut tenir. Le 5 décembre, il accepte l’unité économique de l’Allemagne et un niveau de production d’acier à 11 millions de tonnes contre des garanties de sécurité et de priorité pour le relèvement des pays victimes de l’Allemagne. Les Américains acceptent à contrecœur de négocier une Autorité Internationale de la Ruhr.

  • 16 Y International 1944-1949, 367, conférence par P.J. Simon, chargé de mission au ministère des Fina (...)

12Si un haut fonctionnaire français peut expliquer que « la France doit penser à la fois européen et transatlantique16 », par opposition au temps où elle était guidée uniquement par ses intérêts propres de grande nation, l’Europe Marshall de l’été 1947 ne correspond pas à celle qu’imaginait Jean Monnet en juillet, ni ne sert la sécurité économique et militaire de la France. L’Europe n’existe pas sauf à être façonnée par les désirs américains. Mais n’était-elle pas victime d’elle-même ? De décembre 1947 date l’alignement réticent des Français sur la politique anglaise et américaine en Allemagne. Bidault, le gouvernement Schuman, Auriol, ont tenté l’impossible pour assurer la sécurité de la France en s’appuyant sur des thèses à peine plus réalistes que celles de De Gaulle. Ces thèses parurent trop dures aux Anglais et aux Américains. La diplomatie française n’avait plus qu’une ressource, monnayer son adhésion à la politique américaine en Allemagne. Car il était clair qu’il ne pourrait y avoir d’Europe dans laquelle la France écraserait l’Allemagne. L’internationalisation de la Ruhr était considérée par les États-Unis comme une politique extrême et dangereuse. La France pouvait se résigner puisque le plan Marshall lui offrait des perspectives de modernisation économique. Un nouveau combat était engagé pour que l’aide américaine serve d’abord au relèvement de la France.

Les reculs français sur l’internationalisation de l’AIR.

  • 17 FRUS II, 1948, GC Marshall to british ambassador Lord Inverchapel, 13 janvier 1948, 862.00/1. 848. (...)

13Après la fusion des zones anglaise et américaine, réalisée le 1er janvier 1947, Anglais et Américains ont créé une agence mixte du commerce extérieur de la bizone, le JEIA, et un conseil économique bizonal allemand, élu, en juillet 1947. Il devient manifestement l’embryon d’une assemblée représentative. Il est un pôle d’attraction non négligeable pour les Allemands de la zone française. La fusion des trois zones est envisagée. Or elle représente un risque politique et économique énorme pour la France. La fusion entraîne des charges supplémentaires pour la France. Il lui faut aligner le niveau de vie des Allemands de la zone française sur celui, supérieur, de la bizone et donc accroître le déficit de la zone française. Les plans de réforme économique unilatérale de la bizone mettent les Français devant le fait accompli : « Les mauvaises nouvelles s’accumulent » notait la Direction Europe du Quai d’Orsay en janvier 1948. Les Anglais et les Américains renforcent le conseil bizonal qui préfigure aux yeux des Français un futur gouvernement allemand. Chauvel, scandalisé et stupéfait, écrit à Henri Bonnet, l’ambassadeur de France aux États-Unis : « Clay nous a lanternes et a utilisé le temps qu’il s’accordait ainsi d’une manière qui se passe, me semble-t-il, de commentaires17 ». La France réaffirme son attachement au Fédéralisme dont les autres alliés ne tiennent pas assez compte. On comprend donc qu’elle tente de négocier avec ses alliés une internationalisation de la Ruhr, une « nationalisation internationale » comme disait Blum. La tendance générale était défavorable depuis l’été 1947.

Frustrations françaises et conférence sur la Ruhr de février-mars 1948

14L’affaire de l’internationalisation de la Ruhr fut abordée avec les Anglais et les Américains lors de la conférence de Londres du 23 février au 6 mars 1948 conformément à la promesse américaine de septembre 1947 et réitérée en décembre 1947. La conférence devait étudier les rapports de l’Allemagne occidentale avec les autres Européens dans le cadre du programme de relèvement européen proposé par les États-Unis. Les trois pays du Bénélux furent invités à y participer. La France pouvait soit recevoir un démenti plus cinglant que celui de l’été 1947, soit négocier des contreparties.

  • 18 4 AU 31, Dr. 2, Sdr b, 21 février 1948, le MAE, G. Bidault à M. l’ambassadeur de France en Grande- (...)
  • 19 L’Œuvre de Léon Blum, la fin des alliances, la troisième force, politique européenne, pour la just (...)

15Georges Bidault, ministre des Affaires Etrangères, envoya ses instructions à René Massigli. Il lui donna son accord pour intégrer l’Allemagne dans la communauté européenne nouvelle sous réserve de créer une Allemagne fédérale. Il lui demandait de justifier sa requête par l’idée européenne et non plus par la seule raison d’Etat. La négociation devait être menée avec discernement pour éviter de choquer l’URSS, car « ce n’est pas la politique du gouvernement français de chercher à l’écarter du concert mondial. Ce serait absurde et finalement contraire à nos intérêts », dit-il18. Si l’Allemagne a sa place dans le programme de relèvement européen, il n’est pas question de lui accorder une priorité pour sa reconstruction. Il fallait éviter que l’économie allemande écrasât les producteurs européens, sous entendu français. Il n’était pas hostile à une non-discrimination commerciale. La France maintint son point de vue sur les réparations qui devaient se poursuivre dans la bizone. Bidault rappelait la volonté française d’établir un régime international pour la Ruhr, du type « nationalisation internationale », avec la participation de la France, des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du Bénélux et des Allemands. La tâche primordiale de l’organisation internationale de la Ruhr serait de gérer les industries de la Ruhr et de répartir le coke et le charbon. L’Autorité disposerait même d’une force stationnée dans la Ruhr. Léon Blum avait pris comme modèle le plan de Francfort, œuvre des socialistes européens entre 1921 et 1923, et principalement de Matteotti. Ce plan avait tenté de régler la question des réparations sous l’angle des dommages et intérêts en les insérant dans l’économie internationale19.

  • 20 FRUS II, 1948, p. 98, Delsec 1587, 28 février, 11 am., Pierre Mélandri, Les Etats-Unis face à l’un (...)

16Les Américains ne s’attendaient pas à cette bonne volonté française qui embarrassa l’ambassadeur américain Douglas. Il vint aux négociations avec une esquisse de plan où la Ruhr aurait été contrôlée militairement par une Autorité Internationale qui coordonnerait « l’activité industrielle de la France et des pays du Bénélux », ainsi que celle de la Ruhr20. La surprise était énorme pour les Français. Comment prendre la proposition ? Etait-ce l’esquisse d’une Fédération économique de l’Europe occidentale ? Vincent Auriol semble le croire. Georges Bidault en rendit compte au Conseil des ministres le 3 mars 1948. Mais des désaccords se manifestèrent rapidement entre les Français et les autres délégations sur la propriété industrielle et sur le contrôle de la gestion de la Ruhr. La Grande-Bretagne accepta le contrôle international sur la distribution de la houille mais les thèses françaises ne furent pas prises en compte dans leur totalité. Les Français défendaient l’internationalisation de la propriété industrielle de la Ruhr, la Grande-Bretagne la nationalisation ou la socialisation de cette propriété. Les États-Unis proposaient aux Allemands de décider et le Bénélux se taisait.

  • 21 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit., VII, p. 197, Le Populaire, 30 avril 1948, « Encore la Ruhr ».

17Les Français n’obtinrent pas la gestion internationale de la Ruhr, ni la propriété internationale des mines et de la sidérurgie. C’était un échec. « Je dois souligner, écrit Massigli, qu’à aucun moment nous n’avons trouvé d’appui auprès de la délégation américaine en faveur de la création d’un Conseil d’Administration international pour les industries de la Ruhr ». États-Unis et Grande-Bretagne ont écarté le contrôle de la gestion. Le Congrès américain y était opposé. Les Américains préparaient les Allemands à être une pièce maîtresse du dispositif anti-soviètique en Europe. Les Français voulaient la sécurité face à l’Allemagne plus que la guerre froide. Manifestement le temps travaillait contre eux. Le Quai d’Orsay fit état officiellement de progrès dans l’idée d’un contrôle de la Ruhr. Un projet d’Autorité Internationale de la Ruhr avait été rédigé. Mais pouvait-on être satisfait ? Les services d’Alphand écrivirent qu’on avait fait admettre « avec de grandes difficultés et après plusieurs jours de négociations » le contrôle de la distribution du coke, du charbon et de l’acier, sans avoir pu faire admettre celui de la gestion. Une internationalisation de la propriété semblait encore plus utopique dans ces conditions. La cassure était très grave entre les alliés. Elle se manifesta aussi entre les travaillistes anglais et les socialistes français. La conférence socialiste internationale de Londres de mars 1948 n’avait pu aboutir à une position commune sur la Ruhr. Les socialistes français continuaient de réclamer l’expropriation du bassin rhéno-wesphalien, sa socialisation, son inclusion dans « une organisation collective européenne du charbon et de l’acier », sans détachement territorial. La production irait au peuple allemand, sous réserve de résoudre la question des réparations, et de créer une « autorité » internationale ayant les pouvoirs d’un conseil d’administration d’une société privée21.

L’AIR, une organisation sans pouvoir

  • 22 Y International 1944-1949, 302, Bidault, 31 mars 1948, 15h30, à Londres, 1589, Berlin 749, Washing (...)
  • 23 Y International 1944-1949, 304, Londres, 20 avril 1948, 1591. 93, délégation française. Y Internat (...)

18Les Américains, Clay le premier, ne se rendaient pas compte du danger pour l’Europe des frustrations françaises. Bidault écrivit à ses ambassadeurs que le Département d’Etat « devrait mieux que quiconque comprendre que pour la réussite d’une politique qui est de l’intérêt de la France comme de l’intérêt de l’Amérique, c’est par l’entremise de la France qu’il faudrait aborder l’Allemagne22 ». Une nouvelle conférence se tint à Londres le 20 avril 1948 sur l’avenir de l’Allemagne et sa place dans l’Europe du plan Marshall. La délégation française tenta de faire entrer la future Autorité Internationale de la Ruhr dans l’OECE pour assurer « l’intégration dans les programmes généraux européens des programmes de production de charbon, coke et d’acier de la Ruhr » et pour orienter au mieux des intérêts européens la production allemande23. Sans approuver les thèses françaises, Douglas accepta de maintenir un contrôle de la Ruhr au nom des impératifs de sécurité. Tout dépendrait des modalités de ce contrôle pour savoir s’il pouvait satisfaire les Français. Mais la notion de sécurité se limitait chez les Américains à celle de sécurité militaire. Massigli protesta contre le projet anglo-américain puisqu’il ne prévoyait toujours pas de contrôle de la gestion, puis il céda. Il déclara que le gouvernement français « soucieux de faciliter un pas important vers l’intégration de l’économie allemande dans celle de l’Europe occidentale a autorisé son représentant à faire savoir qu’il était prêt à se rallier au projet » sous réserve de laisser l’AIR négocier avec l’OECE. Les Américains dénièrent toute souveraineté à l’AIR à moins de lui donner le pouvoir de gérer aussi la Lorraine, comme Douglas l’avait demandé en février, à la très grande stupéfaction des Français. N’avait-on pas été berné ? Le Bénélux accepta le projet des Américains. La France venait de perdre des alliés dans la définition de la nouvelle Europe.

  • 24 FRUS II, 1948, p. 317, Caffery à Secretary of State, 2 juin 1948, 2 p.m., 2927, secret, « the Russ (...)
  • 25 Pierre-Olivier Lapie, De Léon Blum à de Gaulle, le caractère et le pouvoir, Fayard, 1971. p154.

19Le 1er juin 1948 les chefs de délégations acceptaient les conclusions de la conférence de Londres instituant une Autorité Internationale de la Ruhr. Amputée de tout pouvoir de contrôle de la gestion des mines et de la sidérurgie, l’AIR ne répondait qu’imparfaitement aux objectifs des Français. La direction économique du Quai d’Orsay, désabusée, considéra qu’il fallait s’en contenter. L’accord laissait aux Allemands la possibilité de retrouver la supériorité industrielle en Europe. Le résultat était tellement peu glorieux que Bidault annonça son intention de soulever ultérieurement la question du contrôle de la gestion des mines. Très conscients des limites de la nouvelle Autorité Internationale de la Ruhr par rapport aux objectifs français, les Anglo-américains avertirent cyniquement qu’en cas de non ratification par l’Assemblée nationale, ils appliqueraient les accords de Londres sans la France. Les Américains refusèrent de prendre en considération les réserves françaises sur la propriété des mines de la Ruhr. Ils privèrent Bidault d’un argument devant l’Assemblée nationale. Parfaire l’accord était devenu impossible. Cette hargne anti française s’explique d’autant moins qu’ils avaient besoin d’un front commun occidental en Allemagne. Il était dangereux de faire de la France un adversaire déterminé à leur politique allemande. La mise en place d’un gouvernement ouest, allemand risquait de provoquer la riposte soviétique, « Les Russes peuvent s’efforcer de nous chasser par la force de Berlin », rapporta Caffery, l’ambassadeur américain à Paris, après une rencontre avec Bidault le 2 juin 194824. Caffery s’employa alors à soutenir Bidault auprès des partis de la majorité gouvernementale. Blum écrivit, à tort, qu’on pourra revenir sur l’AIR mais il fut plus direct avec Pierre-Olivier Lapie : « L’accord est mauvais mais on ne peut pas ne pas le voter25 ». Le débat de ratification des accords de Londres fut une victoire difficile pour le gouvernement français. Les accords furent votés par 300 voix contre 286 en juin 1948. Bidault promit, sachant probablement que c’était impossible, de négocier l’internationalisation de la propriété des mines et industries de la Ruhr à défaut d’avoir pu réaliser celle de la gestion.

L’AIR et l’OMS, un compromis laborieux

20Les conversations sur la charte de l’Autorité internationale de la Ruhr s’ouvrirent le 11 novembre 1948 à Londres dans des conditions peu favorables aux thèses françaises. Les délégués français étaient mandatés pour arracher l’internationalisation de la propriété et pour faire participer la France à la gestion des industries de base de la Ruhr. Le 10 novembre avait éclaté un coup de théâtre. Les autorités de la bizone édictaient la loi 75, remettant aux futures autorités allemandes le droit de régler la question de la propriété des mines de la Ruhr. La contre-offensive française se développa en vain. Hervé Alphand ne put gagner le soutien des Belges ni celui des Hollandais. On lui objecta qu’une internationalisation de la propriété ouvrirait la route de la Ruhr aux Soviets. Pourtant le 19 novembre, Robert Schuman fit savoir aux Américains que le gouvernement français ne reconnaissait pas cette ordonnance anglo-américaine sur la propriété allemande de la Ruhr. Par ailleurs il souhaitait voir revenir à l’Autorité Internationale de la Ruhr, au terme de l’occupation, les fonctions du groupe de contrôle allié sur le charbon et l’acier, prévus par les accords de Londres de juin 1948.

21Pour rassurer les Français et désarmer leur angoisse, ou pour solidifier le camp occidental, Marshall leur proposa de les faire participer au groupe de contrôle anglo-américain du charbon et de l’acier (groupes d’Essen). Schuman accepta avec joie. Les Français accédaient ainsi au contrôle de la gestion des mines mais aussi à la répartition de la production finale du charbon. Ils y accédaient toutefois à travers une structure éphémère, liée au statut d’occupation et aux mains des anglo-saxons. Mais Marshall avait de ce fait enterré l’internationalisation de la Ruhr. La furia francese ne s’épuisa pas pour autant à la fin de l’année 1948. Il serait vain d’énumérer les actions françaises, à Francfort, Paris, Londres et Washington pour ébranler les certitudes américaines. Elle aboutit tout de même à faire prendre en considération par les Américains la question de la sécurité de la France face à l’Allemagne à défaut de prendre au sérieux celle de la concurrence économique allemande faite aux industries françaises. Ainsi, à Londres, Alphand déclara officiellement le 28 décembre 1948 que l’Office Militaire de Sécurité, constitué par les trois alliés occidentaux, coopérerait avec l’Autorité Internationale de la Ruhr pour maintenir le niveau d’acier à 10,7 millions de tonnes. L’Autorité Internationale de la Ruhr fixerait les quantités autorisées mais aussi les qualités des produits et veillerait aux pratiques commerciales. Des clauses nouvelles étaient introduites pour empêcher la reconstitution des trusts et le retour des nazis. Le projet d’accord sur la Ruhr fut soumis à l’approbation des trois gouvernements. Il créerait, s’ils l’approuvaient, l’Autorité Internationale de la Ruhr et l’Office Militaire de Sécurité. Le groupe d’Essen qui contrôlait la gestion des industries allemandes dans le cadre de l’occupation serait transférée à l’Autorité Internationale de la Ruhr en temps voulu. Les investissements allemands seraient donc sous haute surveillance au delà de la période d’occupation. Quand Schuman eut exposé devant le Conseil des ministres du 29 décembre 1948 le projet d’AIR, il fut approuvé et félicité par Auriol. L’accord fut donc bien reçu par les Français, y compris par Vincent Auriol farouchement attentif aux intérêts français en Allemagne. Mais les pouvoirs des groupes de contrôle dont hériterait l’AIR ne seraient pas ceux dont ils disposaient durant le temps de l’occupation. Ils serviraient à faire naître une véritable intégration des économies européennes. On retrouve ici les intentions américaines exprimées par Douglas sur une gestion commune des industries lourdes nord-européennes, ou celles de Karl Arnold, président du land rhéno-wesphalien, à propos d’une « communauté d’intérêt Ruhr-Lorraine ». Les Français n’ont pas obtenu l’internationalisation de la propriété de le Ruhr, ni la gestion de la Ruhr par l’AIR. Ils ont cru avoir beaucoup gagné à l’adhésion aux groupes de contrôle. Mais la loi 75 n’était pas abrogée. En février 1949, Schuman autorisa Massigli à signer l’accord sur l’Autorité internationale de la Ruhr. Pourtant le gouvernement hésitait encore puisque le Quai d’Orsay demanda au gouvernement soit de confirmer sa réserve sur la propriété et sur la loi 75 et de renoncer aux accords, soit de la lever et de signer : L’Autorité internationale de la Ruhr n’était en fait, dit François Valéry, « qu’un organisme de répartition du charbon, du coke et de l’acier ». Fallait-il maintenir une position de principe « déjà singulièrement compromise » ? L’accord fut signé le 28 avril 1949 à Washington. Anglais et Américains lui donnèrent l’interprétation la plus restrictive. Ils firent de l’Autorité Internationale de la Ruhr un service de la Haute Commission alliée. Ils exprimèrent leurs réticences à en faire un organisme de recommandations sur les programmes de développement. Les Français eurent le sentiment d’avoir été grugés, en tous cas incompris, voire méprisés, par le général L. D. Clay, le gouverneur de la zone américaine. Un doute permanent s’installa à l’encontre de cette organisation faible, incapable de contenir l’expansion de la sidérurgie allemande. Les Américains disaient avoir pris en compte la sécurité de la France. Mais les Français donnaient de ce terme une acception différente, celle de la sécurité économique et militaire. Les Américains ne voulaient pas que la France soit la première économie en Europe continentale. Un autre accord sur les industries interdites ou limitées fut signé par les trois commandants de zones à Francfort le 14 avril 1949. Il confirmait le relèvement allemand. Les listes de démantèlements avait été revues. Paris accepta la liste Humphrey : (démantèlement de 667 usines allemandes contre 858 en août 1948 et 1800 en mars 1946).

22L’acceptation des accords de décembre 1948 par les Français ne se fit pas au nom d’une nouvelle conception des rapports avec l’Allemagne ou de l’unité de l’Europe mais parce qu’ils apportaient aux Français quelques avantages en Allemagne. C’était d’une certaine façon un succès partiel de l’ancienne politique de force comme si le travail de Monnet n’avait pas encore porté ses fruits.

L’Allemagne, l’Europe et la France en 1948, les choix impossibles.

23Il n’est pas aisé de rendre compte des tensions dans les services ou des intentions des responsables gouvernementaux. Tous avaient peur de reproduire deux erreurs, laisser l’Allemagne se réarmer ou l’humilier. Dans les deux cas le résultat serait le même, l’agression contre la France. L’échec de l’internationalisation de la Ruhr a permis aux tendances égalitaires de se manifester dans les services. L’unité sur la base d’une égalité entre les États était désormais prises en compte. Bidault proposa l’union européenne le 19 juillet 1948 à La Haye après une réunion des pays du Pacte de Bruxelles. Est-ce pour répondre à cet idéal d’égalité entre les États ou est-ce un moyen de brider l’Allemagne dans une ensemble européen ? Officiellement c’était pour assurer la paix et la prospérité commune, mais il dit aussi, beaucoup plus fondamentalement : « L’organisation de l’Europe se trouve être ainsi l’un des moyens essentiels d’assurer l’indépendance nationale raffermie dans la prospérité. Il n’y a pas lieu de dissimuler, au surplus, que le problème essentiel de l’Allemagne n’est pas susceptible d’un règlement pacifique et durable en dehors d’un cadre européen ». La France était frustrée d’une victoire économique sur l’Allemagne au nom des intérêts supérieurs du monde occidental qu’elle épousait. Il lui fallait relever le défi de la puissance dans des conditions très différentes de celles qu’elle avait imaginées.

Une Europe égalitaire et unie ?

  • 26 Y International 1944-1949, 399, Direct. Europe, 12 juin 1948, note.

24Pour les socialistes qui venaient en avril de réaffirmer avec les autres partis européens leur attachement à la socialisation internationale des richesses de la Ruhr et à l’expropriation des magnats de la Ruhr le désaveu était sévère. D’autre part l’idée de Douglas d’élargir l’AIR à la Lorraine laissa des traces. L’idée du contrôle international de la Lorraine avait paru scandaleuse, mais la direction Europe du Quai voulut l’étudier comme une étape indispensable sur la voie de l’unité européenne et surtout de l’égalité entre la France et l’Allemagne26. Le 15 juillet 1948, Karl Arnold, Président du land rhéno-wesphalien, appela la France à la réconciliation. Le Quai d’Orsay remarqua qu’Arnold était opposé au contrôle de la Ruhr à moins de l’étendre aux autres centres industriels européens, comme avait dit Douglas. Arnold indiqua qu’un accord franco-allemand était possible sur une organisation européenne des ressources en matières premières, charbon, fer, énergie. Le 9 janvier 1949 il proposa de créer une autorité coiffant la Ruhr, la Lorraine, la Sarre et les industries lourdes belges et luxembourgeoises. La proposition allait trop loin. Mais le plan Schuman du 9 mai 1950 trouve ici un antécédent conceptuel de plus. Le Commissariat Général du Plan ne contestait plus le redressement de l’Allemagne. Le Commissariat général du Plan, le ministère du Commerce et de l’Industrie et le Quai d’Orsay étudient les conséquences économiques du relèvement allemand à la fin du plan Marshall. On faisait même des statistiques concernant les échanges franco-allemands. Routine peut-être, mais aussi réflexions sur des voies nouvelles ! Les services escomptaient exporter des produits agricoles. Ils mesuraient les risques de concurrence sur les industries mécaniques, électriques, chimiques, sur le textile français. Les Français avaient perdu l’envie d’exporter en Allemagne des produits sidérurgiques. Ils avaient conscience de la vanité de leurs efforts pour remplacer les Allemands sur les marchés européens de l’acier. Bref ! le Commissariat Général du Plan avec Monnet, mais aussi d’autres services de l’Etat, plaçaient de facto l’Allemagne à égalité avec la France au nom du réalisme depuis juin 1948, date à laquelle ils avaient étudié sereinement les conséquences du relèvement allemand.

  • 27 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, Note, 24 juillet 1948. note du Quai ?
  • 28 Y international 1944-1949, 372, MAE, Direct. Europe, 21 mai 1948, note, a/s problèmes allemands.
  • 29 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, Direct. Europe, 30 novembre 1948, « Perspectives d’une poli (...)

25Les signes d’une nouvelle relation franco-allemande apparaissent plus nombreux. Les services français d’Allemagne avertissaient : « On doit se montrer conciliant sur l’exécution des réparations ». Dans le secret des bureaux du Quai d’Orsay, des évolutions se précisaient. L’idée de l’égalité était vraiment nouvelle, trois ans après la fin de la guerre. Mais elle progressait. Une note, malheureusement anonyme, parle de « poser les bases d’une association économique et politique franco-allemande qui viendrait s’intégrer dans le cadre de l’organisation occidentale en lente gestation ». Elle s’appuyait sur l’article d’un jeune professeur, Maurice Duverger, dans Le Monde27. La Direction d’Europe avait expliqué les erreurs du proche passé : « La démagogie anti-allemande du néo-patriotisme communiste et le souvenir des souffrances de l’occupation ont concouru depuis la Libération à entretenir dans l’opinion et à inspirer au gouvernement une volonté d’intransigeance dans nos revendications à l’égard de l’Allemagne ». Fort de cette analyse qui faisait porter aux communistes des responsabilités partagées par l’ensemble de l’opinion française, le Quai d’Orsay recommandait de passer avec l’Allemagne un accord économique « conforme à notre sécurité et économiquement justifiable », profitable au prestige de la France en Europe28. Ils proposent d’avancer sur le terrain de « l’association économique et politique avec cette Allemagne à l’intérieur de l’Union occidentale en cours d’élaboration ». Ils sont prêts à abandonner une partie de la souveraineté française « au profit d’une organisation démocratique européenne qui rendrait un nouveau conflit franco-allemand économiquement et politiquement impossible ». Dans certains cercles de hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, à la direction d’Europe, on accepte d’aller encore plus loin. Des responsables de la politique étrangère de la France proposaient « l’intégration des bassins occidentaux » sidérurgiques européens. L’avantage était de résoudre le conflit franco-allemand et de donner « à la France et à l’Union française des possibilités de développement presqu’illimitées ». L’origine de cette proposition, dont on suit la trace chez les Américains et chez Karl Arnold, vient du Commissariat général du plan : « Les experts du plan Monnet sont en train de consacrer à cette question des études approfondies » note-t-on au Quai d’Orsay en novembre 1948. « Les profits que nous retirerions d’une telle orientation économique compenseraient largement de l’avis des experts du plan Monnet les profits limités, à tous points de vue, et essentiellement éphémères que nous retirons des réparations29 ».

  • 30 Raymond Poidevin, « La nouvelle politique allemande de la France (juin 1948-avril 1949) », Enjeux (...)

26Il apparaît donc que dès l’automne 1948 Monnet mûrissait un projet de communauté du charbon et de l’acier. Il est difficile de préciser si la proposition de Douglas de février 1948 est formulée en cohérence avec les réflexions menées par Monnet au Commissariat général du plan. Une nouvelle politique allemande de la France existait virtuellement depuis l’été 1948 sans qu’elle puisse s’épanouir. La peur dominait encore, retardant de deux ans le rapprochement franco-allemand30. Le plan Schuman du 9 mai était déjà présent dans l’esprit de Jean Monnet. Une nouvelle politique surgit aux détours des notes et remarques des diplomates qui concourent à la décision. Elles démontrent que l’état d’esprit des élites changeait, sans doute beaucoup plus vite que celui des responsables politiques et des opinions publiques. Un rapprochement franco-allemand naissait de l’impossible domination française sur l’Allemagne du fait de la faiblesse française et de la volonté américaine de reconstruction de l’Europe occidentale. La voie de la coopération intereuropéenne était prise au sérieux dans certains services du Quai d’Orsay pour dépasser les oppositions franco-allemandes traditionnelles.

Empêcher l’Allemagne de nuire

  • 31 Y international 1944-1949,131, MAE à CGP, 9 août 1948.

27Le Quai d’Orsay et Monnet étaient d’accord pour privilégier le relèvement de la France par le plan de modernisation et d’équipement. En conséquence ils vont tout tenter « pour qu’il ne soit pas porté atteinte au relèvement de l’activité productrice de la France » par suite d’une aide américaine inconsidérée à l’Allemagne. Ils sont disposés à étudier les complémentarités économiques dans le cadre d’une union douanière à laquelle « un jour » les territoires allemands de l’ouest participeront et à signer des contrats d’exportation à long terme, plan Marshall oblige31. Voila ce qui se disait en août 1948 entre la rue de Martignac et le Quai d’Orsay.

28Monnet pose le problème allemand dans le cadre de l’OECE et des plans à long terme demandés par l’organisation. Il juge que pour contrôler l’avenir de l’Allemagne, la France doit participer avec les Britanniques et les Américains à l’élaboration du plan à long terme allemand dans le cadre du plan Marshall. Il justifie ainsi la fusion économique des trois zones. Monnet et Filippi, le responsable économique de le Zone française d’occupation en Allemagne, concluent à l’intérêt d’élaborer avec les alliés le plan à long terme allemand pour peser sur les objectifs de production de la Ruhr. Malheureusement les Anglais et les Américains ont refusé la fusion des PLT allemands sans doute pour empêcher la France de définir les choix économiques allemands. L’influence des Français sur l’avenir de l’économie allemande était donc diminuée puisqu’elle ne s’exerçait que sur le PLT de la petite zone française. La tactique de Monnet pour préserver les chances de la France dans la compétition européenne échouait provisoirement devant la méfiance des Anglais et des Américains et à cause de l’insuffisante conversion des Français à l’idée d’égalité économique entre l’Allemagne et les autres États européens.

  • 32 Z Europe 1944-1949, Allemagne 87, DAEF, LH, 8 octobre 1948, note pour le Président. Y I 1944-1949, (...)

29Les Français, dont on sent les évolutions, étaient-ils capables de surmonter leurs doutes et leurs déceptions à propos de la politique allemande des Américains et des Anglais ? La nouvelle donne de Monnet ou de certains hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay n’était pas du goût de tous. Une note d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay exprime encore vigoureusement l’ancienne politique : destruction du potentiel de guerre, contrôle général de l’industrie allemande, réparations, contribution de l’Allemagne au bien commun européen. On a peur que la France subisse le relèvement de l’Allemagne avant d’être en état de pouvoir se défendre. Le contrôle de l’industrie allemande prévue par l’Office Militaire de Sécurité ne touche que l’aspect militaire de l’activité industrielle allemande, les réparations sont un échec. On parle du relèvement allemand par un plan à long terme alors que la sécurité française n’est pas assurée, que la production d’acier allemand augmente plus vite que celle de la France. De plus la bizone fait des difficultés pour ravitailler la sidérurgie française. La France risque d’exporter du fer au lieu d’acier, des produits agricoles et des produits de luxe. « Les événements auraient alors donné raison au docteur Schacht », lit-on. Bref le bilan est accablant, d’après François Valéry, un haut fonctionnaire du service de coopération économique au Quai d’Orsay. Au nom de la guerre froide, de l’efficacité dans le combat pour la liberté, la France a des droits : « La France ne saurait à la fois assumer en se plaçant aux côtés de ses alliés anglo-saxons les responsabilités les plus périlleuses et voir les garanties minima qu’elles a obtenues vis-à-vis de l’Allemagne perdre toute consistance et toute efficacité32 ».

  • 33 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, 12 novembre 1948, circ. 304 IP, discours d’Auriol à Rethond (...)
  • 34 « The most important part of the european production will take place in France. ».
  • 35 363 AP 37, Leroy-Beaulieu, 23 juillet 1949 à R. Mayer.
  • 36 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit. VII, p. 304, Le Populaire, 30 novembre 1949, « Faire l’Europe avec (...)

30L’attitude hésitante de Vincent Auriol, le Président de la république, est révélatrice de cette lente gestation d’une nouvelle politique allemande et européenne. Auriol est partisan d’une union européenne, et même d’une entente sur les bassins sidérurgiques. Pourtant il bloque l’émergence d’une nouvelle politique française en faveur d’une entente avec l’Allemagne. Il prononce un discours grave à Rethondes le 11 novembre 1948 : « S’il est nécessaire que l’Allemagne contribue à la prospérité européenne, tout en assurant dignement son existence, il serait cette fois impardonnable de laisser restaurer l’arsenal de la Ruhr entre les mains des complices d’Hitler33. » Peu auparavant Mendès France devant l’ECOSOC, réclamait des transferts industriels au profit des pays ravagés par la guerre et plus particulièrement de la sidérurgie française. Certes le langage avait évolué, plan Marshall oblige, l’ambition nationale se parait du masque rassurant pour ses interlocuteurs de la reconstruction européenne. Mais il dit aux journalistes américains : « La part la plus importante de la production européenne se fera en France34 ». L’interview est du 29 septembre 1948, à un moment où il ne pouvait absolument plus être question de mettre l’Allemagne en coupe réglée. Six mois plus tard, un autre fonctionnaire Leroy-Beaulieu écrit à René Mayer : « Je ne pense pas que l’on puisse faire une « grande politique » franco-allemande avant que le temps n’ait effacé le souvenir si vivant de tant de deuils et de tant d’horreurs35 ». Léon Blum lui. même, se rend compte que si on poursuit l’intégration économique de l’Allemagne dans l’Europe, avec pour objectif d’augmenter la production européenne, il deviendra impossible de parler de réparations. Mais alors, dit-il, répondant à certaines inquiétudes, « si l’on rend à l’industrie allemande la liberté de son essor, n’écrasera, t. elle pas sous sa production les nations voisines, aujourd’hui ses concurrentes ?36 » Un accord de paiements entre les trois zones allemandes et la France, paraphé le 18 novembre 1948, signé le 16 décembre, est critiqué en Conseil des ministres par Pierre Pflimlin parce qu’il n’était pas assez avantageux pour les agriculteurs. La tension des Français restait donc vive pour tout ce qui touchait l’Allemagne.

  • 37 Z Europe 1944-1949, Allemagne 87, note, sans origine, 90 pages, en sous-titre, ref. à une note du (...)
  • 38 d’après Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, Direct. Europe, 30 novembre 1948, « perspectives d’ (...)

31Désarçonnés par l’application de l’aide Marshall à l’Allemagne et par les résistances américaines à la nationalisation internationale de la Ruhr, les Français sont contraints de faire fusionner leur zone d’occupation en Allemagne. L’accord de fusion est signé le 18 octobre 1948. Mais l’avenir est sombre. La France n’aurait, elle pas été encore une fois victime de l’Allemagne par Américains et Anglais interposés ? Mais a. t. elle le choix de sa politique ? « Â moins de nous trouver sans alliés sur le continent européen et de perdre en même temps l’aide que nous apportait le plan Marshall », le Quai conclut qu’il est impossible désormais de mener une politique solitaire en Allemagne. Le rapprochement franco, allemand est donc le fruit d’une conjoncture politique, non d’une volonté. La coopération entre les deux économies dans le plan Marshall est néanmoins reconnue comme nécessaire, en dépit des doutes persistants. On parle d’une formule de « coopération contrôlée », sans dire par qui, ni comment. Certains groupes français parlaient de complémentarité virtuelle. Â l’automne 1948, première étape de la mise en œuvre du plan Marshall, les utopies se renforcent et les forces alternatives sont à l’œuvre dans les cabinets ministériels. Les partisans d’une intégration allemande ont-ils raison de dire « que le problème allemand est surtout un problème français37. » Mais n’est, ce pas aller vite en besogne ?38.

32L’intégration de l’Allemagne à l’Europe n’est pas aisée. La peur de l’inlassable dynamisme allemand perturbe les Français. Les partisans d’un retour de l’Allemagne dans l’Europe savent qu’il faudra dominer ce réflexe de peur. En attendant le débat se développait entre les partisans de la fermeté et ceux qui, comme Monnet, Alphand, croyaient que le programme de relèvement de l’OECE donnerait des garanties à la France par les vertus de l’intégration allemande à l’Europe nouvelle. Mais quel pari puisqu’il n’y a pas de programme européen de relèvement et que les Américains écartent les Français de l’élaboration du plan à long terme de la bizone !

Une Union douanière franco-italienne antigermanique

33L’union douanière franco, italienne a joué un curieux rôle depuis septembre 1947. Elle signifie officiellement que les deux pays ont le désir de construire l’Europe. Mais elle n’est pas d’abord un acte bilatéral. Elle sert à prouver aux Américains que les Européens ont des objectifs d’unité organique. Elle a une signification anticommuniste au moment de la signature du protocole d’union du 20 mars 1948. Elle renforce aussi le front antigermanique.

  • 39 Z Europe 1944-1949, Italie 91, 17 juin 1949, JFD, à MAE, Nouvelle politique commerciale de la Fran (...)
  • 40 Y International 1949-1955, Italie 73 R. , 5 août 1949, 531, consul général de France à Milan à MAE (...)

34Á lire l’ambassadeur de France en Italie, Jacques Fouques-Duparc, les échanges franco, italiens ne justifient pas les efforts déployés pour sceller une union économique. Les deux pays sont complémentaires uniquement sur la main d’œuvre. Mais conclure cet accord signifie un véritable progrès de l’idée européenne, et ce qui paraît contradictoire, manifeste l’existence d’un bloc latin contre l’Allemagne. Un accord effacerait l’échec de 1935, permettrait à la France d’installer son industrie chimique en Italie avant celle de l’Allemagne. L’union était donc une machine de guerre contre l’Allemagne, au moins pour l’ambassadeur. L’opinion de cet ambassadeur à la personnalité très affirmée était, elle partagée ? L’union avait déjà un adversaire de poids, Jean Monnet, qui jugeait en octobre 1948 que l’union franco, italienne n’était pas assez ambitieuse. L’opposition à l’union monta de divers milieux économiques : colons d’Algérie, milieux agricoles, industriels français, Marcel Boussac. La crainte d’une exportation du chômage italien en France retint les plus favorables à l’union. Le traité fut pourtant signé à Paris le 26 mars 1949 par Sforza et Schuman. Il instituait une union tarifaire, un tarif extérieur commun et prévoyait une union économique en six ans. Mais il maintenait des contingents commerciaux. Répondait, il à l’intention de contenir l’Allemagne comme le demandait Fouques-Duparc ? Rien n’indique que Schuman et de Gasperi aient retenu cette hypothèse. Etait, il alors le noyau d’une future union européenne élargie ? D’un point de vue pratique, l’UDFI allait à contre temps de l’organisation européenne. L’OECE, conformément à ce que demandait la France et d’autres pays, était en train d’abolir les contingents quantitatifs que le traité franco, italien maintenait ! Il ne pouvait être un modèle pour un élargissement. Alors à quoi servait, il ? D’abord à prouver aux Américains que la France et l’Italie tenaient parole, ensuite à améliorer les rapports franco, italiens. Il apportait à la France des avantages politiques et économiques de première importance : livraisons de navires de guerre italiens, démilitarisation de la frontière des alpes, restitution des archives de la Savoie, projet de tunnel sous le Mont-Blanc, révision de la clause onéreuse des transferts de salaires, choix par l’Italie des techniques françaises dans l’électronique et les radars. L’ambassadeur se prit à rêver. « Cette politique peut à mon sens, arriver à nous donner le contrôle de l’outillage scientifique italien ce qui n’est pas un médiocre avantage, économiquement et même militairement parlant39. » Â travers ces remarques, se trouvait décrite une politique française de puissance plus que de coopération européenne. Même si Fouques-Duparc exagérait, une des fonctions de l’accord franco-italien était bien de résister aux entreprises commerciales allemandes sur la péninsule italienne. L’UDFI était donc, pour une partie du Quai d’Orsay, un moyen de lutter contre l’Allemagne. Le 29 juillet 1949 un protocole additionnel était signé. Il remplaçait certaines dispositions du traité. L’OECE s’engageant sur la voie de la libération des échanges et non sur celle du désarmement douanier, le protocole s’alignait sur les décisions de l’OECE. L’argument majeur de ses partisans dans l’été 1949 fut de dire qu’il éviterait la reconstitution d’un bloc économique germano-italien40. Il nous semble évident dès lors, que l’UDFI n’était pas un acte de foi dans l’Europe. Le traité ne remplaçait pas le véritable projet français, jamais réalisé, d’une union douanière entre la France, l’Italie et le Bénélux, éventuellement élargie à l’Angleterre. Fouques-Duparc avait d’ailleurs fait part de cet espoir, partagé par Sforza, au Quai d’Orsay et cela, dans un esprit antigermanique. Il n’est pas impossible que ces considérations aient été retenues dans le projet français de petite Europe lancé en avril 1949 qui aurait regroupé l’Italie, la France et le Bénélux au sein de Finebel.

L’unité européenne rassure les Français

35Comme dans le cas de la recherche d’unité avec le Bénélux ou avec la Grande-Bretagne, la France entretient plusieurs scenarii. La réponse dure n’était plus possible. Il restait l’unité européenne pour contrôler l’Allemagne, ou l’unité européenne dans l’égalité des droits. Il nous semble que la nouvelle politique du Quai d’Orsay et de Monnet, esquissée dans l’été 1948, reconnaissait l’importance de l’entente avec l’Allemagne. Dans ce cas les Français imaginaient une intégration européenne qui, disait-on au Quai, était « un des moyens les plus efficaces de contrôler les accords sur la limitation de la production en Allemagne », et d’obtenir du coke de la Ruhr. Ainsi se développait un processus curieux d’unité. L’objectif n’était pas l’unité de l’Europe pour la paix et dans l’égalité, mais l’unité pour contrôler l’Allemagne. Monnet entrait dans cette problématique intéressée, ou au moins semblait l’adopter. Voulait-il la dépasser, aller à l’égalité ? Il est trop pragmatique pour affirmer clairement un idéal qu’il a défendu seul contre De Gaulle en août 1943. Bidault ne dit-il pas la même chose le 19 juillet 1948 ? En fait, à travers ces prises de positions des hauts fonctionnaires ou de responsables politiques, on voit que la peur dominait toujours les rapports entre les deux pays. Elle retarde le rapprochement franco-allemand, elle vicie la référence à l’égalité des droits en Europe. Cette peur est nourrie par les politiques anglaise et américaine réactionnaires dans la Ruhr. Les accords de Londres de juin 1948 ont été une défaite pour la France, la charte de l’AIR les a légèrement corrigés.

Conclusion

36La France était bien obligée, contrainte par la logique du plan Marshall, de renoncer définitivement à ses espoirs d’exploiter l’Allemagne. Elle obtint cependant le droit de la contrôler dans des limites définies par les Anglo-saxons. Limiter, ou même simplement conduire le relèvement allemand semblait être au dessus de ses forces puisque l’Autorité Internationale de la Ruhr ne disposait pas de la propriété ni de la gestion de la Ruhr. La définition d’une coopération à égalité avec l’Allemagne restait d’actualité. Le faire dans un cadre européen était essentiel pour éviter un dangereux tête-à-tête. La France avait cherché à créer une Europe inégale, où elle aurait été déclarée première économie européenne et aurait contrôlé économiquement et militairement l’Allemagne occidentale. Devant l’impossibilité de faire plier ses alliés, les réalistes ou les idéalistes ont voulu briser la logique de méfiance. Il est délicat de démêler dans leur comportement ce qui appartient à l’idéal européen, à l’intérêt national bien compris ou ce qui procède des contraintes internationales. Les Français devaient inventer des formes nouvelles de vie commune avec les Allemands. Dans ces conditions, la présence de la Grande-Bretagne importait au plus haut point. Or les Britanniques montraient de plus en plus qu’ils étaient attachés « forever » au grand large. Ils croyaient aux vertus d’un monde atlantique dirigé conjointement par eux et les Américains. L’année 1948 est cruciale. A l’OECE les Français ont constaté le désintérêt des Britanniques pour un programme de relèvement commun. Ils ont échoué dans leurs négociations avec les Britanniques et les Américains sur l’Allemagne en vue de créer une organisation européenne de contrôle de la puissance allemande. Les Français durent affronter le rapprochement avec l’Allemagne sans le secours britannique. On conçoit que la présence américaine ait été alors essentielle. Seuls les Américains pouvaient faire diminuer la tension franco-allemande par une politique habile assurant à la France la sécurité dans une Europe pacifiée.

Notes

1 AMF 14/1/3 et 14/1/4, 22 juillet 1947, mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault , sur la conférence de Paris, sur les causes du refus de l’URSS et sur la coopération avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis face aux problèmes allemands.

2 4 AU 23/Dr 4, « Mémorandum de Monnet remis à G. Bidault ». AMF 14/1/6, non daté, fin juillet, vraisemblablement du 24 juillet. V. Auriol, Journal, 1947, t. 1, p. 381, 4 août 1947, p. 695, annexe VII.

3 AMF 14/1/1, Mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault, 1 juillet 1947.

4 CE 45, « Mémorandum pour G. Bidault » ; ou 457 AP 20, Monnet, « idem », ou AMF 14/1/1, « idem », 1 juillet 1947.

5 AMF 14/1/4, 22/7/47, texte de Monnet à Bidault sur les conséquences de l’échec de la CFAS, pas de titre, 15 pages dactylographiées, texte manuscrit de Monnet en AMF 14/1/3.

6 AMF 14/1/2, « Note de Jean Monnet au Président », 17 juillet 1947.

7 AMF 14/1/3 et 14/1/4, 22 juillet 1947, « Mémorandum de Jean Monnet pour G. Bidault, sur la conférence de Paris, sur les causes du refus de l’URSS et sur la coopération avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis face aux problèmes allemands ».

8 4 AU 23. Dr 4, V. Auriol à G. Bidault, Rambouillet, 7 août 1947, publié dans le Journal T 1, 1947. annexe VIII, p. 700.

9 Eric Roussel, Jean Monnet, Fayard, 1996, p. 485.

10 Y International 1944-1949, 399, DAEF, 5 août 1947, DG, note sur la « gestion des aciéries de la Ruhr ».

11 A.S. Milward, The reconstruction of Western Europe, Methuen, Londres, 1984, p. 74. 75. Vincent Auriol Journal du Septennat, 1947-1954, t. 1, 1947, p. 402, conseil des ministres du 20 août 1947.

12 Année Politique 1947, p. 163 et 205.

13 Y International 1944-1949, 376, DAEF, 13 septembre 1947, à Londres 2325, Washington, 2706. 11.

14 Léon Blum , L’Œuvre de Léon Blum, op. cit., p. 161, 15 janvier 1948, Le Populaire, « Grande-Bretagne et France, la Question de la Ruhr ».

15 Y International 1944-1949, 201. PL, 4 novembre 1947, « Instructions pour la délégation française à la conférence de Londres ».

16 Y International 1944-1949, 367, conférence par P.J. Simon, chargé de mission au ministère des Finances et des Affaire économiques, 26 janvier 1948, sous la présidence de Jacques Rueff, sur le problème des réparations allemandes.

17 FRUS II, 1948, GC Marshall to british ambassador Lord Inverchapel, 13 janvier 1948, 862.00/1. 848. Correspondance particulière H. Bonnet, Jean Chauvel, 12 janvier 1948 à H. Bonnet.

18 4 AU 31, Dr. 2, Sdr b, 21 février 1948, le MAE, G. Bidault à M. l’ambassadeur de France en Grande-Bretagne, secret.

19 L’Œuvre de Léon Blum, la fin des alliances, la troisième force, politique européenne, pour la justice, 1947. 1950, Albin Michel, 1963, VII, « conférence de Stresa », 9 avril 1948, p. 187 ; V. Auriol, Journal, 1947, p. 786, note 10, août.

20 FRUS II, 1948, p. 98, Delsec 1587, 28 février, 11 am., Pierre Mélandri, Les Etats-Unis face à l’unification de l’Europe, tome 1, Lille, 1977, p. 282. 283.

21 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit., VII, p. 197, Le Populaire, 30 avril 1948, « Encore la Ruhr ».

22 Y International 1944-1949, 302, Bidault, 31 mars 1948, 15h30, à Londres, 1589, Berlin 749, Washington 1743.

23 Y International 1944-1949, 304, Londres, 20 avril 1948, 1591. 93, délégation française. Y International 1944-1949, 304, Londres, 22 avril 1948, délégation française.

24 FRUS II, 1948, p. 317, Caffery à Secretary of State, 2 juin 1948, 2 p.m., 2927, secret, « the Russians may endeavor aggressively to force us out of Berlin ».

25 Pierre-Olivier Lapie, De Léon Blum à de Gaulle, le caractère et le pouvoir, Fayard, 1971. p154.

26 Y International 1944-1949, 399, Direct. Europe, 12 juin 1948, note.

27 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, Note, 24 juillet 1948. note du Quai ?

28 Y international 1944-1949, 372, MAE, Direct. Europe, 21 mai 1948, note, a/s problèmes allemands.

29 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, Direct. Europe, 30 novembre 1948, « Perspectives d’une politique française à l’égard de l’Allemagne ». Note de Romain Gary, collaborateur de Paris, pour un jury d’examen. Ce travail a été communiqué à Massigli et à Bonnet pour avis.

30 Raymond Poidevin, « La nouvelle politique allemande de la France (juin 1948-avril 1949) », Enjeux et puissances, hommages à Jean-Baptiste Duroselle, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 203.

31 Y international 1944-1949,131, MAE à CGP, 9 août 1948.

32 Z Europe 1944-1949, Allemagne 87, DAEF, LH, 8 octobre 1948, note pour le Président. Y I 1944-1949, 372, DAEF, FV, 8 octobre 1948, note pour le Président.

33 Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, 12 novembre 1948, circ. 304 IP, discours d’Auriol à Rethondes.

34 « The most important part of the european production will take place in France. ».

35 363 AP 37, Leroy-Beaulieu, 23 juillet 1949 à R. Mayer.

36 L’Œuvre de Léon Blum, op. cit. VII, p. 304, Le Populaire, 30 novembre 1949, « Faire l’Europe avec l’Allemagne et non pour elle ».

37 Z Europe 1944-1949, Allemagne 87, note, sans origine, 90 pages, en sous-titre, ref. à une note du 30 novembre 1948 sur la politique allemande de la France.

38 d’après Z Europe 1944-1949, Allemagne 83, MAE, Direct. Europe, 30 novembre 1948, « perspectives d’une politique française à l’égard de l’Allemagne ». Cette note est probablement un travail de M. Gary, sans doute Romain Gary, deuxième secrétaire à Sofia, collaborateur de J. E Paris, ministre plénipotentiaire à Sofia, pour un jury d’examen sur les perspectives d’une politique française à l’égard de l’Allemagne occidentale. Ce travail a été communiqué à R. Massigli pour avis, cf. lettre de J. C. Paris du 17 décembre 1948, n° 4964 et à H. Bonnet, n° 4032, 17 décembre 1948. Le caractère officieux de cette note ne retire rien de sa signification pour le débat encours. Que J. C. Paris prenne la peine et le risque de solliciter les deux plus grands ambassadeurs de France du moment indique clairement qu’il l’endosse. La note exprime cependant une position maximaliste.

39 Z Europe 1944-1949, Italie 91, 17 juin 1949, JFD, à MAE, Nouvelle politique commerciale de la France et l’union douanière.

40 Y International 1949-1955, Italie 73 R. , 5 août 1949, 531, consul général de France à Milan à MAE, article de Jean Duret sur l’UDFI, Cahiers internationaux.

© Éditions de la Sorbonne, 1997

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search